Aller au contenu

Une seconde mère/17

La bibliothèque libre.
Librairie Hachette (p. 231-250).


« Miséricorde ! il ne manquait plus que cela ! »

XVII

À la recherche des fugitifs.


Le facteur, que les enfants avaient vu, dans la matinée, la veille, passer sur la route, apportait deux lettres au château de Brides : l’une adressée au Père Buisson, l’autre :

À Monsieur Jacques

et à Mademoiselle Gina de Brides.

Si le frère et la sœur avaient reçu cette dernière, ils y auraient lu ceci :

« Mes chers enfants,

« Je viens vous apprendre une grande nouvelle, fort importante pour vous comme pour moi.

« Lorsque vous avez perdu votre pauvre mère, vous étiez bien jeunes pour rester ainsi privés de ses tendres soins. Votre excellente grand’mère ne pouvait, vous le savez, la remplacer, d’autres devoirs la réclamant loin de Brides, et moi, malgré toute mon affection, je n’étais pas à même de m’occuper de vous comme il l’eût fallu.

« Vous ne sauriez croire, mes chers petits, ce que votre situation m’inspirait de tristesse et d’inquiétude ! Votre grand’mère le comprit, M. le curé aussi, et tous deux me pressèrent de vous donner, en la personne de Mlle Solange, que vous connaissez bien, une seconde mère. « Certes, je la savais bonne, mais pas encore au point où elle l’est réellement : « C’est un cœur d’or », disait M. le curé. « C’est une belle âme, un noble cœur », disait votre grand’mère : ils avaient raison. Vous savoir orphelins lui était une peine, elle s’intéressait à vous, vous ne vous en doutiez pas, et déjà vous aimait. Aussi agréa-t-elle vite l’idée de vous avoir pour enfants. « Ah ! me dit-elle souvent avec émotion, si les pauvres petits ne me rendaient pas un peu d’affection, s’ils n’arrivaient pas, un jour, à me considérer presque comme leur maman, je crois vraiment que j’en mourrais de chagrin. Mieux vaudrait cent fois renoncer à ce mariage. »

« Voilà, chers enfants, quels sont ses sentiments. J’espère, de tout mon cœur, que vous saurez y répondre.

« Elle est ma femme depuis huit jours, et nous avons grande hâte de nous retrouver à Brides, afin de vous entourer tous deux de notre tendresse. Demain soir, nous arriverons pour dîner. J’écris au père Buisson de nous envoyer l’automobile à la gare, pour le train de cinq heures quatorze.

« Donc, mes chéris, à demain, je vous embrasse tendrement.


« Votre Papa. »


À midi, Lison s’étonna de ne pas voir rentrer les deux enfants. Elle courut chez le père Buisson qui ne put lui en donner des nouvelles.

Le père Buisson.

Ils sont sûrement chez M. le curé. Sans doute ils s’y seront attardés.


Lison se rendit au presbytère, mais là, pas plus que chez le père Buisson, on ne put la renseigner.

M. le Curé.

Ma sœur et moi, nous les avons attendus toute la matinée.


Lison, très inquiète, explora le parc, les bois, poussa jusqu’à la ferme, mais toujours pas d’enfants : ils restaient introuvables. Elle retourna alors chez le père Buisson lui confier ses angoisses.

Lison.

Mon Dieu ! Mon Dieu ! qu’ont-ils pu devenir ! où ont-ils pu passer !

Le père Buisson.

Pour comble de malchance, j’ai reçu, ce matin, une lettre de Monsieur. Il m’annonce qu’il s’est marié avec Mlle Solange de Saint-Rambert, ce qui ne nous a guère étonnés d’ailleurs, sans compter que c’est un bon choix qu’il a fait là. Et il me commande de lui envoyer l’auto, à l’arrivée de l’express, ce soir, pour le ramener au château, lui et sa jeune dame.

Lison, levant les bras au ciel.

Miséricorde ! il ne manquait plus que cela ! Que dira-t-il, mon Dieu, si les enfants ne sont pas retrouvés ? Que va-t-il se passer !!!!

Le père Buisson.

Écoutez, mademoiselle Lison, il n’y a qu’une chose à faire : rentrez au château, prévenez les domestiques. Que moi, que vous, que tout le monde enfin aille dans toutes les directions, batte le pays. Il faudra bien ainsi qu’on les retrouve, que diable ! Des enfants aussi jeunes n’ont pu aller bien loin.


Assaillie par les plus noirs pressentiments, Lison revint au château.

La journée se passa en vaines recherches.

À cinq heures trente-cinq, l’automobile revenait de la gare avec les voyageurs, et s’arrêtait devant le perron du château. M. de Brides en sortit le premier et offrit la main à sa jeune femme, pour l’aider à en descendre. Il s’attendait à trouver, à l’arrivée, Jacques et Gina, et, ne les voyant pas, une expression de mécontentement passa sur son visage. Seul, le père Buisson était là, sa casquette à la main, il s’inclina respectueusement devant ses maîtres.

M. de Brides, s’efforçant d’être gai.

Approchez-vous, mon bon père Buisson, que je présente le plus vieux serviteur de ma maison à Mme de Brides.


Le vieux garde s’inclina, une seconde fois, devant Solange qui lui adressa quelques paroles gracieuses.

M. de Brides s’aperçut alors seulement de l’altération de ses traits.

M. de Brides.

Qu’avez-vous, Buisson, mon cher ? Votre figure est toute à l’envers.


Le père Buisson ne savait que répondre. Comment annoncer la nouvelle de la disparition de ses enfants à ce malheureux père ?

M. de Brides, inquiet tout à coup.

Voyons ! il se passe quelque chose…

Les enfants ?

Le père Buisson.

Hélas !

M. de Brides.

Ah ! mon Dieu, vous me faites mourir de peur. Sont-ils malades ? ou quelque chose de pire encore leur est-il arrivé ?

Le vieux garde raconta alors ce qu’il savait : le départ des enfants pour le presbytère, puis c’était tout, on ne savait plus rien d’eux.

Mme de Brides écoutait toute pâle. M. de Brides était bouleversé.

« Appelez Lison », dit-il.

La pauvre fille arriva en larmes et ne put que confirmer le récit du père Buisson.

M. de Brides ne lui adressa aucun reproche : il était juste, et, pour cette fois, Lison n’était véritablement pas en faute.

M. de Brides.

Alors, père Buisson, on a parcouru tout le pays ?

Le père Buisson.

Eh oui ! Monsieur. On a visité tous les villages, tous les environs. Moi-même, j’ai été aux deux gares : à celle de Boisfleuri et à celle de Saint-Firmin. Là, j’ai recueilli un indice : oh ! bien léger, bien incertain. C’est de la part d’un employé nouveau venu par ici. Interrogé par le chef de gare, cet homme lui a dit qu’il avait délivré, ce matin, des billets de seconde classe, pour Verneuil, à un petit garçon de dix à douze ans, accompagné d’une petite fille dont il a donné le signalement qui répond assez à celui de Mlle Gina. Ces deux enfants, paraît-il, avaient l’air embarrassés et peu habitués à voyager seuls.

Mme de Brides, anxieuse.

Et alors, père Buisson, et alors ?

Le père Buisson.

Alors, le chef de gare a télégraphié à Verneuil ; là, les réponses furent contradictoires. Certains employés avaient vu des enfants descendre du train, d’autres n’avaient rien remarqué. Bref, on n’était pas plus avancé qu’auparavant.

Mme de Brides.

Oh ! prenons vite le train, allons les chercher nous-mêmes.

M. de Brides.

Mais il n’y a plus de train, aujourd’hui, dans cette direction.

Mme de Brides.

Il y a l’automobile, Gérard, ne perdons pas un instant.

M. de Brides.

Mais, Solange, mon amie, il faut que vous dîniez, vous n’avez rien pris depuis ce matin.

Mme de Brides.

Oh ! qu’importe ! le pourrais-je d’ailleurs ? Je suis si émue ! si désolée ! l’essentiel est de les retrouver sans retard. Prenons seulement leurs manteaux et des couvertures : peut-être ont-ils froid. Emportons aussi un peu de vin, quelques provisions, de quoi les restaurer, s’ils en ont besoin.

M. de Brides.

Oui, oui, vous avez raison, vous pensez à tout, chère amie.

Tous deux entrèrent au château, afin de faire les préparatifs nécessaires. En passant dans sa chambre, M. de Brides vit une lettre sur laquelle il reconnut l’écriture de Jacques.

« Qu’est-ce que ceci ? » se dit-il.

Et, fébrilement, il déchira l’enveloppe, ouvrit la lettre et la lut d’un trait.

« Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! » soupira-t-il.

Et il tomba accablé, dans un fauteuil, en se cachant la tête dans ses mains.

« Comment aller dire à Solange que, si les enfants sont partis, c’est à cause d’elle, c’est pour la fuir, c’est en haine de ce mariage ? Quel chagrin affreux infliger à cette douce créature, toute pleine de dévouement et de tendresse, qui ne demande qu’à ouvrir ses bras aux deux orphelins ? »

Une voix se fit entendre.

« Gérard, êtes-vous là ? »

M. de Brides reconnut celle de Solange, il se leva et cacha précipitamment, dans sa poche, la lettre fatale.

M. de Brides.

Me voici, j’arrive. (À lui-même) Tout à l’heure, en voiture, je tâcherai de lui faire comprendre… de lui expliquer…

Mme de Brides.

Tout est prêt, partons vite.

Deux minutes plus tard, ils roulaient sur la route, dans la direction de Verneuil.

Qu’étaient devenus Jacques et Gina, de leur côté ?

Menés, par le gendarme, à la prison de Berville, ils y furent reçus par le geôlier qui ouvrit un cachot à peine éclairé par une fenêtre grillée, puis il ferma, sur eux, la porte et la verrouilla avec soin.

Ils étaient seuls.

Les pauvres enfants tombèrent dans les bras l’un de l’autre en pleurant, puis ils s’assirent sur un banc, unique siège de la cellule et, pendant un instant, se considérèrent avec stupeur, sans parler. Dans quel état ils étaient ! Aurait-on jamais reconnu les petits de Brides, dans ces malheureux aux cheveux emmêlés, au visage noirci, aux vêtements crottés, fripés, en lambeaux ! Ils étaient vraiment faits comme les voleurs dont ils occupaient, en ce moment, la place.

« Ma pauvre petite Gina, dit alors Jacques, me pardonneras-tu jamais de t’avoir entraînée dans un pareil malheur ? Car je pleure encore plus sur toi que sur moi, sur moi qui suis le seul coupable ! »

Gina.

Non, non, Jacques, non, ne dis pas ça, car j’aurais dû te résister. Pourquoi ne l’ai-je pas fait ? Tu ne serais pas parti, tu ne m’aurais pas laissée seule.


Ils se turent un moment, Jacques réfléchissait : « Ce que je ne puis m’expliquer, dit-il enfin, c’est comment ces allumettes et ces bijoux ont pu arriver dans ma poche ». La chose restait en effet bien inexplicable.

Vers onze heures, le geôlier entra avec un plat de haricots, du pain et une cruche d’eau : vrai déjeuner de prisonniers, auquel nos amis goûtèrent du bout des lèvres. Enfin, vers une heure, le gendarme, qui les avait amenés, parut de nouveau.

Le Gendarme.

M. le Commissaire veut vous parler.


Jacques et Gina le suivirent docilement, et, arrivés dans le cabinet du commissaire, ne purent retenir un mouvement de surprise joyeuse : M. de Brides, accompagné de Solange qui pleurait, était là, tournant le dos à l’entrée.


Ils furent reçus par un geôlier qui ouvrit un cachot.

Le commissaire fit signe au gendarme qu’on n’interrompît pas, curieux qu’il était de connaître tous les détails de cette étrange histoire.

Le Commissaire.

Vous disiez donc, Monsieur, que vous arriviez de Rome où vous veniez de vous remarier ?

M. de Brides.

En effet, monsieur le Commissaire, nous sommes arrivés, ma femme et moi, hier soir, à Brides, et quelle n a pas été notre désolation de ne plus retrouver les enfants ! Sans perdre un instant, nous sommes repartis en automobile, pour Verneuil, d’abord, où l’on n’a pu nous donner d’eux aucune nouvelle, puis pour toutes les localités, nous arrêtant à chaque ville, à chaque village, aux moindres hameaux, et laissant partout leur signalement à la police. Quelle nuit nous avons passée ! je ne puis vous le décrire, et maintenant, c’est à moitié fou de chagrin et d’inquiétude que j’arrive ici vous dem…

Deux sanglots, partis du fond de la salle, le firent se retourner : « Malheureux enfants ! » dit-il, en apercevant Jacques et Gina en larmes.

Jacques et Gina, se jetant aux pieds de leur père.

Pardon, papa ! pardon, papa !


Le pauvre père était si heureux de les retrouver sains et saufs qu’il en oublia sa colère.

Il les releva et les pressa sur son cœur, tandis que Mme de Brides leur souriait avec bonté.

Un tapage affreux les interrompit.

Un gendarme entrait, poussant devant lui une vieille femme qui titubait et un gars à cheveux jaunes. Les enfants reconnurent la mère Cruchon et Jonas.

Le second Gendarme.

Nous les tenons, cette fois, les vrais incendiaires, monsieur le Commissaire. Le récit de cette coquine, ce matin, vous ayant paru louche, vous m’aviez prescrit de faire une enquête, et de perquisitionner au besoin pour arriver à tirer cette affaire au clair.

Le Commissaire.

En effet, eh bien !

Le second Gendarme.

J’arrive donc devant la maison de la mère Cruchon, vers midi. Je fais mon enquête auprès des voisins, et vous savez si elle a mauvaise réputation ?

Le Commissaire, souriant.

Oui, oui, je sais. Elle est plutôt mal notée : elle et son braconnier de mari ont déjà fait de la prison. Alors ?

Le second Gendarme.

Alors, j’entre dans la maison, et qu’est-ce que j’y trouve ? La mère Cruchon à moitié ivre morte, ayant grand’peine à se tenir debout, tandis que son Jonas, tournant le dos à la porte, à genoux par terre, était occupé à examiner le contenu d’un petit sac de cuir noir. Je m’approche sans bruit et le saisis par l’épaule.

« Ah ! mon gaillard, lui dis-je, qu’est-ce que tu regardes donc là si attentivement ? »

Il pousse un cri, mais, avant qu’il ait le temps de faire le moindre mouvement, je m’empare du sac. Le voici, monsieur le Commissaire, vous y trouverez non seulement tous les bijoux de Mme Bourrel, la fermière, mais encore des lettres adressées à celle-ci, toutes les preuves enfin que ce sac lui appartenait, et qu’il lui a été volé.

Le Commissaire.

Voilà un beau coup de filet, gendarme, je vous en félicite. (Examinant le sac) En effet : sac de chagrin noir avec fermoir d’acier, des bijoux, des lettres, un porte-monnaie, une petite glace et un tire-boutons. Ce sont bien là les objets dont Mme Bourrel nous a donné la liste et la description. Emmenez-moi ce vilain gibier en prison.


Le gendarme sortit avec la mégère et son fils qui, en passant devant Jacques, lui montrèrent le poing.

Le Commissaire, étonné, à Jacques.

Ah ! ça, vous les connaissez donc ?

Jacques.

Hélas ! oui, monsieur le Commissaire, c’est chez cette méchante vieille que nous avons passé la nuit. Elle nous a abominablement volés, ma sœur et moi, et, quand je l’ai menacée d’aller me plaindre à la police pour nous faire rendre notre argent et nos vêtements, elle nous a jetés dehors et a ameuté, comme vous le savez, tout le quartier contre nous, non sans avoir auparavant, je me l’explique à présent, glissé dans ma poche les allumettes et les objets que vous y avez retrouvés. Dire qu’elle a voulu me faire passer pour un voleur et un incendiaire ! oh ! le monstre de femme !…

M. de Brides écoutait abasourdi, à la fois indigné et humilié qu’on eût pu prendre, un instant, son fils, pour un criminel.

Le Commissaire, à Jacques.

La leçon a été rude, mon petit monsieur. J’espère qu’elle vous profitera. Vous avez été doublement coupable, en entraînant avec vous votre petite sœur. Les enfants de votre classe ne doivent pas s’émanciper et courir ainsi les aventures. Soyez dorénavant plus docile et plus soumis : vous voyez ce qu’il en coûte aux enfants quand ils veulent faire à leur tête ?

Jacques, très rouge, baissa le front sans oser répondre, tandis que M. de Brides prenait congé du commissaire.

L’automobile était à la porte : tous quatre y montèrent.

Grâce aux provisions de Mme de Brides, ils firent, dans la voiture, un bon repas, puis la pauvre Gina, épuisée de fatigue et d’émotion, finit par s’endormir profondément.

Bientôt, Mme de Brides remarqua la position incommode de l’enfant qui, mal adossée à la banquette de devant, glissait à tout instant. Doucement, elle la prit sur ses genoux et lui appuya la tête sur sa poitrine. Tout à coup, prise d’un cauchemar, la pauvre petite poussa un cri : elle se croyait encore chez la vieille : « J’ai peur ! j’ai peur ! » murmurait-elle. Mme de Brides la serra plus fort contre elle et déposa, pour la calmer, un baiser sur son front. Gina, ouvrant à demi les yeux, la reconnut, lui rendit son baiser et retomba endormie en soupirant : Maman.