Une parfaite Académie, selon Bacon et Leibniz

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Une parfaite Académie, selon Bacon et Leibniz
Revue des Deux Mondes3e période, tome 29 (p. 673-697).
UNE PARFAITE ACADÉMIE
D’APRÈS BACON ET LEIBNIZ

Nous avons dit, dans des études précédentes, qu’il conviendrait de rattacher à l’Institut, plutôt qu’à un ministère quelconque, fût-ce le ministère de l’instruction publique, les institutions, les sociétés littéraires et scientifiques de la France[1]. La tradition et l’histoire sont en faveur de cette opinion. On a vu qu’au siècle dernier les principales académies de province relevaient des académies de Paris. Fondées toutes par lettres patentes du roi, d’après le même modèle, dans le même esprit et pour le même but, elles entretenaient, en vertu de cette communauté d’origine et de privilèges, les relations les plus intimes avec Paris, non pas seulement d’académicien à académicien, mais de compagnie à compagnie. Ne semble-t-il pas d’ailleurs conforme à la raison, indépendamment de l’histoire et des traditions, que toutes les sociétés savantes se rattachent à la société savante par excellence, à celle qui est la mère, qui est le modèle de toutes les autres, c’est-à-dire à l’Institut de France?

S’il nous a paru que les sociétés de la province devaient recevoir de cette alliance, avec un nouveau degré de considération, une impulsion salutaire, il nous a paru aussi que l’Institut lui-même aurait quelque chose à y gagner, non pas sans doute en considération, mais en influence au profit des sciences et des lettres. Grâce à la conquête, ou plutôt à la restitution et à la volontaire adhésion de cette nombreuse et noble clientèle, composée de l’élite de tous les esprits cultivés de la France, grâce au concours dévoué de tous ces nouveaux collaborateurs, placés, pour ainsi dire, en sentinelles sur tous les points du territoire, il ne laisserait plus échapper aucun phénomène physique ou moral digne d’être observé et décrit; il verrait s’étendre au loin le champ de ses investigations et de ses expériences. Il est vrai que les avis sur ce point peuvent être différens, suivant l’idée qu’on se fait du rôle et de la mission d’une académie. Dans ces sièges académiques, objet d’une si grande envie, quelques-uns ne voient que la récompense, que la consécration suprême du mérite littéraire et scientifique, sans aucun autre lien des élus les uns avec les autres, sans aucun engagement pour une action en commun, pour une œuvre collective quelconque. Sans doute une académie, même limitée à ce rôle, ne sera pas sans exercer néanmoins quelque action salutaire sur le monde savant ; mais elle n’agira guère que comme le Dieu d’Aristote sur l’univers, en l’attirant à lui, sans sortir d’elle-même, par l’attraction et par l’amour. Sans doute aussi ses membres ne demeureront pas inactifs, quoique nullement astreints à une action commune, mais ils ne feront que continuer chacun de leur côté les études et les recherches particulières qui leur ont valu le titre d’académiciens.

Suivant une autre façon de concevoir cette mission, une grande académie devra sortir d’elle-même pour se répandre au dehors ; elle devra non-seulement exciter de loin les efforts et les recherches par des récompenses, mais y mettre elle-même la main, pour les gouverner, les guider, les coordonner, suivant une vue d’ensemble, vers quelque fin commune : elle ne se bornera pas à enregistrer, ou même à contrôler les découvertes des autres, elle ira au-devant, elle en fera elle-même en son nom, non pas seulement par les efforts isolés de quelques-uns de ses membres, mais en corps, d’une manière collective et avec toutes ses forces combinées. Par la seule vertu de son ascendant, par le zèle et la bonne volonté de ses membres, par la déférence de tous, elle se trouvera revêtue, sans nulle contrainte, d’une magistrature active et d’une sorte de juridiction naturelle sur toute la république des sciences et des lettres.

Avant de décider quel est de ces deux rôles, — l’un plus ou moins contemplatif, l’autre où il est fait une part plus grande au mouvement et à l’action, — celui qui, dans l’intérêt de la science, convient le mieux à une académie, celui qu’il faut chercher à faire prévaloir, il est bon d’examiner quelles ont été sur ce sujet les vues des philosophes, de Descartes, et surtout de Bacon et de Leibniz, qui, au commencement du XVIIe siècle, furent les fondateurs ou les promoteurs des premières et des plus illustres sociétés de l’Europe savante. Ces grands esprits se sont préoccupés de la formation et du rôle des académies ; ils en ont tracé des plans et des modèles, ils ont marqué le but où elles devaient tendre, ils sont même entrés dans un curieux détail de leurs règlemens, de leurs ressources, de leurs finances. Nous croyons utile de recueillir leurs idées et même, si l’on veut, leurs utopies, de rechercher quelles applications elles pourraient aujourd’hui recevoir, et dans quelle mesure, et enfin de voir si nous sommes bien dans la voie qu’ils ont indiquée, en conformité ou en opposition avec le modèle idéal qu’ils ont tracé.


I.

Sans nous astreindre à l’ordre des temps, commençons par Descartes, dont nous avons d’ailleurs moins longuement à parler que de Bacon ou de Leibniz. Peu de temps avant sa mort, lorsqu’il était en Suède, Descartes fut consulté par la reine Christine sur le dessein d’une assemblée de savans ou académie qu’elle voulait établir à Stockholm. « Elle regarda, dit Baillet, M. Descartes comme l’homme du meilleur conseil qu’on pût écouter sur cet établissement, et elle le choisit pour en dresser le plan et en faire les règlemens. Il lui porta le mémoire qu’il en avait fait le premier jour de février, qui fut le dernier qu’il eut l’honneur de voir la reine[2]. » Dix jours après, succombant à ce rude climat. Descartes mourait, le 11 février 1650.

Dans ce mémoire, dont Baillet nous donne l’analyse, Descartes s’est plutôt occupé du règlement intérieur des discussions de la future académie que de son organisation même, de la nature de ses travaux et de ses ressources. En ce qui regarde la constitution de la compagnie, il se borne à en exclure les étrangers, c’est-à-dire à s’exclure lui-même. Plus porté aux études et aux méditations solitaires qu’aux travaux en commun et aux discussions publiques, il voulait sans doute décliner à l’avance la présidence que la reine lui destinait. Il n’était pas non plus question des revenus de la nouvelle académie ni de l’étendue et de la nature de ses occupations. Descartes semble avoir été exclusivement préoccupé d’un système de conférence, suivant l’expression même de Baillet, d’où on pût tirer le plus de fruit. Le premier article suffit d’ailleurs à montrer l’objet restreint qu’il s’était proposé : « Chacun de ceux qui seront reçus dans cette assemblée aura son tour, tant pour proposer la question que pour l’expliquer. Et tous retiendront le même ordre entre eux afin d’éviter la confusion. » Il songe surtout à régler le mode et le ton de la discussion, les tours de parole, à conserver la bonne entente entre tous les membres au milieu des discussions; il prescrit à tous la civilité, il recommande de n’avoir en vue que la vérité et de ne point s’étudier à se contredire, ce qui en effet n’importe pas peu en tout temps et dans toute académie. « L’on s’écoutera parler les uns les autres avec douceur et respect, sans faire paraître de mépris pour ce qui sera dit dans l’académie. — L’on ne s’étudiera point à se contredire, mais seulement à rechercher la vérité. » Ce précepte fondamental de bienséance et de savoir-vivre se retrouve dans plus d’un règlement des anciennes académies. Descartes, ajoute Baillet, fit entendre à la reine, en lui présentant ce mémoire, qu’il serait bon de ne pas charger les membres d’assujettissemens trop onéreux, mais d’y faire régner une liberté qui fût honnête et capable d’exciter ou d’entretenir l’ardeur des esprits. Exemption d’assujettissemens trop onéreux, liberté honnête, ce fut aussi, en France, la pensée des fondateurs de l’Académie des sciences et de l’Académie française.

Les divers ouvrages de Descartes, ses lettres, et principalement les deux dernières parties du Discours de la méthode, et mieux encore sans nul doute l’exemple de toute sa vie, nous le montrent non moins préoccupé que Bacon lui-même de la nécessité de faire et de répéter les expériences, de compléter les siennes propres par celles des autres, de faire appel à tous et à la postérité elle-même, « afin que les derniers commençant où les premiers auraient achevé, et ainsi joignant les vies et les travaux de plusieurs, nous allassions tous ensemble beaucoup plus loin que chacun en particulier pourrait le faire. » Non moins soucieux que Bacon ou Leibniz des applications pratiques de la science, il croyait que, « au lieu de cette philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles, on peut en trouver une pratique par laquelle, connaissant la force et les actions de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi bien que les métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les ouvrages auxquels ils sont propres et nous en rendre comme maîtres et possesseurs. »

Il arriva même qu’un de ses amis, D’Alibert, plein de confiance dans son génie des applications et des découvertes, voulut lui donner la plus grande partie de sa fortune pour l’employer à des expériences. Descartes, peut-être par fierté de gentilhomme, ne voulut pas accepter; mais il lui donna le conseil, qui de nos jours seulement reçoit une pleine exécution, de fonder des écoles gratuites d’arts et métiers qui seraient ouvertes, pour les adultes, tous les dimanches et jours de fêtes. C’est la guerre civile, dit Baillet, qui en empêcha l’établissement. On voit par là encore combien ce grand génie spéculatif était pénétré de l’importance des associations scientifiques, des expériences et des applications pratiques de la science, quoiqu’il n’en soit pas question dans son mémoire à la reine sur la fondation de l’Académie.

Bacon, plus encore que Descartes, a été le grand précurseur, le promoteur ardent des associations pour la découverte de la vérité, en même temps que le prophète presque inspiré des découvertes, des merveilles de la science et de l’industrie modernes. Dans tous ses ouvrages, et particulièrement dans le De dignitate et augmentis scientiarum, il ne cesse de recommander, de prêcher le concert de tous les efforts pour arracher à la nature ses secrets. Mais c’est dans l’opuscule inachevé, intitulé la Nouvelle Atlantide, qu’il a exposé ses vues sur une académie parfaite, sur sa constitution, son rôle, sa mission, son but, et sur les moyens pour l’atteindre.

Le titre de Nouvelle Atlantide est une réminiscence de cette grande île, autrefois florissante, aujourd’hui disparue et engloutie dans les flots, dont il est question dans le Critias et le Tîmée de Platon. C’est là que Bacon a placé son académie idéale. Avec sa vive et brillante imagination qui se complaît dans les tours métaphoriques et les allégories, il encadre le plan de cette académie modèle dans les formes les plus romanesques ; il revêt ses personnages, c’est-à-dire les membres de cette académie, d’une pompe théâtrale; il pousse même quelquefois jusqu’à l’hyperbole la puissance et l’étendue des moyens dont ils peuvent disposer pour contraindre la nature à leur révéler ses secrets.

Des navigateurs, en revenant du Pérou, sont jetés par la tempête sur les côtes d’une grande île inconnue. Là, ils sont étonnés de rencontrer le plus civilisé des peuples et l’accueil le plus hospitalier, accueil que ce peuple excellent sait ingénieusement concilier avec les règlemens et les précautions qu’exige la séparation absolue à l’égard du reste du monde et le mystère dont veulent s’environner les citoyens de cette île bienheureuse. Les habitans de Ben-Salem, c’est le nom de l’île, connaissent très bien les mœurs, les lois, les langues des autres peuples ; ils ont même en commun avec la plupart d’entre eux une même foi, la foi chrétienne; mais s’ils veulent bien les connaître, ils ne veulent pas en être connus ; ils redoutent pour la pureté de leurs institutions et pour le bonheur dont ils jouissent le contact des étrangers.

Nous passons les détails de cet accueil: nous ne ferons pas la description de la grande et belle maison des étrangers où sont logés, aux frais de l’état, ceux que la tempête pousse sur ce rivage hospitalier jusqu’au jour où leur vaisseau, réparé et muni de provisions, pourra reprendre la mer. Nous ne parlerons pas non plus des magistrats subalternes avec lesquels ils sont dès le premier jour en rapport, et dont ils admirent les beaux costumes non moins que les manières affables. Toutefois relevons en passant la façon dont Bacon célèbre leur désintéressement. Ne semble-t-il pas que pour lui ce soit vraiment la plus difficile des vertus, par la singulière insistance avec laquelle il les loue de refuser absolument tout présent? « Je ne reçois pas deux salaires pour une seule œuvre, » ou encore, « je ne suis pas un homme de deux salaires; » voilà la réponse de ces hommes rares à toutes les offres qui leur sont faites. Pourquoi le chancelier Bacon se plaît-il à mettre ainsi dans la bouche des magistrats de Ben-Salem des maximes que lui-même, pour son honneur, a trop mal pratiquées? Est-ce un retour sur lui-même? Est-ce comme pour se punir de l’avoir méconnue qu’il célèbre de la sorte la première et la plus vulgaire vertu d’un magistrat?

Nous ne nous arrêterons pas davantage à l’histoire et aux institutions de cette île fortunée, qui toutes témoignent de la plus haute civilisation, en même temps qu’elles sont la critique indirecte des mœurs et des lois des autres nations. Signalons seulement certaines pages curieuses, mêlées de quelques réminiscences platoniciennes, sur la chasteté et les mariages. De toutes ces institutions, nous n’avons à examiner ici que la plus grande, la plus belle de toutes, la Maison de Salomon ou le collège de l’œuvre des six jours. Le but de l’Institut de Salomon est « la découverte des causes et la connaissance de la nature intime des forces primordiales et des principes des choses pour étendre les limites de l’empire de l’homme sur la nature. » Les membres de cet Institut sont les égaux des premiers personnages de l’état. Ils paraissent en public revêtus d’un costume magnifique, ils marchent environnés d’un appareil sacerdotal, avec la mitre, la crosse, l’étole. Devant eux on porte une croix, comme devant un évêque. A leur entrée dans une ville, tous les magistrats, toutes les confréries, leur font un solennel cortège ; ils traversent les flots d’une foule empressée qui tombe à genoux sur leur passage et qu’ils bénissent avec la main nue et élevée. On voit que ces savans sont en même temps des sortes de pontifes qui ne sont pas sans quelque ressemblance avec le prêtre des saint-simoniens. C’est sans doute dans l’intérêt, comme pour la dignité de la science, que Bacon voulait environner ses plus hauts représentans d’un éclat qui devait rejaillir sur la science elle-même en frappant l’imagination de la multitude. Aujourd’hui les savans n’ont plus besoin de cet appareil extérieur pour avoir dans l’opinion publique la place d’honneur qui leur appartient; ils ont bien assez, à ce qu’il semble, des épées et des broderies vertes qu’ils ne portent guère.

Il importe davantage de considérer les ressources de l’Institut de Salomon pour arriver à cette grande fin de la connaissance des vertus secrètes de la nature. Son budget semble en quelque sorte sans limites; il n’est rien, dans la nature et dans l’art, que ses membres n’aient à leur disposition pour les investigations et les expériences les plus diverses, les plus difficiles, les plus vastes et les plus coûteuses. Pour eux ont été bâties des tours, des stations avec des observatoires, sur les plus hautes montagnes, comme il y en a sur le Puy-de-Dôme, seulement depuis quelques années, grâce au zèle de M. Alluard, et sur le Pic du Midi, grâce au dévoûment du général Nansouty. Là ils étudient les météores, les vents, les neiges, la pluie, les changemens de température. Dans ces tours, il y a des cellules où des ermites voués à la science consacrent leur vie à faire des observations.

Autant s’élèvent ces tours pour les expériences dans les hautes régions de l’air, autant s’enfoncent profondément des cavernes, des cavités, qui sont également à leur usage pour des expériences d’un autre genre, dans les entrailles de la terre. Les plus hautes tours s’élèvent à un demi-mille, les cavités les plus profondes n’ont pas moins d’un mille au-dessous de niveau de la terre. On voit cependant qu’il ne s’agit pas tout à fait de ce trou jusqu’au noyau de la terre, tel que l’avait rêvé Maupertuis et sur lequel, entre autres choses, s’est si vivement exercée la verve de Voltaire. Dans ces cavités, on conserve les corps qui se corrompent partout ailleurs; il en est qu’on fait refroidir, coaguler, endurcir; on s’applique à imiter, à reproduire artificiellement les mines naturelles et à former certains métaux. Enfin on en fait usage pour la guérison de certaines maladies. Quant à la chaleur centrale du globe, déjà sensible à de pareilles profondeurs, Bacon, à ce qu’il semble, ne s’en doutait pas encore, sinon il eût songé sans nul doute à en tirer quelque parti. Voilà pour l’astronomie, la météorologie et la géologie.

La physique, la chimie, l’histoire naturelle, ne sont pas moins bien partagées, ni moins richement dotées. Autour de la Maison de Salomon, il y a de grands lacs, les uns d’eau salée, les autres d’eau douce, avec des rochers au milieu pour les expériences qui, d’après Bacon, exigent l’air marin. Ici l’eau tourbillonne dans des gouffres rapides, là elle se précipite dans des cataractes afin de produire des mouvemens violens qu’on utilise pour certains effets. On voit des machines qui permettent d’augmenter, de multiplier, la force des vents; on voit des puits et des fontaines artificielles pour imiter les propriétés que donne la nature à certaines eaux. Non loin de là sont des édifices disposés pour la reproduction des phénomènes qui se passent dans l’air, de la neige, de la grêle, du tonnerre, et aussi pour la génération des petits animaux. Il ne faudrait pas reprocher trop sévèrement à Bacon cette croyance aux générations spontanées, non pas seulement d’animalcules plus ou moins invisibles, mais, comme il le dit, de petits animaux. C’était alors la croyance universelle, des savans comme du vulgaire; Descartes lui-même, comme on le voit dans un passage de ses lettres, ne mettait pas en doute la génération spontanée des rats. A côté sont des bains avec des eaux différemment composées, des chambres de santé, plus ou moins semblables aux chambres d’aspiration d’aujourd’hui dans nos stations thermales, et où l’air, dit Bacon, reçoit des vertus et des impressions pour la guérison de certaines maladies. Aux alentours, dans ce domaine immense qui est, pour ainsi dire, l’empire de l’Institut de Salomon, s’étendent des vergers et des jardins pour l’étude de diverses terres propres à divers genres de cultures et des différentes manières dont on peut enter les arbres et hâter la maturité des fruits. Tous les êtres vivans de la création sont réunis dans des parcs, des enclos, des piscines, en comparaison desquels nos jardins des plantes, nos ménageries, nos aquariums, même celui de l’exposition, ne sont que de véritables jouets d’enfans. Ils sont là pour servir à l’histoire naturelle, à l’anatomie, à la physiologie, pour les vivisections comme pour les dissections. Voici à ce propos un passage digne d’être remarqué : « Nous avons observé qu’il y en a qui continuent de vivre après avoir perdu quelques-unes des parties que vous appelez vitales, qu’il y en a qui morts, selon toutes les apparences, ressuscitent. » On éprouve sur eux tous les poisons et tous les remèdes ; on fabrique à volonté des géans, des nains, des monstres. Que d’expériences, que d’études, de recherches, ou même que de sciences nouvelles, anatomie comparée, physiologie expérimentale, tératologie, dont Bacon semble avoir ici le pressentiment!

Voilà déjà bien des ressources et bien des richesses scientifiques; nous n’en avons pas encore fini cependant avec l’énumération de toutes les dépendances, de tous les laboratoires, de toutes les galeries ou ateliers que comprend le collège de Salomon. Nous avons à parcourir encore des maisons spéciales pour la fabrication du vin, du cidre, des liqueurs médicinales, des cuisines pour la préparation d’alimens hygiéniques, des apothicaireries, véritables laboratoires de chimie, pour la préparation des remèdes, des fourneaux où on peut produire tous les degrés de chaleur, des cabinets ou maisons pour diverses branches de la physique, des maisons de perspective ou d’optique pour les expériences sur la lumière et les couleurs, des maisons d’acoustique pour les expériences sur les sons, d’autres encore pour les saveurs et les odeurs. Il y a aussi des maisons pour les mathématiques, fournies amplement de tous les instrumens de géométrie et d’astronomie. De là, on passe dans des musées ou des galeries où sont exposés des modèles, des machines, des chefs-d’œuvre de divers genres avec les statues des inventeurs. Parmi les expériences indiquées ici par Bacon, signalons l’imitation du vol des oiseaux dans l’air et la construction de bateaux qui vont sous l’eau.

N’oublions pas les plus curieuses de ces maisons, celles pour les prestiges, qui sont pour ainsi dire des laboratoires de miracles. On cherche en effet à y reproduire des choses merveilleuses, des apparences de miracles, c’est-à-dire toutes les illusions qui peuvent tromper les hommes et faire croire à des miracles. «Vous vous persuaderez facilement, dit le membre du collège que Bacon met en scène, qu’il nous serait fort aisé, à nous qui disposons de tant de choses naturelles propres à exciter l’admiration, d’imposer aux sens en une infinité de manières, si nous voulions nous ériger en faiseurs de miracles, mais nous haïssons le mensonge et la fausseté. Tromper le peuple en lui donnant à croire que ce qui est naturel est surnaturel est le plus grand crime dont puisse se rendre coupable un membre de l’Institut de Salomon. » Le travail est commun, mais diversement réparti, conformément aux goûts et aux aptitudes de chacun, entre les membres du noble Institut. Bacon, suivant son usage, se plaît à leur donner des appellations plus ou moins ingénieuses et pittoresques, d’après la nature de leurs travaux et de leurs recherches. Ceux qui ont la mission de visiter les pays étrangers pour en rapporter tout ce qui peut contribuer au progrès des sciences sont les marchands de lumières. D’autres, au lieu de chercher dans le grand livre du monde, doivent feuilleter les livres anciens pour y recueillir tous les faits remarquables, toutes les expériences utiles et lumineuses, ce sont les butineurs. Les chasseurs ou maraudeurs, les mineurs, les partageans, les bienfaisans, s’occupent, les uns à ramasser les expériences du domaine des métiers et des arts, c’est-à-dire de l’industrie, les autres à faire de nouvelles découvertes et à ranger méthodiquement dans des tables les expériences faites ou trouvées. Ces dénominations bizarres ne sont pas sans quelque analogie avec celles que donne Fourier à tous les groupes ou sous-groupes de son phalanstère. Enfin il y a des assemblées générales où de ces premières collections on s’occupe à extraire des expériences et des découvertes nouvelles, et tout ce qui peut contribuer à augmenter les lumières et améliorer les conditions de l’espèce humaine. Il est réservé à quelques esprits d’élite de chercher les rapports de toutes les vérités particulières pour en tirer des principes généraux et en déduire les conséquences. Toutes les découvertes, tous les moyens de prévenir ou de combattre tel ou tel fléau sont solennellement publiés par tout l’empire.

De même que Bacon a donné une sorte de caractère sacerdotal aux membres de ce collège sacré, de même il tend à faire de la science elle-même une sorte de culte et de religion, ce qui achève la curieuse analogie que nous avons déjà signalée avec le saint-si monisme. Dans leurs réunions, les académiciens de l’île de Ben-Salem chantent des liturgies, des hymnes consacrées pour rendre hommage au souverain auteur de ces ouvrages admirables qui sont l’objet de leur contemplation et de leurs études; ils disent aussi des prières spécialement destinées à implorer son secours dans leurs travaux pour la découverte de la vérité.

Là s’arrête la Nouvelle Atlantide. Bacon, d’après son éditeur Rawley, voulait y faire entrer un livre De legibus ou De bono reipublicœ statu. Il est fâcheux qu’il ne l’ait pas composé ; nous y trouverions sans doute quelques vues dignes de son grand esprit, de sa connaissance du cœur humain, des lois et de la politique. Quant à la description de l’Institut de Salomon, qui seule ici nous intéresse, elle nous semble entièrement terminée. Cependant un auteur fort peu connu du XVIIIe siècle, l’abbé Raguet, s’est fait non-seulement le traducteur, mais le continuateur de la Nouvelle Atlantide, qu’il prétend compléter par ses propres réflexions. Ces réflexions sont sous forme de dialogues, avec des travestissemens bizarres de noms d’hommes et de villes, dans la manière romanesque adoptée par Bacon, qu’il reprend et continue lourdement pour son propre compte[3]. Le seul point de quelque intérêt est une comparaison du collège de Salomon avec l’Académie de Basilie, c’est-à-dire de Paris, et l’éloge de Varron, c’est-à-dire de l’abbé Bignon, qui venait de présider à la réorganisation de l’Académie des sciences.

Mais voici un autre appendice à la Nouvelle Atlantide, beaucoup plus intéressant puisqu’il serait de Bacon lui-même. Selon Bouillet, dans la savante édition qu’il a donnée de ses œuvres, l’auteur de la Nouvelle Atlantide aurait obtenu du roi l’autorisation de présenter au parlement un projet de loi pour la réalisation de son utopie académique. Nous avons même l’esquisse du discours que, d’après son secrétaire Bushel, il devait prononcer à cette occasion. Quoiqu’il ne s’agisse pas tout à fait d’ériger en projet de loi l’Institut de Salomon, comme paraît le croire ce savant éditeur, cette esquisse n’en est pas moins intéressante. Bacon y parle bien de sa théorie philosophique et même de son intention de fonder un établissement académique en conformité avec les principes de la Nouvelle Atlantide, mais d’une manière accessoire, car le but du projet qu’il veut soumettre au parlement, avec l’autorisation du roi, est de dessécher et d’exploiter avec le travail des condamnés, au profit de l’état, les mines d’Angleterre inondées et abandonnées. Par là il espère recueillir une immense quantité de richesses minérales, aujourd’hui perdues, qui serviront à subventionner les hôpitaux et à secourir les pauvres sans augmenter les charges de l’état. Il compte, non sans quelque naïveté, que les prisonniers, en esprit d’expiation, pour faire pénitence et pour obtenir leur grâce, solliciteront eux-mêmes du roi la faveur de se livrer à ces pénibles et dangereux travaux. Semblables, dit-il, à des sages-femmes, ils retireront du sein de la terre tous ces avortemens si misérablement perdus. Déjà même, dans son enthousiasme, il voit la postérité enrichie par tous ces trésors dont elle sera remise en possession; déjà il déclare le monde son débiteur et son héritier. Pour mener à bonne fin cette grande entreprise, il a, dit-il, proposé d’ériger dans le royaume un Institut de Salomon d’après le modèle de la Nouvelle Atlantide. Ce sont les savans pères de cet Institut qui présideront à ce grand travail « pour la plus grande gloire de Dieu, pour la magnificence du prince et pour la propagation de sa mémoire dans les siècles à venir. »

Nous n’avons pas assurément la pensée de transporter, de l’île fantastique de Ben-Salem à Paris, l’Institut de Salomon ou le collège de l’œuvre des six jours, de toutes pièces et sans rien en retrancher. Il est facile sans doute de faire, comme Abraham Cowley, la critique de ce plan grandiose et de la bizarrerie de quelques détails. A le prendre dans son entier, on peut presque dire avec Cowley : « C’est un projet pour les expériences qui ne pourra jamais être expérimenté. » Mais, à travers les exagérations, les bizarreries, les élans pour ainsi dire de cet esprit enthousiaste des progrès de la science, il y a une grande idée qui mérite, à ce qu’il nous semble, d’être précieusement recueillie, il y a un idéal dont nous devons chercher à nous rapprocher dans l’intérêt de l’avancement et du perfectionnement des connaissances humaines. Cet idéal est celui d’un établissement scientifique comme il en pourrait exister et comme il n’y en a pas encore dans le monde, pourvu de tous les moyens d’observation et d’expérimentation, et qui ne fût pas sans cesse arrêté dans ses recherches, dans la vérification même, quand elle est possible, des hypothèses les plus importantes, faute d’un local faute d’instrumens ou de machines, faute de quelques milliers de francs. « Le roman d’un sage, le rêve d’un savant, » voilà comment Sprat, l’historien de la Société de Londres, voilà aussi comment Fontenelle appelle la Nouvelle Atlantide.

Nous comprenons l’enthousiasme du grand historien Macaulay pour la conception de Bacon. « Il aimait, dit-il, à se représenter le monde tel qu’il serait quand sa philosophie aurait, suivant sa noble expression, agrandi l’empire de l’esprit humain. Je pourrais citer beaucoup d’autres exemples, mais je me borne au plus frappant de tous, à la description de la Maison de Salomon dans la Nouvelle Atlantide... On ne saurait trouver dans aucune composition humaine un passage plus éminemment empreint d’une sagesse profonde et sereine. La hardiesse et l’originalité de la fiction sont bien moins merveilleuses que le discernement délicat avec lequel Bacon a soigneusement exclu de cette longue liste de prodiges tout ce qu’on peut déclarer impossible, tout ce qu’on peut prouver inaccessible à la puissante magie de l’induction et du temps. » Quelques portions de cette glorieuse prophétie, ajoute Macaulay, se sont accomplies même à la lettre, et la prophétie tout entière, à ne considérer que son esprit, s’accomplit chaque jour autour de nous[4].

La formation de grandes académies dans toute l’Europe, voilà l’une de ces portions de la prophétie de Bacon qui, comme le dit Macaulay, sont en voie d’accomplissement ou même accomplies. Par ses éloquentes exhortations à tous les savans du monde pour s’unir entre eux, pour associer leurs travaux, Bacon est le véritable père et le précurseur des académies modernes. Non-seulement ces grandes académies sont animées de l’esprit du De dignitate et augmentis scientiarum ou du Novum Organum, mais leurs fondateurs se sont directement inspirés en plus d’un point du beau roman philosophique de la Nouvelle Atlantide. Nous en verrons les traces manifestes dans leurs projets, dans les plans qu’ils ont entrepris de réaliser, avec le concours de princes plus ou moins amis des sciences et des lettres.


II.

Ne sortons pas encore de la patrie de Bacon et parlons d’abord de la Société royale de Londres. Quoique constituée seulement quarante ans après la mort de Bacon, plus qu’aucune autre académie, elle s’est montrée dès l’origine animée de son esprit et inspirée de ses grandes vues sur l’interprétation de la nature. Dans sa belle ode à la Société royale de Londres, Cowley fait planer sur elle le grand génie qui a, dit-il, émancipé la philosophie opprimée et qu’il compare à Moïse découvrant au loin la terre promise où il conduit les Hébreux à la sortie d’Egypte. L’historien des premières années de cette célèbre Société, l’évêque Sprat, dit, au commencement de son histoire, que la meilleure de toutes les préfaces serait un ouvrage de Bacon. La description des expériences qu’elle a déjà faites, celles qu’elle se propose de faire, voilà ce qui tient la plus grande place dans l’ouvrage de Sprat; il y joint la réfutation détaillée des objections, de la part d’anglicans dévots et de théologiens scrupuleux, contre les inconvéniens moraux ou religieux des expériences. Le nombre, la puérilité, la gravité niaise, de ces objections sont pour nous un sujet d’étonnement ; mais le soin même que prend l’historien de les réfuter et de justifier la Société prouve qu’elles avaient alors, comme au temps de Bacon, quelque crédit et quelque danger.

Depuis son origine jusqu’à nos jours, la Société royale de Londres n’en a pas moins persévéré dans le même esprit et la même voie, augmentant sans cesse ses ressources et consacrant des sommes de plus en plus grandes aux expériences, grâce aux cotisations particulières de ses membres et au concours de l’état. C’est d’ailleurs une Société privée qui s’est fondée, soutenue, développée par le zèle et l’initiative de simples particuliers et non pas une institution publique qui relève de l’état et ne puisse subsister sans lui, à la différence de l’Institut de France et des autres grandes académies de l’Europe[5].

En 1820, un de ses plus illustres présidens, Humphry Davy, a cherché à rapprocher la Société du modèle idéal de la Nouvelle Atlantide, en étendant davantage son autorité, son influence et son domaine. Il demanda, mais il ne put obtenir, que le gouvernement confiât à la Société royale la direction de l’observatoire de Greenwich pour l’astronomie et du British Muséum pour les sciences naturelles. Davy appuyait cette demande sur le plan même du collège de Salomon esquissé par Bacon.

En passant de l’Angleterre en Italie, nous trouvons le célèbre Institut de Bologne qui non-seulement, comme la Société de Londres, a été animé de l’esprit de Bacon, mais qui a été bâti et organisé d’après le plan même de la Nouvelle Atlantide. Le fondateur de l’Institut de Bologne est le comte de Marsigli, associé de l’Académie des sciences de Paris. Le comte de Marsigli, qui, à cause de son amour pour la science et des services qu’il lui a rendus, ne doit pas être confondu avec quelques aventuriers européens de la même époque, comme, d’après sa biographie, on serait d’abord tenté de le faire, a consacré à cette fondation la plus grande partie de son immense fortune en y joignant le don de ses magnifiques collections d’histoire naturelle et d’instrumens de physique et d’astronomie. Quel roman que la vie, si agréablement racontée par Fontenelle, de cet homme extraordinaire, ingénieur, général au service de différentes cours, de l’empereur et du pape, astronome, physicien, naturaliste ! Quelles étranges vicissitudes, quelles fortunes et quelles disgrâces, quels événemens romanesques et qui rappellent la vie de Cervantes ou de Regnard. « Il semble, dit Fontenelle, que la fortune imitât un auteur de roman qui aurait ménagé des rencontres imprévues et singulières en faveur de son héros. »

Entre toutes les villes d’Italie, dit encore Fontenelle, Bologne est célèbre par rapport aux sciences et aux arts. Elle a une ancienne université, une académie de sculpture et d’architecture, enfin une académie des sciences qui s’appelle l’académie des inquiets, « nom assez convenable aux philosophes modernes qui, n’étant plus fixés par aucune autorité, cherchent et chercheront toujours. Le comte de Marsigli voulut encore orner de ce côté-là sa patrie déjà si ornée. » Il fit, en 1712, une donation au sénat de la ville du fonds extraordinairement riche qu’il possédait, de pièces pour l’histoire naturelle, d’instrumens d’astronomie et de physique, de plans pour les fortifications, de machines, d’antiquités, d’armes étrangères, de modèles, acquis à grands frais et transportés, avec des frais non moins considérables, de différens lieux éloignés jusqu’à Bologne. En même temps il fondait un corps qui en eut la garde et qui les fit servir à l’avantage du public. « Il nomma ce corps l’Institut des arts et des sciences de Bologne. Le nouvel Institut fut subordonné à l’université et relié aux deux autres académies. En lisant la curieuse introduction de la première série des Mémoires de l’Institut de Bologne où est racontée en détail l’histoire de sa fondation, où sont énumérées ses diverses attributions et ses richesses, où sont décrites les diverses parties du magnifique local qu’il occupe, on croirait lire encore la Nouvelle Atlantide. Mais ici ce n’est plus un roman, c’est une réalité.

Voici en effet la description que donnent Fontenelle et l’auteur de cette introduction du palais construit pour recevoir les collections du comte de Marsigli. Ce palais fut divisé en diverses parties ou quartiers consacrés à telle ou telle science ; chaque professeur habite dans le quartier de la science qu’il enseigne, comme au centre de son empire. En suivant la description de la préface des mémoires, on se promène dans les diverses parties occupées par telle ou telle science; des salles consacrées à l’astronomie et à l’art militaire, on passe à celles de la physique, puis aux antiquités. La bibliothèque est au centre; vient ensuite l’histoire naturelle qui a quatre grandes salles. Enfin on ne tarda pas à y élever aussi une tour pour les observations astronomiques. « On croit voir, dit Fontenelle, l’Atlantide de Bacon exécutée, le songe d’un savant réalisé. Il sera facile de juger qu’on n’a pas oublié un observatoire. » L’astronomie était en effet fort à la mode au XVIIIe siècle, et il n’y avait pas d’académie, même d’académie de province, qui n’eût ou ne voulût avoir son observatoire.

L’Institut de Bologne, ouvert en 1714, s’accrut successivement par l’adjonction des académies de peinture, de sculpture, d’architecture, et enfin de l’académie des sciences elle-même. Pour rendre plus complète la ressemblance de son Institut avec l’Institut de Salomon, ajoutons que le comte de Marsigli avait voulu, comme Bacon, rehausser son académie aux yeux du peuple par un appareil religieux. « Nous passons sous silence, dit un peu malicieusement Fontenelle, des processions où il voulait qu’on portât huit bannières qui auraient présenté les principaux événemens de la vie de saint Thomas qui était le patron de l’académie et auxquelles on jugea à propos de substituer la châsse de ses reliques[6]. La dévotion d’Italie prend souvent une forme qui n’est plus de notre goût aujourd’hui. » En 1806, l’ancien Institut ayant été rétabli à Bologne sous le nom d’Institut national d’Italie, il fut de nouveau placé sous les auspices « du grand Anglais, du grand chancelier d’Angleterre, ce soutien de la droite, saine et solide philosophie. »

Si Bacon a été le promoteur des associations scientifiques et des académies dans le monde civilisé, Leibniz, plus heureux que lui, est entré dans cette terre promise que le grand chancelier n’avait fait qu’entrevoir et prédire. Il n’a pas été seulement un précurseur, un promoteur, il a eu la fortune d’être un fondateur. Là même où, malgré tous ses efforts, il ne lui a pas été donné de réussir, il a semé des germes qui ne devaient pas tarder à se développer après lui. Non moins pénétré que Bacon lui-même de la foi aux progrès des sciences, non moins convaincu des avantages qui doivent en résulter pour la vie de l’homme et pour les sociétés, il ne cesse, à son exemple, de recommander les expériences, de prêcher l’union de tous les efforts pour faire des recueils, des tables de tous les phénomènes, des répertoires bien ordonnés de toutes les observations, de toutes les découvertes où il a soin de comprendre les adresses ingénieuses des artisans pour en tirer parti et aller plus avant. « Les connaissances utiles et solides sont, dit-il avec Bacon, le plus grand trésor du genre humain et le véritable héritage que nos ancêtres nous ont laissé, héritage que nous devons faire profiter et augmenter, non-seulement pour le transmettre à nos successeurs en meilleur état que nous ne l’avons reçu, mais bien plus pour en jouir nous-mêmes autant qu’il est possible, pour la perfection de l’esprit, pour la santé du corps et pour les commodités de la vie[7]...

Comme Bacon aussi, Leibniz est un flatteur des princes, tour à tour de Frédéric Ier de Prusse, de l’électeur de Saxe, de l’empereur d’Allemagne, de Pierre le Grand, du prince Eugène, non pas par ambition personnelle ou pour faire fortune, mais, selon une expression dont il aime à se servir, ob pias causas, pour des causes pieuses, c’est-à-dire en faveur du perfectionnement des sciences et pour la fondation de grandes académies à Berlin, à Dresde, à Vienne et à Saint-Pétersbourg. Il a pu fonder celle de Berlin dont il fut nommé le président à vie; mais pour les autres il fut moins heureux et ne réussit qu’à préparer les voies. Nous n’avons pas l’intention de raconter en détail les diverses tentatives en faveur des académies que ne cesse de faire Leibniz auprès des princes et des grands, avec toutes les ressources de la diplomatie la plus déliée, avec les plus ingénieuses flatteries, avec l’autorité d’un nom illustre dans toutes les cours d’Allemagne et dans l’Europe tout entière. Mais nous tenons à montrer, par une rapide esquisse de quelques-uns des plans d’association scientifique qu’il soumit à divers souverains, quelle idée, semblable à celle de Bacon, il se faisait de la mission des académies et des ressources sans lesquelles elles ne peuvent l’accomplir. Il ne peut les concevoir pas sans un apparat, suivant ses expressions, du théâtre de l’art et de la nature, qu’elles doivent avoir en abrégé sous les yeux et sous les mains pour les observations et les expériences, pour l’art d’inventer et de faire de grands progrès en peu de temps.

A la séance d’inauguration de l’académie de Berlin, qui, retardée, pour diverses causes, n’eut lieu qu’en 1711, l’évêque Jablonski, vice-président, qui remplaça Leibniz, alors dans une sorte de disgrâce, ouvrit la séance par un discours où il mettait la nouvelle société sous les auspices de Bacon, a C’est, dit-il, l’incomparable chancelier d’Angleterre, Bacon de Vérulam, qui, portant dans l’observation de la nature une pénétration extraordinaire, ouvrit et fraya aux amateurs des sciences une route large, ferme et faite pour les conduire à une exacte et pleine connaissance de l’univers.» Ainsi que Dante a salué Virgile du titre de maître, seigneur et guide, ainsi il n’hésite pas à proclamer Bacon dux et auctor, pieux hommage, dit Bartholmès, qui longtemps encore sera répété dans les sociétés savantes de l’Allemagne.

Nous n’aurons garde de ne pas mentionner dans le discours du savant évêque un vœu tout à fait conforme à nos vues sur l’association des académies en faveur d’académies universelles, de synodes scientifiques, de conciles littéraires où chaque peuple serait représenté par les plus illustres savans et dont les réunions seraient ou périodiques ou permanentes. « Là, dit l’orateur, toute nation apporterait l’espèce de génie qui lui appartient, le Français sa vivacité, l’Anglais sa subtilité, les Espagnols et les Italiens leur ardeur, et nous autres Allemands notre patiente application. Y a-t-il sorte d’avantage qu’on ne pût espérer d’une entreprise où tant d’yeux et tant de mains, où tant d’esprits réuniraient leurs plus nobles efforts? »

La tendance aux applications et à l’utilité pratique, voilà surtout la marque de l’esprit de Bacon, qu’on retrouve dans le règlement donné par Leibniz à l’académie de Berlin, comme dans tous les autres plans d’académie dont il est l’auteur. Il veut que, dès le principe, l’académie de Berlin vise à une application avantageuse des sciences et à des résultats pratiques en vue du bien public et des commodités de la vie. S’il ne proscrit pas, pour nous servir de ses expressions, les curiosa, bien avant il place les utilia[8]. Il fait même à l’Académie des sciences de Paris le reproche, fort contestable, à ce qu’il nous semble, d’avoir trop sacrifié aux curiosa. Il est vrai qu’il entend cette utilité pratique de la façon la plus large et qu’il y fait rentrer non-seulement tout ce qui intéresse un pays et un peuple, la santé publique, l’agriculture, le commerce, l’industrie, les subsistances, mais les écoles et l’enseignement moral qui tourne, dit-il, les âmes à la piété et à Dieu par la contemplation des œuvres de la nature. Dans le projet pour l’établissement de l’académie de Dresde, il place parmi ses attributions de veiller sur l’eau et le feu, c’est-à-dire de rechercher tous les moyens de prévenir et de combattre les causes d’incendie et d’inondation.

Aussi, pas plus que Bacon, il ne comprend que les académies puissent atteindre leur but si elles ne sont simplement fournies, outillées pour ainsi dire, de tout ce qui est nécessaire pour faire ces découvertes, ces inventions d’utilité publique, qui doivent d’ailleurs si bien justifier les dépenses dont elles sont l’objet, en même temps que les accréditer dans l’esprit des peuples. Dans une lettre au prince Eugène, il se plaint de l’insuffisante organisation de l’académie de Berlin, que les temps difficiles ont rendue trop bornée. A Dresde, à Vienne, à Saint-Pétersbourg, comme à Berlin, il ne cessera de réclamer pour elles « un théâtre de la nature et de l’art » aussi étendu, aussi riche qu’il sera possible. Qu’entend-il par ce théâtre de l’art et de la nature? Voici la définition qu’il donne lui-même dans un mémoire adressé à Pierre le Grand sur les progrès des sciences et des arts dans l’empire russe : «Au théâtre de la nature appartiennent des grottes entières où toute sorte de minéraux et de rocailles méritent d’être vues, des jardins qui renfermeraient toutes espèces d’arbres, d’arbustes, de racines, de légumes, de fleurs et de fruits, et enfin des ménageries remplies de quadrupèdes vivans et d’oiseaux, des viviers pleins de poissons avec un théâtre anatomique où on verrait les squelettes d’animaux. Le théâtre de l’art comprend tout ce qu’exige un observatoire, un laboratoire, un conservatoire et magasin d’expériences où doivent se trouver des modèles d’une grandeur raisonnable, de dimensions de tout genre, principalement de toute espèce de moulins, de crics, de machines hydrauliques, comme de différentes machines en usage dans les mines. » Ici Leibniz, à la suite de Bacon, ne nous conduit-il pas comme par la main dans les chambres, dans les parcs et toutes les dépendances de l’Institut de Salomon ?

Les circonstances n’étaient pas alors favorables à la fondation et surtout à la dotation de grandes académies, les finances des divers états de l’Allemagne étaient aux abois à cause de la longue guerre de succession d’Espagne. Pour suppléer à l’insuffisance des ressources de la royauté prussienne ou de l’empire d’Allemagne, Leibniz a recours à toute espèce d’expédiens qu’il ne se lasse pas de reproduire sous les formes les plus variées. Comment assurer aux académies dont il est le père un budget convenable et des ressources indépendantes, sans puiser dans le trésor public? Afin de les mettre à l’abri des disgrâces des princes ou de la pénurie de leurs finances, il développe un génie vraiment fiscal. L’auteur de la théorie des monades en remontrerait à un financier, à un fermier général ou à un contrôleur de l’ancien régime, ou bien même aux industriels, aux spéculateurs les plus habiles de nos jours et aux ministres des finances les plus féconds à imaginer des impôts nouveaux pour combler un déficit. Il n’est en effet projet de taxe ni d’impôt d’aucun genre, vexatoires ou puérils, dont il n’ait la pensée et devant lequel il recule, dans son amour des sciences et des lettres. La fin à ses yeux justifie les moyens; tout lui semble permis en considération de la sainteté du but, pias ob causas, selon sa grande excuse. Qu’on en juge par l’énumération, même incomplète, des diverses mesures fiscales qu’il a tour à tour proposées à divers princes pour le soutien et l’encouragement des académies et dont quelques-unes ont été adoptées en faveur de la société de Berlin.

La meilleure, la plus efficace, celle qui, pendant longtemps, paraît avoir été la principale ressource de cette société, c’est le monopole des calendriers ou des almanachs de toute espèce, calendriers de la cour, de l’empire, de l’état, des églises, des postes, etc. Ce privilège que n’a plus, à ce que nous croyons, aujourd’hui l’académie de Berlin, appartient encore à l’académie de Saint-Pétersbourg, qui a le monopole de la publication des calendriers en russe, en français et en allemand. Leibniz eût aussi voulu que la société de Berlin publiât des annuaires populaires, des petits livres, des manuels de science usuelle, d’hygiène pratique, de petits bréviaires ou catéchismes de morale à cause du profit à en retirer. Plus tard elle devait avoir de Frédéric II le monopole des cartes géographiques et de la publication des lois civiles. Leibniz réussit encore à obtenir un privilège sur lequel il fondait de grandes espérances, qui furent entièrement déçues, celui de la culture des mûriers, de l’éducation de vers à soie, et même de la fabrication de la soie, dont l’académie, il est vrai, aurait revendu le privilège. Quoique le sol des environs de Berlin ne soit pas tout à fait rebelle à la culture des mûriers, quoiqu’on en ait d’abord beaucoup planté à Berlin, à Potsdam, dans les promenades et sur les grandes routes, l’entreprise ne réussit pas. Vainement Frédéric II s’occupa-t-il aussi plus tard de sériculture, vainement plus d’un poète se mit à l’œuvre pour chanter les vers à soie dans des poèmes ou des odes, les mûriers ne devaient pas enrichir l’académie de Berlin.

A défaut de la soie, Leibniz imagine un impôt sur la fabrication du papier, impôt qu’il cherche à justifier d’une manière toute sophistique par le rapport de cette fabrication avec l’avancement des sciences, usus chartœ ad litterarmn incrementa ob utriusque rei naturalem connexionem. N’est-ce pas au contraire en vertu de cette connexion même que le papier aurait dû trouver grâce devant Leibniz? Il nous semble encore plus mal inspiré en réclamant pour l’académie le privilège de la censure avec un droit sur la librairie et sur tous les articles d’instruction et d’éducation. Il va même jusqu’à solliciter pour elle un impôt sur les mauvais livres, par cette raison spécieuse que ce serait un moyen d’en diminuer le nombre. Le but est louable, mais comment faire le sûr discernement des livres qui devront payer ce singulier impôt? Comment concilier avec la liberté de la pensée les revenus de l’académie?

Mieux valaient encore diverses ventes et loteries dont il voulait aussi qu’elle obtînt l’autorisation, ainsi que les bénéfices d’un bureau des poids et mesures, non pas qu’il eût la pensée de les ramener à l’unité, comme plus tard l’assemblée constituante, mais seulement pour empêcher les fraudes. Voici enfin d’autres monopoles, plus ou moins bizarres, surtout dans les mains d’une académie, proposés et sollicités par Leibniz : les lombards ou monts-de-piété, le papier timbré, et, ce qui paraîtra plus extraordinaire, un bureau de pompes à incendie. L’académie, placée à la tête de ce service, aurait entretenu et fourni, moyennant certaines taxes, des seringues à feu, comme dit Leibniz, et « donné de bons ordres contre les incendies. » Mentionnons en dernier lieu un autre projet sur lequel il revient sans cesse, un Notiz-amt, c’est-à-dire un bureau d’adresses, de placemens et de renseignemens de toute sorte que les académies exploiteraient à leur profit.

Certes la pensée de Leibniz est en elle-même excellente. Que veut-il, moyennant ces impôts ou taxes à leur profit? Rien, sinon assurer aux académies, dans le seul intérêt de la science et de l’humanité, des biens en quelque sorte académiques, des revenus indépendans des caprices des princes et des ministres, des vicissitudes et de la pénurie des finances de l’état. Mais comment ce grand ami des lumières ne s’est-il pas aperçu que, parmi les privilèges ou monopoles qu’il réclame en leur faveur, tels que la censure, les taxes sur le papier ou sur les livres, même les mauvais, les uns tourneraient contre le but même des académies, tandis que d’autres, les loteries et bureaux de placemens, les monts-de-piété, seraient incompatibles, sinon avec leur profit, du moins avec leur dignité? Heureusement nous sommes aujourd’hui en un temps où l’avantage des sciences est plus généralement compris et où les états sont assez riches, même après de grandes guerres, pour assurer, s’ils le veulent bien, une dotation convenable aux lettres et aux sciences, sans transformer les académies en une agence fiscale ou un bureau de placement.


III.

Après les grands noms que nous venons de citer, il convient de parler encore de quelques plans ou projets de réformes académiques dont les auteurs n’ont pas la même autorité dans la philosophie et dans les lettres. Laissons de côté l’abbé Raguet, mais disons quelques mots de l’abbé de Saint-Pierre. Ce hardi et doux réformateur, qui a voulu réformer tant de choses, non pas toujours assurément sans raison, ni sans quelque juste pressentiment de ce que l’avenir devait réaliser, ne pouvait pas dans ses projets de réforme oublier les académies. A la différence de Bacon et même de Leibniz, il se préoccupe bien moins de l’avancement des sciences physiques que du perfectionnement de la politique et de la morale, qu’il ne sépare pas l’une de l’autre; il a beaucoup moins en vue les services qu’on peut en attendre au point de vue de l’utilité matérielle et pratique qu’au point de vue de l’utilité morale. Le plan de réforme académique qu’il propose est intitulé : « Projet pour rendre l’académie des bons écrivains plus utile à l’état[9]. » Rien pour atteindre ce but ne lui paraît de plus grande importance et de plus d’efficacité que les vies des grands hommes proposées par de bons écrivains comme des modèles à tous les citoyens. Écrire ces vies de manière à produire une impression salutaire sur les esprits, voilà quelle doit être, selon l’abbé de Saint-Pierre, la principale occupation de l’académie politique. Tel est le nom qu’il donne à son académie idéale, composée de toutes les académies de Paris. Le général Cavaignac entrait, sans le savoir, dans les vues de l’abbé de Saint-Pierre, lorsqu’en 1848 il demandait à l’Académie des sciences morales et politiques de petits traités pour éclairer et améliorer le peuple. A M. Mignet revient l’honneur d’avoir réalisé l’idéal de l’abbé de Saint-Pierre dans sa vie de Franklin. C’est à l’académie politique qu’appartient aussi la direction des théâtres pour les faire servir à l’augmentation du bonheur des citoyens. Voilà en gros ce qui, dans les idées de l’abbé de Saint-Pierre, peut avoir quelque rapport avec le sujet qui nous occupe. Ajoutons cependant, à l’honneur de ce penseur trop décrié, que ce même opuscule contient une distinction très nette entre les progrès des lumières et les progrès de la vertu, distinction qui a plus ou moins échappé, même de nos jours, à la plupart de ceux qui ont disserté sur le progrès moral.

Grâce à l’abbé de Saint-Pierre, la transition sera un peu moins brusque de Leibniz à Mercier, l’auteur de l’An deux mille quatre cent quarante. Mercier, comme l’abbé de Saint-Pierre, a ses projets de réforme académique dans lesquels il s’est surtout inspiré de la Nouvelle Atlantide. Dans son ouvrage, il y a deux chapitres curieux, l’un sur l’Académie française, l’autre sur le cabinet du roi, où l’on trouve plus d’une réminiscence de l’Institut de Salomon. L’Académie française telle qu’elle sera, d’après Mercier, dans l’avenir, c’est-à-dire en 2440, n’habitera plus le palais des rois, mais la colline qui domine Paris. Montmartre est tout d’abord métamorphosé par Mercier en une sorte de nouveau Parnasse. « Ce lieu auguste, dit-il, ombragé de toutes parts de bois vénérables, était consacré à la solitude. Une loi expresse défendait qu’on frappât l’air aux environs d’aucun bruit discordant. Les carrières de plâtre étaient taries. La terre avait enfanté de nouveaux lits de pierre pour servir de fondement à cet auguste asile. » Il y a aussi sur la colline de jolis ermitages séparés par des bosquets qui offrent d’agréables lieux de retraite et de méditation aux académiciens.

Non loin de ce séjour enchanté, il aperçoit un vaste temple qui le remplit d’admiration et de respect. Sur le frontispice, on lisait cette inscription : « Abrégé de l’univers. » Dans ce temple, palais animé de la nature, étaient renfermées toutes les productions qu’elle enfante avec profusion, mais avec l’ordre le plus savant et le plus méthodique. Il se composait de quatre ailes d’une étendue immense, au centre desquelles s’élevait un dôme, le plus vaste qui eût jamais frappé ses regards. Toutes les sortes d’animaux, de végétaux, de minéraux, étaient rangées le long de ces quatre ailes de telle sorte qu’on pouvait les apercevoir d’un seul coup d’œil. Dans la première, on voyait tous les végétaux, depuis le cèdre jusqu’à l’hysope ; dans la seconde, tous les animaux terrestres, depuis l’éléphant jusqu’au ciron; dans la troisième, tous les animaux ailés, depuis l’aigle jusqu’à la mouche; dans la quatrième, tous les poissons, depuis la baleine jusqu’au goujon. Au milieu du dôme étaient les jeux de la nature, les monstres de toute espèce, les productions bizarres. Sur les côtés étaient disposés de grands morceaux de roche arrachés aux mines et représentant, pour ainsi dire, les produits des laboratoires de la nature. En outre on avait observé, dans l’arrangement des animaux et des plantes, les gradations suivies par la nature elle-même, de telle sorte que l’œil embrassait sans effort toute la marche des êtres. « L’échelle des êtres, dit Mercier, recevait ainsi la marque de l’évidence. On voyait distinctement que les espèces se touchent, se fondent pour ainsi dire, l’une dans l’autre. » Cette méthode de classification proposée par Mercier mérite d’être remarquée; c’est le rêve d’une démonstration par les yeux du darwinisme bien avant Darwin et même avant Lamarck. Comme dans la Nouvelle Atlantide, il y a des ermites qui habitent, pour herboriser, dans le fond des forêts ou, sur le sommet des montagnes, pour observer les météores et les astres. On a formé des cataractes ou torrens artificiels pour produire les effets les plus puissans. Enfin il y a aussi de vastes ménageries pour toute sorte d’animaux, des cabinets d’optique, d’acoustique, de mathématiques avec la plus grande variété d’instrumens et de machines. Tout cela est pris à Bacon, quoique Mercier ne le nomme pas. Ce qui lui appartient en propre, c’est cette idée de la classification des êtres, dans ce merveilleux musée, d’après la loi de continuité ; ce qui lui appartient encore, mais qui est beaucoup moins sérieux, c’est la transformation du Montmartre en un autre Parnasse, et, ce qui est plus admirable, la transformation des carrières de plâtre en lits de pierre enfantés par la terre, enfantement des plus désirables sans doute, pour la construction d’édifices, quels qu’ils soient, religieux ou académiques, destinés à prendre la place des moulins à vent sur la colline parisienne.

Terminons en citant Condorcet, qui tient le premier rang en France parmi les partisans et les admirateurs des grandes vues académiques de Bacon, de même que Macaulay en Angleterre. Voici le fidèle et brillant résumé qu’il a donné de la Nouvelle Atlantide dans un fragment à la suite de son Esquisse des progrès de l’esprit humain : « Le plan de Bacon embrasse toutes les parties des connaissances humaines ; une foule d’observateurs parcourent sans cesse le globe pour connaître les animaux qui l’habitent, les végétaux qu’il nourrit, les substances répandues sur sa surface et les substances qu’il enferme dans son sein, pour en étudier la forme extérieure et l’organisation. Ils cherchent à reconnaître les monumens et les preuves des anciens bouleversemens de la terre, à saisir les traces de ces révolutions paisibles dont la main lente du temps conduit la marche insensible ; d’autres hommes, fixés dans les diverses régions, y suivent avec une exactitude journalière les phénomènes du ciel et ceux de l’atmosphère terrestre. De vastes édifices sont consacrés à ces expériences qui, forçant la nature à nous montrer ce que le cours de ses opérations ordinaires cacherait à nos regards, lui arrache le secret de ses lois On ne se borne point aux essais dont quelques heures et quelques mois peuvent constater la réussite ; on sait employer ce moyen si puissant que la nature semblait s’être réservé à elle seule, le temps; et des résultats qui ne doivent éclore que pour des générations éloignées se préparent en silence ; on y embrasse tout ce qui doit éclairer l’homme et tout ce qui peut le conserver ou le servir. Là tous les appareils, tous les instrumens, toutes les machines, par lesquels nous avons su ajouter à nos sens ou à notre intelligence, se réunissent pour l’instruction du philosophe, comme pour celle de l’artiste. L’amour de la vérité y rassemble les hommes que le sacrifice des passions communes a rendus dignes d’elle, et les nations éclairées, connaissant tout ce qu’elle peut pour le bonheur de l’espèce humaine, y prodiguent au génie les moyens de déployer ses forces. » Condorcet termine en disant que c’est là un rêve que les progrès rapides des sociétés et des lumières donnent aujourd’hui l’espoir de voir réaliser par les générations prochaines et peut-être commencer par nous-mêmes !

Telles ont été, depuis Bacon, et en partie sous l’influence de la Nouvelle Atlantide, les principales vues ou, si l’on veut, les utopies académiques des plus grands esprits ou de penseurs hardis et ingénieux du XVIIe et du XVIIIe siècle. Sans doute, comme nous l’avons déjà dit, par la formation même de grandes académies dans toutes les capitales des pays les plus civilisés de l’Europe et de l’Amérique, une partie de leurs vœux a été réalisée ; mais, quant aux moyens d’action dont elles devraient être pourvues pour étendre plus au loin les conquêtes de la science, quant à ces ressources pour les expériences dont Bacon veut que l’Institut de Salomon soit si largement doté, quant à ce théâtre de l’art et de la nature, à cet abrégé de la nature qu’elles devraient avoir sous les yeux et sous les mains, d’après Leibniz, combien les mieux partagées ne sont-elles pas dépourvues et combien sont loin encore d’être réalisées les espérances et les prophéties de Condorcet !

Nous n’avons pas la prétention de marquer exactement ce qu’il faut prendre ou laisser dans l’Institut de Salomon ou même dans le théâtre de l’art et de la nature de Leibniz, ni de déterminer jusqu’où devrait s’étendre le budget d’une grande académie, pour les expériences, pour les recherches de tout genre, pour les missions scientifiques qui devraient être exclusivement de son domaine, pour les publications, quoiqu’il semble que l’excès, s’il y en a, soit ici plutôt à désirer qu’à craindre. Mais tout le monde sans doute sera tristement surpris d’apprendre qu’au budget de notre Académie des sciences ne figure qu’une somme de 8,500 francs « pour achat d’instrumens, de machines, pour expériences et pour frais d’impressions. » Non-seulement elle ne peut pas faire de grandes et coûteuses expériences, auxquelles seraient conviés les savans des pays étrangers, mais elle ne peut disposer de quelques centaines de francs pour faire ou pour reproduire et contrôler les expériences les plus utiles, les plus intéressantes au point de vue de l’industrie ou de la science. Elle devrait même renoncer à continuer ses comptes-rendus et ses publications, dont l’intérêt est si grand pour le monde savant tout entier, mais dont les frais vont en croissant, si elle n’avait réussi, non sans quelque peine, à se faire accorder deux secours, l’un de 10,000, l’autre de 15,000 francs, en 1877 et en 1878. Mais elle n’a pu encore obtenir une augmentation fixe, quoique cette augmentation soit indispensable pour la continuation de ses travaux[10].

Nous insistons sur cette pénurie des ressources de l’Académie des sciences, sur l’impuissance où elle est de faire par elle-même ce qui importerait le plus pour la vérification de telle ou telle loi, pour telle ou telle découverte, parce que cette pénurie et cette impuissance, disons le mot, cette détresse, est plus sensiblement préjudiciable au progrès non-seulement des grandes vérités scientifiques, mais des applications les plus utiles. Si les autres classes de l’Institut, à cause de la nature de leurs travaux, ne paraissent pas aussi dénuées, elles sont loin d’avoir, elles aussi, tout ce dont elles auraient besoin pour les recherches, les encouragemens et les récompenses, pour les missions qui sont de leur domaine et pour leurs diverses publications, plus ou moins en retard et languissantes faute de fonds. D’après quelques comparaisons que nous avons pu faire, nous avons tout lieu de penser qu’au point de vue de tous les moyens d’action dans la sphère des sciences et dans celle des lettres, l’Institut de France est plus pauvrement doté, non-seulement que la Société de Londres, mais que la plupart des grandes académies de l’Europe. Ses ressources sont moindres, toutes proportions gardées, qu’au XVIIIe siècle. Non-seulement l’argent lui manque, mais aussi la place pour faire une expérience ou même pour loger une machine de quelque volume. Les quelques instrumens que l’Académie des sciences possédait autrefois ont dû être en grande partie transportés au Conservatoire des arts et métiers. Un des membres de l’Académie des sciences avait eu jusqu’à présent le titre de conservateur des machines. A la mort de M. Becquerel, qui l’a porté le dernier, l’Académie n’a pas jugé, croyons-nous, devoir faire passer à un autre ce titre « impropre et fastueux, » pour me servir des expressions que Fontenelle applique à celui de trésorier qu’avait un de ses membres au XVIIIe siècle.

Pourquoi donc l’Institut de France ne se ressentirait-il pas davantage de la faveur universelle qui s’attache aujourd’hui au progrès des lumières? N’est-ce donc pas jusqu’à lui qu’il faut remonter pour en trouver la source première comme aussi le plus puissant encouragement? Rien sans doute de plus louable que les sacrifices faits par l’état pour doter et installer d’une manière plus convenable, dans toute la France, les établissemens d’enseignement supérieur. Mais l’Institut n’est-il donc pas comme le couronnement de l’enseignement supérieur? N’est-il pas avec lui en un rapport intime, constant et pour ainsi dire immédiat? Rien ne se fait à l’Institut qui n’ait un prompt retentissement dans les chaires de l’enseignement supérieur et ne serve à les alimenter.

Sans élever nos demandes ou même nos désirs à la hauteur de la parfaite académie rêvée par Bacon, nous voudrions cependant qu’il nous fût donné d’en approcher davantage; nous voudrions qu’au lieu de chercher à diminuer l’autorité et l’influence de l’Institut, dans son domaine purement scientifique, on eût partout la bonne et sincère volonté de les étendre et de les agrandir pour le plus grand bien des sciences et des lettres, qui, toutes les rivalités mises à part, devrait l’emporter de beaucoup sur la crainte de diminuer l’importance de telle ou telle division ou même de telle ou telle direction d’un ministère quelconque.

Si, conformément à notre désir, on plaçait sous le patronage de l’Institut, comme le voulait Humphry Davy pour la Société de Londres, toutes les institutions scientifiques ou littéraires qui naturellement en dépendent; si, au lieu d’éparpiller entre différentes mains, plus ou moins autorisées, les fonds d’encouragement pour les sciences et les lettres, on les concentrait entre les siennes; si enfin, au lieu de travailler à en détacher les académies de province, on les laissait se tourner vers lui, comme vers leur centre naturel, suivant le plan que nous avons exposé, nous serions encore bien loin sans doute d’avoir réalisé les vues de Bacon et de Leibniz sur une parfaite académie, mais du moins le premier corps savant de France serait-il un peu moins dépourvu de l’autorité, de l’influence, des ressources, des moyens d’action que réclame l’accomplissement de sa grande mission.

Mettons encore une fois, en terminant, ce vœu d’une plus grande largesse envers les sciences et les académies sous le patronage des philosophes dont nous avons invoqué l’autorité. Selon Bacon, les dépenses pour les sciences sont des œuvres vraiment royales, opera vere basilica. Selon Descartes, « les inventions des sciences sont d’un si haut prix qu’elles ne peuvent être payées ce qu’elles valent avec de l’argent. » Selon Leibniz, « la moindre des découvertes acquiert un prix infini par cela seul qu’elles sont de toutes les nations et de tous les pays. » Disons enfin avec Réaumur, dans un remarquable rapport sur l’insuffisance du fonds des expériences : « L’Académie ne serait peut-être pas un an ou deux à dédommager le royaume. Une seule découverte suffirait. »


FRANCISQUE BOUILLIER.

  1. Voyez la Revue du 1er janvier et du 15 avril.
  2. Vie de Descartes, liv. VII, chap. XX.
  3. La Nouvelle Atlantide traduite en français et continuée avec des réflexions sur l’institution et les occupations de l’Académie française, de celle des sciences et de celle des inscriptions, par R. — Paris, 1702.
  4. Essais politiques et philosophiques, trad. de M. Guillaume Guizot.
  5. La Société royale de Londres se compose aujourd’hui de 700 membres, dont chacun paie un droit d’entrée de dix livres sterling et une cotisation annuelle de quatre livres. En outre elle reçoit une somme annuelle de mille livres votée par le parlement, sur la proposition de John Russell. Il faut ajouter les donations particulières qui sont plus nombreuses qu’en France.
  6. « Le protecteur était bien choisi, car saint Thomas, dans un autre siècle et dans d’autres circonstances, est un Descartes. » Fontenelle.
  7. Discours touchant la méthode de la certitude. Édit. Erdmann, p. 173.
  8. Voir le 7e volume de l’édition des Œuvres de Leibniz par Foucher de Careil. Ce volume est tout entier consacré à l’œuvre académique de Leibniz.
  9. Voir ce projet dans le 4e volume de ses Œuvres, 17 vol. in-12, Rotterdam, 1733.
  10. Nous devons dire, à l’honneur de M. Bardoux, qu’une augmentation fixe de 15,000 francs est enfin portée au budget de 1878.