Une seconde mère/06

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Librairie Hachette (p. 61-76).


« Buisson, mon ami, il nous faudrait un plat de poisson. »

VI

Friture manquée.


Un vendredi, comme on finissait de déjeuner, M. de Brides dit à Joseph d’aller chercher le père Buisson.

Celui-ci arriva peu après. Il avait une tête énergique, les cheveux coupés en brosse, la moustache grise retombant de chaque côté de son visage bronzé, vrai type de vieux militaire.

M. de Brides.

Buisson, mon ami, la cuisinière n’a pas pu trouver de poisson, ce matin, au marché et nous avons dû nous contenter de déjeuner avec des œufs et des légumes, ce qui n’est pas très confortable pour un jour maigre. Il nous faudrait un plat de poisson pour ce soir. Cependant, comme j’ai besoin de vous pour aller tirer des lapins, je ne puis vous envoyer à la pêche. Faites-moi donc le plaisir de placer simplement, dans la rivière, la bouteille aux vérons, cela nous fera toujours une petite friture.

Buisson.

C’est bien facile, Monsieur.

M. de Brides

Moi, je pars immédiatement ; quand vous aurez fini, vous viendrez me rejoindre, avec votre fusil, au bois de la Fosse au loup. Vous, Joseph, préparez ma valise, je prendrai à dix heures, ce soir, le train pour Paris. Et vous, les enfants, travaillez bien… si c’est possible !

Les petits de Brides sortirent de table et s’amusèrent, sur la pelouse, à poursuivre les papillons avec leurs filets. En tenaient-ils un captif, ils lui rendaient avec joie la liberté, afin de suivre en l’air son vol capricieux. Ils trouvaient très amusant de courir après, de les attraper, mais il leur paraissait cruel de s’emparer de ces jolies petites bêtes ailées, si vives, si brillantes et qui ont l’air de jouer à cache-cache en se poursuivant de fleur en fleur. Pourquoi les prendre, les faire souffrir et les piquer dans une collection ?

Au bout d’une heure, Gina fut fatiguée de courir.

Gina.

Si nous allions travailler un peu, veux-tu, Jacques ? Nous jouerions encore après.

Celui-ci y consentant d’assez bonne grâce, ils rentrèrent donc à la maison et montèrent dans la salle d’étude. L’un se mit à décliner le « Rosa, la Rose » (il n’était pas très avancé en latin, l’ami Jacques), tandis que l’autre s’appliquait courageusement à apprendre ses sous-préfectures.

Au bout de vingt minutes, Jacques releva le nez et vit Gina qui cherchait à situer, sur la carte muette, les sous-préfectures du département du Nord.

Elle se répétait : « Le Nord, chef-lieu Lille ; sous-préfectures : Avesnes, Cambrai, Douai, Dunkerque, Hazebrouck, Valenciennes ».

Gina.

Dieu ! qu’il est assommant, ce département du Nord, avec ses six sous-préfectures, si difficiles à prononcer !… Hazebrouck, Hazebrouck, est-ce que c’est un nom, ça ?

Jacques.

Écoute, Gina, laisse Hazebrouck tranquille. Il fait un temps superbe, si nous allions faire un tour ? Nous finirions nos devoirs plus tard, lorsqu’il ne fera plus clair et que Lison allumera la lampe.

Gina regarda par la fenêtre, il faisait si beau quelle ne put résister à la tentation. Elle planta là sa géographie et sa carte muette, alla décrocher son chapeau de paille dont elle se coiffa en hâte, et courut rejoindre Jacques qui avait vite dégringolé l’escalier et l’attendait dehors.

Jacques.

Si nous allions du côté de la rivière, pour voir s’il y a déjà des poissons dans la bouteille que Buisson y a posée tout à l’heure ?

Gina.

Oh ! oui, quelle bonne idée !

Ils coururent du côté du lavoir où, en général, les vérons abondaient et où le garde avait placé la bouteille.

Jacques, se penchant au-dessus de l’eau.

On ne voit pas s’il y a des poissons de pris.

Gina.

Oui, c’est bien ennuyeux.

Jacques.

Si nous tirions la bouteille hors de l’eau, ce serait la meilleure façon de savoir s’il y a quelque chose dedans.

Gina.

Oh ! non, tu sais bien que papa a défendu qu’on touche aux lignes tendues par le père Buisson.

Jacques.

Ce n’est pas la même chose, Gina, une bouteille n’est pas une ligne, voyons !

Et, sans écouter davantage sa petite sœur, il tira avec précaution la ficelle, au bout de laquelle se trouvait suspendue la bouteille, sorte de bocal ouvert par les deux bouts et formant piège à l’intérieur. On mettait dedans de la mie de pain, pour attirer les petits poissons gourmands qui, une fois entrés, n’en pouvaient plus sortir.

Gina, regardant à travers le verre.

Mais il y en a une quantité de vérons.


En effet, une multitude de petits poissons, pas plus longs que le doigt, grouillaient déjà dans le bocal.

Jacques, regardant à son tour.

Plus de trente, je parie. À présent, remettons vite la bouteille à sa place. Lorsque Buisson passera, à la fin de la journée, il en trouvera bien davantage encore.


Jacques saisit la corde et voulut laisser glisser la bouteille au fond de l’eau. Mais celle-ci était lourde ; par malheur, elle heurta une pierre, se cassa en deux, et les petits poissons se sauvèrent en frétillant, emportant joyeusement, au loin, les miettes de pain éparses autour d’eux.

Jacques et Gina se regardèrent consternés !

Jacques.

Mon Dieu ! qu’est-ce que papa va dire ?

Gina.

Oh ! oui, comment allons-nous faire ? Ne pourrions-nous pas la recoller, cette bouteille ? tu sais, Jacques, avec la colle de Joseph ? elle colle, dit-il, même le fer.

Jacques.

L’eau détremperait la colle, tu comprends, ça ne tiendrait pas.

Gina.

Alors nous serons grondés, c’est sûr.

Jacques.

Il y aurait peut-être un moyen : nous pourrions nous déchausser, entrer dans l’eau, nous en aurions seulement jusqu’au mollet, et nous rapprocherions l’un contre l’autre les deux morceaux de la bouteille. Quand Buisson viendrait, il tirerait sur la ficelle…

Gina.

Mais les deux morceaux se sépareraient, alors.

Jacques.

Justement, et il croirait que c’est lui qui a cassé la bouteille.

Puis, honteux tout à coup d’une telle pensée, Jacques rougit et dit très vite :

« Oh ! non, ce serait déloyal ! ce serait trop vilain, il ne faut pas faire ça, le pauvre Buisson se désolerait et pourrait être grondé à notre place. »

Gina.

Tu as raison. Jacques, il ne faut pas faire ça. Il vaut encore mieux tout avouer à papa.


Heureusement, Jacques n’est jamais à court d’idées.

Jacques.

Si nous allions, à la maison, prendre les petits filets avec lesquels nous pêchions des crevettes, l’année dernière, au bord de la mer ? Nous en prenions des masses, tu te le rappelles ? Nous prendrions aussi bien des masses de vérons. L’important, c’est qu’il y ait une friture, ce soir. Tout est là. Nous raconterons l’accident au père Buisson, et le brave homme, bien sûr, ne nous trahira pas de peur de nous faire gronder.

Gina.

Bravo, Jacques, bravo ! nous voilà sauvés ! Courons vite au château prendre nos filets !


Ils allèrent au galop les chercher et revinrent avec, quelques minutes après.

Ils se déchaussèrent, entrèrent dans l’eau et se mirent à pêcher. Ils poursuivaient les petits poissons à droite, à gauche ; croyaient-ils en tenir un, vite ils relevaient leur pêchette, mais, houp ! le petit poisson sautait et la pêchette restait vide. Ils s’acharnèrent ainsi longtemps, mais toujours sans succès. Le soleil descendit à l’horizon et se coucha sans que les enfants s’aperçussent que le jour baissait. Tout à coup, ils entendirent Lison, au loin, qui les appelait.

Jacques, à Gina.

Vite, rechaussons-nous, courons, et rentrons sans qu’on nous voie.

Lison, toujours au loin.

Mais que faites-vous donc ?

Jacques, criant très fort.

Voilà, voilà, nous arrivons ; (à Gina) : cachons nos pêchettes sous la paille du lavoir et courons, il ne faut pas qu’on se doute de notre aventure.

Ils retrouvèrent Lison debout devant le château.

Lison.

Pourquoi êtes-vous si en retard ? Votre papa est déjà rentré et a demandé après vous. Sûrement, il se fâchera si vous n’êtes pas prêts pour le dîner. Ah ! mon Dieu ! vous êtes tout mouillés, seriez-vous tombés à l’eau, par hasard ?


Jacques et Gina se regardèrent d’un air si piteux que Lison, tout aussitôt, eut le soupçon de quelque nouveau méfait et devina en partie la vérité.

Lison.

Vous êtes entrés dans la rivière, je parie.


Les enfants avaient l’air de plus en plus confus. Lison, se sentant presque aussi en faute qu’eux, à cause de son manque habituel de surveillance, haussa les épaules et n’insista pas. Elle se hâta de leur passer des vêtements secs pour le dîner. Gina avait les jambes gelées et Lison dut lui mettre, pour la réchauffer, de longs bas de laine, à la place des chaussettes que la petite fille avait l’habitude de porter.

Un quart d’heure plus tard, le frère et la sœur entraient dans la salle à manger.

M. de Brides.

Allons, les enfants, dépêchons-nous, on n’est pas en avance. Mon déjeuner maigre est au fond de mes talons et j’ai une faim de loup.


Ils s’acharnèrent ainsi longtemps.

Les enfants se regardèrent avec inquiétude. On se mit à table. Un potage Julienne fut servi, auquel succédèrent des œufs à l’aurore.

M. de Brides.

Tu ne manges pas, Gina ?

Gina.

Papa, je n’ai pas très faim.

— Tu n’es pas malade, j’espère ? dit M. de Brides étonné de la trouver trop rouge.

Gina.

Pas le moins du monde, papa.


Au même instant, Jacques éternua, une fois, deux fois, trois fois…

M. de Brides.

Ah ! ça, qu’est-ce que cela veut dire ? Es-tu enrhumé, toi, Jacques ?

— Mais non, papa, fit Jacques, en essayant de retenir un quatrième éternuement qui, soudain, éclata comme une bombe.

M. de Brides.

Mais si, tu t’enrhumes, mon enfant, n’as-tu pas froid ?

Jacques.

Du tout, papa.

On venait de poser sur la table un plat d’artichauts à la barigoule.

M. de Brides.

Vous vous trompez, Joseph, allez chercher la friture, vous servirez les légumes ensuite.

Les enfants frémirent pendant que Joseph descendait à la cuisine. II revint, au bout d’une seconde.

Joseph.

Mais il n’y a pas de friture, monsieur.

M. de Brides.

Pas de friture, c’est étrange : le père Buisson aurait-il oublié, par hasard ?

Deux sanglots éclatèrent alors simultanément. Jacques cacha prudemment ses oreilles avec ses mains, dans la crainte que son papa ne les lui tirât comme l’autre jour et dit courageusement : « Ce n’est pas la faute, du père Buisson, papa, c’est moi qui ai cassé la bout… »

Gina, lui coupant la parole.

C’est nous qui avons cassé la bouteille.

Jacques.

Papa, n’écoutez pas Gina, qui n’y est pour rien. Elle ne voulait pas toucher à la bouteille, c’est moi seul qui ai fait le malheur.

M. de Brides, surpris.

Quoi ? Quelle bouteille ? Ah ! la bouteille aux vérons, c’est ça que tu veux dire ?

Jacques.

Oui, papa.


M. de Brides le regarda sans colère, puis après un moment de silence : « C’est bien, Jacques, dit-il, tu as bravement avoué ta faute, je te la pardonne. Si tu avais essayé de la dissimuler ou de mentir, je t’aurais puni sévèrement pour m’avoir désobéi… Allons, coquin d’enfant, viens m’embrasser et ne t’avise plus, à l’avenir, de faire encore le touche à tout. »

Jacques, heureux d’en être quitte à si bon compte, sauta au cou de son père. Gina, joyeuse, en fit autant et murmura tout bas à l’oreille de celui-ci : « Vous êtes gentil tout plein, mon petit papa, et je vous aime bien fort.

— Petite enjôleuse, » lui répondit M. de Brides, en la serrant tendrement dans ses bras.

Joseph qui, pendant ce temps, était redescendu à la cuisine, reparut, un nouveau plat à la main.

Joseph.

Suzanne n’ayant pas de friture a fait, à la place, du macaroni au parmesan, puis il y a, comme entremets, un pudding au rhum comme ceux que Monsieur aime.

M. de Brides, satisfait.

Ah ! parfait ! avec cela nous ne risquons pas de mourir de faim, ce soir.


Et le dîner s’acheva plus gaiement qu’il n’avait commencé.

Quelques heures plus tard, M. de Brides prenait le train pour Paris.