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Unité de l’Asie/III

La bibliothèque libre.
Éditions du Fleuve (p. 63-79).

III

En temps de guerre, les conséquences naturelles de l’unité asiatique pour les mêmes peuples qui nous occupent sont des alliances ou des accords spéciaux entre eux ; mais il est plus aisé de déchiffrer des rapprochements moraux entre les peuples que de prévoir les conditions politiques qui en feront des alliées ou des ennemis. Autant les premiers sont fondés sur des sentiments et des tendances qui ne changent guère au cours de l’histoire, autant les secondes sont sujettes à mille changements imprévisibles. Les conséquences que nous allons esquisser auront du moins l’intérêt de faire penser ceux qui ne se contentent pas d’enregistrer les réalités visibles. D’ailleurs, les destins d’un peuple dépendent moins des événements que de ses qualités et de ses défauts. Partant de là, il est permis, il est même recommandé de tenir compte des affinités que les peuples peuvent avoir entre eux, lorsqu’on cherche à percer le secret de leur avenir politique.

Plus l’on va, plus paraissent vains les vœux que l’on peut faire pour la fusion des civilisations d’Europe et d’Asie, et plus vif, au contraire, apparaît chez les Asiatiques le désir de se replier sur eux-mêmes et de revenir à leurs façons millénaires de penser, à leur « entente de la vie ».

Certes, ce que les Asiatiques appellent notre civilisation scientifique fait de plus en plus l’objet de leurs études, mais ce n’est là pour eux qu’une manière de plus de se rendre indépendants de l’Occident. Témoin le Japon qui, de 1909 à 1928, porte le nombre de ses ouvriers de fabriques de 800,000 à près de deux millions, ce qui correspond, pendant le même temps, à une production totale des fabriques de 780 millions de yens à sept milliards et demi, soit à une production décuplée. Un tel développement est le résultat d’une volonté nationale. Les difficultés dues à la densité de la population et à l’insuffisance de débouchés pour l’émigration ont amené les Japonais à la conclusion que leur pays devait s’industrialiser toujours davantage, et cette idée a trouvé son expression dans une devise populaire qui se traduit littéralement ainsi : fonder la nation sur l’industrie.

Pareille manière de se rendre indépendants n’est pas la moins efficace qu’aient inventée les Asiatiques, car non seulement elle porte des fruits en temps de paix, mais elle en peut porter en temps de guerre. Or, c’est ce temps que nous envisageons spécialement à présent à la lumière de ce que nous avons dit du temps de paix.

C’est une illusion de la part des Européens de compter sur des compromis avec certains Asiatiques pour les détacher à jamais de certains autres. L’Asie est une humanité que l’Europe ne saurait diviser contre elle-même. Et voyez l’illogisme de cette Europe qui, au moment où elle tend à développer chez les Asiatiques le sens de la personnalité humaine, prétend les plier à ses besoins et les employer à ses fins, fût-ce en les dressant les uns contre les autres !

Nous avons assez souvent traité les problèmes du Pacifique pour nous dispenser de détailler ici la façon dont ils se posent[1]. Nous rappellerons seulement qu’ils se résument selon nous en une rencontre de la race blanche et de la race jaune en face des mêmes intérêts, conduisant fatalement à des heurts entre Américains et Japonais. (L’attitude des Japonais aux dernières conférences navales en a convaincu beaucoup de monde.) Auprès d’eux se tiennent des peuples dont les intérêts en Extrême-Orient sont sous la menace des mêmes fatalités. Ce sont les Anglais et les Russes.

Il est de plus en plus admis à présent que l’Angleterre se placerait, en cas de conflit, aux côtés des États-Unis, la conférence de Washington a ouvert les yeux à cet égard à bien des Français qui, lorsqu’elle fut décidée, s’imaginaient naïvement que nos représentants dissocieraient Américains et Anglais. Par contre, on oppose aussi souvent les Russes aux Japonais. L’évolution constante de la politique internationale crée des situations essentiellement modifiables ; les événements ou certaines intrigues tramées en dehors d’eux peuvent mettre face à face le Japon et la Russie ; mais, encore une fois, celle-ci, a dit Kipling, n’est que « la plus occidentale des nations orientales », et ceux qui pensent voir en elle, un jour, le soldat d’une puissance blanche quelconque contre les jaunes se trompent. Sans doute, nous l’avons vue batailler constamment contre les jaunes et en guerre avec le Japon, il y a à peine trente ans ; nous la voyons encore, de temps à autre, en difficulté avec les Japonais et avec les Chinois pour sa situation dans l’immense Asie qui est sa terre, celle où elle enfonce ses racines profondes ; mais c’est pour elle qu’elle a combattu, qu’elle discute et qu’elle combattrait encore s’il le fallait. Contrairement à ce que d’aucuns croient et en dépit des points de friction qui existent entre elle et le Japon, l’Union soviétique ne ferait pas nécessairement, dans un conflit entre ce pays et les États-Unis, le jeu de ces derniers, en se tournant contre Tokio. Penser autrement, c’est peut-être trop accorder à l’opinion des historiens et ne pas assez tenir compte de la croissance extraordinaire du Japon et de son expansion dans le monde au cours de ce dernier quart de siècle, croissance que les Russes apprécient certainement plus exactement que personne. Ceux-ci ont fortement ancré au fond d’eux-mêmes le sentiment de leur puissance de terriens et se pénètrent, au contraire, de plus en plus, de la prééminence des Japonais dans le domaine de la mer. Des changements ont pu s’ensuivre dans leurs visées politiques sur l’Asie, et, à notre avis, c’est ce qui a eu lieu.

Que l’Europe demeure l’objectif de la Russie soviétique, ce que Lénine exprimait sommairement ainsi : « Tournons-nous vers l’Asie ; nous viendrons à bout de l’Occident par l’Orient », et peut-être même à cause de cet objectif suprême, les Russes n’en ont pas moins un programme de longue haleine à exécuter en Asie. Et lorsqu’on rêve de venir à bout de l’Occident par l’Orient, il ne faut pas s’exposer à être fixé en Orient sans possibilité de se dégager des pinces japonaises.

D’ailleurs, « la vieille Russie, en ses masses obscures, écrit M. Henri Massis, n’a point cessé de s’opposer aux réformes de Pierre le Grand qu’elle accueillit dans la terreur et où elle ne vit, dès l’abord, que l’approche de la fin du monde, la venue de l’Antéchrist. Les raskolniks moscovites n’ont jamais accepté les idées importées d’Europe par les tsars. Ces Asiates ne se sont jamais sentis liés aux destins historiques des autres races de l’Ouest, et la lutte entre « Slavophiles » et « Occidentalistes », dont les sanglants épisodes remplissent les annales de la Russie moderne, est en quelque sorte la préfiguration du grand drame qui met aux prises l’Orient et l’Occident[2] ».

On se rappelle l’émoi considérable que causa, en Asie, la victoire des Japonais en 1905. Qu’à Saint-Pétersbourg on se sentit uniquement angoissé par la défaite, cela est possible, mais qu’en pensait-on ailleurs ? Est-ce que le sentiment qui remuait si profondément Chinois, Indiens, Indochinois et jusqu’aux populations de l’Asie centrale ne se retrouvait pas quelque part en Russie ? Est-ce avancer un paradoxe que de dire que la victoire de l’Asiatique saisit tout autant et de la même manière sinon la population sibérienne, composée en partie de déportés et de colons, de gens aventureux plutôt disposés à critiquer Pétersbourg que de s’attarder à autre chose, du moins le petit peuple passif de la Russie d’Europe ? On oublie trop la géographie et le double visage de la Russie lorsqu’on parle seulement de la tristesse profonde de sa défaite de 1905. En réalité, si l’angoisse étreignait une partie de sa population, une autre partie avait au cœur un sentiment d’où n’était pas exclue une certaine admiration pour le vainqueur. Nous ne parlons pas des libéraux de l’époque qui souhaitaient de tout leur cœur la défaite des armées russes. « Si le tsar triomphait du Japon, c’est le peuple russe qui serait vaincu », proclamait Plekhanof, au congrès d’Amsterdam, en 1904. La guerre fut, en somme, extrêmement impopulaire en Russie. « Impopulaire dans tous le pays dès le premier jour, écrit M. Fernand Grenard, elle le devint davantage à mesure que les défaites se succédèrent. Aucune classe n’y trouvait avantage. Elle lésait les grands intérêts économiques de la nation, paraissait ne servir que les convoitises de quelques aventuriers et spéculateurs isolés, que malheureusement le tsar subventionnait en personne. Le peuple n’en comprenait pas le sens. S’il avait accepté de défendre le sol de la patrie contre l’un et l’autre Napoléon, s’il avait marché pour délivrer les frères chrétiens du joug païen, il répugnait à aller se battre à dix mille kilomètres contre une race ignorée, dont il n’attendait ni bien ni mal. De toutes parts les jeunes gens s’efforcèrent d’échapper au service militaire, émigrèrent, désertèrent. Les femmes se couchaient en travers des voies ferrées pour essayer d’empêcher les trains de partir[3]. »


Il n’y a pas que de simples vues de l’esprit dans les considérations qui précèdent relatives au sentiment des masses russes pendant la guerre avec le Japon.

Au reste, tout le côté de la politique mondiale qui a trait à la question d’Extrême-Orient a-t-il cessé d’être tenu pour un faisceau d’hypothèses d’une réalisation peu vraisemblable. Les données du problème paraissent aujourd’hui à ceux qui l’étudient aussi nettes que les éléments qui le constituent et qui ne sont autres que les puissances plus ou moins intéressées dans ces régions. La seule incertitude qui subsiste dans leur esprit porte sur la manière dont ces puissances se grouperaient lors d’un conflit. Les hypothèses ici sont permises et si nous faisons celle de l’entente russo-japonaise, nous ne la fondons pas seulement sur des affinités entre Eurasiens et Asiatiques, mais aussi sur des réalités concrètes.


Les relations de deux puissances en Asie comme ailleurs ne se présentent plus avec la simplicité d’il y a seulement trente ans. On se plaît à convenir communément que les progrès matériels réalisés dans le monde ont modifié, en les entremêlant, les intérêts des nations ; mais on oublie souvent que, pour cette raison même, l’attitude de celles-ci à l’égard les unes des autres ne suffit pas à nous faire deviner leur destin, même le plus proche : des données du problème sur d’autres points nous échappent. Tandis que nous fixons nos regards inquiets sur les rapports de la Russie et du Japon en Extrême-Orient, nous négligeons de les considérer ailleurs, par exemple en Asie centrale. Là, cependant, au lieu d’un sentiment d’animosité entre ces deux puissances, une politique économique se dessine qui les unit au lieu de les dresser l’une contre l’autre. Demandez à l’Angleterre de quel œil elle voit la création d’une légation japonaise en Afghanistan, et l’activité de compagnies nippones de navigation dans le golfe Persique. Demandez-lui en même temps ce qu’elle pense de la construction de lignes comme le « Turksib » (Turkestan-Sibérie) inauguré en 1930, et grâce auxquelles Moscou espère draîner la production de l’Uzbékistan, du Turkménistan, du Tadjinistan, du Kirghizistan, de ces pays en bordure des Indes qui sont pour la Russie des étapes vers la mer du sud. Demandez-lui enfin si le « Transiranien » qui reliera la mer Caspienne au golfe Persique et fera de la Perse un grand pays de transit, est favorable à son commerce.

Le soin constant de la diplomatie tsariste, depuis le XVIIIe siècle fut de donner aux plaines moscovites un débouché sur le Pacifique ; du moins c’est ainsi qu’il est d’usage d’expliquer la marche des Russes vers l’Est. En réalité ce souci n’était que la seconde phase d’une opération commencée vers la fin du XVIe siècle et qui, en moins de soixante ans, soumit au pouvoir de Moscou le pays entre la chaîne de l’Oural et la mer d’Okhotsk. « On ne pourrait citer aucun autre exemple d’une conquête aussi étendue, accomplie d’une manière définitive en si peu de temps et par un si petit nombre d’hommes, agissant tous de leur propre initiative, sans chefs, sans ordres venus d’un gouvernement lointain[4]. » Les Russes allaient devant eux dans le vide asiatique, sans but déterminé si ce n’est la chasse, au galop des chevaux ou au fil de l’eau sur les grands fleuves, en de légers canots. À la fin seulement, pour une raison biologique, après tant de pays gagnés, l’accès à la mer s’imposa.

Or, ce qui n’avait été tout d’abord qu’une poussée spontanée en Asie, une croissance de l’Etat russe semblable à celle qui avait eu lieu dès le VIIIe siècle dans l’Europe orientale, devint au XVIIIe siècle un programme : « Etablir à travers l’Asie une voie commerciale destinée à créer un débouché continu et suivi vers l’Est ; attirer sur les marchés russes le trafic de l’Extrême-Orient, faire des ports de la Baltique et de la Mer Noire les grands entrepôts des produits de l’Inde et de la Chine. Ce que désiraient les maîtres de la Russie, c’était, en somme, rouvrir ce que l’on est convenu d’appeler « la route de la Soie », afin que les produits d’Extrême-Orient pussent arriver et être vendus en Occident[5]. » Avec les remous de chance et de malchance au milieu desquels s’accomplissent les œuvres humaines, mais avec une méthode admirable, les tsars exécutèrent ce programme. En fait, aucun obstacle insurmontable ne s’opposa cette fois encore à l’avance de leurs troupes. Mais, depuis quelques décades d’années, le Japon surgissant à l’horizon des plaines a masqué l’Océan et Vladivostok a perdu tout intérêt du fait de la construction des chemins de fer mandchous. Comme le Russe est essentiellement continental, qu’il n’a jamais aspiré à la maîtrise du Pacifique, rien d’étonnant à le voir vendre aux Japonais sa seule voie de communication directe avec Vladivostok, le chemin de fer de l’Est chinois, et orienter sa politique économique dans une autre direction. Au surplus, ses débouchés sur la mer à l’ouest n’ont-ils pas été diminués par la guerre de 1914 ? Le voici donc ramené vers le sud et pour atteindre de ce côté la mer, c’est-à-dire le golfe Persique et la mer d’Oman, il lui faut gagner les sympathies des pays du sud, déployer toute sa diplomatie avec les Persans et les Afghans car il se heurte aux Anglais[6]. C’est par l’Afghanistan et la Perse que sont entrés les grands envahisseurs de l’Inde ; aussi les Anglais veulent-ils que leur influence soit prépondérante dans ces deux pays.

Enfin, la vieille querelle russo-anglaise est entrée dans une période d’activité nouvelle au Turkestan chinois, où l’élément musulman, resté guerrier, s’enrôle volontiers sous le drapeau des Soviets. Attendons-nous à ce que les rapports russo-japonais en Asie centrale s’en ressentent, car les Japonais aussi s’intéressent de plus en plus aux musulmans. En tout cas, l’Asie centrale, voilà dorénavant le grand, le principal intérêt de la Russie. « La diplomatie soviétique compte bien arriver à établir une frontière commune avec les Indes depuis le golfe Persique jusqu’à l’Himalaya. L’appui direct ou indirect du Japon lui permettrait également de rejoindre les Indes à travers le Turkestan chinois et le Thibet occidental. C’est en encourageant l’expansion japonaise que les Soviets espèrent obtenir, donnant donnant, l’appui du Japon à leurs entreprises contre l’empire des Indes[7]» (C’est nous qui soulignons.)

Telle est la perspective qui s’offre, de nos jours, aux relations de la Russie et du Japon en Asie centrale.

Mais pour nous en tenir à l’Extrême-Asie où ces relations semblent parfois assez tendues, considérons spécialement la Mongolie.

On sait que cette possession extérieure de la Chine est divisée d’ouest en est en Mongolie dite extérieure qui s’étend en bordure de la Sibérie et en Mongolie dite intérieure, en bordure de la Chine. Les Soviets sont devenus, en fait, les maîtres de la Mongolie extérieure. Les Japonais ont déjà mordu sur la partie orientale de la Mongolie intérieure en rattachant le Jéhol au Manchoukouo, à la suite de leur conflit de 1931-1933 avec la Chine[8]. On a remarqué qu’au cours de ce conflit, l’avance des troupes japonaises vers Kharbine et Tsitsikar, zone réservée à l’influence des Russes, avait fort peu ému ces derniers. D’aucuns expliquent leur quasi indifférence d’alors par un accord secret intervenu entre Moscou et Tokio et aux termes duquel Moscou se serait engagé à ne pas gêner le Japon en Mandchourie et en Mongolie intérieure, à charge pour lui de laisser les mains libres à Moscou en Mongolie extérieure[9]. D’autres parlent simplement d’un accord tacite. Quoi qu’il en soit, les constatations qu’on a pu faire pendant le conflit sino-japonais relativement aux relations de la Russie et du Japon restent intactes et elles ne sont pas pour assombrir l’horizon entre les deux pays. Ajoutons que l’activité déployée à présent par l’U.R.S.S. pour renforcer sa frontière mandchoue-sibérienne n’a pas, quand on y réfléchit, le caractère menaçant que certains veulent y voir, mais apparaît, au contraire, comme l’acceptation du nouvel état de choses créé par les Japonais en Mandchourie.

Nous savons que les Japonais ne séparent pas dans leur langage la Mandchourie de la Mongolie et qu’ils emploient couramment le terme « Manmong » qui les unit. Nous savons également qu’il est facile de créer en Mongolie un mouvement favorable au nouvel empire mandchou ; nous n’oublions pas qu’une alliance entre les Mandchous et les Mongols orientaux fut, jadis, un des préliminaires essentiels de la conquête de la Chine par les Mandchous et que ceux-ci apparaissent constamment en participants aux affaires mongoles plutôt qu’en conquérants. Certaines personnes assurent que le point crucial des difficultés éventuelles russo-japonaises est en Mongolie et non pas ailleurs. Mais si, chaque fois que l’on parle de la Mongolie, on a soin de faire la distinction entre la Mongolie extérieure et la Mongolie intérieure, distinction qu’exige d’ailleurs la vérité, cela aide à apprécier les relations russo-japonaises à propos de cette contrée et permet de les voir sous un angle plus rassurant. Au lieu d’être une pomme de discorde entre l’Union soviétique et le Japon, les deux Mongolies apparaissent dans leur ensemble comme une sorte d’État-tampon entre les deux pays : la Mongolie extérieure comme une marche de protection de la Sibérie, la Mongolie intérieure comme la couverture de la Chine du Nord où vont croissant l’influence et les intérêts économiques du Japon.

Avant de quitter le domaine des hypothèses et considérant les rapports du Japon avec la Chine en fonction de l’unité asiatique dans une nouvelle guerre comme celle de 1914, après les avoir considérés en temps de paix, nous concluons à la possibilité d’une entente entre les deux pays.

Notre conclusion ne doit rien avoir de désobligeant pour la Chine ; elle n’implique nullement son effacement devant le Japon. L’entente que nous entrevoyons serait consentie par les deux puissances sur le pied d’égalité. La Chine a assez de ressources en hommes et en matières premières pour peser dans la balance d’un poids au moins égal à celui du Japon qui, lui, vaut par ses capacités et sa méthode.

On a tôt fait de mettre les Chinois sous la férule des Japonais. Ces derniers ne se font du reste pas plus d’illusion à cet égard qu’à bien d’autres. Ils connaissent l’incroyable élasticité de la masse chinoise en même temps que la résistance passive qu’elle sait opposer à quiconque prétend l’entamer. Ceux qui pensent qu’elle sera amenée à composer définitivement avec le Japon ne la connaissent pas. Après l’avoir manœuvrée, c’est le Japon qui, finalement, devra composer en quelque sorte avec elle. L’unité chinoise, non point l’unité politique, mais une autre bien plus profonde, bien moins sujette aux dislocations que la première, une unité qui fait que partout les Chinois se retrouvent et se groupent sans jamais se fondre dans d’autres populations, est moins douteuse encore que l’unité asiatique. Aucune puissance au monde ne l’a jamais détruite. Elle est composée d’éléments millénaires, malaisés à déterminer, mais que se gardent de nier les personnes qui ont appris à connaître les Chinois. Aussi n’est-ce point à cette unité-là que les Japonais s’attaqueront jamais. S’ils doivent, un jour, collaborer étroitement avec la Chine du Nord, ils savent bien que l’unité administrative du pays seule sera atteinte, mais qu’ils n’entameront pas l’autre. Le résultat pratique qu’ils obtiendraient ainsi ne saurait être qualifié d’absorption. La Chine, au contact des autres peuples, ne perd rien d’elle-même, c’est elle au contraire qui les absorbe et les assimile.


Nous ferons la même remarque à propos des Chinois et des Russes. Après avoir amené de nombreux Chinois au bolchevisme, les Russes, finalement, auront plus servi la cause de ceux-ci contre les puissances européennes que les Chinois ne leur auront fait gagner à eux-mêmes. Ils n’entameront pas plus que d’autres le fond chinois. Le bolchevisme a déjà subi en Chine, depuis le règne de Borodine à Canton, bien des avatars. Lorsque, grisé par ses succès, il oubliait d’entretenir la xénophobie et prétendait parler en maître, les Chinois qui, malgré les apparences, étaient restés eux-mêmes, se chargeaient de lui rappeler que c’était sur elle seulement qu’il trouvait chez eux un appui. Dans une action contre les puissances occidentales, la collaboration sino-russe reste toujours possible.

  1. Voir nos ouvrages : Le Problème du Pacifique (Delagrave 1927), Le Pacifique et la rencontre des races (Fayard 1929).
  2. Op. cit., p. 77.
  3. La révolution russe, par Fernand Grenard, p. 77 (Armand Colin). Il nous paraît intéressant de rapprocher de cette citation le passage suivant d’une lettre adressée de Pétersbourg le 14-15 mars 1904, par la princesse Radziwill au général de Robilant et qu’a publiée la Revue de Paris le 1er janvier 1934 : « Au mois de septembre dernier, il y eut un conseil dans lequel Lamsdorf, Kouropatkine, alors ministre de la guerre, et un autre ont supplié le Tsar d’évacuer la Mandchourie et d’en vendre le chemin de fer, parce que la Mandchourie ne valait pas la peine qu’on la garde, qu’elle n’était pas du tout nécessaire à la Russie et que les risques d’une guerre, auxquels on s’exposerait en voulant la garder, n’étaient pas en proportion des avantages qu’on en tirerait. L’Empereur répondit que pour rien il ne lâcherait la Mandchourie et qu’il n’y aurait pas de guerre parce que lui ne la voulait pas. Les ministres résistèrent et, à trois reprises, ils insistèrent pour l’évacuation jusqu’à ce que l’Empereur se fâcha et leur dit que c’était lui le Tsar et qu’ils n’avaient qu’à obéir. Or, c’était Bézobrazow qui était derrière la résistance impériale. Il s’était lancé dans une grande spéculation pour exploiter les forêts de cèdres sur la frontière de Corée, il y avait entraîné l’Empereur qui y avait mis trois millions de roubles de sa cassette et d’autres sommes au nom de l’Impératrice et il fallait garder ce territoire pour poursuivre l’affaire. »
  4. Elisée Reclus, Nouvelle géographie universelle, t. VI, l’Asie russe, p. 177.
  5. « La rivalité anglo-russe en Asie », par F. Taillardet. (Bulletin de l’Asie française, avril 1935.)
  6. Un traité de commerce et de navigation entre la Perse (l’Iran) et l’U.R.S.S. a été conclu dans un esprit très amical pour une durée de trois ans, à compter du 22 juin 1935. En mars 1936, le pacte soviéto-afghan de neutralité et de non-agression conclu en 1931 a été prorogé pour dix ans, jusqu’en mars 1946.
  7. « Les intrigues soviétiques en Extrême-Orient », par F. Taillardat, (Bulletin de l’Asie française, février 1933). On a beaucoup parlé déjà d’un accord qui serait intervenu récemment entre Moscou et les autorités de Sinkiang ou Turkestan chinois et qui ressemblerait à celui que les Soviets ont passé avec la Mongolie extérieure. Trente conseillers techniques russes seraient arrivés au Sinkiang qui pourrait compter sur l’aide militaire des Soviets dans des cas déterminés. En outre, cet accord, qui serait entré en vigueur le 1er janvier 1936, assurerait aux Soviets des débouchés vers la Chine que l’action des Japonais en Mongolie intérieure les empêche dorénavant d’atteindre directement.
  8. Un régime encore mal défini a été instauré dans la subdivision de la Mongolie intérieure qui, vers l’Ouest, fait suite au Jéhol, c’est-à-dire le Tchahar. Cette région qui est, en fait, plus ou moins détachée de Nankin, est sous l’autorité administrative du Japon comme l’est déjà une province du nord de la Chine proprement dite, le Hopei.
  9. Rappelons qu’en juin et juillet 1907, la Russie et le Japon avaient signé des accords tendant à se partager l’influence en Mandchourie au mieux de leurs intérêts. Un peu plus tard, les États-Unis proposèrent, pour assurer le principe de l’open door en Chine, d’internationaliser les chemins de fer de Mandchourie, où Russes et Japonais avaient des intérêts. (M. W. Morton Fullerton dans son livre Les grands problèmes de la politique mondiale (Chapelot 1915) qualifia cette proposition « d’exemple fort amusant d’un monroéisme asiatique » sans se douter qu’elle serait renouvelée avec autant de candeur par la S.D.N. quinze ans plus tard.) Devant la proposition américaine, Russes et Japonais signèrent une nouvelle convention, le 4 juillet 1910, par laquelle, sans contester la souveraineté de la Chine, ils se garantissaient le respect réciproque de leur influence en Mandchourie : influence russe au nord, japonaise au sud. Enfin, par un accord secret de 1912 entre Russes et Japonais dont l’art. 2 cependant nous est connu : la Mongolie intérieure était coupée en deux par le méridien de Pékin, la partie à l’est se rattachant à la zone des intérêts spéciaux japonais, celle à l’ouest, à la zone russe. Il est plus que probable que de la Mongolie extérieure, en bordure de la Sibérie, il est également question dans l’accord.