Une visite aux grandes usines du pays de Galles/03

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III

LA LANGUE ET LES MŒURS DU PAYS DE GALLES.


Le Welche. — Les bardes. — Les eisteddfodau. — Conquête des Galles par Édouard Ier. — Le prince de Galles. — Difficultés du Welche. — Les Bas-Bretons et les Gallois. — Le Welche condamné à périr. — Le chiffonnier des familles.

Bien que venus dans le pays de Galles surtout pour y voir des houillères et des fonderies de cuivre, les habitants aussi nous intéressaient, ces énergiques Gallois


Swansea : Les usines et les docks. — Dessin de Durand-Brager.


qui ont gardé leur langue et leurs coutumes primitives, qui ont si longtemps résisté à la conquête saxonne et normande, et dont il est bien temps de dire ici quelques mots.

C’est à Swansea que commence à proprement parler le pays de Galles. À Cardiff, où nous sommes déjà passés, à Newport où nous nous arrêterons en quittant le pays, l’élément étranger domine, ou du moins la race galloise s’est peu à peu fondue avec la race saxonne et normande ; mais à Swansea et plus avant dans l’ouest et dans l’intérieur, les mœurs et les usages welches sont assez bien conservés. Ainsi nous avons déjà signalé chez les femmes de la campagne, à Swansea, le chapeau de feutre et le jupon de laine traditionnels. La langue galloise est aussi parlée à Swansea concurremment avec l’anglais, et dans des comtés plus éloignés, par exemple ceux de Carmarthen et de Cardigan, il n’est pas rare de rencontrer des habitants, au moins dans les montagnes, qui ne savent pas un mot d’anglais et ne comprennent que le gallois.

Cette langue galloise ou welche qui tend de jour en jour à disparaître devant l’unification anglaise, a eu ses beaux jours littéraires à l’époque de la chevalerie. Les bardes des Galles, descendants directs des druides, chantaient alors, ainsi que nos troubadours et nos trouvères, les hauts faits du roi Arthur et les gestes de l’enchanteur Merlin ou Merrdhyn, issus, dit-on, tous les deux du beau pays de Galles. Les traditions nationales, les belles actions des héros étaient également conservées par les chantres gallois.

Si les troubadours et les trouvères ont disparu de France, les bardes welches existent toujours. Fidèles comme leurs glorieux ancêtres à la harpe à neuf cordes (est-ce en l’honneur des Muses ?), ils se réunissent de loin en loin dans des assemblées solennelles, nommées eisteddfod ou Cwymrygyddion dans la langue du pays. On y dispute le prix des vers, on y chante des chansons nationales, comme la Marche des hommes de Harlech, on y distribue des couronnes aux bardes les plus dignes ; ce sont comme les olympiades des Galles. Souvent même on ne se sépare pas sans pousser encore le vieux cri de guerre : Wales for the Welsh, « les Galles pour les Gallois ! »

Je voudrais raconter en détail, de visu, comment se passent les choses dans ces assemblées nationales ; mais je n’ai jamais assisté à un eisteddfod, et ne puis en parler que par ouï dire. Ce n’est pas tous les jours du reste, ni même une fois par an, que s’ouvrent ces conciles gallois. Je recourrai donc, pour satisfaire les amis de la couleur locale, à un auteur fidèle et précis entre tous, et que l’on ne saurait trop citer, quand on parle des mœurs, des coutumes de la Grande-Bretagne. J’ai nommé M. Esquiros dont les belles études sur l’Angleterre et la vie anglaise, plus appréciées encore de l’autre côté du détroit qu’en France, resteront le modèle du genre.

« Au moment où j’étais dans le Pays de Galles, nous dit l’infatigable et intéressant touriste, un grand eisteddfod devait avoir lieu à Llandudno. Je m’y rendis, curieux d’assister à une des scènes les plus émouvantes chez un peuple si sensible à la poésie.

« Llandudno, autrefois un village de contrebandiers, aujourd’hui une jolie ville de bains, s’élève au nord des Wales, sur un magnifique promontoire, où elle se trouve abritée par de hautes falaises.

« Un eisteddfod attire toujours un grand nombre de poëtes, d’écrivains et de curieux ; je dois même dire que les saltimbanques, les jongleurs, les danseurs de corde, s’y donnent aussi rendez-vous. De même que le grand jour du derby à Epsom, ces solennités poétiques ont dans le Pays de Galles le privilége de réunir toutes les classes de la société. Les uns y viennent pour s’instruire,


Le canal de Swansea. — Dessin de Durand-Brager.


d’autres y cherchent une source de plaisir et d’amusements ; mais dans tous les cas de telles réunions, si bien en harmonie avec les goûts et l’esprit des habitants, effacent pour quelques jours les distinctions de rang ou de fortune.

« La ville de Llandudno avait donc, depuis une semaine, un air de fête : les cabarets (public houses) étaient envahis ; une foule de candidats aux honneurs des jeux olympiques semblaient puiser l’inspiration dans les flots dorés de l’ale amère.

« De même que la plupart de ces congrès littéraires qui ont lieu tantôt dans une ville, tantôt dans une autre, le présent eisteddfod avait été préparé depuis un an par un comité local et permanent, dont les fonctions consistent à déterminer l’époque de ces solennités, à fixer le nombre et la valeur des prix décernés aux candidats, ainsi que le sujet des poèmes admis au concours. Vers dix heures du matin, une procession composée de bardes, d’ovates[1], de druides, de ménétriers, se rendit solennellement des bureaux de ce comité sur le terrain du gorsedd. Qu’est-ce donc que le gorsedd ? Tel est le nom que l’on donnait aux anciens conciles des bardes. S’il faut en croire la tradition welche, ces conciles, dans lesquels se votaient les lois et les règlements de la contrée, cessèrent d’exister soixante ans environ après Jésus-Christ, et furent alors remplacés par les eisteddfodau[2]. Le cortége, étant arrivé sur le théâtre de la fête, se forma en rond autour d’un cercle magique tracé par douze grosses pierres placées à une distance de six pieds les unes des autres, et au centre desquelles s’élevait un cromlech artificiel. Sur le devant du cercle se dressaient trois autres pierres représentant les solstices solaires, tandis que les douze pierres de la circonférence étaient un symbole des douze signes du zodiaque.

« Les bardes entrèrent dans l’intérieur du cercle sacré, et le son de la trompette proclama que le moment solennel était venu d’ouvrir le gorsedd. Alors le chef des bardes fut la déclaration suivante : « La vérité contre tout le monde[3] ! L’an mil huit cent soixante-quatre, le soleil approchant de l’équinoxe d’automne, dans la matinée du vingt-trois août, le gorsedd, annoncé, selon l’usage, depuis un an et un jour, est ouvert dans la province de Gwynedd ; nous y avons invité tous ceux qui peuvent se rendre ici, où nulle arme ne sortira du fourreau, mais où il sera prononcé un jugement sur les meilleures compositions et sur les ouvrages qui méritent de recevoir le prix. À la face du soleil et sous l’œil de la lumière, la vérité contre tous ! »

« Après une courte prière en anglais récitée par deux ministres de l’église protestante, le chef des bardes, debout sur la pierre la plus élevée, saisit une épée nue qui gisait à côté du fourreau, puis il s’écria d’une voix forte : « La paix règne-t-elle ? — a oes heddwch ? » À cette question, les bardes qui étaient rangés dans le cercle de pierres répondirent en chœur : « La paix règne. » Ce gage de concorde étant donné, l’épée fut alors plongée dans le fourreau.

« Les candidats aux divers grades de la hiérarchie, bardes, ovates, druides, archidruides, furent ensuite appelés devant le conseil des anciens et reçurent leurs degrés. Il y a donc encore des druides ? Graves et sombres, ces derniers semblaient en effet se croire de la meilleure foi du monde les légitimes successeurs des


Usine Vivian, vue prise sur le canal. — Dessin de Durand-Brager.


austères pontifes qui célébraient les anciens mystères dans les forêts de la Cambrie. La plupart d’entre eux se distinguaient en outre par la saillie des os maxillaires, un des signes extérieurs de la race celtique selon les physiologistes, et qui n’est, si nous devons en croire les Anglais, qu’un effet naturel des efforts de mâchoire auxquels se livrent les druides depuis leur enfance pour articuler le langage welche. Quoi qu’il en soit, c’était leur tour de figurer dans la cérémonie. Un d’entre eux lut en langue celtique la prière du gorsedd. Quelques profanes (et parmi ces derniers des reporters anglais) souriaient bien un peu de ces rites mystérieux qui forment la partie théâtrale du gorsedd ; quant aux habitants du Pays de Galles, ils suivaient au contraire avec un grand sérieux des usages remontant, ils n’en doutent point, à la plus haute antiquité druidique.

« Le gorsedd, tel qu’il se célèbre aujourd’hui, est en quelque sorte la préface de l’eisteddfod. Cette dernière assemblée se tient quelquefois en plein air ou sous des tentes ; mais à Llandudno le comité a fait construire un bel édifice en bois, le pavillon, pour recevoir à des époques plus ou moins éloignées les héros de la fête et les spectateurs. L’intérieur était décoré de bannières, de feuillages et de devises galloises. Au centre du pavillon flottait un drapeau sur lequel se lisait en langue welche cette inscription un peu ambitieuse : « Soyez les bienvenus dans le temple du génie. »

« À onze heures, le président, escorte de la procession des bardes et des druides, fut solennellement installé dans son fauteuil. La salle pouvait bien contenir de deux à trois mille personnes. Les places les mieux en vue étaient occupées par des célébrités welches aux noms les plus formidables que la langue humaine ait jamais prononcés. Tout cela formait le spectacle ; quant au but sérieux de ces réunions, on ne tarde point à l’apprendre des lèvres mêmes du président. Suivant lui, et d’après le manifeste du comité qui avait organisé le congrès, l’institution se propose de ranimer l’intérêt qui s’attache aux antiquités celtiques. Ce qu’on veut, c’est répandre les connaissances, faire jaillir le talent qui s’ignore lui-même, inspirer l’amour du foyer et réveiller dans les cœurs une noble ambition pour la culture de la poésie, de la musique et des beaux-arts. À quel point ce but a-t-il été atteint depuis la renaissance des eisteddfodau ? Selon la parole de l’un des orateurs, tout hameau a maintenant dans le Pays de Galles son chœur de musiciens ; chaque village a son barde ; chaque maison a sa Bible ; chaque colline et chaque vallée répètent les anciennes mélodies nationales. »

Tel est le pacifique spectacle que présentent aujourd’hui les eisteddfodau, tel est le louable but qu’ils poursuivent. Autrefois ils avaient un tout autre caractère, on y célébrait les hauts-faits de guerre des Welches, et la haine de l’oppression étrangère ; on y chantait, on y fomentait l’éternelle lutte contre l’ennemi du dehors.

Les Welches ont en effet prolongé longtemps leur résistance à la conquête saxonne ou normande. Ils n’ont jamais oublié qu’ils étaient les fiers descendants des Siluriens et des Cambriens, qui repoussèrent si opiniâtrément l’invasion romaine. Ce nom de Cambriens ne serait-il pas lui-même l’équivalent de Cimbres, sous lequel se désignent aussi les Gallois, Cymri en welche, et qui veut dire primitifs ? Les Gallois comme les Bretons du Cornouailles se considèrent comme autochtones.

Le roi d’Angleterre Édouard Ier, fatigué de la résistance des Gallois, et l’attribuant aux bardes, qui par leurs chants et leurs doctrines entretenaient dans la nation l’amour des coutumes et du sol natal, fit un jour égorger tous les bardes et mettre le pays à feu et à sang.


Une mine de charbon, à Swansea. — Dessin de Durand-Brager.


Les Galles furent domptées, mais non soumises ; un grand nombre d’habitants prirent le chemin de l’exil ; beaucoup vinrent en France, et tous ceux qui parmi nous portent le nom de Gallois ou Le Gallois trahissent cette origine welche.

Édouard Ier, pour ramener les habitants des Galles à des sentiments moins haineux envers la couronne d’Angleterre, eut l’idée d’envoyer sa femme faire chez eux ses couches. Il semblait par là vouloir leur donner un roi de leur nation, et c’est depuis cette époque que l’héritier présomptif porte en Angleterre le nom de prince de Galles. Avec un peu de bonne volonté on put croire que c’étaient désormais les Galles qui s’étaient incorporé l’Angleterre et non l’Angleterre les Galles.

La langue galloise est une des plus difficiles à apprendre et à parler, et la peine, pour nous du moins, dépasserait le profit. Ce n’est point là l’avis des Gallois qui trouvent naturellement qu’il n’est pas de langue plus belle, plus harmonieuse que la leur ; mais c’est l’opinion des savants qui ont tenté cette entreprise surhumaine. D’aucuns prétendent que le chinois est peu de chose en comparaison du welche. Pour moi qui n’ai pas appris le gallois, ni même ouvert la grammaire welche de M. Spurrel, ouvrage resté classique, mais qui ai voyagé quelque peu dans les Galles, j’avoue que je n’ai jamais entendu pareille réunion de sons sourds et gutturaux ; c’est à faire frémir le Teuton le plus renforcé. Une règle grammaticale qui mérite d’être citée, c’est que les verbes en gallois n’ont point de présent. Le grammairien qui a créé cette loi était profondément philosophe, et partageait l’avis du poëte qui a dit avec tant de raison :

Le moment où je parle est déjà loin de moi.

Nos Bretons de France comprennent le gallois, et sont tout étonnés, quand ils abordent le pays de Galles, de trouver là des compatriotes. Je ne sais s’ils prétendent que leurs ancêtres ont colonisé les Galles ; mais les Gallois sont certains d’avoir peuplé les premiers notre Armorique en y envoyant un essaim de colons. Ils ont même fixé les dates de leurs diverses migrations. Laissons-les dans cette douce persuasion d’avoir les premiers peuplé la Bretagne française. Il est tant de faits douteux, incertains en histoire, qu’on peut bien encore passer sur celui-là. Acceptons donc que nos Bas-Bretons ne sont que des Gallois transformés.

Les chemins de fer qui ont partout pénétré dans les Galles, les relations internationales devenues chaque jour plus actives dans le pays à cause de sa situation littorale et du développement remarquable qu’y a pris l’industrie houillère et métallurgique, toutes ces raisons tendent invinciblement à faire disparaître davantage la langue et les coutumes primitives des Gallois. Aussi bien il est en histoire des lois fatales auxquelles on ne pourrait guère s’opposer, et quand le moment est venu pour un peuple ou pour une langue de disparaître, c’est que ce peuple ou cette langue ont fini de jouer leur rôle. Ici le cas ne s’applique pas aux Gallois, franchement entrés dans le giron de la Grande-Bretagne depuis plusieurs siècles, et participant à ses institutions politiques, constitutionnelles, avec une aptitude qui a été remarquée ; il s’applique à leur langue, bonne pour la poésie héroïque ou religieuse, mais qui ne saurait nullement se plier aux exigences de la vie moderne et des affaires. Donc le welche passera comme a déjà passé le Cornish, comme passeront aussi peu à peu tous les dialectes, tous les patois de nos provinces, qui firent jadis la joie des troubadours et des trouvères. Qu’y faire ? Le progrès n’est qu’à ce prix ; et si les amateurs de la couleur locale y perdent, il faut reconnaître que les mœurs générales y gagnent ; que les peuples, tendant peu à peu à s’unifier et à abaisser les barrières qui les séparent, penchent vers une fraternisation universelle, une grande alliance pacifique qui, espérons-le, réalisera un jour l’idéal de l’Évangile.


Le chiffonnier des familles, à Swansea. — Dessin de Durand-Brager.


Revenant à nos Gallois, souhaitons-leur de perdre encore plus vite que leur langue et leurs vieilles coutumes qui, au demeurant, ont du bon, ce défaut de propreté domestique, ce laisser-aller honteux dans lequel semblent vivre volontiers là-bas la plupart des familles ouvrières. Dans le Cornouailles, une apparence de propreté, de bien-être nous avait partout frappés. À peine dans le pays de Galles, dès notre entrée à Cardiff, les classes populaires nous ont paru moins soigneuses d’elles-mêmes et de leurs maisons. Il n’y a plus là cet air de dignité personnelle, ce respect de soi qui semble particulier aux Bretons du Cornouailles et surtout aux Anglais. Dans le pays de Galles, l’ouvrier est parfois couvert de haillons, le logis est des plus mal tenus, la famille grouille dans l’ordure. À Swansea, le commerce des chiffons et des loques règne dans toute sa laideur ; il s’y pratique même d’une façon particulière, à la grande joie des enfants. Pour une mauvaise pièce d’étoffe, sale, hors d’usage, les bambins reçoivent du marchand un maigre jouet d’un penny, quand les parents ne préfèrent pas prendre en échange la pièce de monnaie elle-même. Cette façon de pratiquer en plein air et sur une voiture roulante le commerce de la friperie nous étonna beaucoup, et nous avions baptisé le marchand qui annonçait dans les rues son passage à son de trompe, du nom de chiffonnier des familles.

La différence d’aspect si saisissante entre la classe ouvrière du Cornouailles et celle du pays de Galles, la première d’une si bonne tenue, la seconde aussi négligente pour sa mise que pour l’ordonnance du logis, a frappé tous les voyageurs. Pour nous, l’impression désagréable que le spectacle de la misère cause toujours ne fit même que s’accroître durant le voyage, à Merthyr Tydvil, à Pontypool, à Newport, ainsi qu’on le verra par la suite du récit.

L. Simonin.

(La fin à la prochaine livraison.)



  1. La puissance sacerdotale se divisait chez les anciens Celtes en trois ordres : les druides, qui étaient chargés de l’instruction de la jeunesse, les ovates qui etudiaient sans cesse les secrets de la nature, et les bardes dont le ministère était de chanter en vers héroïques les actions des braves. — Les modernes gallois ont conservé religieusement cette division.
  2. Pluriel d'eisteddfod, dont la racine est eistedd, s’asseoir, tenir séance. — Remarquons en passant l’analogie du gallois eistedd et du latin stare.
  3. C’est la devise du pays de Galles.