Une vieille maîtresse/Partie 2/17

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Alphonse Lemerre (tome 2p. 292-332).


XVII

LA SINCÉRITÉ INUTILE


L’incident qu’on vient de rapporter n’eut d’autre résultat que d’avoir ému violemment Hermangarde et donné à Marigny la douceur de la rassurer. « Je me serai déchiré, sans m’en apercevoir, à quelque branche de haie, — lui dit-il, — et le sang de cette égratignure se sera figé au souffle du soir. Le sang essuyé, — et il l’essuya, — il n’y paraît plus. » Non ! il n’y paraissait plus à son visage, mais essuya-t-il l’impression qu’il avait causée à cette femme, pour qui toute sa vie actuelle devenait de plus en plus un mystère et chez qui il rentrait la nuit, marqué de sang, comme un blessé ou comme un assassin ?… En vain voulut-elle regarder dans ses cheveux et s’attester que la blessure dont il parlait était fermée, il ne le permit point. Il en plaisanta avec légèreté, et elle, pour qui les moindres circonstances avaient des significations cruelles et qui craignait surtout de faire une indiscrétion de sa pitié, n’insista pas, et se calma comme elle put en le regardant. Rentrée dans la solitude de son âme, elle ne connaissait plus, depuis quelque temps, que les excentricités de la vie de son mari, naguères encore si partagée. Elle savait qu’à côté de cette vie écoulée près d’elle, il y en avait une autre pour lui par delà ces murs qui les abritaient, sur cette côte trompeuse qu’elle avait cru longtemps une terre amie, où elle avait planté six mois d’un bonheur incomparable, mais qui était mort là, sur pied, comme il serait mort à Paris. Tout ce qu’elle avait entrevu, tout ce qu’elle avait surpris de cette existence à part d’elle, et du jour où le premier doute sur la fidélité de Ryno lui avait mordu le cœur, avait un vague, un inconnu qui asservissait son imagination terrifiée à l’affreuse idée que Ryno était infidèle.

Hélas ! chaque jour, il l’était davantage. Et, chose horrible, mais vraie, et qui doit peut-être éclairer par un côté les contradictions dont est bâti le cœur de l’homme ! il l’était en aimant Hermangarde, d’un amour attisé par le sentiment de ses torts. Ah ! quand on n’est que malheureux, une morne paix peut encore régner sur les charbons éteints de nos félicités fumantes ; mais quand on est coupable, il n’y a plus de paix possible, et le cœur se frappe comme un scorpion, recourbé sur lui-même, qui ne saurait, en se frappant, se faire mourir ! Ryno connaissait cette concentration furieuse et vaine. Il comprenait, par les déchirements de son être, ce que les Livres saints racontent des âmes possédées. N’était-il pas la possession disputée de deux sentiments contraires, qui luttaient en lui et se terrassaient tour à tour ? Auprès d’Hermangarde, en effet, ce lys royal au cœur d’or dans son suave calice de neige, il avait des aspirations d’amour jeune et vrai, redoublé par le souvenir des plus exquises jouissances ; mais ces aspirations ressemblaient à celles de l’oiseau dans le vide, — car la fierté de l’amour trahi d’Hermangarde avait créé le vide autour d’eux, — et auprès de Vellini, ce pavot sombre au cœur brûlé, qui lui versait le lourd sommeil après l’ivresse, comme un néant libérateur, il trouvait un brûlant apaisement à ses désirs d’une intimité perdue, à ces soifs des lèvres d’une femme, à cette convoitise d’étreintes qui le saisissait devant ce beau corsage fermé d’Hermangarde, tant de fois ouvert et pressé sur son cœur, et qu’il fallait regarder maintenant avec le sentiment d’un homme à qui on a coupé les bras et dont le tronc mutilé bouillonnerait de passion et de volonté impuissantes ! C’est pour cela qu’il allait incessamment à ces deux femmes, affamé d’intimité, de confiance, de tendresse, quand il se rejetait à l’une qui n’était, hélas ! que le Souvenir, et qui le renvoyait, gorgé de caresses, engourdi de sensations, vers l’autre qui était l’Amour et dont la simple vue renouvelait son être et ravivait tous ses sentiments douloureux. Martyr et sybarite tout ensemble, il avait la conscience que les meilleures choses de sa vie, dignité, caractère, intelligence, facultés de bonheur, puissances du devoir, étaient broyées sous la double meule de pressoir de cette volupté insuffisante et nécessaire et de cette torture retrouvée toujours au sein de cette épaisse volupté. Il était mécontent de lui comme toutes les âmes qui se jugent et ne se domptent pas. Sa raison se forcenait dans le harnais de ces passions terribles qui nous sanglent le cœur et qu’il ne rompt qu’au risque même de s’éclater. Ah ! l’âme de l’homme n’est pas achevée ; c’est l’ébauche d’une tête de Dieu, sortie de la gaine monstrueuse de quelque bloc abandonné ! Elle traîne toujours après elle, comme la croupe musclée du lion de Milton se détirant dans sa fange, les empêtrements du chaos. Ryno le sentait. Il admettait de plus en plus que sa conduite de cœur avec sa femme était déshonorante, et pourtant il s’arrêtait court quand les instincts de sincérité le poussaient aux pieds d’Hermangarde. L’idée qui émergeait de ses préoccupations : que cette sainte créature allait se cabrer devant lui, comme devant un traître, comme devant une foi mentie en amour, quand il serait vrai comme Dieu même en lui disant qu’il n’aimait qu’elle, faisait alors cabrer aussi toutes ses fiertés… Et semblable au cheval hérissé qui a flairé le précipice, il s’écartait et se renfonçait dans les grèves, du côté de la Vellini !… La conviction qu’il avait de n’être pas compris le reprenait, le reployait, le retordait, lui et ses pensées, comme un inextricable nœud de serpents. Dernière ressource de ceux qui souffrent ! il leva une empreinte de son âme ; il moula sa douleur dans un plâtre tourmenté comme elle, dans cette lettre qu’il avait tant hésité d’écrire à la marquise de Flers, et qu’il écrivit à la fin, sous l’impulsion de ce besoin de confession, plus impérieux dans l’homme que le besoin de respirer. Écrite, cette lettre, avec des bonds et des rebondissements de plume et de cœur, pareils à ceux d’une chute d’eau qui tombe de pic en pic au Fond d’un gouffre, il n’osa pas la relire. Il n’osa pas s’exposer une fois de plus à la vertigineuse vapeur qui s’élevait de toute cette écume de son cœur, précipitée et furibonde, et il se demanda encore s’il y devait exposer la vieille tête affaiblie de l’héroïque amie qui lui avait donné sa fille, — quand un de ces événements imperceptibles à l’œil nu de l’observation extérieure répondit à ces hésitations et détermina l’envoi de cette lettre, comme le tact du doigt d’un enfant détermine la chute d’un fruit mûr.

Il y avait quelques jours que Vellini, un peu souffrante, était restée au Bas-Hamet, et que Ryno, ce malheureux à qui il fallait de l’opium, n’avait senti les engourdissements de sa Torpille, comme il l’appelait. Il était allé la voir cependant. Mais il l’avait trouvée, fumant son cigarro dans son hamac, en proie à ce morne dégoût de toutes choses qui la prenait quelquefois ; jaune, ridée et affaissée, comme si un affreux sirocco avait pesé sur elle. Revenu auprès d’Hermangarde, l’Yseult aux blanches mains, toujours sereine comme la Résignation et d’une beauté inaltérée comme l’eau des sources, il avait mieux apprécié la différence qu’il y avait entre ces deux femmes. Ce soir-là, entraîné par l’amour qu’il avait pour la plus belle et la plus adorable des deux ; aimable, car il voulait lui plaire ; il s’assit à ses côtés, comme si elle n’eût pas été sa femme, mais la jeune fille d’il y avait quinze mois, dont il eût attendu tout son destin. Inspiré par ces yeux d’azur qui lui étendaient tout un firmament dans son âme, il fut éloquent comme la passion vraie, séduisant comme la plus habile coquetterie. Il eut de ces mots charmants et profonds qui, comme le diamant, magnétisent et retiennent l’âme attirée dans les agrafes de leurs feux. Elle l’éprouva, elle le sentit trop fort ; elle vit qu’elle était fascinée. Elle eut peur, sans doute, du trouble qui se fit en elle ; car elle lui mit sa main tremblante sur la bouche et lui dit, d’une voix qui n’avait plus de timbre :

— « Taisez-vous ! »

Il avait plongé ses lèvres dans la conque moite de cette main, posée sur sa bouche altérée. Mais les titillations de ces muqueuses idolâtres dans les nerfs les plus subtils de la main, donnèrent des sensations trop vives à cette femme qui vibrait tout entière, comme une harpe éolienne, au moindre souffle de Ryno. Elle retourna vite cette main dont elle avait d’abord donné la paume et dont elle n’offrit plus que le dos aux lèvres de son mari, voulant se soustraire à cette émotion qu’elle connaissait, à la toute-puissance d’un attouchement pratiqué dans leurs quarts d’heure de délire ! Ryno comprit ce simple mouvement, cette précaution contre elle-même, ce mur épais d’une main retournée qu’elle élevait entre elle et lui, et cela, oui ! cela seul, lui fit mieux sentir qu’il était isolé, rejeté dans l’immense isolement de son amour pour elle, — et la lettre à la marquise de Flers partit le même soir.

« Que j’ai longtemps balancé avant de vous écrire ! » — disait cette lettre. — « Que j’ai eu de peine à accoutumer mon cœur à la pensée du chagrin que j’allais vous causer ! Mais il le faut, l’honneur de mon sentiment pour vous l’exige. Vous saurez tout. Seulement, ma noble mère, tout n’est pas irréparable. Soyez calme ; vous pouvez l’être. Lisez la ligne qui suit, pour avoir la force de continuer. J’aime toujours votre Hermangarde. Je l’aime plus peut-être que le jour où vous me l’avez donnée. Après cela, continuez ! Le reste est étrange, prodigieux, maudit ! mais je l’aime. Le bonheur pour vous, pour elle, pour moi, peut renaître. Il y a encore de l’espoir.

« Oui, laissez-moi vous répéter cette parole comme je me la répète à moi-même : j’aime Hermangarde ! Mais j’ai aimé aussi une autre femme, et cette femme, vous la connaissez ; je vous ai raconté ma vie avec elle. Je vous ai dit ses puissances, ses fascinations, ses ensorcellements. Je vous l’ai peinte, mais sans pouvoir vous la faire ressemblante, cette insaisissable chimère qu’il faudrait avoir vue, dans la vie de laquelle il faut avoir plongé le flot de sa vie pour en refléter éternellement les teintes érubescentes, pour en rapporter, contractés à jamais, l’éclat igné et le goût brûlant ! Vous, ma mère, qui savez la force des femmes, vous avez peut-être tremblé à ce que je vous ai dit de celle-là ! En vous parlant de Vellini, j’ai cru parfois que vous l’aviez admirée. Les hommes admirent bien ceux qui les foulent aux pieds ; pourquoi les femmes n’admireraient-elles pas encore davantage celles d’entre elles qui foulent aux pieds le cœur des hommes ? Eh bien, marquise, ce qu’on pouvait craindre est arrivé ! Ce que je voulais fuir en m’éloignant de Paris, m’a atteint. La vieille maîtresse de dix ans, la Vellini, quittée solennellement pour les pures et légitimes jouissances d’un mariage d’amour, s’est ennuyée de la solitude, de son abandon accepté comme une délivrance, et m’a relancé jusqu’à Carteret.

« Ah ! c’est là une histoire bien simple ! une histoire que toutes les femmes savent par cœur. Revenir à celui qui vous a laissée, tenter de renouer des liens rompus, poursuivre l’être qui mourait de toutes les lassitudes de l’âme sur un cœur épuisé d’amour ; le poursuivre parce qu’il ose aller vivre ailleurs ; se régénérer, se rallumer par l’absence ; sentir les cendres qu’on croyait froides se soulever sous les pétillements d’un feu qui semblait éteint pour toujours ; éprouver en mille chocs électriques, reçus à la fois, la galvanisation d’un amour nouveau pour une autre, qui est une injure au passé, un outrage à la beauté perdue, une perpétuelle et impuissante jalousie ; vouloir tout ravoir dans un effort suprême ; croire reconquérir, reprendre, ressusciter ; jeter encore ce gant à la destinée avant de mourir ; oui ! c’est là une histoire connue et que vous avez vue, sans doute, plus d’une fois se répéter dans la longue expérience de votre vie ? Mais écoutez-moi, ô ma mère ! et dites-moi si vous l’avez vue se produire comme je vais vous la raconter ?

« C’était le jour même de votre départ. Vous vous en alliez. Il semblait qu’avec vous s’en allait notre bon génie, le gardien fidèle d’un bonheur comme six mois de vie humaine n’en ont jamais donné à deux êtres qui se sont aimés… Non ! il n’y avait pas trois heures que vous étiez partie, que, dans ces campagnes où vous nous laissiez l’un à l’autre, au sein d’une félicité créée et protégée par vous, je vis tout à coup Vellini passer comme un souvenir, muet et obscur. J’avais votre Hermangarde près de moi. J’avais les yeux et le cœur pleins de cette tête sculptée à même la lumière et idéalisée par toutes les adorations de l’amour heureux. Et pourtant la vue de cet autre et sombre visage, de cette tête d’argile de Vellini, rongée par le temps, pétrie et déformée par mes mains, pendant dix ans de passion folle, me frappa au cœur d’une incroyable commotion ! Elle entra comme un trait vengeur dans l’immense oubli que j’avais fait d’elle, et semblable à l’éclair qui coupe un ciel tranquille, elle traversa d’un bord à l’autre toute mon âme et tout mon bonheur. Pourquoi vous cacherais-je quelque chose, marquise ? J’avais plusieurs fois reçu de ses lettres depuis mon mariage, et jamais je n’y avais répondu. Blessée peut-être de ce silence, — ou plutôt, non ! pas même blessée, mais cédant à des pensées et à des souvenirs plus forts que les distractions de sa vie et les résistances de sa volonté, elle était venue voir si sa présence ne pourrait pas plus sur mon âme que les caractères tracés par sa main. Vous vous rappelez quelle était son indomptable foi en elle ? Vous vous rappelez cette veine ouverte, un soir, et dans quelle source matérielle et sanglante elle avait pris la fanatique pensée que jamais nous ne serions désunis. Elle venait voir si tout cela n’était pas réellement la Destinée et si je pouvais l’éviter, moi, sur le cœur d’Hermangarde, quand elle, au milieu de sa vie dissipée, elle sentait qu’elle ne l’évitait pas ! Nulle mesquine jalousie, du reste, nul sentiment haineux ou bas, nul désir, nul projet de troubler une union qui eût irrité les féroces Vanités d’une autre femme qu’elle, ne la poussaient aux lieux où je menais une vie heureuse. Elle y venait sans plan arrêté, violentée par une attraction souveraine, ayant seulement la rage de voir Ryno, comme elle disait dans son langage familier et énergique… Mais qui l’aurait cru ? L’aurais-je cru moi-même ? En venant vers moi, l’attraction qui l’entraînait, elle me l’apportait ! Elle me la soufflait de loin. Elle me l’envoya par le regard, comme on envoie la mort, disent les pasteurs de la Calabre, en parlant de certains yeux qui ont, racontent-ils, ce funeste et terrible don. Rencontrée à peine, tant nous nous croisâmes vite sur cette route où vous veniez de disparaître ! j’emportai dans notre manoir de Carteret, dans ce nid d’Alcyon d’un amour sans orages, une impression du passé, vivant dans cette femme, et qui soudainement en éveilla une myriade d’autres au fond de mon cœur ! Je crus que toute cette poussière de nos débris, qui brille comme des étincelles d’or quand un rayon de souvenir les frappe de côté et les colore, tomberait et s’apaiserait sous toutes les limpides tendresses qu’y épanchait incessamment Hermangarde. Je me trompais. Aucun de ces atomes enflammés de la vie qui n’est plus ne se recoucha après s’être levé. Ils s’attachèrent à mon cœur, comme des abeilles furieuses s’attachent à un visage. Ni les baisers, ni les caresses d’Hermangarde, ni les abandons de la plus moelleuse intimité, rien n’abattit ces tourbillons de souvenirs qui se mirent à rouler en moi, comme une trombe d’eau qui tourne dans un gouffre. En vain je me retrempai dans les flots de cette sainte intimité du mariage, comme on noie et on neutralise dans les flots d’un vinaigre pur le germe morbide de la peste, enfermé sous les plis d’un papier ou d’un tissu. Ce fut inutile ! Le passé, cette nostalgie du temps, comme le mal du pays est la nostalgie de l’espace, ne me lâcha plus, et vint profaner, par des rêveries insensées, un amour plein, magnifique, infini, et qui jusque-là n’avait réfléchi que lui-même. Ah ! comme je me soulevai contre cela, marquise ! Comme la chevalerie de mon amour pour votre fille se révolta fièrement contre ces aiguillons invisibles, qui faisaient écumer le lion ! Semblable aux mystiques de l’Amour divin, j’avais tous les scrupules des âmes timorées par un sentiment exalté, et ces rêveries qui me revenaient, me semblaient des infidélités latentes et d’involontaires trahisons. Je les combattais comme des remords. Je luttais contre elles comme le guerrier du Tasse lutte contre les fantômes dans la forêt enchantée. Je savais bien (j’en aurais juré !) que mon amour pour Hermangarde ne serait point la proie de ces illusions perdues dont les spectres, en vous regardant, ont de si tristes et si charmants sourires, de ces remembrances, comme disent les Anglais dans leur langue profonde, qui chantent mieux que la fleur du Rhin d’irrésistibles ne m’oubliez pas. Je savais bien que la réalité de mon amour pour elle ne tomberait pas devant cette fantasmagorie de la mémoire du cœur, plus impitoyablement fidèle que l’autre mémoire ; devant ces perspectives de la vie passée, revues tout à coup, sur un seul signe, dans notre âme, et vers lesquelles, effrayés et épris, nous nous penchons comme des enfants se penchent sur un miroir renversé. Mais je ne voulais pas que ces impressions passassent même sur l’extrémité des fleurs de mon amour pour elle, et en ternissent, ne fût-ce qu’une heure, l’incomparable pureté !

« Je ne voulais pas… Ah ! marquise, je ris encore d’un rire bien farouche de cette pensée, que je ne voulais pas ! Comme si la volonté la plus énergique avait quelque prise sur une chose qui fait autant partie de notre être que d’avoir vécu déjà, d’avoir déjà senti, d’avoir déjà aimé ! On peut empêcher l’amour de naître. Mais ce qui fut, peut-on l’empêcher d’avoir été ? Non ! Dieu lui-même, tout Dieu qu’il est, n’y pourrait rien ! Je ne voulais pas !… Et Vellini n’eut qu’à se montrer, une seconde fois, sur cette plage où je m’étais sauvé d’elle, pour me rejeter dans l’esclavage de cet asservissant passé, immortel comme la pensée, indestructible en nous quand on l’a vécu. Ah ! le passé, le tout-puissant passé ! Il semblait seul, réduit à sa seule force ; car Vellini n’y ajoutait pas la sienne. Excepté ce charme amer et consacrant des souvenirs, il n’y avait rien en elle qui pût balancer les dons de jeunesse, de beauté et d’amour qui fleurissaient dans Hermangarde, comme un merveilleux bouquet du ciel ! Elle, Vellini, n’était plus jeune. Chaque année, en passant sur elle, avait laissé son sillon. Il n’y avait pas un pli de ses traits, un repli de son âme, un duvet de son corps à la peau de bronze, que je ne connusse, qui ne fût gravé sur mes lèvres ou incrusté dans ma pensée… Pour moi, elle n’était plus qu’un être parcouru, possédé, fini, sans découverte et sans mystère. Et cependant, quand je la revis, quand je la trouvai, un matin, sur cette falaise où elle m’apprit qu’elle venait m’attendre ; quand je l’entendis me redire les choses mille fois entendues, les vieux refrains de toute sa vie, les auld songs de notre longue intimité, je me sentis réenveloppé dans je ne sais quel filet invisible qui se renouait à mesure que je le déchirais, roulé sous son pied, inextricablement lié, perdu ! Je vous raconterai quelque jour les détails, de cette entrevue. Elle s’y montra, non comme une femme nouvelle, mais comme la femme des anciens jours. Je lui résistai. Je la repoussai. Je fus dur pour elle. Je m’entourai de mon amour pour Hermangarde ; je le fis briller, cet amour, comme un talisman et comme une arme dont je lui labourai le cœur. Elle ne m’opposa aucun de ces moyens suprêmes, aucune de ces magnifiques outrances qu’emploient d’ordinaire les femmes qui luttent pour l’empire, qui combattent pour leur dernier autel. Elle n’eut point une seule de ces coquetteries de génie, comme les femmes qui jouent leur va-tout de cœur en rencontrent. Elle ne fut pas, non plus, une de ces jalouses qui hachent une rivale aux pieds de leur amant, avec des mots que nous ne pouvons nous empêcher d’admirer, tant ils respirent d’intelligence dans la haine et de passion dans leur cruauté ! Non ! elle ne fut ni plus ni moins que ce qu’elle avait toujours été avec moi, — l’enfant colère, franc et indompté ; la superstitieuse du sang bu ensemble ; le front ténébreux, noir, obtus, qui, pour toute séduction, se tendait toujours vers moi, avec la même volonté, le même désir, la même pensée ! Mais tout cela, marquise, c’était la vie ; c’était dix ans noués dans le fond de nos deux âmes ; c’était bien plus qu’il ne fallait pour que je sentisse, même auprès de notre Hermangarde, comme des bouillonnements de regrets et les âpres chaleurs d’un sang fouetté jusqu’à l’écume par la présence de cette Vellini retrouvée ! Et pourquoi ne l’avouerais-je pas, marquise, à vous qui comprenez toutes choses ? Les souvenirs dont j’étais esclave n’étaient en Vellini que la moitié de son empire. Fantôme vivant des jours passés, elle n’avait pas seulement le prestige alliciant et cruel des mélancolies ; mais elle avait aussi, elle avait toujours le despotisme des plus troublantes sensations. Elle vous coulait dans le corps aussi bien que dans l’âme, toute une jeunesse ressuscitée ! En la revoyant, on éprouvait toutes les vieilles soifs étanchées, toutes les vieilles flammes qu’on croyait éteintes… Par une combinaison fatale et qui expliquait bien, du reste, la durée des passions qu’elle avait inspirées et cette impossibilité de se détacher qui marquait tous les sentiments dont elle avait été l’objet, même dans les âmes les plus frivoles, elle refaisait de chaque regret un désir et rallumait le feu épais des voluptés jusque dans les profondeurs de la tristesse, semblable au volcan qui recommencerait ses éruptions éternelles dans un cratère pulvérisé ! Y avait-il entre mon âme et son terrible regard de ces influences mystérieuses qu’on dit exister entre les éléments et les astres ?… Je ne sais… mais quand je ressentis peser lourdement sur mes yeux cet étrange œil noir si profond que, comme celui de certaines sorcières de la Thrace, il semble doublé de deux prunelles, il se remua pesamment aussi au fond de moi le bitume d’une mer morte de passions, de ferments, de rêves que le temps y avait engloutis, et qui dormaient là, comme les débris des villes coupables, sous leurs eaux torpides et croupies. Alors, contre ces impressions ressorties du gouffre de l’être, l’amour d’Hermangarde était un talisman qui ne savait plus me défendre ! Sa beauté non plus ! J’y venais, chaque jour, avec ardeur, essuyer mes yeux infidèles traînés trop longtemps sur cette Vellini dont ils s’étaient imprégnés comme d’un sable brûlant qui les dévorait ; mais ni mes yeux, ni même mon âme, ne perdaient, dans la contemplation des perfections adorées d’Hermangarde, l’impression prise à regarder cette vieille maîtresse qui résumait dix ans de ma vie, ce succube de mes jeunes nuits, cette jonquille flétrie des Huertas de Malaga ! Ainsi, la beauté la plus admirée était vaincue, une fois de plus, par cette incompréhensible laideur, préférée longtemps à toutes choses et dont la possession avait, sans doute, créé en moi une de ces dépravations que ma raison n’avait jamais acceptée, mais que je n’avais pu arracher, — dirai-je de mon cœur ?… Cette maigre forme de Vellini, réapparue dans mon existence, hantait incessamment ma pensée. La tête appuyée sur l’épaule d’Hermangarde, le front enseveli dans cette touffe de lys qui n’avait que de bons parfums à me prodiguer, je ne rêvais qu’à Vellini ; je n’aspirais d’une narine altérée que l’odeur souvenue de la peau cuivrée dont j’avais bu la sueur, tant de nuits ! Je cherchais vainement aux surfaces marmoréennes de ce corps d’ange dans lequel vivait ma pensée, et qui m’appartenait comme la paix du ciel appartient à ceux qui l’habitent, ces sensuelles émanations respirées sur le sein de Vellini, ce fumet irritant de la bête humaine qui réveille ce qu’il y a de plus fauve dans nos appétits de plaisir et nous plonge en ces enivrements qui, malheureusement, ne tuent pas comme l’ivresse du mancenillier, mais qui font malade pour toute la vie, une fois qu’on les a éprouvés ! Vous le voyez, marquise, je cherche encore à m’expliquer ma folie, à me justifier cette incroyable préférence qui me ramenait à la Malagaise ! Souvent je ne pouvais m’empêcher de croire que ce qui me donnait, en pensant à elle, la troublante cuisson de tels désirs, était un de ces faits pathologiques et monstrueux qui dominent également la science de l’homme et sa volonté. Je me demandais si, dans dix ans de vie commune, j’avais développé, à me repaître d’elle, un de ces goûts, fils de l’accoutumance, qui, contractés, ne se perdent plus et vont au contraire s’exaltant et s’envenimant davantage ? Était-elle pour moi, dans un autre ordre de sensations, un de ces condiments enflammés après lesquels tout paraît fade et sans saveur ? Comme ces femmes de Java, qui mâchent le bétel et donnent aux hommes de l’Europe un mordant plaisir qu’ils n’oublient plus quand ils l’ont goûté, Vellini, ce sangre azul d’une Espagne Africaine, avait-elle, avec le caviar aiguisé et incendiaire de ses caresses, allumé dans les sources de ma vie cette soif du feu qu’on n’étanche pas avec du feu, même en enfer ?… Ah ! toutes ces questions que je m’adressais vous diront assez l’état de mon âme ! Il était affreux. Je combattais et je sentais que j’étais vaincu. J’avais horreur de mon désir même, et mon désir s’accroissait de mon horreur. J’étais emporté vers la Malagaise par quelque chose d’anormal, de dépravé, de fou, comme serait la frénétique envie d’une femme grosse pour un citron vert ou pourri. Ah ! je résolus de m’affranchir de ces obsessions continuelles qui m’aigrissaient et m’enflammaient le sang dans les veines ; de rompre ces charmes inouïs qui étaient dans l’âme et dans les sens tour à tour ; de reprendre encore ce limon que je croyais épuisé, et de le sucer, une dernière fois, pour qu’il ne restât rien de ces sucs qui m’avaient empoisonné. Enfin, de faire naître de tout cela un dégoût suprême, qui me rejetterait purifié aux pieds d’Hermangarde et tout entier à mon bonheur !

« Hélas ! je ne sais pas, marquise, s’il y avait un autre moyen d’en finir ; mais arrivé au point où j’en étais avec Vellini, je crus vraiment qu’il ne me restait plus que celui-là. Vous qui n’avez jamais craint d’être sincère avec l’homme que vous avez choisi pour fils ; vous dont l’esprit s’est toujours élevé, par le fait seul de son niveau, au-dessus des préjugés, des hypocrisies et de la fausse sagesse du monde, auriez-vous pensé que je me trompais ?… N’eussiez-vous pas trouvé ma résolution téméraire ?… Une lettre que je reçus de Vellini fixa un projet que je roulais depuis longtemps dans ma pensée, grosse d’agitations et de doutes. La Malagaise habitait le Bas-Hamet des Rivières. Elle s’était retirée chez des pêcheurs, où elle vivait avec cette souplesse de nature qui se plie à tout, et qu’elle tient peut-être de la double race dont elle est issue. Une nuit, je laissai Hermangarde endormie et je courus au Bas-Hamet. Les passions qui m’emportaient étaient formidables ; mais je me répétais que c’était un coup de partie à jouer avec ce maudit cœur auquel je ne comprenais plus rien ! Je me disais que je rentrerais calme sous mon toit domestique ; que j’allais égorger une bonne fois tous ces souvenirs frappés, mais qui palpitaient encore ; que je noierais cette folle soif des caresses d’autrefois sous les derniers baisers de deux lèvres flétries. Je me prophétisais que le lendemain nul spectre du passé ne s’interposerait entre mon cœur et Hermangarde. Je le croyais, marquise… et cela eût été vrai peut-être, si la femme vers qui je courais n’avait pas été Vellini. Je la trouvai dans sa cabane, m’espérant, quoique je ne lui eusse pas répondu ; sûre que je viendrais, armée de cette foi qui est sa force ; fanatique et vêtue comme une Bégum de l’Inde, sensuelle et languissante comme une Cadine qui attend son maître, mettant son orgueil à n’avoir plus d’orgueil et à bien ramper sur ses souples reins à ses pieds. Impossible de vous dire, marquise, les détails de cette nuit, tour à tour heureuse et funeste, dans laquelle je ne sais quel plaisir haletant et terrible brûla mes remords et fit taire la voix éplorée de l’amour ! Je m’en suis réveillé comme d’un rêve dont on garde longtemps les troubles, mais dont la mémoire n’est pas distincte, tant il bouleverse les facultés ! Pendant quatre heures d’une nuitée d’hiver, dans cette cabane, jonchée de paille comme une grange, la plus voluptueuse des filles de la terre, la plus accoutumée à toutes les opulences de la vie, l’enfant gâtée de la somptueuse duchesse de Cadaval-Aveïro, la femme aimée et épousée de cette espèce de Nabab anglais, sir Reginald Annesley, cette capricieuse, qui posait en riant ses pieds bruns sur le sein nu de sa superbe Oliva comme eût fait une sultane favorite avec son esclave, resta sur des gerbes sèches, entassées devant un feu de fagots, roulée dans la chaleur, la lumière et la cendre comme une salamandre, plus puissante et plus souveraine dans cette chaumière nue de poissonniers normands, que sur les divans de sa rue de Provence, dans les dentelles et les satins de ses alcôves ! Jamais je ne compris mieux que tout son charme ne relevait que d’elle seule ; jamais je ne compris mieux qu’elle métamorphosait la vie autour d’elle, comme elle la métamorphosait sur son visage rechigné, maussade, un peu dur, quand l’expression y circulait tout à coup, avec ses sourires et ses flammes, comme une ronde d’astres, éclos soudainement dans un ciel obscur, à quelque coup de tympan céleste ! Ah ! oui, la nuit vécue sur son cœur est indescriptible ! Dans ces moments qui passèrent en pétillant avec la rapidité de la flamme sur une ligne de poudre, je ne luttai plus, je m’abandonnai ! Je voulus concentrer et dévorer tout mon passé en ces quelques heures de délire. Remonté sur la croupe ailée de ma Chimère de dix ans, j’en aiguillonnai l’ardeur à tous crins, j’en précipitai la course furieuse, j’essayai de la briser sous mon étreinte, pour que, tombés tous deux du ciel, elle ne vînt plus jamais offrir son dos tentateur à ma force épuisée ! Hélas ! marquise, c’était là encore une erreur. Je devais échouer dans cette tentative désespérée. Après l’expérience, le dégoût — ce dégoût purificateur sur lequel j’avais compté — n’arriva pas. Vellini, la bohémienne Vellini parlait de sort, et vraiment elle y faisait croire ! En avait-elle jeté un sur moi ?… Quand on la voyait comme je la voyais alors, étendue par terre sur ces gerbes déliées, avec des torpeurs de couleuvre enivrée de soleil, je ne pouvais m’empêcher de penser à tous ces êtres merveilleux, rêvés par les poètes comme les symboles des passions humaines indomptables ; à ces Mélusines, moitié femme et moitié serpent, à ces doubles natures, belles et difformes, qu’on dit aimer d’un amour difforme et monstrueux comme elles ; et je me répétais que de pareilles fables avaient sans doute été inspirées aux hommes par des femmes comme cette Vellini.

« Ainsi, je sortis de chez elle non pas guéri, comme je l’avais espéré, mais les artères plus pleines du poison qu’elle m’avait versé ; mais la tête et le cœur où j’avais cru étouffer tant de souvenirs, débordant d’un souvenir de plus ! En m’en revenant par ces longues grèves dont vous connaissez l’imposant aspect, j’avais repris tous mes remords, mais il s’y était ajouté la rage d’une tentative qui s’était retournée contre moi. Vellini m’avait volé mon libre arbitre ! « Que ta femme soit heureuse et aimée, — m’avait-elle dit avec des expressions inouïes et des sentiments plus inouïs encore, — mais que des heures pareilles me vengent de ton amour et de son bonheur ! Elle toujours, mais moi parfois ! » Et moi, comprenant sa pensée, n’admettant plus la vie sans cette incroyable maîtresse, qui n’avait pas peur de la plus redoutable rivale, j’acceptais le partage qu’elle m’avait proposé. Je ne me préoccupais plus que de cacher à Hermangarde une liaison qu’il m’était impossible de briser ; que de sauver le bonheur de cette noble femme et la dignité de notre amour. Oui, marquise ! j’aimais Hermangarde comme je l’aime encore. Le croirez-vous après ce que je vous écris ?… Croirez-vous qu’à côté de cette chose sans nom (car je ne l’appellerai pas du nom d’amour) qui me liait à la Malagaise, je n’avais pas dans le cœur pour votre Hermangarde cet amour que vous aviez béni ? Chère mère, d’autres que vous me le nieraient. Des esprits moins perçants et moins éprouvés que le vôtre, des intelligences qui ne sauraient pas comme vous l’infinie variété de l’âme humaine et les singuliers problèmes qu’elle cache, ne croiraient pas à une si horrible collision dans un seul cœur. Et pourtant, rien n’est plus vrai ! J’aimais Hermangarde ! Ah ! j’ai besoin de vous le répéter sans cesse et surtout en arrivant au dénouement du récit que j’ai ose vous faire, et qui est encore plus douloureux pour moi que pour vous.

« Je rentrai au manoir, marquise, en proie à toutes les contradictions des âmes coupables qui se sentent perdues. Je me sentais prédestiné à Vellini… Des portes que j’avais fermées avec des précautions minutieuses et que je retrouvai entrebâillées, me donnèrent le frisson de pressentiments sinistres. J’entrai dans la chambre d’Hermangarde et j’eus l’affreuse certitude de la vérité. La malheureuse était évanouie sur le pied de son lit qu’elle avait eu peine à regagner. Elle était à moitié vêtue. Elle avait eu le courage insensé de se traîner jusqu’au Bas-Hamet, à travers les grèves couvertes de neige, et elle avait tout vu !… Je l’ai su, je l’appris par les révélations de son délire, alors que je veillais nuit et jour à son chevet et que le médecin tremblait pour sa vie. Elle m’apprit, malgré elle, dans ces effroyables insomnies de fièvre et de douleur où elle gisait sans connaissance, qu’elle avait surpris, par les fentes d’un volet mal joint, ce que je croyais avoir soustrait à tous les yeux. Esclave d’une jalousie trop forte, elle avait assisté, l’infortunée ! à cette scène d’une nuit passée dans les bras d’une autre. Combien y était-elle restée, sans crier, sans tomber d’angoisse sur cette neige, collée à regarder cette horrible scène qui dut lui déchirer toutes les fibres de son cœur ?… Son délire ne me le dit pas, et quand elle a été arrachée à cette mort qui paraissait certaine, et dont j’aurais été la cause, ô mon Dieu ! sa bouche a gardé un silence qui me fait plus de mal que les plaintes et qu’elle n’a jamais rompu par un seul mot. Oh ! qu’elle dut souffrir dans son amour, dans sa fierté, dans toutes les délicatesses de son âme, pour être ainsi venue épier dans la nuit l’homme qu’elle aimait et en qui elle n’avait plus foi ! Elle avait souvent rencontré Vellini dans les grèves, et sans doute elle avait deviné en cette femme, qu’il est impossible de ne pas remarquer quand on la rencontre, la rivale que lui cachait le destin. Depuis longtemps, d’effrayants soupçons étaient entrés dans son cœur. Elle les y ensevelissait, mais, malgré elle, ils en sortaient… Et moi, qui les voyais ravager intérieurement sa vie, je ne les détruisais pas ! Je n’osais pas même y toucher, tant Vellini régnait impétueusement sur moi ! Mentir, marquise ?… Ah ! c’était bien assez cruel pour moi, assez humiliant pour l’honneur de votre petit-fils que de me taire ! Ceux qui aiment sont les vrais voyants ; on ne leur impose pas par des mensonges. Mentir, c’eût été une indignité en pure perte qui m’eût dégradé aux yeux d’Hermangarde comme aux miens, sans lui rendre le repos qu’elle avait perdu. Après cette nuit fatale au Bas-Hamet, l’incontestable réalité avait confirmé l’intuition du cœur. C’était pour Hermangarde le dernier coup d’un malheur achevé ! Elle pouvait en mourir ; elle a bien failli en mourir. L’enfant qu’elle portait dans son sein en est mort ! Mais elle, échappée à cette mort d’angoisse qui l’a frappée à moitié, elle redevenait cette fière et pudique Hermangarde élevée par vous, dont le sang est le vôtre, et qui sait, comme vous l’auriez su, à sa place, dévorer ses larmes, — car les femmes des races comme la vôtre, marquise, souffrent des blessures de leur cœur en silence, avec la simplicité héroïque que leurs aïeux mettaient à mourir.

« Et elle ne s’est pas démentie ! Elle n’a pas faibli sous les tenailles de ce supplice qui recommence tous les jours ! Voilà trois semaines qu’elle est revenue à la santé et qu’elle couvre, d’un front calme et des sourires les plus sublimes, des douleurs que je devine trop pour ne pas les partager ! Elle est douce et belle comme une martyre, couchée sur des roses flamboyantes, dans un inextinguible bûcher… Mais la martyre n’a pas oublié la dignité de la femme offensée. Elle s’est reprise toute à moi, comme elle s’était donnée. Elle a mis entre nous des froideurs que je suis obligé de respecter et que j’admire, mais dont je souffre de toute la force de mon amour ! Ah ! chère mère, notre intimité est finie ! Le mariage n’a plus entre nous de signification divine ! Il n’est plus cette union profonde de deux cœurs transfondus, comme il l’a été pendant six mois ! Rien n’est changé, à ce qu’il semble, entre elle et moi, et cependant tout est changé ! Nous nous aimons toujours, mais dans cette vie que mes torts et ses sentiments outragés nous ont faite, l’amour n’est qu’un malheur de plus. Qu’est devenu ce vieux manoir de Carteret, ce nid d’Alcyon, que vous aviez placé dans la dot de votre fille pour en abriter le bonheur ? Il ne cache plus maintenant que des chagrins et des remords. Marquise, c’est moi qui suis le plus malheureux, puisque je suis le seul coupable. N’aurez-vous pas pitié de moi ?… Je vous dois tant, vous êtes si bonne ! vous m’avez montré, quand le monde était contre moi, une si intrépide confiance, que j’aurais rougi de ne pas vous tout avouer, de ne pas vous dire : « Voilà le mal que j’ai fait, pardonnez-moi, condamnez-moi, mais sachez-le ! Elle ne vous le dit pas, elle ! mais où elle est sublime, je serais infâme. Je ne veux pas courir l’horrible chance d’un mépris que je mériterais si je ne déchirais pas tous les voiles, si je ne versais pas tout mon cœur à vos pieds ! Je ne veux pas que vous puissiez mépriser le petit-fils que vous avez choisi, le Ryno à qui vous avez tendu la main et donné votre sang à pur don ! Votre estime m’est plus chère que votre vie, et Dieu sait pourtant si je donnerais volontiers la mienne pour vous ! Oh ! j’ai tremblé, je tremble encore que cette lettre ne soit une rude atteinte à votre vieillesse ! mais être trahie, mère, cela fait plus de mal que de mourir ! J’aimerais mieux vous avoir tuée que de vous avoir trahie, dussé-je en être inconsolable, dussé-je en mourir de désespoir, après vous ! Pardonnez-moi ces affreuses paroles qui m’échappent. Vous ne mourrez pas ! Vous êtes sous la sauvegarde d’un esprit immortel, qui domine en vous une sensibilité redoutable, il est vrai, mais que vous avez toujours gouvernée. Votre bonté vous soutiendra. Votre affection pour vos enfants vous inspirera du courage. Vous ne mourrez pas ; vous vivrez pour nous ! Nous avons besoin de vous, mère ! Il n’y a que vous qui puissiez ressusciter le bonheur que vous avez créé, il n’y a que vous qui puissiez replacer mes bras autour de la divine femme que vous m’avez donnée et nous marier une seconde fois. Avec votre imposante connaissance de la vie, avec cette sagesse indulgente et comprenante qu’on aime et qu’on respecte en vous, vous expliquerez à votre Hermangarde ces contradictions de l’âme d’un homme qui aime et qui a manqué de fidélité dans l’amour. Elle vous croira, vous ! Moi, elle ne me croirait pas. S’il y a un pardon et une amnistie pour de telles fautes, ce pardon et cette amnistie couleront de son cœur dans le mien à votre parole. Il est impossible que tout soit brisé entre nous ! entre deux êtres qui n’ont pas cessé un seul instant de s’aimer ! Ah ! si vous saviez comme le sentiment de mes torts envers elle a redoublé la force de mon amour ! Si vous saviez comme l’admiration pour cette femme, qui cache une affection blessée sous une froideur éloquente, s’est jointe à cette adoration que vous avez vue naître, et qui n’a jamais défailli dans mon cœur ! Si vous voyiez cela comme je le sens, vous auriez encore de l’espoir… La peine que je vous cause aujourd’hui serait diminuée. Vous vous diriez que le meilleur de Ryno est resté tout à votre fille, malgré l’entraînement des souvenirs, et vous dicteriez à Hermangarde un pardon qui rappellerait la félicité des jours passés et qui la rendrait plus touchante !

« Et maintenant, je vous ai tout dit, ma noble mère. Je me suis confessé à vous. J’ai agi avec vous comme l’Église catholique — cette source de toute vérité — ordonne qu’on agisse avec Dieu. N’avez-vous pas été le Dieu de ma vie par la bonté, par la confiance, qui est le beau rayon de la bonté parmi les hommes ? Je viens vous dire aussi comme à un confesseur : « Prenez la direction de ma vie ; c’est mon âme que je remets entre vos mains. Protégez-moi contre moi-même. Donnez-moi vos conseils, je les suivrai. Ce que vous exigerez, je le ferai, mon excellente mère ! Vous savez maintenant ce qu’est Vellini pour Ryno. Vous comprenez à présent ce que je vous ai dit, un soir, quelque temps avant mon mariage, lorsque je vous eus raconté mes dix ans de vie avec elle. Alors, je voulais m’éloigner et aller assez loin pour qu’elle ne pût pas me rejoindre. Je savais le charme inextricable de cet être exceptionnel qu’on aime et qu’on déteste, peut-être à force de trop l’aimer ! Je savais la pesanteur du passé sur mon âme. Oui, j’avais comme un pressentiment de ce qui devait suivre… Mais le bonheur d’être aimé d’Hermangarde l’étouffa dans mon cœur, réenvahi par toutes les crédulités de la jeunesse ! Eh bien, ce que je pensais à accomplir, je l’accomplirai. J’emporterai ma femme à l’autre bout du monde, pour n’être qu’à elle, pour ne plus revoir Vellini, cette dominatrice Vellini, toujours plus forte que cette âme que j’ai crue forte dans mes jours d’orgueil ! Marquise, en ce moment, je viens de la quitter encore, cette incompréhensible créature, dont vous seule peut-être nous auriez donné le mot, si vous l’aviez connue… Je viens de la laisser froide, lourde, meurtrie, avec un front couvert de vapeurs plus épaisses que tous les miasmes du lac de Camarina, remués par une foudre qui s’y serait éteinte ; se balançant, stupide et morne, dans son hamac. Je l’ai quittée souvent ainsi, croyant qu’enfin ce dégoût, cette laideur, cette stupidité, ces ténèbres, cet anéantissement seraient éternels, mais, hélas ! m’abusant toujours ! Le lendemain, une heure après, avec un mot de sa voix, avec un de ses regards qui s’en vont de côté tomber dans le mien, avec une inflexion de ses membres de mollusque, dont les articulations d’acier ont des mouvements de velours, elle faisait tout à coup relever les désirs, entortillés au fond de mon âme, comme le soleil fait retourner vers lui des convolvulus repliés !… Que ne puis-je dire, sûr que tout est fini de sa sorcellerie immortelle : « Je l’ai vue aujourd’hui pour la dernière fois ! » Mais pour cela, il faudrait s’enfuir, quitter ce pauvre Carteret où vous reveniez ce printemps et où nous avons coulé des jours si paisibles. Il faudrait, pour longtemps, s’éloigner de vous, qui êtes une part vivante de notre bonheur ! Ah ! ce serait dur pour tous les trois, je le sais. Mais si vous le décidiez, cet éloignement que j’ai toujours cru nécessaire, je vous obéirais sans murmure. Je ne serais pas moins courageux que vous. Dictez donc ma conduite, chère mère. Dois-je voyager avec ma femme plusieurs années ?… Dites ! Ne plus revoir cette Vellini, n’est-ce pas le plus sûr ?… Tant que je la verrai, tant que j’aurai chance de la rencontrer, je douterai de moi. Elle incarne trop le souvenir, et cette incarnation est si brûlante !… Ah ! je suis las et impatienté de ne pouvoir m’arracher à l’influence de cet être chétif que j’ai brisé un peu plus encore, à force de le presser sur mon cœur ! Je souffre par trop aussi d’être écartelé à deux sentiments contraires ! Pour en finir, j’imiterai plutôt ce prisonnier qui se trancha lui-même avec la hache, laissée à ses pieds par ses bourreaux, la main qu’ils lui avaient scellée dans la pierre. Je me couperai les jointures de ce misérable cœur traîné à deux femmes, et je dirai à Hermangarde : « Ce n’est pas ma faute, à moi, si j’ai aimé Vellini avant de te connaître ! Pourquoi Dieu ne nous a-t-il pas créés le même jour et placés l’un à côté de l’autre dès le commencement de la vie ? Seulement, si ce n’est pas un affreux polype que ce cœur que nous portons dans nos poitrines, et s’il ne repousse pas avec ses souvenirs, à chaque coup mortel dont on le frappe, console-toi, ma tendre amie, le mien t’appartient maintenant sans partage. Je l’ai mutilé, mais je l’ai fait libre pour qu’il ne fût plus qu’à toi seule, et que chaque atome de vie qui l’anime fût pur de tout ce qui ne serait pas toi. »

« Ryno. »


Qu’aurait produit une pareille lettre, si la marquise de Flers l’avait reçue ? Malheureusement, peu de jours après qu’elle eut été envoyée, des nouvelles de Paris arrivèrent au manoir et y jetèrent une noire inquiétude. Ryno put craindre d’avoir porté à sa bienfaitrice et à sa grand’mère un coup funeste, dont la pensée avait retenu sa confiance et différé ses aveux. C’était la comtesse d’Artelles qui écrivait à Hermangarde. Elle lui mandait qu’un mal subit avait saisi la vieille marquise, et elle pressait les jeunes mariés d’arriver à Paris en toute diligence ; car madame de Flers, pour qui tout danger, à son âge, était une menace, désirait les voir et les embrasser si elle devait mourir. Ryno lut sous les termes contraints et sombres de ce billet, tracé d’une main émue, que le mal était bien plus grand que la comtesse ne le disait. Il ne voulut point augmenter les anxiétés de sa femme en lui confiant ses pressentiments, mais il se demandait si sa lettre (et il la regrettait !) n’avait pas déterminé une catastrophe dont, au fond du cœur, il ne doutait plus.

Ils quittèrent Carteret en grande hâte, trop préoccupés de l’état alarmant de leur grand’mère pour se détourner et jeter un dernier regard de regret sur cette côte où ils avaient été heureux. En quelques heures, le nid d’Alcyon abandonné redevint le manoir vide et solitaire, sur le toit gris duquel les vents de la mer chantaient, depuis si longtemps, leur longue chanson indifférente ! Les pressentiments que le billet de madame d’Artelles avait inspirés à Marigny ne le trompaient pas. Quand ils arrivèrent, sa femme et lui, rue de Varennes, l’excellente marquise n’existait plus. Madame d’Artelles avait épargné à Hermangarde la soudaineté d’un malheur que personne n’avait eu le temps de prévoir. Elle leur raconta, toute brisée de la perte d’une ancienne amie, qu’elle était morte dans son boudoir gris et rose, assise dans son fauteuil comme à l’ordinaire, — qu’elle s’y était éteinte, paisiblement, presque suavement, comme une lampe, après sa dernière goutte d’huile parfumée. Elle n’avait point souffert : elle s’était affaiblie. Jamais le mot : « Elle s’en est allée », pour : « Elle est morte », n’avait été plus juste et mieux appliqué. La veille, le jour même, rien n’indiquait cette fin subite et douce. « Ma chère comtesse, — avait-elle dit à madame d’Artelles, — je crois que c’est mon dernier bonsoir que je vous souhaite. Pourquoi vivrais-je ? mon œuvre est achevée. Ils sont heureux. Je n’ai plus de raison pour durer. » Madame d’Artelles ne voulut point la quitter dans cette rêverie d’une mort prochaine, et elle expira au milieu d’une phrase gracieuse, dans la nuit, en causant avec cette amie, sa partenaire de conversation depuis quarante ans.

Ainsi Marigny avait eu tort de craindre. La marquise était morte dans l’illusion qu’ils étaient heureux. Dieu lui avait sauvé l’angoisse des confidences de Ryno. Quand cette lettre, dans laquelle il avait cherché l’apaisement d’une âme qui étouffe, comme d’une apoplexie de sentiments inexprimables, parvint à Paris, madame de Flers n’était plus, et la comtesse garda, sans en rompre le cachet, cette missive dont l’écriture lui était bien connue et qui ne s’adressait plus à personne. Par un de ces hasards dont se compose la trame mystérieuse du drame humain, peu de jours après l’arrivée de M. et de madame de Marigny, madame d’Artelles remit à Hermangarde cette lettre cachetée, comme si elle l’eût remise à la main même qui l’avait écrite. Elle avait été si longtemps témoin de cette communauté de toutes choses qui existait entre Hermangarde et Ryno, et croyant aussi, comme la marquise, que ce bonheur dans la tendresse n’avait pas encore rencontré d’écueil, elle n’imagina pas que la femme qui pensait par la pensée de son mari pût ignorer le contenu d’une lettre que ce dernier avait écrite. Elle la lui remit donc tout naturellement, et Hermangarde l’ouvrit sans trop songer à ce qu’elle faisait, la mort de sa grand’mère lui ayant causé un de ces chagrins qui distraient de tout ce qui n’est pas la pensée fixe, inconsolable… Une fois engagée dans cette lecture, pouvait-elle s’arrêter ?… Les sensations qui l’entraînaient, qui la suspendaient à ce récit, plein de remords, de regrets, de luttes de cœur si cruelles et de lumières si fulgurantes sur cette Mauricaude des Rivières, cette rivale inconnue, devinée, haïe au premier coup d’œil, étaient trop vives, trop maîtrisantes, pour qu’elle ne lût pas jusqu’à la fin ces poignants détails, Elle s’y précipita, elle s’y roula, poursuivie, poussée par ces cris, ces explications, ces analyses de Ryno, qui la mordaient au cœur, à la tête, partout, comme un cerf forcé par des limiers féroces. Puis, quand elle eut touché le terme de cette confession dans laquelle Ryno demandait à sa grand’mère de le rendre à la femme qu’il aimait et de l’ôter à celle qu’il n’aimait plus, elle remonta cette lettre page par page, ligne par ligne, presque mot par mot, comme on repasserait dans les halliers qu’on aurait teints de son sang, avec le plaisir douloureux de le voir ruisselant aux épines. Peut-être une âme moins royale que la sienne eût entendu la voix de cet amour qui se débattait sous les regrets et sous des impressions qu’il insultait, pour mieux les vaincre. Elle en aurait été touchée de pitié. Mais elle, non ! Elle ravivait seulement son désespoir en se retrempant dans ces eaux amères. Elle ne comprenait pas les empires partagés et que le cœur de l’homme ressemblât au globe qu’il foule et dont une moitié plonge dans la lumière quand l’autre s’abîme dans la nuit. Le fil de l’âme de son mari, elle ne l’avait plus. Elle se perdait dans ce labyrinthe du cœur d’un homme. Quand Marigny rentra, il la trouva, assise devant le guéridon de sa grand’mère, lisant encore cette énigme qui ne se résolvait pour elle qu’en la déchirant. Il s’approcha d’elle. Sa physionomie lui disait ses agitations.

— « Ah ! — s’écria-t-il, délivré du poids d’un silence qui était la moitié d’un mensonge, — vous savez tout maintenant. Si vous m’avez compris, ne me pardonnerez-vous pas ?… » Et il la prit dans ses bras, pour la première fois depuis qu’elle le savait infidèle.

Elle en frissonna de ce mystérieux frisson, fait de terreur, de volupté, de désir, et qu’ont les jeunes filles que nous pressons pour la première fois sur nos poitrines. N’était-elle pas redevenue jeune fille sous les froideurs de ce mariage, glacé tout à coup par la fierté de l’amour offensé, comme cette blanche fleur qui fleurit sous la neige et la perce au jour de l’hiver ?…

— « Hermangarde, — reprit Marigny, — tu le vois, je t’aime ! Ce n’est pas le hasard, c’est notre grand’mère qui a voulu que madame d’Artelles te remît cette lettre, et non à moi. C’est là encore une manière de nous protéger dans la mort ; de nous rapprocher du fond de sa tombe. Ce que je n’aurais pas osé te dire, elle te l’apprend, elle… Oui ! j’ai été bien coupable, bien entraîné, mais je n’oppose à cela qu’un mot vrai : Je t’aime ! Est-ce que ce mot-là, dit comme je le dis, — et il le disait avec la séduction d’un amour sincère, — ne peut donc pas tout effacer ?

— On n’aime pas deux femmes, — répliqua-t-elle avec l’expression que dut avoir Christine de Suède, quand elle prononça, en regardant sa couronne, le Non mi bisogna e non mi basta de son abdication.

— Mais, — répondit-il, la tenant toujours liée de ses deux bras, — je n’en aime pas deux. Je n’en aime qu’une. Vellini n’a que les souvenirs, mais toi, tu as l’amour !

— Tant pis ! alors, — dit-elle sans amertume, se levant toute droite dans les bras de Ryno, inexorable comme la Justice, triste comme le dernier mot du Destin. — Il vaudrait mieux qu’elle eût tout, elle… Vous seriez heureux, et vous pourriez m’oublier, moi qui n’ai pas de souvenirs de dix ans pour vous captiver ! Vous ne souffririez pas comme je souffre. Vous ne sauriez pas comme je souffre. Vous ne sauriez pas à votre tour ce que c’est que l’amour sans l’espoir et sans la confiance, car, Ryno, je ne vous crois plus !