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Une seconde mère/13

La bibliothèque libre.
Librairie Hachette (p. 143-158).


Ils couraient au-devant de la baronne.

XIII

À la Saulaie.


Mme de Hautmanoir et ses petits-enfants arrivèrent à la Saulaie par un de ces temps superbes dont on jouit souvent pendant ce qu’on appelle l’été de la Saint-Martin, derniers adieux des beaux jours avant l’entrée de l’hiver.

Le château, vaste demeure normande, très confortable, était situé au milieu d’un grand parc, qui contenait un étang ombragé de saules pleureurs aux longues chevelures qui trempaient dans l’eau, d’où le nom de Saulaie donné à l’endroit.

Mme de Hautmanoir installa ses petits-enfants à côté d’elle : Gina dans une jolie chambre tendue de bleu, Jacques dans la chambre rouge, de l’autre côté de la sienne.

La vieille dame était la bienfaitrice du pays, qui ne pouvait jamais se passer longtemps de sa présence. C’est elle qui entretenait l’hospice, dirigé par des sœurs de charité ; l’ouvroir, l’école, et, pour les nouveau-nés, la crèche.

Les enfants, même les plus petits, ne se laissaient pas intimider par sa haute taille, son grand nez et sa grosse canne noire. La plupart d’entre eux étaient ses filleuls : la voyaient-ils arriver, ils couraient à la rencontre de « baronne marraine », ainsi qu’ils l’appelaient.

Jacques et sa sœur accompagnaient leur grand’mère dans ses visites de charité.

Bientôt l’on vit Gina délaisser sa poupée, Javotte, pour s’occuper de l’habillement des petits pauvres, ce qui était bien plus intéressant.

Lison lui avait préparé des patrons de mousseline, à l’aide desquels la fillette taillait elle-même les robes et les petits vêtements de ses protégés qu’elle cousait à sa machine. Bientôt cette occupation la passionna.

« Oh ! grand’mère, mendiait-elle, donnez-moi, je vous en supplie, ce joli ruban bleu pour orner ma petite brassière… »

« Oh ! grand’mère, encore ce petit bout de dentelle, il fera si bien au bord de ce bonnet. »

Et c’était une joie ensuite de distribuer tous ces objets, confectionnés par elle, aux petits malheureux dont les yeux brillaient de bonheur à la vue de tous ces trésors.

Jacques avait repris ses études sous la direction de l’instituteur de la Saulaie, jeune homme fort bien élevé et parfaitement instruit, qui, une fois sa classe faite aux petits garçons du village, disposait de quelques heures de liberté. Il donnait un grand intérêt à ses leçons, et Jacques, stimulé par ses conseils, fit des progrès assez rapides.

M. de Brides, venu passer quelques jours à la Saulaie, en fut tout surpris.

Mme de Hautmanoir, à son gendre.

Vous le voyez, Gérard, tout marche à souhait. Depuis que je suis ici, je n’ai pas eu le plus petit reproche à leur adresser, ni à l’un ni à l’autre. Ah ! si je pouvais toujours les surveiller ainsi.

Mais, elle le savait bien, M. de Brides n’eût pas consenti à se séparer indéfiniment de ses enfants et la situation ne pouvait être que transitoire.

L’hiver se passa sans incidents notables. Gina avait complètement repris ses forces, et Jacques continuait à donner toute satisfaction par sa conduite. Mme de Hautmanoir jugea qu’il convenait de les récompenser : « Si vous continuez à être sages, leur dit-elle un jour, je vous promets une belle surprise, aussitôt que le froid aura cessé et que le beau temps sera revenu. »

Jacques et Gina, très intrigués.

Une surprise, grand’mère ! mais quoi donc ?

Mme de Hautmanoir, souriant.

Ah ! si je vous le disais, ce ne serait plus une surprise. Vous verrez cela, fiez-vous-en à moi.

Sur la foi de cette parole qui piquait au vif leur curiosité, les enfants redoublèrent donc de sagesse.

Le printemps arriva de bonne heure, couvrant la terre de mille jolies fleurs qui donnaient au jardin comme un air de fête. L’atmosphère était embaumée, la température douce et tiède.

Un soir, comme Jacques et Gina allaient se coucher, Mme de Hautmanoir les retint un instant.

Mme de Hautmanoir.

Je vous ai promis une récompense. À présent que vous l’avez méritée, à moi de m’exécuter. J’ai commandé une automobile chez le loueur du pays. Elle sera ici demain matin à neuf heures, tenez-vous prêts bien exactement à vous mettre en route…

Jacques et Gina, impatients.

Pour aller où, grand’mère ? pour aller où ?

Mme de Hautmanoir

Taisez-vous, ou je n’ajoute plus rien.

Les enfants ne soufflèrent mot.

Mme de Hautmanoir

Nous irons au Mont Saint-Michel que nous visiterons en détail. Nous y passerons la nuit, afin d’y voir le lever du soleil ainsi que le Mont à marée haute, ce qui est un spectacle unique en son genre. Puis nous reviendrons ici, tranquillement, dans notre auto. Ça va-t-il ?


Fous de joie, les enfants battirent des mains et sautèrent au cou de leur grand’mère. « Merci, grand’mère, merci, grand’mère, quelle bonne idée ! comme ce sera amusant !… » Mme de Hautmanoir faillit être étouffée sous l’impétuosité de leurs embrassements.

Le lendemain, à l’heure dite, Mme de Hautmanoir et ses petits-enfants montèrent en automobile par un temps légèrement brumeux : « Pourvu qu’il ne pleuve pas », disait la grand’mère un peu inquiète…

On chargea les valises, les manteaux, les couvertures, et en route pour le Mont Saint-Michel.


Pendant un assez long temps, on roula, à une vive allure, sur des routes faciles, la conversation s’établit entre les voyageurs.

Mme de Hautmanoir.

Puisque nous allons rendre visite à saint Michel, il convient, me semble-t-il, que nous parlions un peu de ce pur esprit, n’est-il pas vrai ?

Jacques.

C’est bien juste, d’autant plus qu’il est notre patron.

Gina.

Comment, notre patron ?

Mme de Hautmanoir.

Jacques a raison, il est, en effet, un des plus illustres patrons de notre pays, de la France.

Et toi, ma Ginette, que sais-tu sur saint Michel ?

Gina.

Saint Michel était un ange…

Jacques.

Un archange, veux-tu dire, il est le chef, le commandant de tous les anges.

Mme de Hautmanoir.

L’Église, dans l’office de sa fête qu’on célèbre le 29 septembre, l’appelle même : « Le prince des armées célestes ». (À Gina) : Continue, ma bonne fille.

Gina.

L’archange saint Michel est celui qui terrassa Lucifer, le chef des mauvais anges révoltés contre Dieu dans le ciel, et qui le précipita avec eux dans l’enfer.

Jacques.

Il est représenté armé d’une lance et d’un bouclier, foulant aux pieds le démon qui se tord en rugissant.

Mme de Hautmanoir.

Eh ! mon Dieu, oui, et la lutte dure toujours, hélas ! Éternel combat entre le Bien et le Mal.


On arrivait alors à une plaine de sable immense, terminée au loin par une ligne sombre : l’Océan. Au même moment, comme par un coup de baguette magique, le soleil déchira le voile de brouillard qui cachait le paysage, et le Mont apparut éclairé, superbe, comme dans un rayonnement de gloire. Cela fut si imprévu, si subit, et si magnifique en même temps, que nos trois voyageurs émerveillés poussèrent des cris d’admiration.

Mme de Hautmanoir.

Vraiment, saint Michel nous a préparé là un beau coup de théâtre.

L’automobile, qui s’était engagée dans les sables, avait dû ralentir considérablement son allure. On avançait même avec peine.


Fous de joie les enfants battirent des mains.

Jacques.

Comme on enfonce !

Mme de Hautmanoir.

Là encore ça va bien, ce n’est pas dangereux, mais, beaucoup plus loin, dans les parages du Mont, se trouvent ce qu’on appelle les sables mouvants. Des cours d’eau passent sous le sol et se déplacent sans qu’on puisse s’en apercevoir. Si l’on a le malheur de s’aventurer dans ces endroits-là, on enfonce : les genoux, la taille, les épaules, la tête, tout le corps y passe, c’est ce qu’on appelle l’enlizement. Bien des gens, raconte-t-on, y ont trouvé la mort. Et c’est une mort terrible, comme vous voyez.

Jacques.

On dirait que la mer est venue jusqu’où nous sommes.

Mme de Hautmanoir.

En effet, elle a recouvert toute cette partie, dans des temps très anciens, puis elle a perdu du terrain, et, le plus curieux, c’est qu’avant ces temps, pourtant déjà bien reculés, d’immenses forêts occupaient ces étendues.

Jacques et Gina, surpris.

Des forêts ?

Mme de Hautmanoir.

Parfaitement. Avant que saint Michel eût choisi ce Mont pour demeure, des ermites étaient venus se réfugier au fond de ces bois, afin de fuir le monde et de prier Dieu dans le silence et la solitude.

Jacques.

Et il y avait des animaux dans ces forêts ?

Mme de Hautmanoir.

Une quantité de bêtes fauves, paraît-il, des loups, en particulier. Un jour, l’un d’eux mangea l’âne d’un charitable curé des environs qui portait quelques provisions aux ermites. Le curé, très embarrassé, invoqua le Tout-Puissant qui lui inspira de mettre, sur le dos du loup, la charge de l’âne. Le loup se laissa faire et, désormais, rendit au bon curé les mêmes services que le pauvre baudet qu’il avait si méchamment dévoré.

Jacques et Gina.

Oh ! grand’mère, encore une histoire ? En connaissez-vous d’autres, sur cet endroit-ci ?

Mme de Hautmanoir.

Oui, je sais une légende qui est bien jolie. Les forets disparurent donc un jour, voici comment : La mer se déchaîna, des trombes d’eau s’abattirent sur le pays, un vrai déluge : c’est ce qu’on appelle le déluge breton.

Les habitants se sauvaient terrifiés. Un pasteur nommé Amel et sa femme, Penhor, ne purent courir assez vite, parce qu’ils avaient avec eux leur petit garçon, Raoul. Celui-ci portait une robe bleue, couleur de la sainte Vierge, car il lui était voué. Le pauvre Amel avait de l’eau jusqu’aux genoux, et l’eau montait toujours. Il dit à Penhor : « Ma femme, prends Raoul dans tes bras et mets-toi sur mes épaules, peut-être serez-vous sauvés par quelque âme charitable. »

Penhor obéit, mais l’eau continua à monter et Amel à enfoncer. Bientôt Penhor sentit, à son tour, qu’elle était en péril de mort. Elle éleva l’enfant au-dessus de sa tête et disparut comme Amel. Mais l’eau finit par atteindre Raoul et lui aussi enfonça…

Jacques et Gina, pris de pitié.

Alors, il a été noyé, le pauvre petit Raoul ?

Mme de Hautmanoir.

Patience. Pendant que ceci se passait sur la grève, l’eau avait envahi l’église de la paroisse et atteint la niche où était la statue de la sainte Vierge, si bien que la Mère de Dieu dut s’enfuir précipitamment pour n’être pas submergée. Elle remontait au ciel, lorsqu’elle aperçut, au ras des flots, des cheveux d’enfant : une boucle blonde, et un pan de robe bleue : « Voilà un petit qui est à moi, dit-elle, en voyant l’étoffe couleur d’azur. Je vais l’emporter. »

Et Notre-Dame saisit la boucle blonde sans faire de mal à l’enfant, car cette bonne Mère a la main douce. Elle essaya vainement de le soulever ; « Mais, comme il est lourd, ce petit », murmura-t-elle très étonnée. Il fallut y mettre les deux mains. Lorsqu’elle vit l’enfant, la mère et le père qui formaient, ensemble, comme une chaîne d’amour, elle comprit enfin pourquoi ce petit Raoul était si lourd. Et vous pensez bien, mes enfants, qu’elle ne sépara pas les membres de cette famille, qui restèrent unis jusque dans le ciel.

C’est en devisant ainsi que l’on arriva sur une digue construite au travers de la baie, pour relier l’îlot du Mont à la terre ferme.

La mer était basse, cela va sans dire, autrement l’on n’eût pu y aborder en voiture : l’auto s’arrêta à l’extrémité de la digue, d’où nos trois voyageurs gagnèrent à pied l’unique entrée de la ville.