Utilisateur:Assassas77/bac à sable 14

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— Oui, dit-elle.

— Je vais dire à Lamme de te venir voir.

— Ne le fais point, dit-elle ; il pleurerait & moi pareillement.

— Vis-tu jamais sa femme ? demanda Ulenſpiegel.

Elle, soupirant, répondit :

— Elle pécha avec lui & fut condamnée à une cruelle pénitence. Elle sait qu’il va sur la mer pour le triomphe de l’héréſie, c’eſt une choſe dure à penſer pour un cœur chrétien. Défends-le si on l’attaque, soigne-le s’il eſt bleſſé : sa femme m’ordonna de te faire cette demande.

— Lamme eſt mon frère & ami, répondit Ulenſpiegel.

— Ah ! diſait-elle, que ne rentrez-vous au giron de Notre Mère Sainte Égliſe !

— Elle mange ses enfants, répondit Ulenſpiegel.

Et il s’en fut.

Un matin de mars, le vent qui soufflait aigre, ne ceſſant d’épaiſſir la glace & le navire de Très-Long ne pouvant partir, les marins & soudards du navire menaient noces & ripailles de traîneaux & de patins.

Ulenſpiegel étant à l’auberge, la mignonne femme lui dit, toute dolente & comme affolée :

— Pauvre Lamme ! Pauvre Ulenſpiegel !

— Pourquoi te plains-tu ? demanda-t-il.

— Hélas ! hélas ! dit-elle, que ne croyez-vous à la meſſe ! Vous iriez en paradis, sans doute, & je pourrais vous sauver en cette vie.

La voyant aller à la porte écouter attentive, Ulenſpiegel lui dit :

— Ce n’eſt pas la neige que tu écoutes tomber ?

— Non, dit-elle.

— Ce n’eſt pas au vent gémiſſant que tu prêtes l’oreille ?

— Non, dit-elle encore.

— Ni au bruit joyeux que font dans la taverne voiſine nos vaillants matelots ?

— La mort vient comme un voleur, dit-elle.

— La mort ! dit Ulenſpiegel, je ne te comprends pas ; rentre & parle.

— Ils sont là, dit-elle.

— Qui ?

— Qui ? répondit-elle. Les soldats de Simonen-Bol, qui vont venir, au nom du duc, se ruer sur vous tous ; si l’on vous traite si bien ici, c’eſt comme les bœufs qu’on va tuer. Ah pourquoi, dit-elle tout en larmes, ne le sais-je que de tantôt seulement ?

— Ne pleure ni ne crie, dit Ulenſpiegel, & demeure !

— Ne me trahis point, dit-elle.

Ulenſpiegel sortit de la maiſon, courut, s’en fut à toutes les échoppes & tavernes coulant en l’oreille des marins & soudards ces mots : « L’Eſpagnol vient ».

Tous coururent au vaiſſeau, préparant en grande hâtivité tout ce qu’il fallait pour la bataille, & ils attendirent l’ennemi. Ulenſpiegel dit à Lamme :

— Vois-tu cette mignonne femme debout sur le quai, avec sa robe noire brodée d’écarlate, & se cachant le viſage sous sa capeline blanche ?

— Ce m’eſt tout un, répondit Lamme. J’ai froid, je veux dormir.

Et il s’enveloppa la tête de son opperſt-kleed. Et ainſi il fut comme un homme sourd.

Ulenſpiegel reconnut alors la femme & lui cria du vaiſſeau :

— Veux-tu nous suivre ? dit-il.

— Juſqu’à la foſſe, dit-elle, mais je ne le puis…

— Tu ferais bien, dit Ulenſpiegel ; songes-y cependant : quand le roſſignol reſte en la forêt, il eſt heureux & chante ; mais s’il la quitte & riſque ses petites ailes au vent de la grande mer, il les briſe & meurt.

— J’ai chanté au logis, dit-elle, & chanterais dehors si je le pouvais. Puis, s’approchant du navire : Prends, dit-elle, ce baume pour toi & ton ami qui dort quand il faut veiller.

Et elle s’éloigna diſant :

— Lamme ! Lamme ! Dieu te garde du mal, reviens sauf.

Et elle se découvrit le viſage.

— Ma femme, ma femme ! cria Lamme.

Et il voulut sauter sur la glace.

— Ta femme fidèle ! dit-elle.

Et elle courut le grand trotton.

Lamme voulut sauter du pont sur la glace, mais il en fut empêché par un soudard, lequel le retint par son opperſt-kleed. Il cria, pleura, supplia qu’on lui voulût permettre de partir. Mais le prévôt lui dit :

— Tu seras pendu si tu laiſſes le vaiſſeau.

Lamme voulut derechef se jeter sur la glace, mais un vieux Gueux le retint, lui diſant :

— Le plancher eſt humide, tu pourrais te mouiller les pieds.

Et Lamme tomba sur son séant, pleurant & sans ceſſe diſant :

— Ma femme, ma femme ! laiſſez-moi aller à ma femme !

— Tu la reverras, dit Ulenſpiegel. Elle t’aime, mais elle aime Dieu plus que toi.

— La diableſſe enragée, cria Lamme. Si elle aime Dieu plus que son homme, pourquoi se montre-t-elle à moi mignonne & déſirable ? Et si elle m’aime, pourquoi me laiſſe-t-elle ?

— Vois-tu clair dans les puits profonds ? demanda Ulenſpiegel

— Las ! diſait Lamme, je mourrai bientôt.

Et il reſta sur le pont, blême & affolé.

Dans l’entre-temps vinrent les gens de Simonen-Bol, avec force artillerie.

Ils tirèrent sur le navire, qui leur répondit. Et leurs boulets caſſaient la glace tout autour. Vers le soir une pluie tomba tiède.

Le vent soufflant du ponant, la mer se fâcha sous la glace & la souleva par blocs énormes, leſquels furent vus se dreſſant, retombant, s’entre-heurtant, paſſant les uns sur les autres non sans danger pour le navire qui, lorſque l’aube creva les nuages nocturnes, ouvrit ses ailes de lin comme un oiſeau de liberté & vogua vers la mer libre.

Là ils rejoignirent la flotte de meſſire Lumey de la Marche, amiral de Hollande & Zélande, & chef & capitaine général, & comme tel portant une lanterne au haut de son navire.

— Regarde-le bien, mon fils, dit Ulenſpiegel ; celui-ci ne t’épargnera point, si tu veux de force quitter le navire. Entends-tu sa voix éclater comme tonnerre ? Vois comme il eſt large & fort en sa haute stature ! Regarde ses longues mains aux ongles crochus ! Vois ses yeux ronds, yeux d’aigle & froids, & sa longue barbe pointue qu’il laiſſera croître juſqu’à ce qu’il ait pendu tous les moines & prêtres pour venger la mort des deux comtes ! Vois-le redoutable & cruel ; il te fera pendre haut & court, si tu continues de geindre & crier toujours : Ma femme !

— Mon fils, répondit Lamme, tel parle de corde pour le prochain qui a déjà au col la fraiſe de chanvre.

— Toi-même la porteras le premier. Tel eſt mon vœu amical, dit Ulenſpiegel.

— Je te verrai à la potence pouſſer, longue d’une toiſe hors du bec, ta langue venimeuſe, répondit Lamme.

Et tous deux penſaient rire.

Ce jour-là, le vaiſſeau de Très-Long prit un navire de Biſcaye chargé de mercure, de poudre d’or, de vins & d’épices. Et le navire fut vidé de sa moelle, hommes & butin, comme un os de bœuf sous la dent d’un lion.

Ce fut en ce temps auſſi que le duc ordonna aux Pays-Bas de cruels & d’abominables impôts, obligeant tous les habitants vendant des biens mobiliers ou immobiliers à payer mille florins par dix mille. Et cette taxe fut permanente. Tous les marchands & vendeurs quelconques durent payer au roi le dixième du prix de vente, & il fut dit dans le peuple que des marchandiſes vendues dix fois en une semaine, le roi avait tout.

Et ainſi le commerce & l’induſtrie s’en allaient vers Ruine & Mort.

Et les Gueux prirent la Briele, forte place maritime qui fut nommée le Verger de liberté.


II


Les premiers jours de mai, par un ciel clair, le navire voguant fièrement sur le flot, Ulenſpiegel chanta :

Les cendres battent sur mon cœur.
Les bourreaux sont venus, ils ont frappé
Par le poignard, le feu, la force & le glaive.
Ils ont payé l’eſpionnage vil.
Où était Amour & Foi, vertus douces,
Ils ont mis Délation & Méfiance.
Que les bouchers soient frappés,
Battez le tambour de guerre.

Vive le Gueux ! Battez le tambour !
La Briele eſt priſe,
Et auſſi Fleſſingue, clef de l’Eſcaut ;
Dieu eſt bon, Camp-Veere eſt priſe,
Où était l’artillerie de Zélande ?
Nous avons balles, poudres & boulets,
Boulets de fer & boulets de fonte.
Dieu eſt avec nous, qui donc contre ?

Battez le tambour de guerre & gloire !
Vive le Gueux ! Battez le tambour !

Le glaive eſt tiré, hauts soient nos cœurs,
Fermes nos bras, le glaive eſt tiré.
Foin du dixième denier l’entier de ruine,
Mort au bourreau, la hart au spoliateur,

À roi parjure peuple rebelle.
Le glaive eſt tiré pour nos droits,
Pour nos maiſons, nos femmes & nos enfants.
Le glaive eſt tiré, battez le tambour !

Hauts sont nos cœurs, fermes nos bras.
Foin du dixième denier, foin de l’infâme pardon.
Battez le tambour de guerre, battez le tambour !

— Oui, compères & amis, dit Ulenſpiegel, oui, ils ont dreſſé à Anvers, devant la Maiſon Commune, un éclatant échafaud couvert de drap rouge ; le duc y eſt aſſis comme un roi sur son trône au milieu des eſtafiers & des soudards. Voulant sourire bénévolement, il fait aigre grimace. Battez le tambour de guerre !

Il a octroyé un pardon : faites silence : sa cuiraſſe dorée reluit au soleil, le grand prévôt eſt à cheval à côté du dais : voici venir le héraut avec ses timbaliers ; il lit : c’eſt le pardon pour tous ceux qui n’ont point péché ; les autres seront punis cruellement.

Oyez, compères, il lit l’édit qui commande, sous peine de rébellion, le payement des dixième & vingtième deniers. »

Et Ulenſpiegel chanta :

xxxxxxÔ duc ! entends-tu la voix du populaire,
xxxxxxLa forte rumeur ? C’eſt la mer qui monte
xxxxxxAu temps des grandes houles.
xxxxxxAſſez d’argent, aſſez de sang,
xxxxxxAſſez de ruines ! Battez le tambour !
xxxxxxLe glaive eſt tiré. Battez le tambour de deuil !

xxxxxxC’eſt le coup d’ongle sur la plaie sanglante,
xxxxxxLe vol après le meurtre. Te faut-il donc
xxxxxxMêler tout notre or à notre sang pour le boire ?
xxxxxxNous marchions dans le devoir, féaux
xxxxxxÀ Sa Majeſté Royale. Sa Majeſté eſt parjure,
Nous sommes dégagés de serments. Battez le tambour de guerre.

xxxxxxDuc d’Albe, duc de sang,
xxxxxxVois ces échoppes & ces boutiques fermées,
xxxxxxVois ces braſſeurs, boulangers, épiciers,
xxxxxxRefuſant de vendre pour ne payer point.
xxxxxxQui donc te salue quand tu paſſes ?
xxxxxxPerſonne. Sens-tu, comme un brouillard de peſte,
xxxxxxHaine & Mépris t’environner ?