Une vieille maîtresse/Partie 1/2

La bibliothèque libre.
Alphonse Lemerre (tome 1p. 35-59).


II

I PROMESSI SPOSI


Les deux douairières veillèrent longtemps cette nuit-là. Le coupé de la comtesse d’Artelles ne la remporta que fort tard, M. de Marigny ne vint pas troubler par sa présence un tête-à-tête si plein de lui. Quelquefois il revenait après le spectacle à l’hôtel de Flers où, quand il n’y avait personne, il était toujours sûr de trouver la marquise debout, éveillée et prenant du thé ; car, malgré son grand âge, la marquise aimait à veiller comme une femme du XVIIIe siècle. Elle avait lu Montaigne. Elle disait que veiller allongeait les offices de la vie. Pour elle, comme pour toutes les femmes de sa génération, — corps de fer forgés au feu du plaisir et qui ne connaissaient ni gastrites, ni inflammations d’entrailles, maux consacrés d’une époque à prétentions intellectuelles, — les lits n’étaient pas faits pour les vieillards. En ne gagnant le sien qu’à la dernière extrémité, elle honorait avec une touchante superstition les souvenirs de sa jeunesse.

Après le départ de son amie, elle resta longtemps dans le boudoir solitaire, assise au coin du feu assoupi, tournant dans ses doigts effilés sa tabatière d’écaille ; mouvement inquiet et trahissant en elle les plus grandes préoccupations. Ce que venait de lui confier Mme d’Artelles s’étendait sur sa pensée et l’assombrissait. Elle avait pour Hermangarde une vraie passion de grand’mère, et voilà que s’il fallait ajouter foi aux paroles de son amie, le bonheur de sa chère enfant était menacé. Elle estimait beaucoup Mme d’Artelles, presque aussi âgée qu’elle, plus froide, plus raisonnable dans le sens du monde, non dans le sens de la vérité. De ces deux femmes, en effet, la marquise était, au fond, la plus distinguée, mais le meilleur de sa supériorité empêchait qu’on ne la reconnût. Pour beaucoup de gens, pour la comtesse elle-même, la marquise était victime de sa grâce riante. Parce qu’on lui voyait l’esprit léger, on lui croyait toute la tête légère ; mais, sous les frivoles surfaces, — comme sous les grains du rouge qu’elle mettait à vingt ans, circulait la vie, — il y avait la réflexion qui voit juste et la sagacité qui voit clair. C’était une femme de sens qui avait eu des sens, mais qui n’avait jamais eu plus d’imagination qu’une Française, c’est-à-dire que la femme de l’Europe et du globe qui entend le mieux les adorables calculs de l’amour et le ménage de son bonheur. Cette poésie des sens, dans une créature divinement jolie et riche, qui pouvait, quand il lui plaisait, comme une des princesses de Brantôme, recevoir son amant dans des draps de satin noir, avait suppléé, dès sa jeunesse, à cette imagination absente et qui eût peut-être compromis sa vie. Sa renommée était restée saine et sauve. Malgré de nombreuses fantaisies dont personne ne sut le chiffre exact, elle avait marché avec une précaution et une habileté si félines sur l’extrémité de ces choses qui tachent les pattes veloutées des femmes, qu’elle passa pour Hermine de fait et de nom. Elle s’appelait Hermine d’Ast, marquise de Flers. Pour obtenir ce résultat, elle n’avait ni dit de faussetés ni fait de bassesses. Elle n’avait point joué le rôle odieux d’une madame Tartuffa qui met le crucifix dans son alcôve. Non ! Elle usa d’un tact merveilleux qu’une femme dans Paris a seule égalé, mais non surpassé. Ce fut là son unique hypocrisie. Aussi l’histoire de sa jeunesse est-elle un magnifique fragment d’une Imitation qu’il serait bon de donner, dans l’état actuel de nos mœurs, à méditer aux jeunes personnes. Tout le monde y gagnerait, même les maris.

Le sien, le marquis de Flers, écuyer cavalcadour de Marie-Antoinette et très lancé dans la coterie des Polignac, l’avait épousée à sa sortie du couvent. Lui qui par l’âge eût été son père et qui semblait devoir être invulnérable à tous les enchantements possibles, puisqu’il avait bu à la coupe de la Circé du temps, la comtesse Jules, cette reine de la Reine, aima, jusqu’à l’adoration, une enfant élevée aux Ursulines. Sortie de son parloir à quatorze ans, traînant sa poupée par la manche et regrettant sa récréation, pour aller à l’autel et à la Cour, cette folle fillette s’improvisa femme du matin au soir, ou peut-être du soir au matin, et tout le temps qu’il vécut elle asservit le marquis à ses caprices. Elle qui sentait sa force, la voila. L’aima-t-elle ? Il le crut et jamais illusion plus savante ne fut plus complète. Elle le traita comme ce féroce enfant athénien traita son moineau. Elle lui creva les yeux… mais sans lui faire le moindre mal, afin qu’il ne la vît pas se servir des siens. Elle trompa son mari comme on trompe un amant, en se donnant une peine du diable. Aussi l’écuyer cavalcadour — homme d’esprit pourtant — mourut-il dans son bonheur conjugal, comme le roi de Bohême, aveugle, à la bataille de Crécy.

La Révolution éclatant la trouva déjà partie. Son mari fut massacré au 10 août. Mais comme elle avait sauvé sa réputation de la langue des bourreaux de salon, elle déroba une tête charmante à laquelle elle tenait davantage encore, à la faucille qui scia plus tard les cous les plus ronds et les cheveux les plus dorés de la monarchie. Elle avait une fille, d’ailleurs, qu’elle allait élever dans l’exil. Du moins, aux rigueurs de la condition des proscrits ne s’ajouta point la misère. Elle avait emporté dans un petit portefeuille semé de perles fines, et sur lequel elle écrivait le nombre de polonaises qu’elle avait à danser dans les bals, une fortune mobilière considérable. Elle vécut à Trieste, à Venise, à Vienne, de manière à rappeler sa maison du faubourg Saint-Germain. Ce fameux abbé de Percy, Normand comme elle, l’avant-dernier descendant mâle des Percy en France, dont la laideur et l’esprit furent si célèbres à Londres dans le high life pendant l’émigration, cet admirable abbé qui avait dans l’esprit l’éperon brûlant de son parent Hotspur et sur sa face la lampe allumée de Falstaff, racontait, dans ses derniers jours, l’avoir rencontrée, en 94, chez son cousin, le duc de Northumberland, et si charmante, même pour ces Anglais, qu’ils la préféraient à la chasse au renard. Assez habile pour n’avoir point besoin d’être heureuse, elle fut heureuse comme si elle n’avait point besoin d’être habile. Les intendants d’alors étaient des fripons (voir toutes les comédies du temps) ; par hasard, le sien fut un honnête homme. Il acheta, avec les assignats, toutes les propriétés des de Flers, et les rendit très noblement à la marquise quand elle revint de l’émigration. À dater de ce retour, elle ne quitta jamais Paris que pour aller aux eaux ou dans ses terres de Normandie, prétendant « qu’elle avait assez voyagé comme cela. » Sa fille, qu’elle aimait sans doute, mais qui ne lui plaisait pas, — cette chose importante pour que les affections soient profondes ! — avait épousé un des descendants des Polastron. Comme les Larochejaquelein et les Grillon, Armand de Polastron avait d’abord refusé, par honneur monarchique, de servir Bonaparte. Il y fut bientôt forcé par cet Italien du XVIe siècle, dont la politique et le dépit retournaient contre les mères outragées le noble refus des enfants. Armand se fit tuer, au premier feu, en vrai gentilhomme, qui oublie tout devant l’ennemi. Il laissa sa jeune femme enceinte. Marie-Antoinette de Flers, vicomtesse de Polastron, blonde et jolie comme sa mère, — moins la vie, moins cette flamme allumée aux candélabres de la Cour de France et qui ne brilla plus après 1800, — brisée de la mort de son mari, mourut en accouchant d’Hermangarde. C’était la première peine qui entrât dans le cœur de la marquise. Mais, comme ces dards qui fixent aux flancs entr’ouverts du taureau une banderole de pourpre, en y entrant, elle y mit un amour superbe, — l’amour de la grand’mère pour l’enfant resté orphelin.

Sa première communion faite, au Sacré-Cœur, sa petite-fille ne la quitta plus. Elle fut élevée à côté d’elle, en héritière de quatre-vingt mille livres de rentes. Éducation qui consista surtout à vivre dans le rayonnement de cette marquise demeurée si grande dame, quand il n’y a plus que des naines comme il faut dans notre société nivelée et décapitée de toute grandeur. Hermangarde apprit plus en voyant les dernières années de sa grand’mère qu’en passant par toutes les filières des éducations fortes, comme on dit si plaisamment maintenant, et qui ne sont que les infirmeries de la médiocrité. Femme de haute origine, Mme de Flers avait l’instinct des mystérieux privilèges des races. Elle savait que tout ce qui est supérieur s’élève de soi vers le grand et le beau, en vertu d’une force latente, d’une gravitation secrète, comme les plantes qui n’ont pas besoin qu’on casse leurs tiges pour se retourner vers le soleil. Aussi, la religion exceptée, qui s’excepte de toutes les choses humaines, la marquise avait-elle appliqué un système hardi de laisser faire, laisser passer, à toutes les impulsions d’Hermangarde, et ces impulsions s’étaient produites comme les feuillages, les fruits et les fleurs, dans un oranger d’Albenga poussé en pleine liberté de terre et de ciel. Belle à rendre amoureux tous les peintres. Mlle de Polastron avait une âme à rendre tous les moralistes fous. Sa grand’mère put la gâter impunément, et elle n’y manqua pas. Mais en regardant comme des lois éternelles les instincts délicats et fiers de sa petite-fille, la vieille marquise de Flers montra encore plus d’intelligence que de tendresse.

C’était une nature sérieuse et contenue que Mlle Hermangarde de Polastron. Elle n’avait pas, elle n’aurait jamais eu l’ardeur d’enjouement, le charme osé et vainqueur qui avait fait de son aïeule l’étoile la plus étincelante des Nocturnales de Versailles. Hermangarde, la chaste Hermangarde, avait une puissance bien moins conquérante et généralement bien moins sentie que celle de la marquise de Flers, de cette éclatante blonde, piquante comme une brune, qui pouvait porter des deltas de ruban ponceau à ses corsets, sans tuer son teint et ses yeux, et qui se coiffait en Érigone aux soupers de la comtesse de Polignac. Seulement, pour ceux qui la comprenaient, cette puissance, Hermangarde, elle ! était bien autrement souveraine. C’était le charme qui rend le plus esclave et que la nature attacha à toutes les choses profondes qu’il faudrait déchirer pour voir. Sa beauté était plus royale encore que n’avait été celle de sa grand’mère. Mais l’idéalité de ses mouvements, de son sourire, de ses yeux baissés, aurait été méconnue au XVIIIe siècle. Blonde aussi, comme toutes les de Flers, mais d’un blond d’or fluide, elle avait un teint pétri de lait et de lumière, pour lequel toutes les boîtes de rouge inventées à cette époque de mensonge auraient été d’affreuses souillures. Dieu seul était assez grand coloriste pour étendre un vermillon sur cette blancheur, pour y broyer la rougeur sainte de la pudeur et de l’amour ! Ce n’était pas là le teint de brugnon mûr de la marquise qui n’avait jamais eu besoin de mouches pour en relever l’éclat sans fadeur… ni ses lèvres qui avaient la forme de l’arc enflammé de l’Amour (disaient les madrigaux du temps) et qui lançaient si bien la flèche empennée des moqueuses plaisanteries, ni son ivre sourire d’Érigone qui se baignait avec tant de volupté rieuse dans la mousse d’un verre de Champagne à souper, ni son regard assassin et fripon qui sautait par-dessus l’éventail et faisait faire à la décence toutes les voltiges de la curiosité, ni sa prunelle bleue comme la flamme du punch et brûlante du triple feu grégeois de l’esprit, des sens, de la coquetterie ; car elle avait été une coquette ! Elle l’avait été jusqu’à la fin, toujours, sans repos ni trêve, même avec sa femme de chambre, comme Fénelon qui l’était avec ses valets ; toujours armée, toujours implacable, comme la République Romaine, ne désarmant que quand on s’était humilié et soumis et qu’elle pouvait danser sur le cœur des rebelles la danse du triomphe, une pyrrhique à elle, avec ses mignonnettes mules de satin blanc, aux talons pourpres ! Hermangarde n’avait rien de toute cette beauté inspirée et résonnante comme un instrument de fête, de cette douce fureur invincible, de toutes ces bacchanales d’esprit, de reparties, d’agaceries tentatrices, malheureusement ses seules débauches, disait Chamfort, avec le satyriasis d’un regret de libertin, quand on parlait de cette cruelle et charmante Hermine de Flers, aux orgies du duc d’Orléans. Il y avait en Hermangarde des lueurs bien plus divines que tous ces scintillements lutins, des silences bien plus éloquents que tous ces pétillements de paroles, des reploiements sous la nue d’une virginité troublée, bien plus expressifs que toutes ces fusées d’étincelles… L’opale, avec ses teintes fondues, l’emportait sur le diamant malgré l’insolence de ses feux, l’âme sur l’esprit, la poésie du voile sur le charme enivrant de la nudité. Mlle de Polastron avait en toute sa personne quelque chose d’entr’ouvert et de caché, d’enroulé, de mi-clos, dont l’effet était irrésistible et qui la faisait ressembler à une de ces créations de l’imagination indienne, à une de ces belles jeunes filles qui sortent du calice d’une fleur, sans qu’on sache bien où la fleur finit, où la femme commence ! Le contour visible plongeait dans l’infini du rêve. Accumulation de mystères ! c’était par le mystère qu’elle prenait le cœur et la pensée. Espèce de sphinx sans raillerie, — à force de beauté pure, de calme, de pudique attitude, — et à qui la passion, en lui fendant sa muette poitrine, arracherait, un jour, son secret.

Un peu de l’énigme s’était déjà révélé. On savait l’amour d’Hermangarde pour M. de Marigny ; mais on ne savait pas l’âme d’Hermangarde. Nul n’en connaissait l’étendue, ni sa grand’mère qui avait approuvé son amour, ni Mme d’Artelles qui en redoutait la violence, ni Marigny lui-même, qui en savourait les félicités et qui passait une partie de ses jours les regards suspendus aux yeux bleu de roi d’Hermangarde — comme Charlemagne, la vue attachée sur son lac de Constance, amoureux de l’abîme caché.

Comment si jeune avait-elle aimé Marigny ? Prématurée en tout, fleur et fruit en même temps, elle était allée de bonne heure dans le monde, conduite par la marquise de Flers. Les jeunes gens qu’elle y vit passèrent sous ses yeux et ne les fixèrent pas. Au milieu de ces hommes sans beauté vraie et sans élégance qui forment le fond commun des salons, la personnalité fortement accusée de M. de Marigny devait nécessairement la frapper et la captiver. Et, d’ailleurs, elle l’aimait même avant de l’avoir vu, tant il y a des affections qui ont tous les caractères de la destinée ! Par un hasard de circonstances assez peu remarquable en soi, elle ne le rencontra que tard chez les personnes où elle allait. Mais elle avait vécu, pour ainsi dire, dans l’air contagieux d’une réputation qui fera toujours sur les jeunes filles l’effet enivrant du mancenillier. M. de Marigny, contre qui l’effrayée Mme d’Artelles avait lancé des choses si vives, était le scandale vivant du faubourg Saint-Germain. Comment ne l’eût-il pas été ? Il possédait la puissance de l’esprit contre laquelle on se révolte derrière le dos de ceux qui l’ont. Il n’avait pas de position ; on ignorait sa fortune : ces deux seules distinctions qu’on respecte. Tout en lui reconnaissant une amabilité de premier ordre quand il voulait causer, on maudissait ses vices, si toutefois une société aussi énervée que celle de Paris peut maudire. Jamais (comme l’avait dit Mme d’Artelles) personne n’avait été l’objet de plus de commérages que M. de Marigny. Les mères avaient beau prendre les airs pincés quand on en parlait devant mesdemoiselles leurs filles ; elles avaient beau s’ingénier à mettre les guimpes les plus montantes aux expressions dont elles se servaient quand la conversation roulait sur M. de Marigny ; bien d’étranges idées s’étaient éveillées dans la tête d’Hermangarde, — cette fière Diane, calme en apparence, mais agitée au fond sans savoir pourquoi, — lorsqu’elle avait recueilli d’une oreille curieuse et discrète quelques bruits épars de tous ces a-parte, étouffés à demi sous les éventails. Ah ! occuper de soi, en bien ou en mal, c’est déjà une force ; et les femmes aiment la force comme tout ce qu’on n’a pas et ce qu’on désire d’un désir vain. Mais si on ajoute à cela de grands torts de conduite, — comme on disait de M. de Marigny, — le dérèglement de la vie, l’épouvante des âmes timorées, on s’expliquera très bien la disposition où ce qu’elle avait entendu jeta Hermangarde. Loi formidable et éternelle, que toutes les poésies du cœur de la femme la fassent incliner à sa chute !

Il y avait alors, dans la société de Paris, une jeune mariée que M. de Marigny avait compromise. C’était cette comtesse de Mendoze à laquelle, on l’a vu, la vieille marquise avait décoché une allusion si directe. Passionnée et faible, élevée en Italie, où la société n’apprend pas, comme en France, à se défier des mouvements les plus généreux de son cœur, Mme de Mendoze avait aimé M. de Marigny avec une bonne foi qui l’avait perdue. En quelques instants, la passion fit une horrible razzia de tous les dons qui ornaient sa vie. Elle n’était plus belle et elle avait été divine. Les femmes du faubourg Saint-Germain, qui savent glisser dans l’éloge le plus caressant de ces subtils poisons d’ironie auprès desquels les poisons de l’Italie des Borgia, qui enfermaient la mort dans les plis d’un gant parfumé, auraient été de grossières compositions, l’appelaient sérieusement la Diva. On pensait d’elle à cette époque ce que Louise de Lorraine, princesse de Conti, disait d’une des trois grandes maîtresses d’Henri IV, la duchesse de Beaufort : « Celles qui ne voulaient pas l’aimer ne pouvaient la haïr. » Avant que l’amour ne l’eût saisie dans sa griffe de flamme, elle avait été le type d’un de ces genres de beauté évidemment prédestinés au malheur, en raison même de la sublime délicatesse de leur essence et de leur forme. Cette délicatesse exceptionnelle, qui n’est pas la beauté, — car la beauté a la force d’une harmonie et, au contraire, cette délicatesse exquise, incomparable, vient peut-être d’un trouble, d’un élément céleste de trop dans la composition de l’être humain, — s’élevait en Mme de Mendoze jusqu’au phénomène. Elle ravissait le regard comme un miracle accompli, et elle l’effrayait comme une catastrophe qui menace. Pour l’observateur philosophe, il était certain que le premier malheur de la vie déchirerait cette organisation ténue et diaphane, comme le cuivre auquel on l’accroche en passant, déchire une dentelle. En effet, les plus transparentes ladies que l’Angleterre présente à l’admiration du monde comme les plus purs échantillons d’une aristocratie bien conservée, n’eussent pas approché de cette femme chez qui les lignes et les couleurs avaient une légèreté, un fondu, un flottant de lueurs qu’on ne saurait rendre que par un mot intraduisible, le mot Anglais ethereal. Quand on suivait, comme un fil de la Vierge dans l’air rose du matin, l’espèce de nitescence qui courait au profil de ses cheveux d’ambre pâle jusqu’à la nacre de ses épaules, on aurait cru à une fantaisie de Raphaël, tracée avec quelque merveilleux fusain d’argent sur du papier de soie couleur de chair. Ses yeux — elle était un peu myope — étaient de ce tendre bleu de la turquoise, qui n’a pas de rayons et qui semble dormir, et ils avaient l’expression singulière et vague de ces sortes d’yeux qui n’étreignent pas le contour des choses. Ils paraissaient mats de rêverie. Ainsi Dieu ne l’avait faite qu’avec des nuances. Mélange unique de clartés sans fulgurances et d’ombres lactées, elle berçait le regard en l’attirant et très certainement elle eût produit l’engourdissement magnétique des choses vues en rêve, sans l’ardeur sanguine de ses lèvres, qui réveillait tout à coup le regard, énervé par tant de mollesses, et montrait, par une forte brusquerie de contraste, que le cœur de feu de la femme brûlait dans le corps vaporeusement opalisé du séraphin. Mme de Mendoze avait la lèvre roulée que la maison de Bourgogne apporta en dot, comme une grappe de rubis, à la maison d’Autriche. Issue d’une antique famille du Beaujolais dans laquelle un des nombreux bâtards de Philippe-le-Bon était entré, on reconnaissait au liquide cinabre de sa bouche les ramifications lointaines de ce sang flamand qui moula pour la volupté la lèvre impérieuse de la lymphatique race allemande, et qui depuis coula sur la palette de Rubens. Ce bouillonnement d’un sang qui arrosait si mystérieusement ce corps flave, et qui trahissait tout à coup sa rutilance sous le tissu pénétré des lèvres ; ce trait héréditaire et dépaysé dans ce suave et calme visage, était le sceau de pourpre d’une destinée.

Il disait bien que cette femme frêle à qui les poètes eussent attaché par la pensée sur le front de mystiques bijoux, comme le béryl ou la cyanée, et aux épaules la tunique d’hyacinthe, appartenait dans son corps autant que dans son âme au double amour qui n’en est qu’un seul. Un tel signe n’avait pas menti. La passion de Mme de Mendoze pour M. de Marigny et dont cette Italienne manquée n’avait pas su faire une relazione de plus d’un an, eut toute l’insouciance d’un malheur suprême après avoir eu toutes les imprudences d’une félicité sans bornes. La comtesse s’était doublement affichée. On la recevait toujours, à cause du rang qu’elle tenait par sa famille en France et par celle de son mari en Espagne (elle était alliée aux Médina-Cœli), mais l’opinion ne lui marchandait pas les cruautés. Elle les brava comme une plus fière, non par hauteur de courage, mais par entraînement aveugle et fatal ; parce qu’elle ne pouvait rencontrer son ancien amant que dans ce monde qui la flétrissait tout en restant poli pour elle. Elle y allait donc, poussée par l’espérance. Attelée au joug d’une idée fixe, elle y traînait un cœur désolé, une santé dévastée. Rien ne l’arrêtait. Ni la fièvre, ni la toux convulsive d’une poitrine atteinte de consomption. Elle avait bien toujours le courage de sa toilette, et brisée, mourante, anéantie, elle venait la première et s’en allait la dernière partout, l’attendant, voulant le voir encore, même de loin, et dût-elle expirer en rentrant du souvenir des jours passés ! Âme acharnée qui n’arrachait pas le trait, mais l’enfonçait chaque jour davantage ! Hermangarde savait, confusément, il est vrai, l’histoire de Mme de Mendoze, mais assez pour suspendre toutes sortes de rêveries à cette femme qui aimait sa faute jusque dans son supplice, à ce front d’Éloa tombée qui n’eût pas voulu se relever, à ce maigre et pâle visage fondu au feu d’un mal intérieur où il n’y avait plus que deux grands yeux flétris, cernés, dévorés, sanglants d’insomnie et de pleurs… Malgré la réserve d’une éducation vraiment patricienne, Mlle de Polastron ne pouvait s’empêcher de regarder Mme de Mendoze avec étonnement, avec épouvante, avec jalousie, avec pitié. C’était, dans ce sein jeune et pur, une confusion de tous les sentiments qui s’ignorent. Pour elle, la comtesse était une curiosité funeste. Elle contemplait trop Marigny à travers cette femme qu’il tuait… Chaque fois qu’elle la rencontrait, elle épiait avec un intérêt aussi dissimulé que s’il avait été coupable, le progrès du mal qui la minait, mettant le sentiment partout où il y avait la maladie. Elle ne se doutait pas qu’elle aimait déjà… qu’elle caressait déjà les ailes d’épervier de la terrible Chimère. « Quand donc le verrait-elle aussi, cet homme qui tuait si bien les femmes ? » Elle n’avait pas peur de lui, mais elle éprouvait cette émotion chère aux intrépides qui inspirait les paroles de César, allant se faire tuer au Capitole, au moment où sa femme cherche à le retenir : « César et le danger sont deux lions mis bas le même jour, mais César est l’aîné et César sortira[1]. »

Ces troubles d’une âme romanesque durèrent tout le temps qu’il fallut pour que, s’il n’était pas complètement vulgaire, Marigny dût être un dieu pour elle au premier coup d’œil. Aussi le fut-il. Un soir, chez la duchesse de Valbreuse, il y avait beaucoup de monde et l’on dansait. La musique, le mouvement du bal, les conversations, couvraient la voix des domestiques qui annonçaient. La soirée était très avancée. Hermangarde, après plusieurs valses, s’était rassise près de sa grand’mère, et comme d’ordinaire, elle observait son drame vivant, Mme de Mendoze, plus souffrante que jamais, affaissée sur un divan, et dont l’œil rougi, fatigué d’attendre, avait l’hébétement d’une rêverie folle. Tout à coup, elle la vit devenir plus pâle encore, et ses yeux lourds s’agrandir et projeter des rayons comme deux soleils. Un mouvement insensé qui n’était pas un sourire, agita ses lèvres flétries qu’un jet de sang — envoyé par le cœur sans doute — colora :

« Voyez-vous — dit une voix derrière Hermangarde — cette pauvre madame de Mendoze et l’effet que produit sur elle l’arrivée de M. de Marigny ? »

La jeune fille n’en entendit pas davantage. Elle ne vit plus Mme de Mendoze. Elle vit Marigny debout contre la portière de velours pourpre qui retombait en plis nombreux derrière sa tête, et sur laquelle il se détachait avec une sombre netteté. Il était tout en noir. Elle ne l’analysa pas. Elle ne le jugea pas. Sa première pensée fut le Lara de lord Byron ; la seconde, qu’elle aimait.

Alors, involontairement et par un mouvement de rivale heureuse, puisqu’il ne l’aimait plus, elle se reprit à regarder Mme de Mendoze. L’émotion n’avait pas lâché la malheureuse comtesse. D’inépuisables éclairs jaillissaient de son regard incendié. Mais les lèvres payaient cher la vie qui leur était revenue. Elles en déposaient le secret dans le mouchoir dont elles rougissaient les dentelles.

« C’est beau, malgré tout, qu’une passion pareille ! — dit près d’Hermangarde la même voix qui avait parlé. — Elle est mourante, cette petite femme-là. Tenez ! voilà que le sang l’étouffé. Regardez son mouchoir, Thadée ; mais, bah ! elle n’y prend seulement pas garde, et tout le temps que Marigny sera là, elle n’est pas femme à s’évanouir. »

Cette, scène rapide, d’un tragique simple comme nos mœurs, auxquelles les convenances dessinent un cadre si étroit, donna à la belle Hermangarde le frisson d’une émotion inexprimable. La marquise de Flers, qui le vit passer sur ses épaules, la gloire et l’orgueil de sa vieillesse maternelle, craignit que sa petite-fille n’eût froid et lui jeta, en souriant, l’écharpe oubliée au dos du fauteuil. Quant à M. de Marigny, c’était à son tour de regarder. Parmi tous ces fronts chargés de diadèmes ou de fleurs, il avait aperçu le front nu et pur d’Hermangarde. Ses cheveux blonds relevés droit sous le peigne découvraient des tempes divines de transparence et de fraîcheur. Marigny, malgré l’expérience de sa vie et les musées de sa mémoire, n’avait rien vu d’aussi saintement beau que Mlle de Polastron. Une pulsation de dix-huit ans rajeunit son cœur blasé. Il s’avança vers elle, et, tournant le dos à Mme de Mendoze, il vint saluer Mme de Flers pour voir de plus près cette idéale jeune fille, — attirante, invincible et belle comme une illusion.

« C’est mademoiselle de Polastron ? » — dit-il, en s’inclinant devant Hermangarde, mais il n’ajouta rien de plus. Lui qui savait si bien parler le langage de la flatterie, lui (disait-on) le plus éloquent des corrupteurs, il ne risqua pas avec Mme de Flers un seul de ces éloges que la beauté d’Hermangarde arrachait également aux hommes et aux femmes. Un respect qu’il n’avait jamais senti en présence d’une créature humaine lui inspira de se taire. Sa parole lui semblait trop prostituée pour qu’il osât s’en servir… Peut-être aussi craignait-il de se trahir ; car, depuis cinq minutes, il aimait, et, pour la première fois, — sensation étrange et maudite ! — il tremblait de ne pas être aimé.

Mais, quelques jours après cette soirée, il avait repris, une par une, toutes les sécurités de son infernal orgueil. Il était allé chez la marquise, et l’âme naturelle d’Hermangarde s’était ouverte comme un livre, sur toutes les pages duquel il put lire son nom. Certain d’être aimé et assez épris pour vouloir le bonheur suprême au prix des liens qu’il avait jusque-là redoutés, il s’efforça de plaire à la marquise. Avec Hermangarde il n’avait besoin d’aucune séduction, d’aucune coquetterie. Elle était soumise à ce magnétisme de l’amour, si absurde et si divin ; car bien souvent, rien dans la personne qui l’exerce ne le justifie. Un homme de cet esprit, de ce jet de conversation si tari maintenant en France, de cet éclat de manières qui rappelait à la douairière de Flers les plus beaux jeunes gens de sa jeunesse, dut l’émerveiller et l’entraîner. Elle raffola bientôt de Marigny. Pendant une année, il alla chez elle tous les soirs. C’était se poser en prétendant à la main de Mlle de Polastron. Les vicomtesses du noble faubourg crièrent de toute la force de leurs voix de tête contre une telle audace. Mais la marquise, hardie comme une femme du XVIIIe siècle, et qui savait les vrais revenant-bons de la vie, souriait et ne pensait pas qu’un mauvais sujet comme Marigny fût un si mauvais mari pour Hermangarde. Se trompait-elle ? l’avenir le prouvera. À coup sûr, il y avait en Marigny des replis d’âme qu’elle ne voyait pas… de ces profondeurs creusées par un siècle de plus dans l’esprit des générations ; mais la société myope du faubourg Saint-Germain les voyait-elle davantage ? Le bon sens de la marquise, qui n’avait rien de bourgeois, lui disait qu’après tout, dans cette loterie du mariage, les qualités de M. de Marigny étaient encore la meilleure mise. « Les passions — pensait-elle — font moins de mal que l’ennui, car les passions tendent toujours à diminuer, tandis que l’ennui tend toujours à s’accroître. » Enfin, elle se connaissait à l’amour, et celui de Marigny était sincère et loyal. Il avait des dettes, « mais Hermangarde — disait-elle avec une élévation très spirituelle — a quatre-vingt mille raisons pour se passer de la fortune d’un mari. » Un soir, troublée comme une fille noble et une chaste fille, Hermangarde avait avoué son amour et caché dans les plis de la douillette de sa grand’mère des rougeurs à rendre jalouse la blancheur des marbres. La vieille douairière l’avait absoute et bénie. Elle avait hâte d’assurer le bonheur de sa chère enfant, avant de mourir. Elle avait donc approuvé le mariage dont ils avaient, ces heureux enfants, célébré les fiançailles dans leurs cœurs. Au lever du rideau de cette histoire, il ne leur restait plus qu’un mois à attendre ; le plus long de tous, puisqu’il est le dernier ! Depuis un an, la comtesse d’Artelles ne s’était pas démentie. Elle n’avait pas cessé d’envisager avec mécontentement et avec défiance l’amour d’Hermangarde, qui grandissait de plus en plus dans cette intimité, couverte des ailes de la marquise. L’amabilité de Marigny avait échoué contre elle. Tout avait glissé sur cette âme, lisse de préjugés et qui avait la force de retenir ses préventions. Elle s’était ouvertement déclarée hostile au mariage. Elle aimait Mlle de Polastron comme une nièce. Moins sensible par l’esprit que son amie, restée plus jeune sous ses cheveux blancs, elle se préoccupait davantage des idées communes. Il y avait en Marigny quelque chose qui l’épouvantait. N’ayant d’abord contre cet homme, d’une influence si prodigieuse sur la marquise, que des impressions personnelles et des bruits de salon, elle s’était trouvée presque heureuse d’avoir mis la main sur des faits positifs. Le vicomte de Prosny, le cavalier servant de sa jeunesse, à qui jadis elle avait fait porter chez son bijoutier tant de bracelets dont elle changeait les médaillons, allait avoir de bien autres emplois à présent ! Elle avait projeté de l’envoyer à la découverte des relations qui existaient entre Marigny et une ancienne maîtresse, que lui, Prosny, — avec ces airs de gourmet qu’ont les vieux libertins comme les vieux gourmands, — disait être digne de figurer au premier rang des impures de monseigneur le comte d’Artois.



  1. Shakespeare.