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Œuvres philosophiques
Charles Tutot (p. Titre-TdM).


ŒUVRES
PHILOSOPHIQUES
DE
LA METTRIE.

ŒUVRES
PHILOSOPHIQUES
DE
LA METTRIE.
NOUVELLE ÉDITION,
Précédée de ſon Éloge,
Par FRÉDÉRIC ii,Roi de Pruſſe.
TOME TROISIÈME.

À BERLIN,
Et ſe trouve à Paris,
Chez CHARLES TUTOT,Imprimeur,
rue Favart, No. 427.
Séparateur
1796.

ÉPITRE

À

MON ESPRIT,

OU

L’ANONYME PERSIFLÉ.

ÉPITRE

À MON ESPRIT.


EN vérité, mon esprit, c’est dommage que vous ayiez tant de défauts, car on dit que vous n’êtes pas sot ; c’est dommage que vous participiez à cette légèreté de style, qui dans le moins superficiel de vos ouvrages est portée au plus haut point : car autant elle est aimable, autant elle rend l’esprit peu conséquent. De là vient que vous raisonnez si mal : riche en imagination, on en convient, mais pauvre en jugement, & je ne doute point que quelque jour on ne vous montre en quel lieu de vos écrits il se fait désirer. Vous êtes trop vif, mon ami ; vous pensez comme vous écrivez, trop vite. Par quelle fatale sympathie, votre imagination va-t-elle aussi vîte que vos doigts ! qui pis est, cette partie phantastique absorbe toutes les autres, comme dans son tourbillon. Vous avez vos raisons, comme on voit, pour faire consister l’âme dans cette seule partie, puisque les autres vous manquent. Vous tranchez cependant du philosophe. Petit philosophe, en tout cas ; & vive Dieu ! comme Descartes vous traiteroit, s’il ressuscitoit, vous & la généreuse protection que vous vous êtes donné les airs de lui accorder ! vous vous mirez dans vos ouvrages, comme un père tendre dans un enfant bien tourné. Rendez-vous justice : vous n’êtes qu’un cerveau brûlé, où tout se calcine, rien ne mûrit : nulles idées suivies, point de vues profondes ; on peut dire que vous ne marchez point & ne faites que sauter. On peut encore vous comparer à une terre qui produit des fruits précoces, mais cruds ; nouveaux, mais pernicieux. Enfin il y en a qui, par une raison que Boileau nous a donnée, disent que vous êtes fou ; fou non sérieux, par bonheur pour la société ; mais gai, qui, sans cesser de l’être, s’est fait une armée d’ennemis, composée, comme dans une assemblée d’états, de la noblesse, du tiers état & du clergé. Pourquoi ? Oh ! la belle raison ! Pour une reine décriée, si elle fut jamais reine, la vérité. Peut-on faire un si mauvais usage de la raison ? Tous les moyens qui tournent le dos à la fortune ne sont-ils pas des abus de l’esprit ? Pourquoi avez-vous fait, par exemple, pour citer une de vos folies, l’homme-machine ? Dites-le nous en confidence ; seroit-ce pour la vanité d’imprimer ce que les gens sensés, ce que tous ceux qui voient le train de ce monde, se disent à l’oreille ? Il faut cependant vous pardonner, quels que foient vos motifs ; vous avez été forcé de les avoir & de les suivre. « Mais quand pouvez-vous ? si votre machine est montée à penser ainsi & non autrement ; & la rendra-t-on responsable de ce que d’autres machines lui applaudissent, & trouvent fort spirituelle une hypothèse qui n’a pas le sens commun » ?

Vous voyez que je vous fais généreusement trouver dans votre matérialisme, « matière d’excuser votre extraordinaire procédé. Libre néanmoins (si vous le permettez), libre au parti contraire de faire des vœux, pour que des machines qui pensent & si légèrement & si de travers, soient portées machinalement à renfermer en elles-mêmes leurs belles pensées ; & à s’y complaire seules, sans avoir la démangeaison de dogmatiser ; ou si elle leur prend, & les fait quelquefois s’élever au-dessus de l’horizon, qu’on ait bientôt la satisfaction de les voir se replonger dans leur sphère ».

Vous faites l’esprit fort, & vous n’êtes qu’un esprit foible, facile à terrasser. Savez-vous combien peu de choses il faut pour vous confondre ? Une couple des premières & des plus simples règles de logique, je ne dis pas de l’admirable & séduisante Logique des vraisemblances, mais de celle du premier pédant de quelque université : à condition cependant que j’ajouterois pour renfort « une définition claire & distincte de ce que c’est que qualité, de ce que c’est que quantité, & de ce qu’on entend par substance ».

Je ne sais si vous entendez mieux ce jargon que le précédent ; car moi qui vous le tiens, je n’y vois que ce qu’on appelle galimathias ou amphigouri. Tout ce que je sais, c’est qu’à l’aide d’un pareil verbiage, il ne tient qu’à vous d’être aussi orthodoxe qu’un sot, ou l’anonyme.

Vous n’avez, dites-vous, aucune idée de substance. L’ignorant ! & ignorant d’autant plus à plaindre, qu’il est présomptueux. Je suis sûr que vous composez vos ouvrages sans le secours de qui que ce soit : que vous osez faire imprimer ce qui vous paroît raisonnable ou évident. C’est un grand malheur, que de s’obstiner à se conduire de la sorte. Si vous daignez vous abaisser jusqu’à en consulter d’autres, sur-tout des théologiens, car ce sont de grands philosophes, vous auriez une notion claire de ce qu’on nomme substance, & vous reviendriez de bien des erreurs où vous êtes.

Vous donnez à tout un nom imposant, qui n’en impose qu’au vulgaire : celui de la liberté philosophique. Libertinage d’esprit, vous dis-je. Et ne pas mettre le cœur même de la partie, c’est une grâce qu’en conscience un dévot ne peut vous faire.

Il s’agit vraiment bien de liberté, quand on ose toucher à la pierre fondamentale de la religion ! Elle veut absolument (telle est la manie), que l’homme soit libre ; mais comme une jolie femme qui nous a subjugués par-tout, excepté avec elle.

Quoi ! vous ne croyez pas tout ce que chante votre curé ? Vous usurpez le nom de philosophe, sans en avoir l’effet. Lorsqu’au lieu de voltiger, comme vous faites, sur la surface de la philosophie, on la creuse, on l’approfondit ; alors la nature mieux connue, & par elle, son auteur, loin de détourner de la religion, y conduit nécessairement & directement. Qui a dit cela ? Bacon, Locke, &c. Eh ! laissez-là ces petits génies qui réduisent clairement tant de prétendues démonstrations à leur juste valeur, c’est-à-dire à 0 : & croyez-en sur leur parole d’honneur des auteurs d’une autorité aussi grande, des écrivains aussi profonds, que des Anglois.

Appliquez-vous donc plus sérieusement à l’étude de la nature ; alors nous aurons lieu d’espérer qu’un jour peut-être, & moins superbe, & moins ignorant, vous abjurerez enfin un systême qui fait frémir les préjugés. Que dis-je ! le jour qu’il parut, la sacro-sainte théologie en trembla jusques dans ses fondemens, & les chapeaux larges & plats par-de-devant de tous ces scaramouches, ou pantalons que le peuple respecte, furent mis plus de travers que jamais.

Voici une recette qui vous épargnera bien des veilles & des travaux : elle est courte.

Prenez un de ces morceaux de papier mou, aussi agréable qu’utile aux besoins des connoisseurs ; & avant d’en faire usage, lisez : c’est ici le secret, non de la philosophie, mais de l’église. « La matière organisée est toujours matière, & par conséquent ne peut produire le penser ». Rare & merveilleuse conséquence ! Vous êtes, mon esprit, de beaucoup trop léger pour en sentir la justesse & la solidité, & pour faire des réflexions aussi profondes !

Ah ! mon ami ; car soit que vous voyez des originaux, ou que vous lisiez leurs plus froides & plus maussades productions, vous me faites d’autant plus rire au nez des gens, qu’ils sont plus graves : Vous, avec qui ma personne iroit plutôt à la Bastiile, que mon nom ne seroit cité avec éloge par un théologien ; doux charme de ma vie & toute ma ressource enfin, que je suis fâché de vous voir, au lieu de tête, je ne sais quel vase ardent, où le mercure & les sels qui vous composent ne peuvent se fixer ! Ils ne sont pas à la vérité tout-à-fait aussi insipides que les pointes & les critiques & les satyres de ceux qui vous ont honoré de leur pieuse haine ; mais ils sont de beaucoup, on ne sauroit trop vous le répéter, oui de beaucoup trop légers & trop volatils. Vous avez beau faire, tous les gens lourds ont reconnu d’abord le léger auteur ; vous ne passerez jamais pour un bon esprit ; vous n’êtes ni assez sérieux, ni même, j’ose le dire, assez sot. On vous prouvera que vous n’avez fait qu’une seule fois trêve à tant de légèreté ; c’est lorsque vous avez montré cette pénible exactitude qu’on a remarquée dans le parallèle frappant que vous avez fait de l’homme & de l’animal. On le sait : ces deux espèces du même règne se ressemblent parfaitement, si ce n’est qu’on veuille dire que la figure d’un ours n’est pas tout-à-fait celle d’une jolie femme ; & il est évident que l’intelligence de l’un ne diffère que de quelques degrés (si considérables qu’on voudra) de l’intelligence de l’autre. Conclusions forcées cependant, ne vous en déplaise, mon esprit, toutes celles que vous avez si clairement & si laconiquement déduites de l’analogie de l’organisation, & des opérations animales ! Il falloit être aussi rusé que votre compatriote, c’est-à-dire, laisser tirer aux autres de si dangereuses conséquences. Descartes a montré la plus prudente adresse ; & vous n’êtes, car il faut que je vous gronde, qu’un franc étourdi. Ce grand philosophe a dit, l’animal est ainsi fait ; l’homme est ainsi fait : il a montré les deux tableaux ; mais il n’a pas dit : voyez combien ils se ressemblent ! Au contraire, il s’est fort bien passé d’âme dans les animaux pour expliquer leurs mouvemens, leurs sentimens, & toute l’étendue de leur discernement, mais il ne s’en est point passé dans l’homme : il a voulu paroître orthodoxe aux yeux du peuple, & philosophe aux yeux des philosophes. Je sais que cette âme de nouvelle fabrique, différente de l’âme sensitive, est un hors-d’œuvre inutile, hors-d’œuvre de parade & d’orgueil, que la nature n’a point apprêté ; aliment creux, dont les bons esprits ne se repaissent point ; roman sacré dans l’histoire naturelle de l’homme ; mais enfin c’est une poudre qu’il falloit jeter aux yeux de vos antagonistes. Le peu de cas que vous faites des poudres prouve bien que vous n’êtes pas médecin.

Mais que dis-je ! ni vous, ni moi, peut-être, n’entendons Descartes ; & c’est aux ministres du saint évangile à nous l’expliquer : tout leur a été révélé, jusqu’à l’action des ressorts de la machine humaine. Risum teneatis amici.

À propos de machine, vous me permettrez de vous dire que vous n’en avez pas la moindre idée. Avez-vous vu celle de Vaucanfon & de ses rivaux ? Oui. Eh bien ! vous imaginez qu’un homme parle & joue de la flûte, comme un perroquet & le fiûteur ! vous pensez qu’on peut relever, tendre ou relâcher à son gré une âme immortelle, comme des cordes de violon ! Vous seriez même tenté de croire qu’on pourroit faire une machine qui parlât ; ce que l’art a fait, vous fait concevoir tout ce qu’il pourroit faire. Mon ami, vous êtes dans l’erreur : on peut bien parler sans langue, msis non sans âme. Pour faire une machine capable de parler & de penser, il faudroit donc être à l’affût d’une âme, lorsqu’en je ne fais quel temps, & je ne sais comment, elle vient se nicher incognito dans nos veines ; au moment même, la prendre au vol, comme un oiseau, & l’introduire par quelque voie dans la machine dont il s’agit ; car n’est-ce pas ainsi que les choses se passent dans l’homme, selon les savans théologiens.

Oui savans, mon esprit. Vous avez beau dire qu’en faisant deux substances dans l’homme, & une seule dans l’animal, ils se jettent par-là dans un vrai cul-de-sac ; qu’ils tombent dans Scilla pour éviter Caribde ; s’ils n’étoient pas aussi éclairés que je le dis, si leurs études n’étoient pas fortement liées à la philosophie, oseroient-ils s’ériger en juges des philosophes, eux qui font si modestes ?

Mais j’ai peur qu’on ne m’accuse moi-même de les persiffler, comme vous faites. Peut-on en effet aussi gaiement manquer de respect à d’aussi graves personnages ? Tel est le danger de vivre en mauvaise compagnie : mon esprit, vous me perdez. Savez-vous que ces meilleurs sont de fort bons chrétiens, mais des ennemis redoutables, pour qui tout est égal, le faux & le vrai ? En voulez-vous la preuve ? Ils prétendent que sur les traces de ce benêt si géométriquement ténébreux, vous avez formé, monsieur l’esprit fort, un labyrinthe d’athéisme, tortueux, obscur, avec cent mille portes d’entrée, comme le sien, sans en avoir une de sortie. Si cela est, si vos écrits sont un nouveau dédale, où le fil de la raison ne conduisit jamais, si vous êtes, en un mot, sectateur du propre systême de Spinosa, vous méritez sans contredit le nom qu’on vous donne de pitoyable & embrouillé personnage ; mais si Spinosa moderne (supposé qu’on vous prouve, ce que je ne crois pas, que vous le soyez ) vous êtes aussi profond que l’ancien est superficiel, aussi clair, aussi lumineux, aussi suivi que l’autre est rempli de ténèbres, jusques dans les nouvelles idées qu’il lui a plu d’attacher aux mots dont il s’est servi : si enfin c’est par une toute autre voie que vous avez été forcé d’arborer les mêmes étendards, quel nom donner à votre tour à un aussi plat bavard que votre prétendu antagoniste ? On dit plus encore : vous avez dû, parlant à lui-même, vous avouer franchement Spinosiste. Calomnie, dites-vous : tant pis, mon cher ; car on n’en croira rien ; une bouche sacrée purifie l’imposture, comme Socrate les lieux qu’il habitoit.

Je passe, mon esprit, aussi vite que l’anonyme aux salutaires conclusions de votre ouvrage. Je suis fâché avec lui qu’un peu de bon grain se trouve mêlé avec tant d’ivraie. Il est difficile de dire lequel on doit préférer, ou du bonheur des citoyens puisé dans la source impure du matérialisme ; ou de leur malheur, coulant d’une source aussi claire que celle du spiritualisme. Un autre vous diroit avec transport : Ah ! si vous vous égarez, mon esprit, en faisant mon bonheur & celui des autres, puissiez-vous vous égarer toujours ; l’égarement n’est alors qu’un nom frivole & supposé. Un autre vous diroit ; on prend pour l’amour de l’ordre, pour vertu & raison, ce qui est désordre, vice & folie ; il sécrieroit : ces voies qu’on décore du faux nom de zèle & de piété, ne paroîtront-elles jamais ce qu’elles sont, des voies de scandale, de honte & d’iniquité ? Sous le masque de la religion, le tartuffe, si bien joué, ne sera-t-il jamais découvert avec son premier dieu, l’amour-propre, &c ? Mais moi je pense tout autrement ; en savez-vous la raison ? Vous ne l’auriez jamais devinée : c’est que je suis un visionnaire, un fanatique, un cerveau illuminé. Que ne l’êtes-vous un peu, mon cher esprit ? Au lieu de répondre à de sots critiques, à un sac d’ignorance & de préjugés, à un homme qui a vu tout l’homme machine dans je ne sais quel livre allemand ; enfin, au lieu de vous perdre de réputation dans l’esprit de la gent terriblement dévote, vous nous donneriez quelque jour un beau & sublime traité de immortalité de l’âme, l’unique moyen de vous remettre en grâce dans le sanctuaire. Par ce qui a servi à faire passer tant de rêveries, (l’algèbre) ne pourriez-vous démontrer celle-là ? Je crois que le P. Tournemine a donné la solution du même problême par la géométrie. Vous ignorez, dites-vous, ce que savent tant de gens bornés : vous aurez le plaisir de l’apprendre. Si vous le saviez, vous n’auriez, comme Pascal, que celui de le mépriser. Adieu, mon esprit, soyez, s’il se peut, moins grave, & croyez que la bonne plaisanterie est la pierre de touche de la plus fine raison. Je vous souhaite, au reste, & à l’anonyme, la bonne année, accompagnée, comme le fera vraifemblablement ce persiflage, de plusieurs autres.


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La volupté

par

Mr. le chevalier de M***,

Capitaine au régiment Dauphin.


Scribere juſſit amor.


À Madame

la marquise de ***.

C’eſt votre ouvrage que je vous offre ; votre ſeule idée m’a inſpiré ; je lui dois tout ce qu’il y a de plus délicat & de plus ſéduiſant dans cet eſſai. Vous vous y reconnoîtrez, vous y lirez avec plaiſir l’hiſtoire de nos amours. J’en ai voulu laiſſer des traces publiques, pour me rappeler, ſi j’ai le malheur de ne pas vous aimer toujours, combien vous m’avez été chère, dans un temps où mon cœur épuiſé ne ſentira peut-être plus rien. Il eſt des momens, vous m’aimez trop pour ne pas les connoître, où la force de l’imagination repréſente ſi vivement à l’eſprit un objet adoré, qu’on croit le voir & être avec lui : que dis-je ! on le voit, on lui parle, on le touche, on le trouve ſenſible, on rend hommage à tous ſes charmes. C’eſt dans ces heureux momens, que ſouvent l’illuſion m’accorde de plus grands biens, que la réalité même. Quels tranſports, quelle tendreſſe, quelles careſſes vous recevez, vous rendez à votre amant ! l’honneur, la raiſon, toutes ces belles chimères, que vous respectez aux dépens de nos plaiſirs, s’évanouiſſent enfin. Pourquoi mettez-vous des bornes à mon bonheur ? Se peut-il qu’un mortel dans vos bras, forme encore un déſir ? La volupté en gémit, les ſentimens du cœur ne peuvent lui ſuffire, ſon empire eſt fondé ſur les dernières faveurs : il faut que tous les plaiſirs des ſens ſoient réciproquement mêlés & confondus avec nos âmes, pour qu’elles goûtent les plus délicieux tranſports.

C’est ainsi qu’un cœur tendre & affligé cherche à ſoulager les maux que lui cauſe votre abſence : malheureux cependant, après vous avoir fait connoître la volupté, de ne pouvoir aujourd’hui vous en offrir que la peinture.



La

volupté.

Loin d’ici, beaux eſprits, précieuſement néologues & puérilement entortillés : loin d’ici, vil troupeau de ſerviles imitateurs d’un modèle encore plus froid que vous : votre art trop recherché ne me conduiroit qu’à des jeux d’enfans, que la raiſon proſcrit, ou à un ordre inſipide que le génie méconnoît, & que la volupté dédaigne. Vous ſeuls pouvez divinement m’inſpirer, ô vous heureux enfans de la volupté, vous que l’amour a pris ſoin de former lui-même, pour ſervir à des projets dignes de lui, je veux dire, au bonheur du genre humain ; échauffez-moi de votre génie, ouvrez-moi le ſanctuaire de la nature, éclairé par l’amour. Nouveau, mais plus heureux Prométhée, que j’y puiſe ce feu ſacré de la volupté, qui dans mon cœur, comme dans ſon temple, ne s’éteint jamais.

Voltaire, ſois mon premier guide : tu avois trop d’eſprit pour ne pas être voluptueux, pour ne pas préférer le ſentiment à l’eſprit, comme l’eſprit à la beauté même. Peintre favori de la nature, tu en ſaiſis tous les mouvemens, tu en connois les charmes : chez toi la volupté noble, pour ainſi dire, polie, décente, n’a rien de groſſièrement laſcif ; épurée par la délicateſſe, toute en ſentiment, elle ſéduit le cœur par l’eſprit, qui les fait valoir. Oui, c’eſt elle, c’eſt cette volupté des honnêtes gens, qui a répandu ſur tes ouvrages cette âme qui nous touche, nous émeut, cette expreſſion attendriſſante qui donne aux arts les grâces inimitables du ſentiment. Beaux arts, aimables enfans, dont le ſéjour & le père eſt à Paris, je vous reconnois à peine en d’autres climats, mais je vous adore, élevés par Voltaire.

Que j’aime à te voir peindre ce vuide affreux d’un cœur ſans tendreſſe ! Non, rien ne peut le remplir ; tous les goûts, tous les arts, rien, tu dis vrai, rien ne peut remplacer l’amour. Mais pour exprimer comme toi la triſte ſituation d’un cœur, qui ſe voit forcé de quitter le dieu qui l’a quitté, d’un cœur, hélas ! qui ne peut plus aimer, il faudroit la ſentir de même. Quels regrets plus vifs que les tiens ! Plaiſe à l’amour, qui en aura été touché, de te faire encore quelquefois ſentir les approches du plus reſpectable des dieux, ſigne conſolateur d’une amante éperdue, & telle, qu’au nautonnier alarmé, ſe montre la brillante étoile du matin.

Sainte-Foi, j’aime auſſi la volupté de ton pinceau ; il étoit digne de peindre l’amour & les grâces : mais pourquoi faut-il que ton exemple & tes ſuccès n’apprennent qu’il n’est pas possible d’être long-temps voluptueux ?

Crébillon, voluptueux aussi délicat que lascif, quelle foule de beaux esprits, l’art de sentir, le goût du plaisir rassemble auteur de toi ! L’admiration est le moindre des sentimens que tu leur inspires. Mais connoitrois-tu si bien le cœur des femmes ? Aurois-tu peint à la postérité celles de ton siècle, avec des couleurs si voluptueusement caustiques, et le plaisir, le plaisir même, qu’elles t’ont donné, ingrat, ne t’eût éclairé sur des défauts précieux à l’amour.

Moncrif, la volupté te revendique ; on t’a injustement comparé à ces chymistes ruinés, qui ont la fureur de nous enseigner le secret de faire de l’or : le bonheur que tu as d’être aimé d’un grand ministre, t’a fait croire qu’il y avoir un art de plaire. Peintre charmant des plaisirs de la jeune Aurore & des regrets du vieux Titon, tu mériterois de recommencer ton cours, pour avoir si bien décrit l’amour & ses douceurs. Ah ! si Jupiter t’accordoit de nouvelles années, sans doute, tu saurois bien les reperdre, mais dans les plaisirs, mais moins vite, que cet amant prodigue ! meilleur économe des faveurs du plus grand des dieux, tu ménagerois la vigueur de ta jeunesse, pour prolonger ta félicité.

Voluptueux de toutes les saisons, que tu fais corriger & embellir, apôtre & rival d’Ovide ; gentil Bernard, quand donc veux-tu lui donner en public tes leçons dans l’art d’aimer ? Mais si c’est un art imposteur, que je l’ignore toute ma vie. Non, je ne tromperai point un objet qui me rend heureux, si ce n’est pour le rendre plus heureux lui-même.

Gresset, pourquoi garder si long-temps le silence ? en continuant de nous décrire la volupté, ne sera-ce pas la sentir toi-même ? Qu’importe, si ton cœur est heureux, que ton esprit en soit énervé ? Peins-nous jusqu’aux plaisirs, qui se mêlent aux pavots de Morphée : peins-nous ces songes toujours trop courts, où rien ne distrait l’âme enivrée de la plus pure volupté ; dis si la réalité même fait plus d’impression sur les sens. C’est ici la preuve que le bonheur n’est qu’une illusion agréable, une heureuse façon de fentir, qui dépend de l’imagination. Mais que ton pinceau prête des couleurs aimables à cette vérité. Tu fais que


» Souvent en s’attachant à des phantômes vains,
» Notre raison séduite avec plaisir s’égare,
» Qu’elle-même jouit des objets qu’elle a feints,
» Que cette illusion pour un moment répare
» Le défaut des vrais biens, que la nature avare
      » N’a pas accordés aux humains.


Mais plus poëte que Fontenelle, sois aussi philosophe que lui : fonds la glace de ses idées, sans qu’elles perdent rien de leur justesse ; animes enfin, donnes la vie aux objets, même les plus fantastiques : l’imagination voluptueuse attend de toi son triomphe.

Et toi, Bernls, convive aimable & décent, qui fais oublier l’indécent Grécourt, tu es plus propre à inspirer le goût du plaisir, qu’à convertir les incrédules ; lis-nous ces vers charmans, que t’ont dictés de concert les grâces & la volupté, & qui, présentés par Cypris, t’ont élevé à un rang, que tu dois peut-être en partie aux ouvrages d’amour, qui ont su plaire à la déesse.

Toi-même, cher Fréron, que veux-tu faire à pareil prix de la mauvaise succession d’un prêtre encore plus mauvais qu’elle ? Crois-moi, laisse critiquer les esprits froids qui sont sans talens : connois-toi mieux, cèdes au beau feu de ton imagination poétique ; qu’il te serve à te bien peindre à toi-même les beautés de Lucrèce, comme le nouveau traducteur de Pétrone, s’étoit sans doute pénétré de celles de son auteur. Pour bien traduire Lucrèce, il suffit d’être, je ne dis pas meilleur philosophe que toi, mais aussi mauvais physicien que lui. Mais pour invoquer l’amour d’une manière digne de ce dieu & du poëte qui l’a chanté, pour rendre en beaux vers les magnifiques descriptions d’un écrivain, qui s’exprimant toujours avec force, n’a pas toujours dédaigné l’harmonie, il ne faut rien moins que l’impétuosité de ton génie, & de ton goût pour les plaisirs voluptueux ; & c’est ici principalement que tu dois te montrer plus Épicurien, que l’auteur même.

Toi-même encore, Piron, fais voir que le rival obscène du célèbre auteur de I’ode à la fortune, connoît plus d’un chemin pour arriver à l’immortalité : mets un frein à cette imagination fougueuse & trop grossièrement lubrique ; peins-nous Vénus, non la Cynique, non dans ces jours de luxure, où elle sollicite impudemment Priape, à la face de tous les dieux, mais dans ces momens de modestie piquante, ou portant une ceinture de gaze, qui couvre en partie son beau sein, on la prendroit pour la volupté même ; surtout lorsque tenant à la main les loix & les fastes de son école, elle chante ces vers, plus dignes de l’amour, que de la folie,


» Venez tous, venez faire emplette,
» Je vends le secret d’être heureux,
» Je sais dispenser ma recette
» Par les plaisirs & par les jeux.


Mais quoi, je t’oubliois, charmant abbé ? Avec quel plaisir je reconnois ton ombre immortelle » à la volupté qui la fuit ! Quittes, je t’évoque du sein des morts, quittes ces champs toujours verds, & l’éternel printemps de ces jardins fleuris, riant séjour de ces âmes tendres & généreuses, qui ont joint le plaisir délicat de faire des heureux, au talent d’être heureuses. Enivré des joies les plus pures, s’il t’est possible, reprends ta première forme, pour mieux les sentir encore ; ou si tu ne peux quitter les La Farre, les La Faye, les Chapelle, & autres mânes aimables ; auprès de qui la plus douce sympathie t’enchaîne pour jamais, qu’il naisse de ta cendre un autre toi-même, qui m’apprenne à venger l’amour du culte indifférent de la plupart des mortels.

Muses, grâces, amours, qui fûtes les dieux, les feuls dieux de Chaulieu, comme de Voltaire, ou rendez-le à mes tansports, ou daignez être les miens ! Sans vous, sans votre adorateur, comment peindre ces jouissances parfaites, ces contentemens, ces extafes d’une âme éperdue, dont la tendresse surpasse encore les tranfports ? le vainqueur de l’Inde a cent fois chanté les glous glous de la bouteille. Je veux dire ceux de l’amour, incomparablement plus délicieux. Toi, qui les as si sensiblement goûtés, durant le cours de la plus agréable vie, trop aimable voluptueux, comment rendre ce qu’il y a de plus sensible dans les amours des tendres colombes ? Comment expliquer cette espèce de philtre naturel, qui paroît tenir du miracle ? Par quel prodige laisse-t-il passer l’âme de l’amant, pour recevoir en échange l’âme de l’amante ? Par quelle incroyable vertu, ces âmes, après avoir mollement erré sur des lèvres chéries, aiment-elles à couler de bouche en bouche, & de veine en veine jusqu’au fond du cœur ? Y chercheroient-elles la source du bonheur, dans des sentimens plus vifs ! Quelle est cette divine, mais trop courte métempsycose de nos âmes & de nos plaisirs ?

Charmes magiques, amans de la volupté, mystères cachés de Cypris, soyez toujours inconnus, aux amans vulgaires ; mais pénétrant tous mes sens de votre auguste présence, si je ne puis imiter les grâces voluptueusement négligées de Chaulieu, si je ne puis prendre le sublime essor de Pindare, ou de Milton, donnez-moi la magnificence du pinceau Anglois, pour peindre Cythère, comme il nous a tracé les délicieux jardins d’Éden.

Qui que vous soyez enfin, tendres sectateurs de la volupté, sublimes ou naïfs interprètes de la nature & des sentimens du cœur, Racine, La Fontaine, Rousseau, St. Evremond, Montagne, mes deux philosophes, Catulle, Anacréon, Tibulle, Pétrone, Ovide, Montesquieu ; vous-mêmes, auteurs zélés, qui pour faire goûter votre morale, n’avez pas dédaigné de l’assaisonner d’une pointe de volupté qui la tue ; ô vous tous, grands maîtres dans l’art de sentir, qui avez forcé les grâces & les amours à une éternelle reconnoissance, ah ! faites que je la partage ! mais que tout l’esprit dont vous auriez pu abuser, pour tromper la plus belle moitié du monde, s’il en est d’aussi coupables parmi vous, ne me serve qu’à augmenter les plaisirs. Que je préside du moins à ceux de ma Céphise, avec la même ardeur que je les partage ! le bel efprit du siècle, soyez-en fûrs, ne m’a point corrompu ; ce que la nature m’en réservoit, je l’ai pris en sentiment, pour être, s’il se peut, digne de vous.

Cependant, s’il ne m’est pas donné de vous suivre, laissez-moi du moins un trait de flamme, qui me guide vers le temple de la volupté, comme ces comètes qui biffent après elles un sillon de lumière qui montre leur route.

Vous, belles, qui voulez consulter la raison pour aimer, je ne crains pas que vous prêtiez l’oreille à mes discours : la raifon emprunte ici, non le langage, mais le sentiment des Dieux. Si mon pinceau ne répond pas à la finesse & à la délicatesse de votre façon de sentir, favorisez-moi d’un seul regard, & l’amour qui s’est plu à vous former, sera peut-être en votre faveur, couler de ma plume la tendresse & la volupté, qu’il sembloit avoir réservées pour vos cœurs. Philosophe de la fabrique de Chaulieu, attaché à sa secte par le goût le plus vif, il ne rougira point, je l’espère, de m’entendre prêcher son évangile, cet art de passer agréablement la vie, art de Psyché, qu’inventa la nature. J’entre en matière.

En général plus on a d’esprit, plus on a de penchant au plaisir & à la volupté. Au contraire il me paroît que dans le commerce du monde, les sots, les esprits bornés sont communément les plus indifférens & les plus retenus. Sans-doute le plaisir qu’ils sentent avec peu de vivacité, les emporte rarement au-delà des bornes de la raison. Examinez tous ceux qui se sont ruinés pour s’être trop livrés au plaisir, ce sont la plupart des gens qui ont autant d’esprit que peu de conduite.

C’est déjà faire l’éloge des écrivains voluptueux : car pour peindre la volupté, il faut la sentir, & on ne sent d’une manière exquise ou délicate, qu’à force d’esprit.

Je partage ces auteurs en deux classes : les uns sont obscènes & dissolus, & les autres sont des maîtres de volupté plus épurée. Les premiers prostitués à la débauche, donnent dans les excès les plus odieux ; ils écrivent presque tous conformément à leur liberté de penser ou à la dépravation de leurs mœurs, & ils trouvent des lecteurs bien dignes d’eux, qui loin de détourner leurs regards, les fixent avec transport sur la nudité de leurs tableaux, & loin de craindre l’impression de peintures trop licentieuses, s’y livrent éperdument.

Le caractère de ces esprits est de lever le rideau sur les orgies des Bacchantes, de révéler les mystères les plus impudiques du dieu des jardins, & de ne pas même souffrir l’apparence de retenue, dans ces nymphes qui feignant de ne rien voir, regardent finement Priape, au revers de leurs doigts écartés.

À peine sont-ils entrés dans l’avenue du temple de l’amour, qu’ils commencent par faire main-basse, pour ainsi dire, sur tout ce qui offense leurs regards ; dans leur amoureuse fureur, ils déchirent impitoyablement le voile de gaze, qui couvre les appas naissans des plus jeunes bergères : voulant tout voir sans rien imaginer, se privant du désir même, ils ne croiroient pas avoir peint la nature, s’ils ne la représentoient nue & dans toutes sortes d’attitudes, variées à l’infini par les mains ingénieuses de la lubricité.

Telle est la lascivité de leur imagination, qu’elle ne se repaît que des obscénités les plus révoltantes. Si on les déguise, si on les adoucit, elle tombe dans l’ennui & dans la langueur, comme ces corps vigoureux trop foiblement nourris. Il n’est rien de trop fort pour leurs organes endurcis ; il n’y a que les odeurs les plus impures qui puissent y faire impression, & enfin leur odorat corrompu, comme leur cœur, semble avoir regret aux moindres particules, qui ne l’ont pas frappé ; c’est autant de sensualités perdues. Mais encore une fois, toutes couvertes que sont les productions de ces écrivains de l’écume la plus luxurieuse, mille esprits libertins les aiment & les chérissent uniquement. À peine sont-ils sensibles à de plus foibles attraits, tandis qu’ils reçoivent avec tout le trouble des plus fortes passions, la molle douceur des idées lascives qu’on leur communique. Admirable, mais dangereuse sympathie de l’imagination de deux hommes différens ! C’est ainsi que le goût du plaisir, qui est un plaisir lui-même, naît quelquefois de la débauche la plus outrée.

Tel est le danger de ces plumes impures, que la vertu la plus assurée sent bientôt qu’elle s’ébranle & chancelle. Le tempérament le plus tranquille & le plus froid se trouve peu-à-peu livré à une douce émotion, suivie de mouvemens & de désirs qu’un objet phantastique vivement peint, fait quelquefois éclore plus efficacement que la réalité, dont il n’est que l’image.

Ainsi plus un livre obscène est bien fait, plus tout y est imaginé avec force, plus les couleurs sont vivement appliquées, plus ces ouvrages sont séduisans & dangereux, sur-tout si les yeux sont frappés par la repréfentation même des horreurs qu’on décrit.

Toute impudique qu’est Vénus, elle est la mère des hommes & des dieux ; par elle germe & brille la nature, & le monde entier se perpétue : évitons ses charmes & redoutons sa puissance. Si le plus sage des mortels ne cherche pas son salut dans la fuite, qui l’assurera qu’il n’aura pas à se reprocher d’avoir rendu à la facile déesse les hommages les plus grossiers.

Ces beaux esprits, qui abusent des dons de la nature les plus précieux ne se soutiennent ne brillent que par les plus sales peintures ne méritent pas d’être ici nommés ! Je ne sais même si je n’aurai point à rougir de m’arrêter un moment à ceux qui dans ce même genre se sont montrés plus voluptueux qu’obscènes c’est-à-dire, qui au lieu de se livrer à une licence effrénée, ont excellé dans l’art de donner aux mêmes objets des couleurs plus douces, & qui enfin fupprimant toute expreflioii choquante ont affecté de conserver une espèce de dignité dans la prostitution de leur esprit & de leurs talens, femblables à ces femmes vertueuses qui savent tomber avec décence & s’attirer dans leur chute autant d’hommages du respect même, que du plaisir qui a séduit leur cœur. Je ne demande grâce, au reste, que pour Pétrone, qui pourroit la refuser ?

Avec quelle délicatesse cet auteur nous expose tous les genres de voluptés ! Rien ne révolte, rien n’effarouche la pudeur dans ses écrits ; il fait l’apprivoiser par un air de retenue, & il la séduit enfin par les charmes de son esprit & par la volupté de son pinceau. Jamais un baiser n’est donné seul ; il est suivi de mille autres baisers plus doux. Leur feu se glisse secrètement dans les veines, l’âme éprouve les mêmes degrés de plaifir & de séduction par lesquels il fait passer les objets dont il est épris. Que de grâces naïves & touchantes s’offrent de toutes parts ! Comme il raconte l’histoire de l’écolier de Pergame ! Grands Dieux ! l’aimable enfant ! la beauté seroit-elle donc de tous les sexes ? rien ne limiteroit-il son empire ? que de déserteurs du culte de Cypris ! que de cœurs enlevés à Cythère ! la déesse en conçoit une juste jalousie ; eh ! quel bon citoyen de l’isle charmante qu’elle a fondée ne soupireroit avec elle de toutes les conquêtes que fait le rivage ennemi ? Beau sexe cependant, n’en soyez point si jaloux : ce grand maître des voluptés que vous désapprouvez, a moins voulu, dans l’excès de son raffinement, vous causer des inquiétudes, que vous ménager des ressources contre l’ennuyeuse uniformité des plaisirs que l’inconstance aime à varier. En effet, combien d’amours, petits ou timides, qui s’effarouchant d’un côté, ont été bien aises d’en trouver un autre, pour ne pas coucher, ou peut-être mourir (car qu’en fais-je ?) à la porte du temple ! Combien d’autres, excités par une simple curiosité philosophique, rentrant enfuite dans leur devoir, ont si bien servi le véritable amour, que pour ses propres intérêts, ce dieu des cœurs, en bon casuiste, n’a pu quelquefois se dispenser de leur accorder conditionnellement une indulgence dont il profitoit.

Vous avez de l’esprit, Céphise ! & vous êtes révoltée par ces discours : vous vous piquez d’être philosophe, & vous vous feriez un scrupule d’user d’une ressource permise par Sanchez, & autorisée par l’amour ! Quels feroient donc vos préjugés, si comme tant d’autres femmes, vous aviez le malheur de n’être que belle ! ah ! croyez-moi, chère amante, l’empire de l’amour ne reconnoit d’autres bornes que les bornes du plaiiir.

Mais, Céphise, vous le savez, & ce seul trait doit désarmer votre colère, vous vous souvenez du tribut amoureux que Pétrone rendit à des charmes semblables aux vôtres, dans cette nuit de délices, dont il semble avoir conservé tous les transports. Quels plaisirs son ombre enveloppoit ! Le peintre passionné prend les dieux & les déesses, pour témoins de son bonheur : non, jamais les plus heureux habitans de l’Olympe n’ont goûté de si grands biens. Que de mollesse ! que de volupté ! quelle jouissance ! grands dieux, pourquoi qui fait aussi bien aimer, n’est-il pas immortel comme vous ? les deux amans brulans d’amour, collés étroitement ensemble, agités, immobiles, se communiquoient des soupirs de feu : leurs âmes errantes sur leurs lèvres, confondues ensemble par les baisers les plus lascifs, ne se connoissoient plus ; éperdument livrées à toute l’ivresse des sens, elles n’étoient plus qu’un transport délicieux, avec lequel ces mortels se sentoient mourir.

C’est ainsi que Pétrone parle de ses plaisirs. Ses peintures sont vives, mais elles n’ont rien d’indécent, rien de grossier ; elles ne respirent que l’air le plus pur de la volupté. Mais n’ai-je pas lieu de craindre que cet air se corrompe, en passant par d’autres organes ? Et comme ses beautés, sa délicatesse n’est-elle pas inimitable ?

Qu’il faut d’esprit, & d’esprit voluptueux, pour bien rendre toutes les finesses de cet élégant écrivain ! comme il voile l’impuissance ! & avec quelle ingénieuse adresse, la maitresse de Polyénos remercie cette espèce de Mazulim, & fait trouver, à son exemple, du plaisir à n’en point avoir.

Si j’étois libertine, dit à-peu-près Circé, (car je traduis librement) je me plaindrois d’avoir été trompée, mais je rends grâces à votre foiblesse, parce que je ne suis que voluptueuse. L’attente du plaisir a été pour moi un plaisir véritable. Que de doux momens nous avons passé ensemble à l’ombre de la volupté ! Oui, sans doute, j’aurois été moins heureuse, si l’amour ne m’eût pas donné le temps de délirer ses faveurs.

Combien d’autres traits charmans je pourrois rapporter ! Pétrone donneroit envie de le lire, à quiconque auroit seulement du goût pour le plaisir ; il inspire tout celui qu’il a ; il conduit au temple de la volupté par un grand chemin tout semé de fleurs. Que dis-je ! c’est par la volupté même, que ce courtisan trop aimable perfectionne, épure le sentiment de ceux qui le lisent avec un esprit digne de lui.

Il est une autre Vénus, une autre sorte de plaisir, & d’autres maîtres de volupté. Voluptueux sans crapule & sans débauche, sensuels enfans du plaisir, dont ils sont plutôt économes que sectateurs, ils boivent, pour ainsi dire, la volupté à longs traits ; ils n’ont pas une seule sensation sur laquelle il ne se replient en quelque sorte mollement ; & cette mollesse, par laquelle une impression plus profonde pénètre intimement les sens, est la vraie sensualité.

Essayons de mieux faire sentir la différence du caractère de ces divers écrivains. Chez ceux que nous avons appellés obscènes & impudiques, la nature violant toutes les loix de la pudeur & de la retenue, & ne semblant connoître que celle de l’indécence & de la lubricité, n’offre à nos sens agités, que l’écumante lascivité de ses mouvemens & de ses postures. Le même poison se trouve chez les autres ; il y est seulement adouci, apprêté avec plus d’art : ils aiment à le cacher sous des fleurs qui loin de le faire craindre, invitent à l’y chercher. Eh ! que leur succès m’ont bien appris que le sentiment du plaisir, épuré par la délicatesse & la vertu, loin d’exclure la volupté, ne sert qu’à l’augmenter ! Oui, l’arc avec lequel ils ménagent la pudeur, est l’art de le faire disparoître : sous le voile séducteur dont leurs objets sont ingénieusement couverts, ils font plus de conquêtes que ceux qui montrant tout à découvert, ne laissent plus rien à désirer.

Vous donc, qui voulez faire sentir la volupté dans vos écrits, imitez ces beaux esprits, qui maniant élégamment leurs sujets, & ne présentant jamais que d’aimables nudités, empruntent de nouvelles grâces de l’industrie avec laquelle elles sont voilées, & savent, sans se perdre dans une volupté métaphysique, modifier à l’infini, mille idées les plus agréables, mille sentimens divers ! que tous vos détails soient rians, & forment un tout qui enchante, qui ravisse l’imagination de vos lecteurs. Si vous avez du goût, sans donner dans les pièges que la vanité tend trop fouvent aux plus médiocres auteurs, vous pourrez juger vous-mêmes votre ouvrage, par la force de l’impression, & les secousses heureuses que votre propre imagination en recevra. Mais pour plaire à un tel point, pour enlever les cœurs, pensées fines & délicates, richesse d’expressions, tours heureux, hardiesse de pinceau, traits sublimes, il faut que toutes les beautés de la nature soient relevées par celles de l’art : il faut que les unes & les autres, soient, si l’on me permet de parler ainsi, comme surprises de se trouver rassemblées, sous un même point de vue, avec tant de charmes. Il faut donc sentir soi-même par quelle inimitable adresse, on dit mieux les choses en les supprimant ; comment on irrite les désirs, en aiguillonnant la curiosité de l’esprit, sur un objet en partie couvert, qu’on ne devine pas encore & qu’on veut avoir l’honneur de deviner ! par quel séduisant prestige, par quel art de faire soupirer pour des attraits galamment cachés, la volupté s’embellit & semble recevoir des grâces piquantes, comme la beauté même ! Je hais toute affectation, elle éloigne la nature : ayez des grâces, sans trop paroître vous en donner : mais si vous dédaignez de plaire, (je parle aux belles, comme aux écrivains) je dédaigne aussi tous vos charmes.

Tels sont les divers effets de l’attrait insensible, ou grossier de la volupté que tantôt elle séduit l’âme imperceptiblement ; & semble ne marcher en quelque sorte par un chemin couvert, que pour mieux surprendre nos cœurs & tantôt déployant toutes ses forces, elle nous maîtrise ouvertement. Le moyen de lui résister ! Dans l’univers, tout cède à sa puissance. Comment nos cœurs pourroient-ils être en sureté ? La réflexion n’a pas le temps de les mettre en défense : mais s’il y a plus de plaisir à être vaincu, qu’à être vainqueur, une telle défaite vaut une victoire ; les sens triomphent dans les bras de la volupté.

Au reste les voluptueux, ou grossiers, ou délicats, conduisent au même but, les uns plus vite, les autres plus lentement. Le beau Narcisse n’a point d’autre maîtresse que lui ; il meurt d’amour ; dans les vains efforts qu’il fait pour, & sur lui-même. Sapho voudroit être ce qu’elle n’est pas ; des désirs, qu’elle ne peut satisfaire, la rendent ingénieuse. Que n’imagine pas cette fille amoureuse de son sexe, pour en changer, autant qu’elle le peut ? Pour être homme, pour en goûter les plaisirs, elle ment l’homme, comme parle Martial, elle sait son personnage, ou plutôt elle le joue. Suzon, dont on trouve l’histoire dans le livre le plus dangereux qui ait jamais paru, si le danger est proportionné au puissant empire de la lecture sur l’imagination, Suzon, dis-je, désire qu’on lui fasse ce qu’elle a vu faire. Avec quelle amoureuse curiosité, elle regarde les mystères d’amour ! Plus elle craint de troubler les prêtres qui les célèbrent, plus elle en est elle-même troublée : mais ce trouble, cette émotion ravit son âme. Dans quel état d’ineffable volupté elle est trouvée par ce fripon de frère qui l’examine ! trop attentive, pour n’être pas distraite, la lubricité de cette petite coquine, l’empêche-t-elle de sentir les doigts libertins qui la touchent, au moment même qu’elle semble s’ouvrir à leur approche ? Ou ne voudroit-elle être désenchantée, que par de plus grands plaisirs ? Enfin le beau Giton gronde le Satyre qu’il a choisi pour ses plaisirs ; tout enfant qu’il est, il s’apperçoit bien de l’infidélité qu’Ascylte lui a faite : il donne à son mari plus de plaisir, qu’une femme véritable ; est-il surprenant qu’il mette ses faveurs au plus haut prix, & que le plus joli cheval, le coursier de Macédoine le plus vîte puisse à peine les payer ?

Voilà des descriptions dangereuses dans la bouche de leurs auteurs, surtout lorsque donnant, pour ainsi dire, un corps à ces idées, ils ont peint au naturel l’inconstance & la corruption du cœur, avec les postures les plus lascives de tous ces honteux enfans d’une débauche réprouvée par la nature. Certes de telles peintures, qui peuvent ébranler nos foibles cœurs, jusques dans leurs premiers fondemens, ont beaucoup plus d’ascendant, ou de puissance sur nos sens, que la description simple du temple de l’amour, des plaisirs de la belle Gabrielle d’Estrées, du libertinage de Marnon Lascaut, que la peinture naïve des amours de Daphnis & Chloë, que l’amour en un mot le plus voluptueusement, ou le plus délicatement rendu dans la princesse de Clèves, dans Tanzaï & Néadarné, dans le Sopha, dans les égaremens de l’esprit & du cœur, dans Théagenes & Chariclée, le temple de Gnide, &c. ou même divinement chanté. Plus un tableau est lascif, plus il sorme une image naïve & parlante d’une réalité, que le cœur adore. Si on ne jouit pas soi-même, on aime à voir, même en figure, ceux que la jouissance satisfait. La vue des plaisirs d’autrui nous fait du moins sentir que nous avons en nous-mêmes la facilité d’être aussi heureux, & qu’avec les mêmes désirs, il suffit d’invoquer le dieu d’amour, pour être comblé des mêmes saveurs, & sentir les mêmes transports.

Dans la carrière que tant de beaux génies m’ont ouverte, il est donc facile de distinguer ceux qui l’emportent sur tous les autres. Ce sont sans doute les écrivains, qui fuyant toute idée d’obscénité grossière, ont apprivoisé les cœurs les plus farouches, & sont venus à bout de vaincre la pudeur, sans la révolter. Il étoit trop juste qu’ils fussent couronnés de myrtes, par les mains des grâces, à demi-nues ; j’en sais même parmi mes anciens amis, à qui je décernerois l’honneur du triomphe.

Je viens à toi, puissant maître dans l’art des voluptés, toi qui te fais un jeu de suspendre ma respiration, et d’enchanter mon âme, quand tu ne me sembles chercher qu’à l’amuser : elle vole avec la tienne, autour de l’aimable Zéïnis : avec quelle joie, je vois l’amour allumer enfin des désirs, qu’il eut tant de peine à effleurer ! Que l’exemple de cette jeune enfant ne vous fasse point trembler, bergères ; ce mal que vous lui voyez souffrir, est indispensable, lorsque l’amour sait sa première entrée dans un cœur : partagez seulement l’émotion qui suit ce changement d’état, pour le désirer ; & n’en craignez point la douleur. Le cri que vous entendez, est le cri d’une victoire, dont tout le fruit sera pour Zéïnis, & la gloire pour son vainqueur.

Poursuis, cher Crébillon, achève des peintures qui enchantent l’univers ; tous les objets que tu manies, variés sans cesse avec un art admirable, forment une chaîne délicate de fleurs d’esprit & de sentimens du cœur, où le mien, aujourd’hui ravi, perdra tout son bonheur, lorsqu’il n’y sera plus attaché. Ah ! pourquoi, encore une fois, pourquoi n’as-tu pas pardonné, que dis-je ? applaudi à de tendres égaremens, dont tu n’as pu te garantir toi-même ? Mais désormais plus reconnoissant, que la volupté n’ait plus à gémir de te voir tremper son pinceau, dans des couleurs qu’elle désavoue.

Mais à quel genre de volupté plus épurée, suis-je parvenu ? Ici l’églogue, la flûte à la main, décrit avec une tendre simplicité, les amours des simples bergers. Tircis aime à voir ses moutons paître, avec ceux de Sylvanire ; ils sont l’image de la réunion de leurs cœurs. C’est pour lui qu’Amour la fit si belle ; il mourroit de douleur, si elle ne lui étoit pas toujours fidelle. Là c’est l’éIégie en pleurs qui fait retentir les échos des plaintes & des cris d’un amant malheureux. Il a tout perdu, en perdant ce qu’il aime : il ne voit plus qu’à regret la lumière du jour ; il appelle sérieusement la mort, en demandant raison à la nature entière, de la perte qu’il a faite.

Il faut l’entendre exprimer lui-même la vivacité de ses regrets, entrecoupés de soupirs. La pudeur augmentoit les attraits de son amante, qui la conservoit dans le sein même des plus grands plaisirs, pour les rendre plus piquans. Avant lui, elle ne connoissoit point l’amour. Il se rappelle avec passion celle qu’il lui inspira pour la première fois, & tout le plaisir mêlé d’une tendre inquiétude, qu’elle eût à sentir une émotion nouvelle. Pendant combien d’années il l’aima, sans oser lui en faire l’aveu ! Comme il prit sur lui de lui déclarer enfin sa passion, en tremblant. Hélas ! elle n’en étoit que trop convaincue ; tous ces beaux noms de sympathie, ou d’amitié, la déguisoient mal : elle sentoit que l’amour se masquoit, pour mieux la tromper, & peut-être sans le savoir, aida-t-elle ce dieu même à donner à ce parfait amant, autant de confiance, que son dangereux respect lui en avoit inspirée à elle-même. Mais se rendre digne des saveurs de Sylvie, étoit pour Damon d’un plus grand prix, que de les obtenir. Aimer, être aimé, c’étoit pour son cœur délicat, la première jouissance, jouissance sans laquelle toutes les autres n’étoient rien. La vérité des sentimens étoit l’âme de leur tendresse, & la tendresse l’âme de leur plaisirs ; ils ne connoissoient d’autres excès, que celui de plaire & d’aimer.

Pleure, (eh ! qu’importe que l’on pleure, pourvu qu’on soit heureux ?) pleure, infortuné berger ; un cœur amoureux trouve des charmes à s’attendrir ; il chérit sa tristesse ; les joies les plus bruyantes n’ont pas les douceurs d’une tendre mélancolie. Pourquoi ne pas s’y livrer, puisque c’est un plaisir, & le seul plaisir, qu’un cœur triste puisse goûter dans la solitude qu’il recherche ? Un jour viendra, que trop consolé, tu regretteras de ne plus sentir ce que tu as perdu. Trop heureux de conserver ton chagrin & tes regrets, si tu les perds, tu existeras, comme si tu n’avois jamais aimé. Puisque tu te crois inconsolable, goûtes toutes les douceurs de cette illusion ; tâches même, s’il t’est possible, de la méconnoître, pour être encore mieux trompé. Pourquoi faut-il que nous ayions à nous défier de nos sensations les plus intimes & les plus chères ? Sommes-nous réduits à chérir tellement l’erreur, que nous ayions à craindre de n’y être plus livrés ? Hélas ! oui, nos sentimens les plus doux sont involontaires, comme nos pensées. Il faut s’attendre, loin d’y pouvoir compter, que ceux qui nous flattent le plus, nous seront bientôt à charge. Plus on a l’imagination vive, plus le cœur reçoit fortement les impressions, plus on est volage ; il est trop impossible de sentir long-temps & vivement, & par conséquent, (j’en demanderois pardon au beau sexe, si le général ne gagnoit pas ce que perd le particulier) l’inconstance est le partage nécessaire de ceux qui savent le mieux aimer.

Que de nouveaux traits je pourrois ajouter ici ! Parlerai-je de cette femme respectable qui craint de se livrer à l’objet de sa passion ? Elle accorde à l’idée de son amant plus qu’à lui-même, pourquoi ? C’est, lui dit-elle, que je n’ai à craindre avec votre idée, ni indiscrétion, ni inconstance, & que je la suppose, en un mot, telle que je voudrois que vous fussiez. Se peut-il que deux cœurs saits l’un pour l’autre, puissent separément être heureux, & que la nature, trop industrieuse, ait imaginé les moyens de se passer de l’amour, qui en gémit ?

J’apperçois une fille aimable, que l’amour conduit tremblante au lit de son amant : l’hymen seul que sa générosité refuse pourroit la rassurer ; elle se pâme dans les bras de Méiis, qui meurt d’amour dans les siens ; mais réservée dans ses plaisirs, elle modère si bien ses transports, qu’il n’est que trop sûr qu’elle ne confondra que ses soupirs. Elle se défie de l’adresse même du dieu qu’elle chérit : tout dieu qu’il est, elle ne l’en croit que plus trompeur. Sa virginité lui est moins chère que son amour ; sans doute sa curiosité seroit voluptueusement satisfaite, avec celle de son amant : en faisant tout pour lui, elle croit à peine avoir fait quelque chose, parce que ce n’est point avec lui : elle sent bien encore qu’elle le refuse, moins qu’elle-même ; mais elle craint les fruits d’un amour éperdu ; elle n’entend plus que la voix d’un phanthôme, qui lui dit de se respeder. Quelqu’excessive que soit la tendresse d’un cœur qui n’avoit jamais aimé, elle n’est point à l’épreuve de l’infamie, comme l’amour qu’elle a pour son amant ne seroit point à l’épreuve du mépris. Dieu d’amour, se peut-il qu’une foible mortelle, que tu as séduite par tes plaisirs, conserve encore en aimant, tant de retenue, de force & de vertu !

Mais quels sont ces deux enfans de différent sexe, qu’on laisse vivre seuls paisibiement ensemble ? Qu’ils seront heureux avec le temps ! Non, jamais l’amour n’aura en de si tendres, ni de si fidèles serviteurs. Sans éducation, & par conséquent sans préjugés, livrés sans remords à une mutuelle sympathie, abandonnés à un instinél plus sage que la raison, ils ne suivront que ce tendre penchant de la nature, qui ne peut être criminel, puisqu’on n’y peut résister, & qui est une vertu dans un cœur incapable de tromper. Voyez ce jeune garçon : déjà il n’est plus homme, sans s’en appercevoir. Quel nouveau feu vient de s’allumer dans ses veines ! il n’a plus les mêmes goûts ; ses inclinations changent avec sa voix. Pourquoi ce qui l’amusoit l’ennuie-t-il ? Tout occupé de son nouvel être, il cherche à débrouiller le chaos de la nature ; il sent, il désire, sans trop savoir ce qu’il sent, ni ce qu’il désire ; il entrevoit seulement par l’envie qu’il a d’être heureux, la puissance qu’il a de le devenir. Ses désirs confus forment un voile qui dérobe à sa vue le bonheur qui l’attend. Consolez-vous, jeunes bergers, le flambeau de l’amour dissipera bientôt les nuages qui retardent vos beaux jours. Les plaisirs après lesquels vous soupirez ne vous seront pas toujours inconnus ; la nature vous en offrira par-tout l’image ; elle est attentive au bien-être de ceux qui la servent. Deux animaux s’accoupleront en votre présence ; vous verrez des oiseaux se caresser sur une branche ; tout vous sera de l’amour une leçon vivante. Que de réflexions vont naître de ce nouveau spectacle ! jusqu’où la curiolité ne portera-t elle pas les regards ? L’amour l’aiguillonne ; il veut instruire l’un par l’autre ; il a fait la gorge de la bergère différente de celle du berger : elle ne peut respirer, sans qu’elle s’élève, malgré la contrainte de la pudeur, comme pour s’attirer autant de désirs que de regards. Pensées naïves, désirs, inquiétudes, c’est alors que tout se dit sans fard, qu’on ne se dissimule aucuns sentimens ; ils sont trop nouveaux, trop vifs, pour être contenus.

Mais n’y auroit-il point encore d’autres différences ? Oh ! oui, & même beaucoup plus considérables. C’est la rose, que le trop heureux hymen reçoit quelquefois des mains de l’amour, rose vermeille dont le bouton esl à peine éclos, qu’elle veut être cueillie : rose charmante, dont chaque feuille semble couverte & entourée d’un fin duvet, pour mieux cacher les amours qui y sont nichés, & les soutenir plus mollement dans leurs ébats. Surpris de la beauté de cette fleur, avec quelle avidité le berger la considère ! Avec quel plaisir il la touche ! Le trouble de son cœur est marqué dans ses yeux. La bergère est aussi curieuse d’elle-même pour la première fois ; elle avoit déjà vu son joli visage dans l’onde : le même miroir va lui servir, pour contempler les charmes secrets qu’elle ignoroit.

Mais elle découvre à son tour route la différence qu’il y a entre elle & son berger. Qu’elle lui rend bien toute sa surprise ! Toute émue, elle y porte la main en tremblant ; elle le caresse ; & quoiqu’elle en ignore encore l’usage, son cœur bat si vite, qu’elle ne se connoît presque plus. Mais enfin, lorsque la nature lui suggère cet usage, elle le regarde comme un monstre, la chose lui paroit absolument impossible : elle ne sait pas, la pauvre Nicette, tout ce que peut l’amour.

L’idée du crime n’a point été attachée à toutes ces recherches ; elles sont faites pour de jeunes cœurs, qui ont besoin d’aimer, avec une pureté d’âme que jamais n’empoisonna le repentir. Heureux enfans ! qui ne voudroit l’être comme vous ? Bientôt vos jeux ne seront plus les mêmes ; mais ils n’en seront pas moins innocens : le plaisir n’habita jamais des cœurs impurs & corrompus. Quel sort plus digne d’envie ! vous ignorez ce que vous êtes l’un à l’autre : cette douce habitude de se voir sans cesse, la voix du sang ne déconcerte point l’amour ; il n’en vole que plus vîte auprès de vous, pour serrer vos liens & vous rendre plus fortunés. Ah ! puissiez-vous vivre toujours ignorés dans cette paisible solitude, sans connoître ceux à qui vous devez le jour ! Le commerce des hommes seroit fatal à votre bonheur ; un art imposteur corromproit la simple nature, sous les loix de laquelle vous vivez heureux : en perdant votre ignorance, vous perdriez tous vos plaisirs.

Quels phiiirs, grands dieux ! que ceux de l’amour ! quels charmes plus séducteurs, plus ravissans ! Peut-on appeler plaisir tout ce qui n’est point l’amour ? On goûte encore les bienfaits, même après qu’on les a reçus. Heureux ceux que la nature a doués d’organes vigoureux ! pour eux tous les jours se lèvent sereins & voluptueux, pour eux la jouissance est un vrai besoin sans cesse renaissant, & le besoin est le père du plaisir. Mais plus heureux encore ceux dont l’imagination vive & lubrique tient toujours les sens dans l’avant-goût du plaisir ! Examinez leurs yeux, & jugez, si vous pouvez, s’ils vont au plaisir, ou s’ils en viennent. Non-seulement des amans ainsi organisés, sentiront de plus grands transports ; mais jouissant encore long-temps après la jouissance, les restes de leur plaisir leur seront chers & précieux : voyez comme ils les ménagent, les chérissent, les prolongent ; leur état est si charmant, qu’ils planent, pour ainsi dire, sur ses délices, comme seroit la volupté même : ils voudroient ne les perdre jamais.

Dans le souverain plaisir, dans ces momens divins, où l’âme semble nous quitter, pour passer dans l’objet adoré, où les deux amans ne forment plus qu’un même cœur, qu’un même esprit animé par l’amour, à force de sentir on ne sent rien, du moins on ne distingue aucune sensation, on est ravi, transporté, & ces transports sont les seuls éloges dignes de la beauté.

Mais quelque vifs que soient ces plaisirs, qui remplissent parfaitement notre âme, ce ne sont jamais que des plaisirs ; l’état seul qui leur succède est la vraie volupté. L’âme alors, moins enivrée, est à elle-même précisément autant qu’il faut pour contempler toute la douceur de son état & jouir de sa situation. Plus on a parfaitement servi l’amour, plus on goûte le prix de ses services ; tel est le bonheur de l’âme en ces momens délicieux, qu’elle ne désire rien, si ce n’est de les faire durer longtemps.

Ne m’approchez pas, mortels fâcheux & turbulens, laissez-moi goûter à longs traits les saveurs de Céphise. Je suis anéanti, j’ai à peine la force d’ouvrir les yeux fermés par l’amour : mais que cette langueur a de délices ! Je vois encore Céphise ; elle est entre mes bras, mes mains aiment à s’égarer ; par-tout où l’amour les conduit, il n’y a pas dans tout son beau corps une seule partie que je ne couvre de mes baisers. Ah dieux ! que d’attraits & que d’hommages réels mérite l’illusion même ! Que ne puis-je toujours ainsi vous voir, bergère ? Votre idée me suivant par-tout, me tiendroit lieu de vous-même : l’idée de la beauté vaut la beauté même, & souvent est encore plus séduisante. Doux souvenirs de mes plaisirs passés, ne me quittez jamais ! De quelle douce & molle volupté je me sens pénétré ! Dieux puislans ! se peut-il que les organes du corps suffisent à tant de bonheur ? Non, de si grands biens ne peuvent appartenir qu’à l’âme, & je la reconnois immortelle à ses plaisirs.

Amour ! combien peu sentent le prix de tes bontés ! combien peu se respectent eux-mêmes dans les bras de la volupté ! Oui, ceux qui sont capables de la moindre distraction, ceux à qui tes plaisirs ne tiennent pas lieu de tous les autres, pour qui tu n’es pas tout l’univers ; ceux-là, dis-je, indignes du rang de tes élus, le sont de tes faveurs ; plus ils te sacrifient, plus ils souillent tes autels & profanent ton temple. Ce sont des impudiques, & non des voluptueux, assez semblables à ces victimes de la débauche publique, qui sont forcées de jouer tes plaisirs pour en donner.

Mais ne crains rien, Céphise, si ces impures m’ont quelquesois séduit par leurs attraits ; c’étoit pour mieux t’assurer mon cœur, comme je ne crains pas qu’un libertin me ravisse le tien. Nous sentons trop vivement l’un & l’autre : nous avons connu ensemble tout le prix de la tendresse & de la volupté. Avec quel transport je me rappelle jusqu’aux moindres discours que tu soupirois la première fois que la conquête de ton cœur fut la récompense du mien, & ce combat enchanteur de la vertu, de l’estime & de l’amour ! Comme à des mouvemens ingrats il en succéda peu-à-peu de plus doux, qui ne t’inquiétoient pas moins ! Je vois tes paupières mourantes prêtes à fermer des yeux adoucis & arrosés des premières larmes d’amour ; le rideau du plaisir fut bientôt tiré devant eux ; la force t’abandonnoit avec la raison, tu ne savois ce que tu allois devenir ; tu craignois… (hélas ! que cette simplicité ajoutoit à tes charmes & à mon amour) ! tu craignois de tomber en foiblesse & de mourir, au moment même que tu allois sentir le bien d’être & le plus grand des plaisirs. De quelle volupté encore ta tendresse fût suivie ! un doux silence succède aux plus violens transports. Dieux ! respectez l’égarement d’une aimable mortelle, qui s’oublie dans les bras qu’elle adore : elle est égale à vous en ces momens !

Pourquoi sait-il, amour ! que le don de sentir n’ait pas été accordé à toutes les femmes avec celui de plaire ? Le bonheur d’aimer, de jouir de ce qu’on aime, ne devroit-il pas toujours faire goûter le grand plaisir, à qui a le pouvoir de le procurer ? Peut-être ce bonheur est-il si grand, lorsque tout est réciproque, qu’un cœur trop sensible pourroit à peine y suffire, s’il n’étoit quelquefois diminué par l’insensibilité des bergères. Mais comment, si tendrement aimées, jouissent-elles seules des saveurs de l’amour ? Ce dieu ne pouvoit apparemment mieux punir les insensibles qu’en ne leur faisant point partager ses douceurs.

Ô ! vous qui baissez les yeux aux paroles les moins chatouilleuses, précieuses & prudes, loin d’ici. La pudeur que vous affectez, est fille du caprice & des préjugés : mais la volupté est la mère du plaisir, & son privilège la dispense de vous respecter, d’autant plus que vous n’êtes pas vous-mêmes, à ce qu’on dit, si austères dans le déshabillé. Loin d’ici, race dévote, qui n’avez dans le cœur que le germe de tous les vices, & pas une vertu. Étouffer les dons de la nature, c’est être indigne de vivre ; être hypocrite, c’est reprocher au créateur d’avoir sait l’homme pour le plaisir, & tromper l’univers.

Disparoissez aussi, courtisannes impudiques : il sortit moins de maux de la boîte de Pandore, que du sein de vos plaisirs ; hélas ! que dis-je, des plaisirs ! Eh ! en fut-il jamais sans les sentimens du cœur ? plus vous prodiguez vos saveurs, plus vous offensez l’amour, qui les désavoue. Livrez vos corps aux satyres ; ceux qui s’en contentent en sont dignes : mais vous ne l’êtes pas d’un cœur né sensible. La crainte et les regrets empoisonnent des plaisirs que vous ne partagez pas. Vous vous prostituez en vain ; en vain vous cherchez à m’éblouir par tous vos charmes ; ce n’est point la jouissance des corps, c’est celle des âmes, qu’il me faut. Amour, pourquoi combles-tu de l’excès de tes bontés ceux qui ne sont pas voluptueux ? Le plaisir qui ne conduit pas à la volupté, est-il un plaisir ? Quoi, tu cèdes à la brutalité, toi qui n’es dieu que par la volupté même !

On confond trop communément le plaisir avec la volupté, & la volupté avec la débauche. Tâchons de marquer la différence essentielle qui se trouve entre toutes ces choses. Que la physique même nous éclaire ici ; l’étude de la nature n’est pas sans plaisir pour un esprit voluptueux.

Nos sens sont le siège du plaisir. Il dépend de la tension & du chatouillement des nerfs. Dans le souverain plaisir, les nerfs sont aussi tendus, qu’ils puissent l’être, pour ne pas causer de la douleur. Un point forme la barrière, qui la sépare du plaisir ; celle de l’instinct & de la raison, n’est pas plus mince. Ce n’est donc que dans les sens qu’il faut chercher le plaisir ; les sensations d’esprit les plus agréables, ne sont que des plaisirs moins sensibles.

Mais la volupté veut être recherchée plus loin ; elle nous manqueroit souvent, si nous ne l’attendions que des sens. S’ils lui sont néceslaires, ils ne lui suffisent pas ; il faut que l’imagination supplée à ce qui leur manque. C’est elle qui met le prix à tout ; elle échauffe le cœur, elle l’aide à former des désirs, elle lui inspire les moyens de les satisfaire. En examinant le plaisir, qu’elle passe, pour ainsi dire, en revue, le microscope dont elle semble se servir, le grossit & l’exagère : c’est ainsi que la volupté même, cet art de jouir, n’est que l’art de se tromper, comme faisoit cette femme dont parle Montagne, qui regardoit son amant avec une loupe, pour grossir son point de vue. Ah ! si je me trompe, en augmentant le plaisir de mes sensations & mon bonheur, puissé-je me tromper toujours ainsi !

Mais puisque la volupté & tous les sentimens de tendresse, que l’amour inspire, résident moins dans les puissances du corps, que dans celles du cœur, le plaisir ne sauroit fuir l’homme le plus blazé, pourvu que son imagination ne le soit pas ; les mouvemens lascifs ont beau abandonner certaines parties, s’ils remontent à la tête & s’y conservent, ce dépôt précieux élève l’âme sur les débris du corps. Autereau a fait dans un âge fort avancé des ouvrages tendres & voluptueux. Jamais peut-être le cœur ne fut plus intéressé que dans sa magie de l’amour qu’il composa à 75 ans, dans le sein de la misère.

Pour avoir renoncé à l’amour, on n’en est souvent que plus digne de peindre ses voluptés ; peut-être les sent-on, d’une manière recherchée & plus philosophique. Tout est volupté pour un homme d’esprit, tout est sentiment pour un cerveau bien organisé, tandis qu’un sot connoît à peine le plaisir. Ses nerfs cependant peuvent entrer en convulsion depuis le sommet de la tête, jusqu’à la plante des pieds ; mais comme ils sont engourdis & difficiles à remuer à leur origine, jamais, & cela faute d’imagination, ils ne goûteront la volupté. L’esprit seul y conduit tellement, que je suis très-persuadé que si tous les hommes avoient précisément la même imagination, ils seroient tous également voluptueux. Esprits mobiles & déliés, qui coulez librement dans mes veines, puissiez-vous toujours, au gré de mes désirs, faire voler le plaisir dans mon cœur !

Vous êtes Allemand, baron, & votre manie est de paroître voluptueux : non, vous n’aurez jamais l’honneur de l’être. Si la volupté est à l’âme ce que le plaisir est au corps, le défaut de votre imagination ne vous permettra tout au plus d’être que débauché : or qu’est-ce que la débauche ? L’excès du plaisir, sans le goûter. Vous pourrez, je le sais, faire des miracles en amour, vous pourrez vous signaler par d’éclatans exploits ; tel est l’empire du corps, qu’il peut toujours donner à l’âme, malgré elle, dans certaines circonstances, un plaisir violent, qu’elle se pardonne à peine d’avoir goûté, dans le sein de la rage & du désespoir. Contentez-vous d’en prendre, & d’en donner chaque jour ; mais puisque vous n’avez ni finesse, ni délicatesse dans votre façon de sentir, le moyen de connoître la volupté, ce plaisir qui s’augmente par la réflexion, semblable en quelque sorte à ces rayons de lumière, qui tombent sur la surface des corps solides ! Ne vous suffit-il donc pas, petit-fils d’AIcide, d’avoir dans le sang tous les feux de Cythère & de Lampsaque, & de ne pouvoir dépenser beaucoup, sans passer pour dissipateur, tandis que tant d’honnêtes gens, économes forcés d’une foible santé, ruinés par l’étude & le plaisir, privés de leurs premiers ressorts, sont réduits à suppléer à tout par l’art & le génie. Que ne voudrois-je point imaginer, belle Céphise, pour vous dédommager de mon peu de vigueur ? Avec quelle adresse, quelle industrie, quelle vivacité, je voudrois me replier sur mon plaisir, pour vous en donner ? Quel charmant badinage assaisonne la volupté, que le desir soutient ! L’avant-goût du plaisir ne vaut-il donc pas le dégoût qu’il traîne le plus souvent à sa suite ? Enfin la tendresse ne seroit-elle point comparable aux plaisirs des sens ? Mais que dis-je ! comme il est des physionomies, qui sans être belles, sont préférées à la beauté même, il est, à mon avis, des plaisirs de l’âme fort au-dessus des plaisirs du corps ; je parle de ces tendresses infiniment pures, de ces exquises senlations d’amour, de ces goûts si vifs & si intimes, que la volupté même semble distiller, pour ainsi-dire, goutte à goutte, au fond de nos âmes. Alors en effet, elles sont réellement enivrées, & comme remplies de la perfection de leur état, qu’elles se suffisent à elles-mêmes, & ne désirent rien. Pourquoi ne puis-je peindre ici un état délicieux que je sens si bien ? Ou pourquoi sens-je si bien ce que je ne puis exprimer ? Si les cœurs qui sont pénétrés de cette divine façon de sentir, sont parsaitement heureux, que je plains ceux à qui des organes peu délicats ne permettent pas de connoître cette espèce de métaphysique de la tendresse, & de nos sentimens les plus déliés ! Oui, j’en jure par l’amour même, j’ai vu des momens, dieux, quels momens ! ou ma Céphise, éperdument livrée à la plus douce sympathie des cœurs, aux délices de la situation la plus ravissante, méprisoit dans mes bras des saveurs qu’elle prétendoit que l’amour, en pareil cas, eut dédaignées lui-même.

Toute âme, pour ainsi parler, du moins plus ame que corps : dieux, quelle exilsence, disoit-elle ! Quelle plus douce façon de sentir ! Non, je n’avois point encore connu l’amour… Rejetant ensuite tous autres sentimens plus vifs, sans doute parce qu’ayant moins de douceurs, ils nous violentent en quelque sorte par l’excès même de leur vivacité, à-peu-près comme ces pièces comiques, qui arrachent trop vite de l’âme l’impression d’une belle tragédie ; laisse-moi, ajoutoit-elle, laisse-moi goûter en paix & sans mélange un bien-être aussi grand & aussi parfait ; le plaisir corromproit mon bonheur.

Je regarderois Céphise, avec le même attendrissement qu’elle m’avoit communiqué. Tant d’amour avoir fait couler quelques larmes de ses yeux, qui en étoient plus beaux. Son cœur ne suffisant point à une aussi douce mélancolie d’amour, n’avoit pu contenir le torrent de tendresse ineffable dont il étoit inondé. Mais enfin, les sens se réveillant peu-à-peu, & ne voulant plus rien perdre de leurs droits, j’obtins à l’ombre de ce mystère, ce que depuis long-temps ne m’avoit pas tout-à-sait accordé une passion trop prudente. Alors, nos ébats devenus plus lascifs, sans en paroître moins tendres ; non, reprit Céphise, tu ne connois point encore mes transports, je voudrois que toute mon âme passât dans la tienne.

J’avois déjà quatre sois sacrifié au tendre amour. Céphise toute en feu, croyoit toucher à chaque instant l’heureux terme de ses plaisirs : mais soit que l’amour fût encore concentré au fond de son cœur, soit que son tempérament trop irrité ne répondît pas à l’ardeur de ses desirs, & qu’un seul mouvement ingrat, renvoyant le plaisir de plus loin qu’il n’étoit venu, lui fit perdre le fruit d’une infinité d’autres mouvemens plus doux, je la vis désespérée, témoigner en frémissant, qu’elle ne pouvoit supporter l’agitation où elle étoit : son transport s’éleva par degrés, jusqu’à la fureur : elle éprouvoit dans mes bras le sort de Tantale, Le moyen de ne pas mettre tout en œuvre, pour calmer ce qu’on aime, & faire jouir un aimable objet, qui reçoit de nouveaux charmes par la vivacité avec laquelle il désire la jouissance ! Un cinquième sacrifice put à peine appaiser cette colère des sens mal satisfaits, & j’avoue, à ma honte, que je tremblois qu’il n’en fallût un sixième. Enfin des mouvemens plus doux rappellèrent la molle volupté ; mes yeux étoient enflammés ; Céphise ouvrit les siens, & voyant le vif intérêt que je prenois au succès de ses plaisirs, combien de baisers pris & rendus coups sur coups, combien de caresses sans cesse redoublées ! l’air élevé, animé, dont je l’encourageois, dont je présidois au combat, tout plein du dieu dont j’étois possédé, alors, moins agitée, d’une voix douce & d’un regard mourant, enfin, dit-elle,… ah ! viens vite, cher amant, viens dans mes bras, que j’expire dans les tiens.

Quelle maîtresse, grands dieux ! Jugez si je l’adore, si je cesserai un instant de l’aimer ! si elle a besoin d’être jeune, comme Hébé & belle, comme la Vénus de Praxitelle, pour partager vos autels.

Mais à son tour Céphise est contente, elle a pour amant un grand maître dans l’art des voluptés : sans lui, le monde entier est un désert pour elle ; avec lui elle possède l’univers. Amour est le plus pauvre des dieux ; pour toutes richesses, il ne m’a donné qu’un cœur, & à Céphise que des fleurs pour l’enchaîner. Mais je dois le dire ici, que ce cœur est différent de tous les autres ! Complaisant, tendre, amoureux, respectant toujours les volontés de mon amante, n’en ayant point d’autres, & osant à peine murmurer de ses plus injustes rigueurs, pendant combien d’années je me suis contenté, à l’exemple de Montagne, que dis-je, je me suis trouvé trop heureux des simples baisers & attouchemens qu’on vouloit bien m’accorder ! Un cœur que je n’aurois pas cru digne, ni d’elle ni de moi, si je lui avois connu un défaut, un cœur, enfin d’autant plus parfait, d’autant plus intéressant à ses yeux, qu’il est plus malheureux.

Si rien ne doit jamais dégoûter un amant de l’objet qu’il aime, si rien ne doit suspendre un service, dont l’amour permet la célébration, rien aussi ne doit rendre infracteur de la foi qu’on a jurée à sa maîtresse. Belles, vous jugerez vos amans par leur générosité, c’est la balance des cœurs. Veulent-ils forcer vos goûts, violer votre prudence, & sans égard pour de trop justes frayeurs, vous exposer aux suites fâcheuses d’une passion sans retenue ? Soyez sûres qu’ils vous trompent, qu’ils ne sont qu’impétueux, que vous n’êtes pas vous-mêmes ce qu’ils aiment le plus en vous, & qu’en un mot, c’est à leur seul plaisir qu’ils sacrifient.

Telle est la distindion avec laquelle un véritable amant sert l’amour. A-t-il une maîtresse avide ? ce que le corps lui refuse, est abondamment compensé par le mérite & les recherches de l’industrieuse volupté. Sur-tout,


Il ne perd point à connoître
Un temps destiné pour jouir.


S’il examine quelquefois, ce n’est que pour augmenter son plaisir.

Convenons donc que les plus impuissans efforts d’un amant voluptueux, tournent plus à la gloire de l’amour, que le plaisir fugitis de ces espèces d’animaux, qui ne sentiroient rien, sans la force & l’élasticité de leurs organes. Le voluptueux seul, à l’ombre de la volupté, réunit toutes les iilusions seul il jouit de toutes ses idées, il les appelle, il les réveille, & caresse en quelque sorte celles qui lui plaisent, au gré de son imagination lubrique : non que je sâche comment l’imagination broie ses couleurs ; mais l’image du plaisir qui en résulte, paroît être le plaisir même.

Suivons par tout le voluptueux, dans ses discours, dans ses démarches, comme dans ses plaisirs. Il distingue la volupté du plaisir, comme l’odeur de la fleur qui l’exhale, ou le son de l’instrument qui le produit. Voyez comme il écoute, & prête à chaque instant l’oreille à la voix secrète de ses sens ! Pourquoi ? C’est pour mieux entendre le plaisir : il croiroit ne l’avoir pas senti, s’il ne l’attiroit exprès. A-t-il entre ses mains le bouquet de Thérèse ? Comme il le considère ! il y trouve plus d’amours, que de fleurs ; il le respire avec la plus tendre & la plus naïve volupté ; un feu secret s’allume dans ses veines : quelle douce émotion ! & quelle en est la cause ? C’est qu’il était contre le cœur de sa chère Thérèse : il voudroit expirer, comme lui, sur son sein.

C’est ainsi que l’art ajoute à la nature, & fait la varier à l’infini. Le voluptueux, sensible à tout, ne veut rien perdre, & ne perd rien. Pour être heureux, il n’a qu’à vouloir. La volupté est l’objet de tous ses projets & de tous ses vœux : il ne fait pas un pas, pas un geste, qui ne tende vers elle. S’il jouit des bienfaits de l’amour, mille jouissances préliminaires précèdent la dernière jouissance : il ne veut arriver au combie des faveurs, que par d’imperceptibles degrés. Sur-tout, il veut qu’on lui résiste, autant qu’il faut pour augmenter ses plaisirs.

S’il se promène, le plus beau lieu, le chant des oiseaux, un ciel serein & tempéré, un air rempli du parfum des fleurs, un bosquet impénétrable aux rayons du soleil, où l’on goûte la double volupté d’être au frais & de lire Chaulieu, le gazon le plus fin, le plus touffu, qu’on foule avec sa maîtresse, dans un endroit du bois si écarté, que les regards profanes n’y peuvent pénétrer ; la plus belle vue, la plus belle allée, celle où Diane se promène elle-même avec toute sa cour ; le lever de l’aurore, & du soleil ; la magnifique couleur de pourpre, qui se jouant dans le brun des nues, à son couchant, forme la plus superbe décoration les rayons argentés de la lune, qui consolent les voyageurs de l’absence du soleil ; les étoiles qui semblent autant de diamans, dont l’éclat esl relevé par le fond bleu, auquel elles sont attachées : ces nuits plus belles que les plus beaux jours, qui répandent leur rosée, pour désaltérer la terre, & leurs pavots, pour délasser les mortels fatigués, & endormir les maris jalous : ces nuits vertes, plus belles encore, que forment les arbres touffus des forêts, nuits qui inspirent les plus douces rêveries, où l’âme contente, recueillie, se caressant elle-même, enchaîne ses pensées volages, dans les bornes charmantes de l’amour : ombre impénétrable aux yeux des Argus, où il suffit d’être seul, pour désirer d’être avec vous, Céphise, & d’être avec vous, pour être heureux ; que dirai-je enfin ? il faudroit décrire l’univers ; toute la nature est dans un cœur qui sent la volupté.

Vous connoissez à présent combien la volupté diffère du plaisir. Voici la différence, qui se trouve entr’elle, & la débauche.

La volupté est peut-être aussi différente de la débauche, que la vertu l’est du crime. Les cœurs corrompus ne peuvent être vertueux, & ceux-ci ne peuvent être débauchés, ou criminels.

Le plaisir est de l’essence de l’homme, & de l’ordre de l’univers. La débauche seule, & tout ce qui nuit à l’intérêt de la société, est crime ou désordre ; je n’en connois point d’autre, ni de vertu, que celle qui est utile à l’état. Le goût du plaisir a été donné à tous les animaux, comme un attribut principal ; ils aiment le plaisir pour lui-même, sans porter plus loin leurs idées. L’homme seul, cet être raisonnable, peut s’élever jusqu’à la volupté : car quel plus beau, quel plus magnifique apanage de la raison ? Il est distingué dans l’univers par son esprit ; un choix délicat, un goût épuré, en rafinant ses sensations, en les redoublant en quelque sorte par la réflexion, en a fait le plus parfait, c’est-à-dire le plus heureux des êtres. S’il est malheureux, il faut croire que c’est par sa faute, ou par l’abus qu’il sait des dons de la nature.

Nous devons le bien d’être au seul plaisir ; c’est lui qui a tissu la chaîne qui lie les hommes & les animaux : il me parle par mes organes, & m’attache à la vie. Philosophes indignes d’un si beau nom, vous voulez en vain me faire regarder la mort, comme un bien ; non, vous ne connoissez point le prix de la vie, c’est le plus grand de tous les biens ; sans elle, après quel bonheur imaginaire courez-vous ? Qui hait le jour qu’il respire, & craint la mort est doublement hypochondriaque.

Le voluptueux aime la vie, parce qu’il a le corps sain, & l’esprit libre ; amant de la nature, il en adore les beautés, parce qu’il les connoît mieux qu’un autre ; ses yeux se serment à la lumière sans frayeurs mais non sans regrets ; il se plaint du destin cruel qui l’arrache à un spectacle, dont il ne peut se rassasier. Malheureusement chaque spectateur, y est aussi inutile, que renouvellé sans-cesse. Amoureux, sensible à tout, inaccessible au dégoût, il ne comprend pas comment ce poison vient infecter les cœurs, ni par quel fatal désordre, le roi des êtres animés, celui qui par son excellence se trouve en état de jouir de tous les autres, peut s’ennuyer sur la terre : entouré de voluptés, admirateur des phénomènes, qui frappent le plus ses lens, rien ne le trouble ; son âme est toujours dans la même assiette, soit que Jupiter s’arme de la foudre, soit qu’Éole respectant le calme de la mer, elle offre à nos yeux, comme une nape d’huile, qui est la plus belle image de la paix, ou que les vents déchaînés soulèvent les flots qui dans leur furie, effrayant tableau de la guerre, menacent de nous engloutir. Catulle rit des rigueurs de l’hiver ; comment les craindroit-il ? Les feux de l’été sont dans son cœur, & c’est l’amour qui les allume couché avec sa maîtresse ; la pluie, le vent, la grêle, la vaine fureur des élémens augmentent ses plaisirs.

Si l’hiver cesse, c’est la nature, qui prend ses habits de printemps, & nous invite à prendre les nôtres ; faisons parler dans nos cœurs l’émail des prés, & la verte gaieté des champs ; parons notre imagination des fleurs charmantes, qui rient à nos yeux. Belles, parez-en votre sein ; c’est, pour vous qu’elles viennent d’éclore : mais prenez autant d’amours, que de fleurs : reveillez-vous avec la nature, enivrez-vous d’amour, comme les prés s’enivrent de leurs ruisseaux. Chaque être vous adresse la parole, seriez-vous sourdes à sa voix ? Voyez ces oiseaux ; à peine éclos, leurs ailes les portent à l’amour ; les fleurs même se marient ; chaque chose est occupée à se reproduire : mais si l’instinct jouit plutôt que l’esprit, l’esprit goûte mieux que l’instinct.

Venez, vous qui en avez tant, Philis ; venez, descendons dans ce vallon tranquille ; tout dort dans la nature, nous seuls sommes éveillés ; venez sous ces arbres, où l’on entend que le doux bruit de leurs feuilles ; c’est le zéphir amoureux qui les agite ; voyez comme elles semblent planer, l’une sur l’autre, & vous font signe de les imiter !

Parlez, Philis, ne sentez-vous pas quelque mouvement délicat, quelque douce langueur, qui surpasse toutes les autres voluptés ? Oui, je vois l’heureuse impression que vous fait ce mystérieux asyle : le brillant de vos yeux s’adoucit, votre sang coule avec plus de vitesse, il élève votre beau sein, il anime votre cœur innocent.

En quel état suis-je ! quels nouveaux sentimens, dites-vous !… Venez, Philis, je vous les expliquerai, il y a long temps que j’ai senti la même chose pour vous.

Votre vertu s’éveille, elle craint la surprise même qu’elle a ; la pudeur semble augmenter vos inquiétudes, avec vos attraits : votre gloire rejette l’amour, mais votre cœur ne le rejetteras.

Vous vous révoltez en vain ; chacun doit suivre son sort : pour être heureux, il n’a manqué au vôtre, que l’amour : vous ne vous priverez pas d’un bonheur, qui redouble, en se partageant ; vous n’éviterez pas les pièges que vous tendez à l’univers : qui balance, a pris son parti.

Ô ! si vous pouviez seulement sentir l’ombre des plaisirs, que goûtent deux cœurs qui se sont donnés l’un à l’autre, vous redemanderiez aux dieux tous ces ennuyeux momens, que votre cœur oisif a laissés passer sans aimer !

Quand une belle s’est rendue, qu’elle ne vit plus que pour celui qui vit pour elle ; que ses refus ne sont plus qu’un jeu nécessaire ; que la tendresse qui les accompagne, autorise d’amoureux larcins, & n’exige plus qu’une douce violence ; que deux beaux yeux, dont le trouble augmente les charmes, demandent en secret ce que la bouche refuse ; que l’amour éprouvé de l’amant est couronné de myrte par la vertu même ; que la raison n’a plus d’autre langage que celui du cœur ; que… les expressions me manquent, Philis, tout ce que je dis n’est pas même un foible songe de ces plaisirs. Aimable foiblesse ! douce extase ! c’est en vain que l’esprit veut vous exprimer, le cœur même ne peut pas vous comprendre.

Vous soupirez, vous sentez les respectables approches du plaisir ! Amour que tu es adorable ! Si ta seule peinture peut donner des désirs, que ferois-tu toi-même ?

Jouissez, Philis, jouissez de vos charmes : n’être belle que pour soi, c’est l’être vainement, c’est l’être pour le tourment des hommes.

Ne craignez ni l’amour, ni l’amant ; une fois maîtresse de mon cœur, vous le serez toujours. La vertu conserve aisément les conquêtes de la beauté.

J’aime, comme on aimoit, avant qu’on eût appris à soupirer, avant qu’on eût fait un art de jurer la fidélité ; je n’ai qu’un cœur à vous offrir : mais il est tendre comme le vôtre. Unissons-les, & nous connoîtrons à la fois, & le plaisir, & cette tendresse plus séduisante, qui conduit à la plus pure volupté des cœurs.

C’esl ainsi que tout ravit, tout enflamme un cœur sensible & amoureux ; chaque beauté l’extasie, chaque être inanimé lui parle & le remue, chaque partie de la création le remplit de volupté.

Chaque homme porte donc en soi le germe de son propre bonheur, avec celui de la volupté. La mauvaise disposition, ou le dérangement des organes nous empêche d’en profiter ; cependant je pense, que pour être aussi heureux, qu’il est possible de le devenir, il n’y a qu’à s’appliquer à connoître son tempérament, ses goûts, ses passions, & savoir en faire un bon usage ; agir toujours en conséquence de ce qu’on aime, satisfaire tous ses désirs, c’est-à-dire tous les caprices de l’imagination ; si ce n’est pas là le bonheur, qu’on me dise donc où il est. Laissons dire Zenon, Possidonius & tous ses sectateurs, ils ont eux-même prouvé que la douleur est un mal, & que le sage n’a point de droit de se soustraire d’un joug imposé à tous. Que dis-je ? la douleur est le plus grand des maux : la plupart des philosophes lui ont donné le droit d’abréger nos tourmens : mais qui a du plaisir à sentir, est, selon moi, digne de vivre, & doit aimer la vie. Quoiqu’on en dise, quoique chantent nos poètes ; quand on a su profiter de tous les heureux momens, cueillir toutes les fleurs semées sur le fonds de la vie, c’étoit la peine de naître, de vivre & de mourir. La mort, dit Lucrèce, ne nous regarde en rien : je sais qu’elle n’est rien en soi, & que la douleur est tout : mais la mort nous prive de tous les sentimens que je chéris, son idée m’est affreuse. Loin d’ici trop affligeante image ! je ne puis vous regarder fixement. Non, je ne me résoudrai jamais à cesser de sentir, je cesse même d’être en quelque sorte, toutes les fois que je pense que je ne serai plus. Mourons cependant, puisqu’il le saut, mais que ce soit après avoir vécu.

Le plaisir est donc le plus bel apanage de l’homme. Qui s’y refuse, viole les premières loix de son origine, & l’intention du créateur. Ceux qui ne s’aiment pas eux-mêmes, comment aimeroient-ils les autres ? Mais quelle erreur de s’imaginer qu’on ait de mauvaises mœurs, parce qu’on aime la volupté ! la vraie sagesse est-elle donc de fuir le bonheur, & de rechercher tout ce qui déplaît à l’imagination & ne peut conduire qu’au désagrément de la vie ? Non ; le plaisir est si étroitement lié au bonheur, que ces deux choses ont été confondues ensemble en différens siècles. Le sage doit donc chercher le plaisir, sans lequel il ne peut être heureux. Que le crime se couvre de honte ; le plaislr & l’amour ne sont point de sa bande. Voyez tout le brillant cortège de la joie, elle ne marche qu’escortée des jeux & des ris ; la probité l’accompagne ; elle est le symbole de la pureté du cœur : le scélérat est triste & rêveur, en proie aux plus cruels remords ; la loi naturelle qu’il a violée, le déchire à son tour. L’honnête homme rit, épanouit son cœur il aime tant le plaisir & la volupté, que loin de rougir d’être sait pour la sentir, il la regarde comme la plus solide récompense de la vertu, & le plus beau partage de la raison. Le plaisir, dit un auteur, qui m’en sait beaucoup, « est le seul bien réel qu’un honnête homme ait en ce monde »,

Plaisir, maître souverain des hommes & des dieux, devant qui tout disparoît, jusqu’à la raison même, tu sais combien mon cœur t’adore, & tous les sacrifices qu’il t’a saits ; je ne sais si je mériterai d’avoir part aux éloges que je te donne ; mais je me croirois indigne de toi si je n’étois attentif à m’assurer de ta préscnce, & à me rendre compte à moi-même de tous tes biensaits. Oui, sans doute, je te dois de trop heureux momens pour ne faire que sentir simplement mon bonheur & ta puissance. La reconnoissance seroit ici un trop foible tribut, j’y ajoute encore par la réflexion & l’examen de mes sentimens les plus doux. Car si par-tout ailleurs la réflexion empoisonner les plaisirs, ici elle les augmente. Telle est la vraie volupté, l’esprit, & non l’instinct du plaisir, l’art d’en user sagement, de le ménager par raison, & de le goûter par sentiment.

Plaisir, (eh ! que n’ai-je l’art de Lucrèce pour t’invoquer sans cesse !) ne permets pas que ton pinceau se prostitue à d’autres voluptés que celles du fils de Cypris ; que ce dieu vif, impétueux, ne se serve de la raison des hommes que pour la leur faire oublier : qu’il ne raisonne que pour exagérer ses plaisirs ; que la froide phiipsophie se taise pour m’écouter ; que tout ressente enfin le désordre des passions, pourvu que le feu qui m’emporte soit digne, s’il se peut, de la volupté.

Quel est cet amant qui trouve sa maîtresse endormie ? jamais le sommeil de l’amour mêma a-t-il été plus respeclé ? il voudroit imposer silence à la nature entière, pour mieux contempler ce qu’il adore. Comme ses regards amoureux sont avidement fixés sur cette gorge négligemment découverte ! comme ils en parcourent, comme ils en pénètrent tous les charmes ! que n’imagine point le malheureux amant d’Issé, pour se payer des larmes que la cruelle lui a fait verser ?

Tantôt sous la forme du temple de Gnide, un philosophe de la fabrique de Chaulieu offre à nos esprits enchantés la peinture de l’amour la plus vive & la plus voluptueusement délicate. Plein du dieu qui l’inspire, à force d’en sentir les attraits, il nous en fait adorer la puissance. Comme il peint encore les plaisirs des Persans, ces heureux mortels, qui ne couronnent que la lubricité, & n’offrent des prix qu’à ceux qui auront inventé des voluptés nouvelles ! Certes, la palme offerte a rarement été mieux méritée que par ce voluptueux philosophe. C’est ainsi qu’un sage ose quelquefois ouvrir lui-même une école de volupté. Eh ! quel autre en effet doit apprendre aux mortels le secret d’être heureux ? Disciple d’Épicure, accourez tous, & rendez hommage à un maître plus digne de vous.

Tantôt l’amour même séduit les cœurs par l’art de Protée ; que n’imagine-t-il point pour peupler son empire ? Il s’ébat sur un sopha, théâtre de ses plaisirs, aussi commode que discret ; s’il dicte des billets doux & des lettres galantes, un dieu plus galant encore, Mercure, est prêt à les porter : il oublieroit plutôt son caducée que de ne pas les rendre adroitement aux beautés à qui elles sont adressées. Anacréon, Quinaut, Chaulieu, le voluptueux Chaulieu, font des vers légers, tendres, délicats, galamment négligés. Que cette négligence les rend aimables ! mais ils ne sont charmans que par l’air de volupté qu’ils respirent. Orphée lisant ces vers, les crut d’Apollon même, ou de l’Amour ; il employa tous les charmes de son art pour en rendre l’harmonie plus touchante.

L’amour sait-il un conte même Japonois, il y met tant de volupté & de délicatesle, qu’on croit entendre Pétrone. S’il fait exécuter les ordres de l’Oracle, c’est pour mieux nous faire sentir tout le pouvoir de sa magie. Il nous attendrit avec une mère éplorrée ou avec une amante éperdue. Il ne persécute Phèdre que pour nous intéresser au cruel sort d’une malheureuse ; c’est pour nous la faire adorer, qu’il nous montre Zaïre, cette aimable Zaïre digne aussi d’un plus heureux destin. Pourquoi faut-il qu’une flamme aussi pure soit éteinte par des préjugés qu’elle n’avoit pas, & que l’amour ait souffert qu’on ait éclairé la reine de son empire sur d’autres intérêts que ceux de la volupté ? N’étoit-elle donc pas digne d’une ignorance à laquelle son bonheur étoit attaché ?

Voulez-vous d’autres miracles de l’amour ? Là le Maure, cette frêle machine, n’eût jamais pu penser ; qu’a sait l’amour ? il l’a organisée pour chanter, elle ravit nos âmes par les sons de sa voix ; la musique, cet art enchanteur, lui auroit-elle appris à sentir ?

J’apperçôis deux danseuses autour de l’arche de Jephté : dans l’une, quelle agilité, quelle force, quelle précision ! seroit-ce un homme déguisé ? elle m’étonne à un tel point, que je vois à peine le plaisir qui la suit. L’autre, plus séduisante, forme des pas mesurés par les grâces, & composés par les amours. Est-ce Terpsicore, ou la volupté en personne ? Divine enchanteresse, quel cœur de bronze & de diamant ne seroit pas pénétré de la lasciveté de tes mouvemens ? Étends, déploie seulement tes beaux bras, & je suis plus enchanté qu’Amadis même.

Atis nouvel Atis, tu pouvois seul me consoler de la perte de ce genre de volupté. Quels sons ! quel désespoir ! quel cris : « Atis, Atis lui-même a fait périr ce qu’il aime » ; il ne chante ses douleurs que pour les rendre plus vives. Cher & aimable Jeliotte, sers-toi de tout l’empire que tu as sur les cœurs sensibles : attendris les plus durs & les plus inflexibles ; non, jamais la puisisance d’Orphée n’égala la tienne.

Quelies formes encore une fois l’amour ne prend-il pas pour se glisser dans nos âmes ? Il suscite les intrigues, & toutes les aventures galantes qui composent nos romans ; il permet à l’imagination des auteurs, d’ajouter ce qui manque à la réalité, comme à son triomphe.

Jettez les yeux sur le tableau de l’amour conjugal, & sur tous les ouvrages de ces physiciens, qui aimant plus la nature, qu’ils ne l’ont connue, ont cherché le plaisir dans les plus sérieuses recherches. Avec quelle ingénieuse adresse, l’amour profite de l’ignorance même des mortels qu’il instruit ! sur-tout il se plaît à éclairer les amans ignorans, qui ne voudroient que savoir aimer. Vous le savez, Daphnis & Chloé, heureux ignorans, trop séduisans bergers, s’il n’y avoit du plaisir à être séduit avec vous.

Où est l’amour ? (s’il m’est permis d’imiter ici un auteur charmant) il est sur les lèvres de Chloé, il n’a semé les lis sur son teint, que pour donner à Daphnis le plaisir de les changer en roses. Voyez-le voltiger sur son sein. Comme il se joue avec un souffle badin, dans les boucles de ses beaux cheveux blonds, il folâtre de même sous ce verd feuillage : la vie de ce jeune myrte est bien courte, il sera bientôt flétri ; mais il profite du peu de jours qui lui sont accordés ; il ne se refuse, ni aux caresses de Flore, ni aux douces haleines de Zéphire. Imitez-le en tout, bergère que sa vie soit l’image de la vôtre, & par la durée, & par les plaisirs.

Jeune Chloé, vous me fuyez, en vain je vous appelle, en vain je vous poursuis… déjà tous vos charmes se dérobent à ma vue… Rassurons-nous : l’amour, qui a fait les coquettes, les cache de manière qu’elles seroient bien fâchées de ne pas être apperçues.

À ces jeux d’enfans, que Virgile a si bien peints, qui peut méconnoître l’amour ? Il se cache lui-même dans mille réduits ; il veut qu’on l’y poursuive ; il ne demande pas plus de grâce que la plus simple bergère ; il s’est fait une dernière retraite : il a voulu fixer les bornes de son empire, avec le siège de la volupté : c’est-là qu’il aime à s’arrêter comme une tendre fauvette sur ses petits, & il ne s’y arrête, que pour avoir le plaisir de s’y laisser prendre. Ce seul plaisir fait toute san ambition : pour en jouir, il enflamme tous les cœurs, il éclaire tous les esprits, il a créé tous les sens, pour en satisfaire un seul.

Entrons dans quelque détail. Le plus beau spectacle du monde, c’est une belle femme, un beau visage : à quoi serviroit mon imagination, sans mes yeux ? les aveugles de naissance n’imaginent rien. Les yeux seuls pouvoient faire passer l’image de la beauté dans mon âme, & l’empreinte en reste vivement gravée dans mon cœur.

L’esprit, tous les charmes de la conversation, qui ne sont pas sans volupté, la douceur de la voix, qui marque assez communément celle du caractère, la musique, le goût du chant, sans l’ouie, que d’attraits perdus pour moi ! Aurois-je, sans l’odorat, le plaisir de sentir l’odeur que j’aime dans ma Céphise ? Nette & propre par elle-même, d’une santé, sans laquelle les plus brillans attraits sont flétris, si cette aimable enfant a quelquefois besoin d’art, c’est d’une eau claire & fraîche comme elle. Sans le toucher, le tissu de sa peau douce & fine, seroit pour moi, comme sa blancheur extrême pour un aveugle. Quel plaisir auroit ma bouche collée sur sa bouche ? mon sein étendu sur son sein ferme & rondelet, aussi-bien séparé, que l’arc parfait & élevé de les fins sourcils ? Mes lèvres s’amuseroient en vain à mille douceurs qui changent les heures en momens ; tant d’autres jeux d’enfant, qui plaisent à l’amour, ne séduiroient ni ma raison, ni mon cœur. Que deviendroient ces baisers pleins d’ardeurs, donnés amoureusement, doux prélude de baisers encore plus doux ? Ils ne seroient ni reçus, ni rendus, encore moins recherchés. Que dirai-je de cette partie divine pour le sentiment, qui semble exprès placée comme pour présider à l’entrée d’un dieu dans son temple ? Elle seroit en vain légèrement titillée, soit par les mains des grâces, soit par le plus agile organe des mortels. Il en seroit ainsi de cette papille, ou petite fraise délicate ; ce bouton rose & vermeil de la pomme d’amour, qui répond à ce nerf exquis, n’auroit plus la même sympathie ; cet harmonieux accord de deux plaisirs, que l’industrieuse volupté met, au gré de nos désirs, à l’unisson dans une même personne, seroit détruit avec tous ses charmes. Sans le goût, cette autre sorte de tact plus nu, plus intime, sans la même facile communion des nerfs du palais, mollement chatouillés, nos langues inutilement voluptueuses, frétilleroient sans lasciveté dans toutes les parties dénuées de la peau. Enfin, nos âmes qui brûlent de changer de corps, pour avoir le plaisir de parcourir, de rendre heureux un objet adoré, insensibles, immobiles dans leur premier berceau, n’auroient pas même la liberté d’errer dans une bouche fraîche & ornée par le plus bel émail. Vainement l’amour auroit inventé cet art dont il a été parlé, de la philtrer en quelque sorte, & la nature, cette espèce de transfusion déiicieuse, si foiblement exprimée par le systême de Platon. Que deviendroient alors tant de ressources imprévues, & tous ces miracles de l’amour désespéré ? Plus de baisers lascifs, plus d’espoir d’être heureux, la plus efficace des voluptés seroit perdue, & enfin, ce que nous avons d’âme, n’en trouvant point d’autre à qui se réunir, ne nous feroit point goûter le le sort des dieux.

C’est ainsi que les cinq sens semblent travailler pour un sixième, trop peu célébré, dont la nature a paru uniquement occupée, en nous formant. Ce sens, rétabli de nos jours dans sa dignité naturelle, imprima véritablement dans l’âme des sensations tout-à-fait particulières, infiniment profondes, plus vives, plus exquises, que toutes celles qui nous viennent par les autres organes. Jugez du despotisme qu’il exerce ; il interdit l’usage de la parole, de la vue & de la pensée même, qu’il change en sentiment : il anéantit l’âme avec tous les sens, dont elle est le principe ou la fin ; il suspend toutes les fonctions de notre économie, & tient, pour ainsi dire, les rênes de l’homme entier, au gré de ces joies souveraines & respectables, de ce fécond silence de la nature, qu’aucun mortel ne devroit jamais troubler, sans être écrasé par la foudre. Mais quelle bisarre contradiction a fait appeler noble & honteux le plus merveilleux de nos organes, celui à qui nous devons notre existence & notre bonheur ; un sens enfin, dont telle est la puissance immortelle, que la raison, cette vaine & fière déesse, rangée sous son empire au niveau de ses égaux, n’est enfin, comme les autres sens, que l’heureuse esclave de ses plaisirs.


Vous voyez que les sens ne sont que les organes de nos passions & de nos désirs, qu’ils les servent, les entretiennent, les excitent, pour qu’elles nous servent à leur tour. Que dis-je ! les passions même, ces élémens aussi nécessaires à l’homme que l’air qu’il respire, sont les plus fidèles ministres de la volupté. Plus elles nous portent au luxe, plus elles nous ouvrent la voie du bonheur. Voyez ce voluptueux, comme il sirotte son vin, & sait choisir ses mets & ses convives ! il préfère à tout ces charmans tête-à-tête, où les coudes sur la table, les jambes entrelacées dans celles de sa maîtresse, il boit plus de volupté que de vin. Versez, Iris, versez, quelque excellent qu’il soit, cette nuit, distillé par l’amour, il vous sera rendu en une liqueur mille fois plus délicieuse. Mais Daphnis est fatigué des hommages qu’il a rendus à vos charmes ; laissez le sommeil réparer ses forces, autrement il ne pourroit fournir qu’une foible carrière. Vénus, puissante Vénus, attendez à voir paroître votre étoile ; les plus doux plaisirs naissent du sein du repos. Morphée ne répand ses pavots sur la terre, que pour préparer les humains au culte de l’amour. Vous entendez mal vos intérêts, bergère ! n’éveillez pas si-tôt votre amant : quel mortel plus digne de vous ! il est voluptueux : en le respectant, vous ménagerez vos plaisirs.


Le besoin d’aimer succède à la faim, à la soif & au sommeil, & ce besoin est tel quelquesois, qu’il précipite les plus sages dans les excès les plus honteux. Il esl donc d’un philosophe voluptueux, toujours guidé par la probité, de le prévoir & de le prévenir de quelque manière que ce soit. Toutes les passions s’éclipsent par la passion d’aimer, elle leur commande en reine. Pour elle, l’ambitieux supplante son plus cher concurrent, l’avare ouvre ses trésors & devient prodigue : par elle la laideur reçoit les honneurs de la beauté : par elle les droits de l’amitié sont anéantis ; le libertin & le débauché ont du plaisir à l’être : enfin l’amour est cause de tout l’ordre & de tout le désordre qui règne dans l’univers. Le marchand croit ne suivre que l’intérêt, & le guerrier jure qu’il n’est animé que par la gloire ; vaine illusion ! tout ce que l’un a eu tant de peine à gagner, sera donné pour une des nuits de la belle Didon ; il croit s’enrichir, en se ruinant, parce qu’il comble ce qu’il aime de ses bienfaits : toutes les conquêtes de l’autre ne valent pas celle d’un cœur, tel que celui de Mélite, dont tous les replis, quoique prodigieusement étendus, peuvent à peine suffire aux sentimens & aux transports d’une véritable passion. Les plus grands rois du monde n’aiment à cueillir des lauriers, que pour en faire des couronnes à l’amour.

Mais que vois-je ? l’affliction est peinte sur le visage du plus tendre amant… C’est un jeune guerrier que l’honneur & le devoir obligent de devancer son prince en campagne. Il part demain : plus de délai ; il n’a qu’une nuit à passer avec ce qu’il aime ; l’amour en soupire. Mais quels vont être les adieux ! & comment les peindrai-je ? Si la joie est commune, la tristesse l’est aussi ; les larmes de la douleur sont confondues avec celles du plaisir. Que d’incertains soupirs ! quels regrets ! quels sanglots ! mais en même temps que de volupté & quels transports ! jamais l’amour n’avoit tant pleuré, & cependant n’avoit été si heureux. Quel redoublement de vivacité dans les caresses de ces tristes amans ! les délices qu’ils goûtent en ce moment même, qu’ils ne goûteront plus le moment suivant ; le trouble où l’absence la plus cruelle va les jetter, tout cela s’exprime par le plaisir & se confond dans lui-même, ils n’ont que le plaisir pour interprète. Mais puisqu’il sert à rendre deux passions diverses, il va donc être doublé pour cette nuit. Doublé ! ah, que dis-je ! il sera multiplié à l’infini : ces heureux amans vont s’enivrer d’amour comme s’ils en vouloient prendre pour le reste de leur vie. Leurs premiers transports ne sont que feu, les suivans les surpassent, ils s’égarent, ils s’oublient ; leurs corps lubriquement étendus l’un sur l’autre, & dans mille postures recherchées, s’embrassent, s’entrelacent, s’unissent : leurs âmes, plus étroitement unies, s’embrâsent alternativement & tout ensemble ; le plaisir va les chercher jusqu’aux extrémités d’eux-mêmes, & ne se contentant pas des voies ouvertes, il se fait des passages au travers de tous les pores, comme pour se communiquer avec plus d’abondance : semblable à ces sources qui resserrées par l’étroit tuyau, dans lequel elles serpentent, ne se contentent pas d’une issue aussi large qu’elles-mêmes, crèvent & se font jour en mille endroits ; telle esl l’impétuosité du plaisir.

Quels sont alors les propos de ces amans ! s’ils parlent de leur volupté présente, s’ils parlent de leurs regrets futurs, c’est encore le plaisir qui exprime ces divers sentimens. Ce je ne vous verrai plus se dit avec tendresse, il se dit encore avec flamme, il excite un nouveau transport, on se rembrasse, on se resserre, on se replonge dans la plus douce ivresse, on s’inonde, on voudroit se noyer dans une mer de voluptés. L’amante en feu fixe au plaisir son amant. Avec quelle ardeur & quel courage ils partagent l’ouvrage d’amour ! rien dans eux n’est exempt de ce doux exercice, tout s’y rapproche, tout y contribue ; la bouche donne cent baisers les plus amoureusement recherchés, l’œil dévore, la main parcourt, rien n’est distrait de son bonheur, tout s’y livre avidement ; le corps entier de l’un & de l’autre est dans le plus grand travail : une douce mélancolie ajoute au plaisir je ne sais quoi de singulier qui l’augmente, & met ces heureux amans dans une situation rare, que je sens bien, mais qu’il est difficile de définir. Amour, c’esl de ces amans que tu devois dire :


Vite, vite, qu’on les dessine
Pour mon cabinet de Paphos,


Ils t’en auroient donné le temps : je les vois mollement s’appésantir & se livrer au repos qu’une douce fatigue leur procure, ils s’endorment ; mais la nature en prenant ses droits sur le corps, les exerce en même temps sur l’imagination ; c’est elle, & non l’esprit, qui veille toujours ; les songes sont, pour ainsi dire, à sa solde ; c’est par eux qu’elle fait sentir le plaisir aux amans, dans le sein même du sommeil. Ces fidèles rapporteurs des idées de la veille, ces parfaits comédiens qui nous jouent sans cesse nos passions dans nous-mêmes, oublieroient-ils leur rôle quand le théâtre est dressé, que la toile est levée, & que de belles décorations les invitent à représenter ? Les criminels dans les fers font des rêves cruels, le mondain n’est occupé que de bals & de spectacles, le trompeur est artificieux comme le lâche est poltron en dormant ; l’innocence n’a jamais rêvé rien de terrible. Voyez le tendre enfant dans son berceau, son visage est uni comme une glace, ses traits sont riants, sa petite paupière est tranquille, sa bouche semble attendre le baiser que la nourrice est toujours prête à lui donner ; pourquoi le voluptueux ne jouiroit-il pas des mêmes bienfaits. Il ne s’est pas donné au sommeil, c’est le son[…] qui l’a saisi dans les bras de la volupté. Morphée, après l’avoir enivré de ses pavots, lui fera donc sentir la situation charmante qu’il n’a quittée qu’à regret. Belles, qui voyez vos amans s’endormir sur votre sein, si vous êtes curieuses d’essayer le transport d’un amant assoupi, restez, s’il vous est possible, éveillées ; le même cœur, (soyez-en sûres) la même âme vous communiquera les mêmes feux, feux d’autant plus ardens, qu’il ne sera pas distrait de vous par vous-mêmes. Il soupirera dans le fort de sa tendresse, il vous parlera même, & vous pourrez lui répondre ; mais que ce soit très-doucement : gardez-vous sur-tout de le seconder, vous l’éveilleriez par les moindres efforts, laissez-le venir à bout des siens ; représentez-vous tous les plaisirs que goûte son âme, & puisque l’imagination peint mieux à l’œil fermé qu’à l’œil ouvert, figurez-vous comme vous y êtes divinement gravée ! jouissez de toute sa volupté, dans un calme profond, & dans un parfait abandon de vous-mêmes ; oubliez-vous, pour ne vous occuper que du bonheur de votre amant : écoutez ses soupirs dans un silence attentif, comptez tous ses mouvemens, & vos plaisirs naîtront de vos réfiexions sur les siens.

Mais qu’il jouisse à la fin du repos dont il a besoin, livrez-vous y vous-même, en vous dérobant adroitement sous lui, de peur de l’éveiller : ne vous embarrassez plus du soin de la lumière, votre amant vous avertira du lever de l’aurore ; mais auparavant il se plaît à vous contempler dans les bras du sommeil, son œil avide se repaît des charmes que son cœur adore, ils recevront tous ensemble, & chacun en particulier l’hommage qui leur est dû. Comme il lève doucement le voile qui les cache à sa vue ! que de beautés toujours nouvelles ! il semble qu’il les découvre pour la première fois. Ses regards curieux ne seroient jamais satisfaits ; mais il faut enfin que le désir de voir fasse place au désir de sentir ; avec quelle adresse ses doigts voltigent sur la superficie d’une peau douce & tendue ! l’agneau ne bondit pas si légèrement sur j’herbe tendre de la prairie : ensuite il étend toute la main sur cette sursace polie, il la fait glisser d’un endroit à un autre : on diroit une glace qu’il veut éprouver. Mais son désir s’augmente par toutes ces épreuves, comme son feu s’irrite par de nouveaux larcins ; il va bientôt vous éveiller, mais peu-à-peu ; croyez-vous qu’il va vous prodiguer tous ces noms que sa tendresse aime à vous donner ? Non, il est trop voluptueux pour ne pas se faire violence ; sa bouche lui sera d’un autre usage, il donnera cent baisers tendres à l’objet de sa passion ; il ne les donnera pas brûlans, pour ne pas l’éveiller encore ; il s’approche, & plus léger que Zéphire, il se tient voluprueusement suspendu au-dessus d’un million de grâces, qui agissent sur lui avec toute la sorce de leur aimant ; il voudroit jouir d’une amante endormie : déjà il s’y dispose avec toutes les précautions & l’industrie imaginable ; mais en vain, le cœur de Philis est averti des approches de son bonheur, un doux sentiment l’annonce de veine en veine ; ses pores, sensibles à la plus légère titillation, s ouvriroient à l’haleine de Zéphire. Il étoit temps, bergère, les transports de votre amant touchoient à leur comble, il n’étoit plus maître de lui : ouvrez donc les yeux, & acceptez avec plaisir les signes du réveil. « C’est moi, dit-il, c’est ton cher Hylas, qui t’aime plus qu’il n’a fait de sa vie… » Il se laissera ensuite tomber mollement dans vos bras, qu’un reste de sommeil vous fait étendre & ouvrir à la voix du plaisir, il les entrelacera avec les liens, & se confondra de nouveau avec vous. C’est ainsi qu’à peine rendue à vous-même, vous sentirez la volupté du demi-réveil, & que l’homme a été fait pour être heureux dans tous les divers états de sa vie.

C’est assez, profès voluptueux, jurez à votre maitresse que vous lui serez fidèle : l’amour ne perd rien à tous les sermens qu’il sait faire, & levez-vous. C’est ici qu’il saut s’arracher au plaisir, puisque les regrets l’accompagnent. N’attendez pas les plaintes & les pleurs d’une belle, qui touche au moment de vous perdre ; arrachez-vous encore une fois, & n’excitez point des désirs, que la nature & l’amour ne peuvent plus vous donner ; les plaisirs forcés par l’artifice ne sont plus des plaisirs ; songez que vous reverrez un jour votre amante, ou que l’amour, dont l’empire ne finit qu’avec l’univers, sensible à de nouveaux besoins, vous enflammera pour d’autres bergères, qui seront peut-être encore plus aimables. En amour comme à table, il vaut mieux garder des désirs que d’en emprunter. Imitez le convive sensuel, il goûte de tous les mets, il en prend peu : il se ménage de manière qu’il aime mieux désirer quelque chose qui n’ait pas été servi, que de ne pouvoir pas profiter de tout ce qu’on servira, tandis que le gourmand gonflé, hors d’haleine dès le premier service, n’a plus de désirs du moins qu’il puisse satisfaire, semblable au Cygne de la fontaine.

Consentons plutôt à nous priver pour quelque temps de la volupté, que d’être forcés d’y renoncer, peut-être toujours en nous y engloutissant. Amants qui êtes sur le point de quitter vos belles, que vos adieux soient tendres, passionnés, pleins de ces nouveaux charmes que la tristesse y ajoute ; je veux que vous surpassiez un peu la nature, mais ne l’excédez jamais : c’est à la tendresse à seconder le tempéramment, & à faire les derniers efforts. Qu’il seroit heureux de trouver une ressource imprévue, au moment même qu’on s’embrasse pour la dernière sois, & que les pleurs mutuels des deux amans, prenant divers cours, semblent être les garans de leur douleur & de leur fidélité, en même temps que la marque, & le terme de leurs plaisirs.

Vous voyez combien de moyens divers l’auteur de la nature a voulu employer, pour faire arriver les hommes, plus ou moins vite, au but pour lequel ils ont été faits, qui est de croître, & de multiplier ; loi qui a moins été donnée à l’homme, qu’elle n’est née avec lui, loi intime, aussi ancienne que le monde, penchant si naturel à nos cœurs, que toutes nos actions tendent uniquement à celle d’aimer, dont elles ne semblent être que des espèces de distractions nécessaires.

Vous voyez que la faim, la soif, le sommeil, l’imagination, tous les appétits, toutes les passions, tous les sens, tant internes qu’externes, & en un mot, tous les mouvemens de notre machine conduisent à l’amour, & de l’amour à la volupté, des êtres organisés pour être heureux, des êtres qui n’ont pas un seul point dans tous leur corps, qui ne soit sensible au plaisir ; comme pour les exciter dans leur indifférence léthargique, & leur montrer par-tout la voie du bonheur. Ô nature ! ô amour ! ô comble de vos bontés ! quels cœurs n’en seroient pas pénétrés ! quels bergers sûrs d’atteindre un but si desirable, seroient pressés de perdre des sensations, qu’ils ne seroient peut-être plus les maîtres de se procurer une seconde fois ! On n’est digne des saveurs de l’amour que par l’art de bien ménager ses plaisirs. Heureuses enfin les bergères pour qui l’amour a formé des amans aussi économes de ces biensaits, que tendres & reconnoissans ! Sans doute il se fait un plaisir de les éclairer lui-même du flambeau de la volupté.

Tels sont les hommages que j’ai cru pouvoir rendre à la volupté. La crainte de déplaire à un grand nombre de lecteurs ne m’a point retenu. Si la fortune dépend des hommes, & malheureusement de ceux même qui ont le plus de préjugés, le bonheur n’en dépend pas ; il a sa source dans la liberté de l’esprit.

En vain une cabale, que la moindre bluette met en feu, qui n’a d’autre plaisir que le plaisir de nuire, & croit plaire à un dieu de paix en saisant la guerre aux honnêtes humains dont le sanatisme les a faits tyrans ; en vain cette cabale, qui ne voit par-tout que mœurs dépravées, voudroit-elle faire le procès à cette aimable liberté, sous l’odieux nom de libertinage & de débauche que j’ai en horreur ; en vain elle s’efforceroit de rejeter sur la corruption du cœur, ce qui n’est visiblement qu’un jeu d’imagination, & de me supposer enfin des goûts que je n’eus jamais, sous le méchant & faux prétexte que c’est plutôt au vice favori de Pétrone, qu’à Pétrone même, que j’ai donné des éloges. Ne craignons point de vils & trop puissans calomniateurs ; ceux qui ont l’esprit droit et le cœur bon, s’armeront contr’eux, & prendront ma défense. Aussi partisans de la vraie vertu, que jurés ennemis de la superstition, se connoissant en ouvrages de goût, pleins de sentimens pour l’humanité, ils verront aisément que c’est ici le triomphe de ce tendre amour que la nature suffit pour légitimer, & le tombeau du monstre qui la dépeupleroit. Oui, je le répète, le plus tendre & le plus fidèle amour, l’amour seul m’a prêté son pinceau. Si un sentiment vif des plus heureux momens de ma vie, me les a vivement retracés ; si j’ai trempé ma plume dans le feu d’une imagination prompte à s’allumer, ô vous tous qui avez senti la volupté ! dites, si je pouvois en parler avec moins d’extase & de transports ; dites enfin, vous seuls êtes dignes de me juger ; dites, si sans monter le sentiment sur l’échasse des vers, je n’ai pas dû, pour vous plaire & mieux la célébrer, réunir toutes les forces de mon foible génie, pour m’élever sans rime, comme sans ordre, au sublime de la poésie.


L’HOMME

MACHINE.

AVERTISSEMENT

DE

L’IMPRIMEUR.

(En tête de la première Édition.)



On sera peut-être surpris que j’aie osé mettre mon nom à un livre aussi hardi que celui-ci. Je ne l’aurois certainement pas fait, si je n’avois cru la religion à l’abri de toutes les tentatives qu’on fait pour la renverser ; & si j’eusse pu me persuader qu’un autre Imprimeur n’eût pas fait très volontiers ce que j’aurois refusé par principe de conscience. Je sais que la prudence veut qu’on ne donne pas occasion aux esprits foibles d’être séduits. Mais en les supposant tels, j’ai vu à la première lecture qu’il n’y avoit rien à craindre pour eux. Pourquoi être si attentif, & si alerte à supprimer les argumens contraires aux idées de la divinité & de la religion ? Cela ne peut-il pas faire croire au Peuple qu’on le leurre ? & dès qu’il commence à douter, adieu la conviction, & par conséquent la religion ! Quel moyen, quelle espérance, de confondre jamais les irréligionnaires, si on semble les redouter ? Comment les ramener, si en leur défendant de se servir de leur raison, on se contente de déclamer contre leurs mœurs, à tout hasard, sans s’informer si elles méritent la même censure que leur façon de penser.

Une telle conduite donne gain de cause aux incrédules ; ils se moquent d’une religion, que notre ignorance voudroit ne pouvoir être conciliée avec la philosophie : ils chantent victoire dans leurs retranchemens, que notre manière de combattre leur fait croire invincibles. Si la religion n’est pas victorieuse, c’est la faute des mauvais auteurs qui la défendent. Que les bons prennent la plume, qu’ils se montrent bien armés, & la théologie l’emportera de haute lutte sur une aussi foible rivale. Je compare les athées à ces géans qui voulurent escalader les cieux : ils auront toujours le même sort.

Voilà ce que j’ai cru devoir mettre à la tête de cette petite brochure, pour prévenir toute inquiétude. Il ne me convient pas de réfuter ce que j’imprime, ni même de dire mon sentiment sur les raisonnemens qu’on trouvera dans cet écrit. Les connoisseurs verront aisément que se ne sont que des difficultés qui se présentent toutes les fois, qu’on veut expliquer l’union de l’âme avec le corps. Si les conséquences, que l’auteur en tire, sont dangereuses, qu’on se souvienne qu’elles n’ont qu’une hypothèse pour fondement. En faut-il davantage pour les détruire ? Mais, s’il m’est permis de supposer ce que je ne crois pas ; quand même ces conséquences seroient difficiles à renverser, on n’en auroit qu’une plus belle occasion de briller. À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire.

L’auteur, que je ne connois point, m’a envoyé son ouvrage de Berlin, en me priant seulement d’en envoyer six exemplaires à l’adresse de M. le marquis d’Argens. Assurément on ne peut mieux s’y prendre pour garder incognito ; car je suis persuadé que cette adresse même n’est qu’un persifflage.


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À MONSIEUR HALLER,

PROFESSEUR EN MÉDECINE,

À GOTTINGUE.

(En tête de la première Édition.)



Ce n’est point ici une dédicace ; vous êtes fort
au-dessus de tous les éloges que je pourrois vous donner ; & je ne connois rien de si inutile, ni de si fade, si ce n’est un discours académique. Ce n’est point une exposition de la nouvelle méthode que j’ai suivie pour relever un sujet usé & rebattu. Vous lui trouverez du moins ce mérite ; & vous jugerez au reste si votre disciple & votre ami a bien rempli sa carrière. C’est le plaisir que j’ai eu à composer cet ouvrage, dont je veux parler ; c’est moi-même, non mon livre que je vous adresse, pour m’éclairer sur la nature de cette sublime volupté de l’étude. Tel est le sujet de ce discours. Je ne serois pas le premier écrivain, qui, n’ayant rien à dire, pour réparer la stérilité de son imagination, auroit pris un texte, où il n’y en eut jamais. Dites-moi donc, double enfant d’Apollon, Suisse Illustre, Fracastor moderne, vous qui savez tout à la fois connoître, mesurer la nature, qui plus est la sentir, qui plus est encore l’exprimer : savant médecin, encore plus grand poëte, dites-moi par quels charmes l’étude peut changer les heures en momens ; quelle est la nature de ces plaisirs de l’esprit, si différens des plaisirs vulgaires…… Mais la lecture de vos charmantes poësies m’en a trop pénétré moi-même, pour que je n’essaie pas de dire ce qu’elles m’ont inspiré. L’homme, considéré dans ce point de vue, n’a rien d’étranger à mon sujet.

La Volupté des sens, quelque aimable & chérie qu’elle soit, quelques éloges que lui ait donnés la plume apparemment aussi reconnoissante que délicate d’un jeune médecin françois, n’a qu’une seule jouïssance qui est son tombeau. Si le plaisir parfait ne la tue point sans retour, il lui faut un certain tems pour ressusciter. Que les ressources des plaisirs de l’esprit sont différentes ! plus on s’approche de la vérité, plus on la trouve charmante. Non seulement sa jouissance augmente les désirs ; mais on jouit ici, dès qu’on cherche à jouir. On jouit long-tems, & cependant plus vite que l’éclair ne parcourt. Faut-il s’étonner si la volupté de l’esprit est aussi supérieure à celle des sens, que l’esprit est au-dessus du corps ? L’esprit n’est-il pas le premier des sens, & comme le rendez-vous de toutes les sensations ? N’y aboutissent-elles pas toutes, comme autant de rayons, à un centre qui les produit ? Ne cherchons donc plus par quels invincibles charmes, un cœur que l’amour de la vérité enflamme, se trouve tout-à-coup transporté, pour ainsi dire, dans un monde plus beau, où il goûte des plaisirs dignes des dieux. De toutes les attractions de la nature, la plus forte, du moins pour moi, comme pour vous, cher Haller, est celle de la philosophie. Quelle gloire plus belle, que d’être conduit à son temple par la raison & la sagesse ! Quelle conquête plus flateuse que de se soumettre tous les esprits !

Passons en revue tous les objets de ces plaisirs inconnus aux âmes vulgaires. De quelle beauté, de quelle étendue ne sont-ils pas ? Le temps, l’espace, l’infini, la terre, la mer, le firmament, tous les élemens, toutes les sciences, tous les arts, tout entre dans ce genre de volupté. Trop resserrée dans les bornes du monde, elle en imagine un million. La nature entière est son aliment, & l’imagination son triomphe. Entrons dans quelque détail.

Tantôt c’est la poësie ou la peinture ; tantôt c’est la musique ou l’architecture, le chant, la danse &c. qui font goûter aux connoisseurs des plaisirs ravissans. Voyez la Delbar (femme de Piron) dans une loge d’opéra ; pâle & rouge tour-à-tour, elle a la mesure avec Rebel, s’attendrit avec Iphigénie, entre en fureur avec Roland &c. Toutes les impressions de l’orchestre passent sur son visage, comme sur une toile. Ses yeux s’adoucissent, se pâment, rient, ou s’arment d’un courage guerrier. la prend pour une folle. Elle ne l’est point, à moins qu’il n’y ait de la folie à sentir le plaisir. Elle n’est que pénétrée de mille beautés qui m’échappent.

Voltaire ne peut refuser des pleurs à sa Mérope ; c’est qu’il sent le prix, & de l’ouvrage, & de l’actrice. Vous avez lu ses écrits, & malheureusement pour lui, il n’est point en état de lire les vôtres. Dans les mains, dans la mémoire de qui ne sont-ils pas ? & quel cœur assez dur pour ne point en être attendri ! Comment tous ses goûts ne se communiqueroient-ils pas ? Il en parle avec transport.

Qu’un grand peintre, je l’ai vu avec plaisir en lisant ces jours passés la préface de Richardson, parle de la peinture, quels éloges ne lui donne-t-il pas ? Il adore son art, il le met au-dessus de tout, il doute presque qu’on puisse être heureux sans être peintre, tant il est enchanté de sa profession.

Qui n’a pas senti les mêmes transports que Scaliger, ou le père Mallebranche, en lisant, ou quelques belles tirades des poëtes tragiques, Grecs, Anglois, François, ou certains ouvrages philosophiques ? Jamais madame Dacier n’eût compté sur ce que son mari lui promettoit, & elle trouva cent fois plus. Si l’on éprouve une sorte d’enthousiasme à traduire & développer les pensées d’autrui, qu’est-ce donc si l’on pense soi-même ? Qu’est-ce que cette génération, cet enfantement d’idées, que produit le goût de la nature & la recherche du vrai ? Comment peindre cet acte de la volonté, ou de la mémoire, par lequel l’âme se reproduit en quelque sorte, en joignant une idée à une autre trace semblable, pour que de leur ressemblance & comme de leur union, il en naisse une troisième : car admirez les productions de la nature. Telle est son uniformité, qu’elles se font presque toutes de la même manière.

Les plaisirs des sens mal réglés, perdent toute leur vivacité & ne sont plus des plaisirs. Ceux de l’esprit leur ressemblent jusqu’à un certain point. Il faut les suspendre pour les aiguiser. Enfin l’étude a ses extases, comme l’amour. S’il m’est permis de le dire, c’est une catalepsie, ou immobilité de l’esprit, si délicieusement enivré de l’objet qui le fixe & l’enchante, qu’il semble détaché par abstraction de son propre corps & de tout ce qui l’environne, pour être tout entier à ce qu’il poursuit. Il ne sent rien, à force de sentir. Tel est le plaisir qu’on goûte, & en cherchant & en trouvant la vérité. Jugez de la puissance de ses charmes par l’extase d’Archimede : vous savez qu’elle lui coûta la vie.

Que les autres hommes se jettent dans la foule, pour ne pas se connoître, ou plutôt se haïr, le sage fuit le grand monde & cherche la solitude. Pourquoi ne se plaît-il qu’avec lui-même, ou avec ses semblables ? C’est que son âme est un miroir fidèle, dans lequel son juste amour-propre trouve son compte à se regarder. Qui est vertueux, n’a rien à craindre de sa propre connoissance, si ce n’est l’agréable danger de s’aimer.

Comme aux yeux d’un homme qui regarderoit la terre du haut des cieux, toute la grandeur des autres hommes s’évanouiroit, les plus superbes palais se changeroient en cabanes, & les plus nombreuses armées ressembleroient à une troupe de fourmis, combattant pour un grain avec la plus ridicule furie ; ainsi paroissent les choses à un sage, tel que vous. Il rit des vaines agitations des hommes, quand leur multitude embarrasse la terre & se pousse pour rien, dont il est juste qu’aucun d’eux ne soit content.

Que Pope débute d’une manière sublime dans son essai sur l’homme ! Que les grands & les rois sont petits devant lui ! Ô vous, moins mon maître, que mon ami, qui aviez reçu de la nature la même force de génie que lui, dont vous avez abusé, ingrat, qui ne méritiez pas d’exceller dans les sciences ; vous m’avez appris à rire, comme ce grand poëte, ou plutôt à gémir des jouets & des bagatelles, qui occupent sérieusement les monarques. C’est à vous que je dois tout mon bonheur. Non, la conquête du monde entier ne vaut pas le plaisir qu’un philosophe goûte dans son cabinet, entouré d’amis muets, qui lui disent cependant tout ce qu’il desire d’entendre. Que dieu ne m’ôte point le nécessaire & la santé, c’est tout ce que je lui demande. Avec la santé, mon cœur sans dégoût aimera la vie. Avec le nécessaire, mon esprit content cultivera toujours la sagesse.

Oui, l’étude est un plaisir de tous les âges, de tous les lieux, de toutes les saisons & de tous les momens. À qui Ciceron n’a-t-il pas donné envie d’en faire l’heureuse expérience ? Amusement dans la jeunesse, dont il tempère les passions fougueuses : pour le bien goûter, j’ai quelquefois été forcé de me livrer à l’amour. L’amour ne fait point de peur à un sage : il sait tout allier & tout faire valoir l’un par l’autre. Les nuages qui offusquent son entendement, ne le rendent point paresseux ; ils ne lui indiquent que le remède qui doit les dissiper. Il est vrai que le soleil n’écarte pas plus vite ceux de l’atmosphère.

Dans la vieillesse, âge glacé, où on n’est plus propre, ni à donner, ni à recevoir d’autres plaisirs, quelle plus grande ressource que la lecture & la méditation ! Quel plaisir de voir tous les jours, sous ses yeux & par ses mains, croître & se former un ouvrage qui charmera les siècles à venir, & même ses contemporains ! Je voudrois, me disoit un jour un homme dont la vanité commençoit à sentir le plaisir d’être auteur, passer ma vie à aller de chez moi chez l’imprimeur. Avoit-il tort ? & lorsqu’on est applaudi, quelle mère tendre fut jamais plus charmée d’avoir fait un enfant aimable ?

Pourquoi tant vanter les plaisirs de l’étude ? Qui ignore que c’est un bien qui n’apporte point le dégout ou les inquiétudes des autres biens ? un trésor inépuisable, le plus sûr contrepoison du cruel ennui ; qui se promène & voyage avec nous, & en un mot nous suit partout ? Heureux qui a brisé la chaîne de tous ses préjugés ! celui-là seul goûtera ce plaisir dans toute sa pureté. Celui-là seul jouira de cette douce tranquillité d’esprit, de ce parfait contentement d’une âme forte & sans ambition, qui est le père du bonheur, s’il n’est le bonheur même.

Arrêtons-nous un moment à jetter des fleurs sur les pas de ces grands hommes que Minerve a, comme vous, couronnés d’un lierre immortel. Ici c’est Flore qui vous invite avec Linæus, à monter par de nouveaux sentiers sur le sommet glacé des Alpes, pour y admirer, sous une autre montagne de neige, un jardin planté par les mains de la nature : jardin qui fut jadis tout l’héritage du célébre professeur Suédois. De-là vous descendez dans ces prairies, dont les fleurs l’attendent pour se ranger dans un ordre, qu’elles sembloient avoir jusqu’alors dédaigné.

Là je vois Maupertuis, l’honneur de la nation Françoise, dont une autre a merité de jouir. Il sort de la table d’un ami, qui est le plus grand des rois. Où va-t-il ? dans le conseil de la nature, où l’attend Newton.

Que dirais-je du chymiste, du géomètre, du physicien, du mécanicien, de l’anatomiste &c. ? Celui-ci a presqu’autant de plaisir à examiner l’homme mort, qu’on en a eu à lui donner la vie.

Mais tout cède au grand art de guérir. Le médecin est le seul philosophe qui mérite de sa patrie, on l’a dit avant moi ; il paroît comme les frères d’Helène dans les tempêtes de la vie. Quelle magie, quel enchantement ! Sa seule vue calme le sang, rend la paix à une âme agitée, & fait renaître la douce espérance au cœur des malheureux mortels. Il annonce la vie & la mort comme un astronome prédit une éclipse. Chacun a son flambeau qui l’éclaire. Mais si l’esprit a eu du plaisir à trouver les règles qui le guident, quel triomphe, vous en faites tous les jours l’heureuse expérience ; quel triomphe, quand l’événement en a justifié la hardiesse !

La première utilité des sciences est donc de les cultiver : c’est déjà un bien réel & solide. Heureux qui a du goût pour l’étude ! plus heureux qui réussit à délivrer par elle son esprit de ses illusions, & son cœur de sa vanité ; but désirable, où vous avez été conduit dans un âge encore tendre par les mains de la sagesse ; tandis que tant de pédans, après un demi-siècle de veilles & de travaux, plus courbés sous le faix des préjugés, que sous celui du tems, semblent avoir tout appris, excepté à penser. Science rare à la vérité, surtout dans les savans ; & qui cependant devroit être du moins le fruit de toutes les autres. C’est à cette seule science que je me suis appliqué dès l’enfance. Jugez, Monsieur, si j’ai réussi : & que cet hommage de mon amitié soit éternellement chéri de la vôtre.


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L’HOMME

MACHINE.




Eſt-ce là ce rayon de l’eſſence ſuprême,
         Que l’on nous peint ſi lumineux ?
Eſt-ce là cet eſprit survivant à nous-même ?
Il naît avec nos ſens, croît, s’affaiblit comme eux.
          Hélas ! il périra de même.

V o l t a i r e.


L’HOMME

MACHINE.



Il ne suffit pas à un sage d’étudier la nature & la vérité ; il doit oser la dire en faveur du petit nombre de ceux qui veulent & peuvent penser ; car pour les autres, qui sont volontairement esclaves des préjugés, il ne leur est pas plus possible d’atteindre la vérité, qu’aux grenouilles de voler.

Je réduis à deux, les systêmes des philosophes sur l’âme de l’Homme. Le premier, & le plus ancien, est le systême du matérialisme ; le second est celui du spiritualisme.

Les métaphisiciens, qui ont insinué que la matière pourroit bien avoir la faculté de penser, n’ont pas deshonoré leur raison. Pourquoi ? C’est qu’ils ont un avantage (car ici c’en est un), de s’être mal exprimés. En effet, demander si la matière peut penser, sans la considérer autrement qu’en elle-même, c’est demander si la matière peut marquer les heures. On voit d’avance que nous éviterons cet écueil, où M. Locke a eu le malheur d’échouer.

Les Leibnitiens, avec leurs Monades, ont élevé une hypothèse inintelligible. Ils ont plutôt spiritualisé la matière, que matérialisé l’âme. Comment peut-on définir un être, dont la nature nous est absolument inconnue ?

Descartes, & tous les Cartésiens, parmi lesquels il y a long-tems qu’on a compté les Mallebranchistes, ont fait la même faute. Ils ont admis deux substances distinctes dans l’homme, comme s’ils les avoient vues & bien comptées.

Les plus sages ont dit que l’âme ne pouvoit se connoître, que par les seules lumières de la foi : cependant en qualité d’êtres raisonnables, ils ont cru pouvoir se réserver le droit d’examiner ce que l’écriture a voulu dire par le mot Esprit, dont elle se sert, en parlant de l’âme humaine ; & dans leurs recherches, s’ils ne sont pas d’accord sur ce point avec les théologiens, ceux-ci le sont-ils davantage entr’eux sur tous les autres ?

Voici en peu de mots le résultat de toutes leurs réflexions.

S’il y a un dieu, il est auteur de la nature, comme de la révélation ; il nous a donné l’une pour expliquer l’autre, & la raison, pour les accorder ensemble.

Se défier des connoissances qu’on peut puiser dans les corps animés, c’est regarder la nature & la révélation, comme deux contraires qui se détruisent, & par conséquent, c’est oser soutenir cette absurdité : que dieu se contredit dans ses divers ouvrages, & nous trompe.

S’il y a une révélation, elle ne peut donc démentir la nature. Par la nature seule, on peut découvrir le sens des paroles de l’évangile, dont l’expérience seule est la véritable Interprète. En effet, les autres commentateurs jusqu’ici n’ont fait qu’embrouiller la vérité. Nous allons en juger par l’auteur du Spectacle de la Nature. « Il est étonnant, dit-il (au sujet de Mr. Locke), qu’un homme, qui dégrade notre âme jusqu’à la croire une âme de boue, ose établir la raison pour juge & souveraine arbitre des mystères de la foi ; car, ajoute-t-il, quelle idée étonnante auroit-on du christianisme, si l’on vouloit suivre la raison ? »

Outre que ces réflexions n’éclaircissent rien par rapport à la foi, elles forment de si frivoles objections contre la méthode de ceux qui croient pouvoir interpreter les livres saints, que j’ai presque honte de perdre le temps à les réfuter.

1o. L’excellence de la raison ne dépend pas d’un grand mot vuide de sens (l’immaterialité) ; mais de sa force, de son étendue, ou de sa clairvoyance. Ainsi une âme de boue, qui découvriroit, comme d’un coup d’œil, les rapports & les suites d’une infinité d’idées, difficiles à saisir, seroit évidemment préferable à une âme sotte & stupide, qui seroit faite des élémens les plus précieux. Ce n’est pas être philosophe, que de rougir avec Pline, de la misère de notre origine. Ce qui paroit vil, est ici la chose la plus précieuse, & pour laquelle la nature semble avoir mis le plus d’art & le plus d’appareil. Mais comme l’homme, quand même il viendroit d’une source encore plus vile en apparence, n’en seroit pas moins le plus parfait de tous les êtres ; quelle que soit l’origine de son âme, si elle est pure, noble, sublime, c’est une belle âme, qui rend respectable quiconque en est doué.

La seconde manière de raisonner de M. Pluche me paroit vicieuse, même dans son systême, qui tient un peu du fanatisme ; car si nous avons une idée de la foi, qui soit contraire aux principes les plus clairs, aux vérités les plus incontestables, il faut croire, pour l’honneur de la révélation & de son auteur, que cette idée est fausse, & que nous ne connoissons point encore le sens des paroles de l’évangile.

De deux choses l’une ; ou tout est illusion, tant la nature même, que la révélation ; ou l’expérience seule peut rendre raison de la foi. Mais quel plus grand ridicule que celui de notre auteur ? Je m’imagine entendre un Péripaticien, qui diroit : « Il ne faut pas croire l’expérience de Toricelli : car si nous la croyions, si nous allions bannir l’horreur du vuide, quelle étonnante philosophie aurions-nous ? »

J’ai fait voir combien le raisonnement de M. Pluche est vicieux[1], afin de prouver premièrement, que s’il y a une révélation, elle n’est point suffisamment démontrée par la seule autorité de l’église, & sans aucun examen de la raison, comme le prétendent tous ceux qui la craignent. Secondement, pour mettre à l’abri de toute attaque la méthode de ceux qui voudroient suivre la voit que je leur ouvre, d’interpréter les choses surnaturelles, incompréhensibles en soi, par les lumières que chacun a reçues de la nature.

L’expérience & l’observation doivent donc seules nous guider ici. Elles se trouvent sans nombre dans les fastes des médecins, qui ont été philosophes, & non dans les philosophes, qui n’ont pas été médecins. Ceux-ci ont parcouru, ont éclairé le labyrinthe de l’homme ; ils nous ont seuls dévoilé ces ressorts cachés sous des enveloppes, qui dérobent à nos yeux tant de merveilles. Eux seuls, contemplant tranquillement notre âme, l’ont mille fois surprise, & dans sa misère, & dans sa grandeur, sans plus la mépriser dans l’un de ces états, que l’admirer dans l’autre. Encore une fois, voilà les seuls physiciens qui aient droit de parler ici. Que nous diroient les autres, & sur-tout les théologiens ? N’est-il pas ridicule de les entendre décider sans pudeur, sur un sujet qu’ils n’ont point été à portée de connoître, dont ils ont été au contraire entièrement détournés par des études obscures, qui les ont conduits à mille préjugés, & pour tout dire en un mot, au fanatisme, qui ajoute encore à leur ignorance dans le mécanisme des corps ?

Mais quoique nous ayons choisi les meilleurs guides, nous trouverons encore beaucoup d’épines & d’obstacles dans cette carrière.

L’homme est une machine si composée, qu’il est impossible de s’en faire d’abord une idée claire, & conséquemment de la définir. C’est pourquoi toutes les recherches que les plus grands philosophes ont faites a priori, c’est à dire, en voulant se servir en quelque sorte des aîles de l’esprit, ont été vaines. Ainsi ce n’est qu’a posteriori, ou en cherchant à demêler l’âme, comme au travers des organes du corps, qu’on peut, je ne dis pas découvrir avec évidence la nature même de l’homme, mais atteindre le plus grand degré de probabilité possible sur ce sujet.

Prenons donc le bâton de l’expérience, & laissons là l’histoire de toutes les vaines opinions des philosophes. Être aveugle, & croire pouvoir se passer de ce bâton, c’est le comble de l’aveuglement. Qu’un moderne a bien raison de dire qu’il n’y a que la vanité seule, qui ne tire pas des causes secondes, le même parti que des premières ! On peut & on doit même admirer tous ces beaux génies dans leurs travaux les plus inutiles : ; les Descartes, les Mallebranches, les Leibniz, les Wolfs, &c. mais quel fruit, je vous prie, a-t-on retiré de leurs profondes méditations & de tous leurs ouvrages ? Commençons donc, & voions, non ce qu’on a pensé, mais ce qu’il faut penser pour le repos de la vie.

Autant de tempéramens, autant d’esprits, de caractères & de mœurs différentes. Galien même a connu cette vérité, que Descartes, & non Hippocrate, comme le dit l’auteur de l’histoire de l’âme, a poussée loin, jusqu’à dire que la médecine seule pouvoit changer les esprits & les mœurs avec le corps. Il est vrai que la mélancolie, la bile, le phlegme, le sang, &c. suivant la nature, l’abondance & la diverse combinaison de ces humeurs, de chaque homme font un homme différent.

Dans les maladies, tantôt l’âme s’éclipse & ne montre aucun signe d’elle-même ; tantôt on diroit qu’elle est double, tant la fureur la transporte ; tantôt l’imbécillité se dissipe : & la convalescence, d’un sot fait un homme d’esprit. Tantôt le plus beau génie devenu stupide, ne se reconnoit plus. Adieu toutes ces belles connoissances acquises à si grands frais, & avec tant de peine !

Ici c’est un paralitique, qui demande si sa jambe est dans son lit : là c’est un soldat qui croit avoir le bras qu’on lui a coupé. La mémoire de ses anciennes sensations, & du lieu, où son âme les rapportoit, fait son illusion, & son espèce de délire. Il suffit de lui parler de cette partie qui lui manque, pour lui en rappeller & faire sentir tous les mouvemens ; ce qui se fait avec je ne sais quel déplaisir d’imagination qu’on ne peut exprimer.

Celui-ci pleure, comme un enfant, aux approches de la mort, que celui-là badine. Que falloit-il à Canus Julius, à Sénèque, à Pétrone, pour changer leur intrépidité, en pusillanimité, ou en poltronnerie ? Une obstruction dans la rate, dans le foie, un embarras dans la veine Porte. Pourquoi ? Parce que l’imagination se bouche avec les viscères ; & de là naissent tous ces singuliers phénomènes de l’affection hystérique & hypocondriaque.

Que dirois-je de nouveau sur ceux qui s’imaginent être transformés en loups-garoux, en coqs, en vampires, qui croient que les morts les sucent ? Pourquoi m’arrêterois-je à ceux qui voient leur nez, ou autres membres de verre, & à qui il faut conseiller de coucher sur la paille, de peur qu’ils ne se cassent ; afin qu’ils en retrouvent l’usage & la véritable chair, lorsque mettant le feu à la paille, on leur fait craindre d’être brûlés : frayeur qui a quelquefois guéri la paralysie ? Je dois légèrement passer sur des choses connues de tout le monde.

Je ne serai pas plus long sur le détail des effets du sommeil. Voyez ce soldat fatigué ! il ronfle dans la tranchée, au bruit de cent pièces de canon ! Son âme n’entend rien, son sommeil est une parfaite apoplexie. Une bombe va l’écraser ; il sentira peut-être moins ce coup qu’un insecte qui se trouve sous le pied.

D’un autre côté, cet homme que la jalousie, la haine, l’avarice, ou l’ambition dévore, ne peut trouver aucun repos. Le lieu le plus tranquille, les boissons les plus fraîches & les plus calmantes, tout est inutile à qui n’a pas délivré son cœur du tourment des Passions.

L’âme & le corps s’endorment ensemble. À mesure que le mouvement du sang se calme, un doux sentiment de paix & de tranquillité se répand dans toute la machine ; l’âme se sent mollement s’appésantir avec les paupières & s’affaisser avec les fibres du cerveau : elle devient ainsi peu-à-peu comme paralytique, avec tous les muscles du corps. Ceux-ci ne peuvent plus porter le poids de la tête ; celle-là ne peut plus soutenir le fardeau de la pensée ; elle est dans le sommeil, comme n’étant point.

La circulation se fait-elle avec trop de vitesse ? l’âme ne peut dormir. L’âme est-elle trop agitée ? le sang ne peut se calmer ; il galope dans les veines avec un bruit qu’on entend : telles sont les deux causes réciproques de l’insomnie. Une seule frayeur dans les songes fait battre le cœur à coups redoublés, & nous arrache à la nécessité, ou à la douceur du repos, comme feroient une vive douleur, ou des besoins urgens. Enfin, comme la seule cessation des fonctions de l’âme procure le sommeil, il est, même pendant la veille (qui n’est alors qu’une demie veille) des sortes de petits sommeils d’âme très fréquens, des rêves à la Suisse, qui prouvent que l’âme n’attend pas toujours le corps pour dormir ; car si elle ne dort pas tout-à-fait, de combien peu s’en faut-il ! puisqu’il lui est impossible d’assigner un seul objet auquel elle ait prêté quelque attention, parmi cette foule inombrable d’idées confuses, qui, comme autant de nuages, remplissent, pour ainsi dire, l’atmosphère de notre cerveau.

L’opium a trop de rapport avec le sommeil qu’il procure, pour ne pas le placer ici. Ce remède enivre, ainsi que le vin, le café &c. chacun à sa manière, & suivant sa dose. Il rend l’homme heureux dans un état qui sembleroit devoir être le tombeau du sentiment, comme il est l’image de la mort. Quelle douce léthargie ! L’âme n’en voudroit jamais sortir. Elle étoit en proie aux plus grandes douleurs ; elle ne sent plus que le seul plaisir de ne plus souffrir, & de jouir de la plus charmante tranquillité. L’opium change jusqu’à la volonté ; il force l’âme qui vouloit veiller & se divertir, d’aller se mettre au lit malgré elle. Je passe sous silence l’histoire des poisons.

C’est en fouettant l’imagination, que le café, cet antidote du vin, dissipe nos maux de tête & nos chagrins, sans nous en ménager, comme cette liqueur, pour le lendemain.

Contemplons l’âme dans ses autres besoins.

Le corps humain est une machine qui monte elle-même ses ressorts ; vivante image du mouvement perpetuel. Les alimens entretiennent ce que la fièvre excite. Sans eux l’âme languit, entre en fureur, & meurt abattue. C’est une bougie dont la lumière se ranime, au moment de s’éteindre. Mais nourrissez le corps, versez dans ses tuyaux des sucs vigoureux, des liqueurs fortes ; alors l’âme, généreuse comme elles, s’arme d’un fier courage, & le soldat que l’eau eût fait fuir, devenu féroce, court gaiement à la mort au bruit des tambours. C’est ainsi que l’eau chaude agite un sang, que l’eau froide eût calmé.

Quelle puissance d’un repas ! La joie renaît dans un cœur triste, elle passe dans l’âme des convives qui l’expriment par d’aimables chansons, où le françois excelle. Le mélancolique seul est accablé, & l’homme d’étude n’y est plus propre.

La viande crue rend les animaux féroces ; les hommes le deviendroient par la même nourriture ; cela est vrai, que la nation anglaise, qui ne mange pas de chair si cuite que nous, mais rouge et sanglante, paroît participer de cette férocité plus ou moins grande qui vient en partie de tels aliments & d’autres causes que l’éducation peut seule rendre impuissantes. Cette férocité produit dans l’âme l’orgueil, la haine, le mépris des autres nations, l’indocilité & autres sentimens, qui dépravent le caractère, comme des alimens grossiers font un esprit lourd, épais, dont la paresse & l’indolence sont les attributs favoris.

Mr. Pope a bien connu tout l’empire de la gourmandise, lorsqu’il dit : « Le grave Catius parle toujours de vertu, & croit que qui souffre les vicieux, est vicieux lui-même. Ces beaux sentimens durent jusqu’à l’heure du dîner ; alors il préfère un scélerat qui a une table délicate à un saint frugal.

« Considérez, dit-il ailleurs, le même homme en santé, ou en maladie ; possédant une belle charge, ou l’ayant perdue, vous le verrez chérir la vie, ou la détester : fou à la chasse, ivrogne dans une assemblée de province, poli au bal, bon ami en ville, sans foi à la cour. »

Nous avons eu en Suisse un baillif, nommé M. Steiguer de Wittighofen ; il étoit à jeun le plus intègre, & même le plus indulgent des juges ; mais malheur au misérable qui se trouvoit sur la sellette, lorsqu’il avoit fait un grand dîner ! Il étoit homme à faire pendre l’innocent, comme le coupable.

Nous pensons, & même nous ne sommes honnêtes gens, que comme nous sommes gais, ou braves ; tout dépend de la manière dont notre machine est montée. On diroit en certains momens que l’âme habite dans l’estomac, & que Van Helmont en mettant son siège dans le Pylore, ne se seroit trompé, qu’en prenant la partie pour le tout.

À quel excès la faim cruelle peut nous porter ! Plus de respect pour les entrailles auxquelles on doit ou on a donné la vie ; on les déchire à belles dents, on s’en fait d’horribles festins ; & dans la fureur, dont on est transporté, le plus foible est toujours la proie du plus fort.

La grossesse, cette émule desirée des pâles couleurs, ne se contente pas d’amener le plus souvent à sa suite les goûts dépravés qui accompagnet ces deux états : elle a quelquefois fait éxécuter à l’âme les plus affreux complots ; effets d’une manie subite, qui étouffe jusqu’à la loi naturelle. C’est ainsi que le cerveau, cette matrice de l’esprit, se pervertit à sa manière, avec celle du corps.

Quelle autre fureur d’homme, ou de femme, dans ceux que la continence & la santé poursuivent ! C’est peu pour cette fille timide & modeste d’avoir perdu toute honte & toute pudeur ; elle ne regarde plus l’inceste, que comme une femme galante regarde l’adultère. Si ses besoins ne trouvent pas de promts soulagemens, ils ne se borneront point aux simples accidens d’une passion utérine, à la manie, &c. cette malheureuse mourra d’un mal, dont il y a tant de médecins.

Il ne faut que des yeux pour voir l’Influence nécessaire de l’âge sur la raison. L’âme suit les progrès du corps, comme ceux de l’éducation. Dans le beau sexe, l’âme suit encore la délicatesse du tempérament : de là cette tendresse, cette affection, ces sentimens vifs, plutôt fondés sur la passion que sur la raison ; ces préjugés, ces superstitions, dont la forte empreinte peut à peine s’effacer &c. L’homme, au contraire, dont le cerveau & les nerfs participent de la fermeté de tous les solides, a l’esprit, ainsi que les traits du visage, plus nerveux : l’éducation, dont manquent les femmes, ajoute encore de nouveaux degrés de force à son ame. Avec de tels secours de la nature & de l’art, comment ne seroit-il pas plus reconnoissant, plus généreux, plus constant en amitié, plus ferme dans l’adversité ? &c. Mais, suivant à peu près la pensée de l’auteur des Lettres sur les Physionomies : qui joint les graces de l’esprit & du corps à presque tous les sentimens du cœur les plus tendres & les plus délicats, ne doit point nous envier une double force, qui ne semble avoir été donnée à l’homme ; l’une, que pour se mieux pénétrer des attraits de la beauté ; l’autre, que pour mieux servir à ses plaisirs.

Il n’est pas plus nécessaire d’être aussi grand physionomiste, que cet auteur, pour deviner la qualité de l’esprit, par la figure, ou la forme des traits, lorsqu’ils sont marqués jusqu’à un certain point, qu’il ne l’est d’être grand médecin, pour connoître un mal accompagné de tous ses symptômes évidens. Examinez les portraits de Locke, de Steele, de Boerhaave, de Maupertuis, &c. vous ne serez point surpris de leur trouver des physionomies fortes, des yeux d’aigle. Parcourez-en une infinité d’autres, vous distinguerez toujours le beau du grand génie, & même souvent l’honnête homme du fripon. On a remarqué, par exemple, qu’un poëte célèbre réunit (dans son portrait) l’air d’un filou avec le feu de Prométhée.

L’histoire nous offre un mémorable exemple de la puissance de l’air. Le fameux duc de Guise étoit si fort convaincu que Henri III, qui l’avoit eu tant de fois en son pouvoir, n’oseroit jamais l’assassiner, qu’il partit pour Blois. Le chancelier Chiverny apprenant son départ, s’écria voilà un homme perdu. Lorsque sa fatale prédiction fut justifiée par l’événement, on lui en demanda la raison. Il y a vingt ans, dit-il, que je connois le roi ; il est naturellement bon & même foible ; mais j’ai observé qu’un rien l’impatiente & le met en fureur, lorsqu’il fait froid.

Tel peuple a l’esprit lourd & stupide ; tel autre l’a vif, léger, pénétrant. D’où cela vient-il ? si ce n’est en partie, & de la nourriture qu’il prend, & de la semence de ses pères[2], & de ce chaos de divers élémens qui nagent dans l’immensité de l’air ? L’esprit a, comme le corps, ses maladies épidémiques & son scorbut.

Tel est l’empire du climat, qu’un homme qui en change, se ressent malgré lui de ce changement. C’est une plante ambulante, qui s’est elle-même transplantée ; si le climat n’est plus le même, il est juste qu’elle dégénère, ou s’améliore.

On prend tout encore de ceux avec qui l’on vit, leurs gestes, leurs accens &c. comme la paupière se baisse à la menace du coup dont on est prévenu, ou par la même raison que le corps du spectateur imite machinalement, & malgré lui, tous les mouvemens d’un bon pantomime.

Ce que je viens de dire prouve que la meilleure compagnie pour un homme d’esprit, est la sienne, s’il n’en trouve une semblable. L’esprit se rouïlle avec ceux qui n’en ont point, faute d’être exercé : à la paume, on renvoit mal la balle, à qui la sert mal. J’aimerois mieux un homme intelligent, qui n’auroit eu aucune éducation, que s’il en eût eu une mauvaise, pourvû qu’il fût encore assez jeune. Un esprit mal conduit, est un acteur que la province a gâté.

Les divers états de l’âme sont donc toujours corrélatifs à ceux du corps. Mais pour mieux démontrer toute cette dépendance, & ses causes, servons-nous ici de l’anatomie comparée ; ouvrons les entrailles de l’homme & des animaux. Le moyen de connoître la nature humaine, si l’on n’est éclairé par une juste parallèle de la structure des uns & des autres !

En général la forme & la composition du cerveau des quadrupèdes est à peu près la même que dans l’homme. Même figure, même disposition pour tout, avec cette différence essentielle, que l’homme est de tous les animaux, celui qui a le plus de cerveau, & le cerveau le plus tortueux, en raison de la masse de son corps ; ensuite le singe, le castor, l’éléphant, le chien, le renard, le chat &c. Voilà les animaux qui ressemblent le plus à l’homme ; car on remarque aussi chez eux la même analogie graduée, par rapport au corps calleux, dans lequel Lancisi avoit établi le siège de l’âme, avant feu M. de la Peyronnie, qui cependant a illustré cette opinion par une foule d’expériences.

Après tous les quadrupèdes, ce sont les oiseaux qui ont le plus de cerveau. Les poissons ont la tête grosse, mais elle est vuide de sens, comme celle de bien des hommes. Ils n’ont point de corps calleux, & fort peu de cerveau, lequel manque aux Insectes.

Je ne me répandrai point en un plus long détail des variétés de la nature, ni en conjectures, car les unes & les autres sont infinies, comme on en peut juger en lisant les seuls traités de Willis de Cerebro & de ánima brutorum.

Je concluerai seulement ce qui s’ensuit clairement de ces incontestables observations, 1o. que plus les animaux sont farouches, moins ils ont de cerveau ; 2o. que ce viscère semble s’agrandir en quelque sorte, à proportion de leur docilité ; 3o. qu’il y a ici une singulière condition imposée éternellement par la nature, qui est que plus on gagnera du côté de l’esprit, plus on perdra du côté de l’instinct. Lequel l’emporte de la perte, ou du gain ?

Ne croyez pas au reste que je veuille prétendre par là que le seul volume du cerveau suffise pour faire juger du degré de docilité des animaux ; il faut que la qualité réponde encore à la quantité, & que les solides & les fluides soient dans cet équilibre convenable qui fait la santé.

Si l’imbécille ne manque pas de cerveau, comme on le remarque ordinairement, ce viscère péchera par une mauvaise consistance, par trop de mollesse, par exemple. Il en est de même des fous, les vices de leur cerveau ne se dérobent pas toujours à nos recherches ; mais si les causes de l’imbécillité, de la folie &c. ne sont pas sensibles, où aller chercher celles de la variété de tous les esprits ? Elles échaperoient aux yeux des lynz & des argus. Un rien, une petite fibre, quelque chose que la plus subtile anatomie ne peut découvrir, eût fait deux sots, d’Érasme, & de Fontenelle, qui le remarque lui-même dans un de ses meilleurs dialogues.

Outre la mollesse de la moëlle du cerveau, dans les enfans, dans les petits chiens & dans les oiseaux, Willis a remarqué que les corps cannelés sont effacés & comme décolorés dans tous ces animaux, & que leurs stries sont aussi imparfaitement formés que dans les paralytiques. Il ajoute, ce qui est vrai, que l’homme a la protubérance annulaire fort grosse ; & ensuite toujours diminutivement par degrés, le singe & les autres animaux nommés ci-devant, tandis que le veau, le bœuf, le loup, la brebis, le cochon, &c. qui ont cette partie d’un très petit volume, ont les nates & testes fort gros.

On a beau être discret & réservé sur les conséquences qu’on peut tirer de ces observations & de tant d’autres sur l’espèce d’inconstance des vaisseaux & des nerfs &c. : tant de variétés ne peuvent être des jeux gratuits de la nature. Elles prouvent du moins la nécessité d’une bonne & abondante organisation, puisque dans tout le règne animal, l’âme se raffermissant avec le corps, acquiert de la sagacité, à mesure qu’il prend des forces.

Arrêtons-nous à contempler la différente docilité des animaux. Sans doute l’analogie la mieux entendue conduit l’esprit à croire que les causes dont nous avons fait mention, produisent toute la diversité qui se trouve entr’eux & nous, quoiqu’il faille avouer que notre foible entendement, borné aux observations les plus grossières, ne puisse voir les liens qui régnent entre la cause & les effets. C’est une espèce d’harmonie que les philosophes ne connoîtront jamais.

Parmi les animaux, les uns apprennent à parler & à chanter ; ils retiennent des airs, & prennent tous les tons, aussi exactement qu’un musicien. Les autres, qui montrent cependant plus d’esprit, tels que le singe, n’en peuvent venir à bout. Pourquoi cela, si ce n’est par un vice des organes de la parole ?

Mais ce vice est-il tellement de conformation, qu’on n’y puisse apporter aucun remède ? En un mot seroit-il absolument impossible d’apprendre une langue à cet animal ? Je ne le crois pas.

Je prendrois le grand singe préférablement à tout autre, jusqu’à ce que le hasard nous eût fait découvrir quelqu’autre espèce plus semblable à la nôtre, car rien ne répugne qu’il y en ait dans des régions qui nous sont inconnues. Cet animal nous ressemble si fort, que les naturalistes l’ont apellé homme sauvage, ou homme des bois. Je le prendrois aux mêmes conditions des écoliers d’Amman ; c’est-à-dire, que je voudrois qu’il ne fût ni trop jeune, ni trop vieux ; car ceux qu’on nous apporte en Europe, sont communément trop âgés. Je choisirois celui qui auroit la physionomie la plus spirituelle, & qui tiendroit le mieux dans mille petites opérations, ce qu’elle m’auroit promis. Enfin, ne me trouvant pas digne d’être son gouverneur, je le mettrois à l’école de l’excellent maître que je viens de nommer, ou d’un autre aussi habile, s’il en est.

Vous savez par le livre d’Amman, & par tous ceux[3] qui ont traduit sa méthode, tous les prodiges qu’il a sû opérer sur les sourds de naissance, dans les yeux desquels il a, comme il le fait entendre lui-même, trouvé des oreilles, & en combien peu de temps enfin il leur a appris à entendre, parler, lire, & écrire. Je veux que les yeux d’un sourd voient plus clair & soient plus intelligens que s’il ne l’étoit pas, par la raison que la perte d’un membre, ou d’un sens, peut augmenter la force, ou la pénétration d’un autre : mais le singe voit & entend ; il comprend ce qu’il entend & ce qu’il voit ; il conçoit si parfaitement les signes qu’on lui fait, qu’à tout autre jeu, ou tout autre exercice, je ne doute point qu’il ne l’emportât sur les disciples d’Amman. Pourquoi donc l’éducation des singes seroit-elle impossible ? Pourquoi ne pourroit-il enfin, à force de soins, imiter, à l’exemple des sourds, les mouvemens nécessaires pour prononcer ? Je n’ose décider si les organes de la parole du singe ne peuvent, quoi qu’on fasse, rien articuler ; mais cette impossibilité absolue me surprendroit, à cause de la grande analogie du singe & de l’homme, & qu’il n’est point d’animal connu jusqu’à présent, dont le dedans & le dehors lui ressemblent d’une manière si frappante. Mr. Locke, qui certainement n’a jamais été suspect de crédulité, n’a pas fait difficulté de croire l’histoire que le chevalier Temple fait dans ses mémoires, d’un perroquet, qui répondoit à propos & avoit appris, comme nous, à avoir une espèce de conversation suivie. Je sai qu’on s’est moqué[4] de ce grand métaphysicien ; mais qui auroit annoncé à l’univers qu’il y a des générations qui se font sans œufs & sans femmes, auroit-il trouvé beaucoup de partisans ? Cependant M. Trembley en a découvert, qui se font sans accouplement, & par la seule section. Amman n’eût-il pas aussi passé pour un fou, s’il se fût vanté, avant que d’en faire l’heureuse expérience, d’instruire, & en aussi peu de temps, des écoliers, tels que les siens ? Cependant ses succès ont étonné l’univers, & comme l’auteur de l’histoire des polypes, il a passé de plein vol à l’immortalité. Qui doit à son génie les miracles qu’il opère, l’emporte à mon gré, sur qui doit les siens au hasard. Qui a trouvé l’art d’embellir le plus beau des règnes, & de lui donner des perfections qu’il n’avoit pas, doit être mis au-déssus d’un faiseur oisif de systèmes frivoles, ou d’un auteur laborieux de stériles découvertes. Celles d’Amman sont bien d’un autre prix ; il a tiré les hommes, de l’Instinct auquel ils sembloient condamnés ; il leur a donné des idées, de l’esprit, une âme en un mot, qu’ils n’eussent jamais eue. Quel plus grand pouvoir !

Ne bornons point les ressources de la nature ; elles sont infinies, surtout aidées d’un grand art.

La même mécanique, qui ouvre le canal d’eustachi dans les sourds, ne pourroit-elle le déboucher dans les singes ? Une heureuse envie d’imiter la prononciation du maître, ne pourroit-elle mettre en liberté les organes de la parole, dans des animaux qui imitent tant d’autres signes, avec tant d’adresse & d’intelligence ? Non-seulement je défie qu’on me cite aucune expérience vraiment concluante, qui décide mon projet impossible & ridicule ; mais la similitude de la structure & des opérations du singe est telle, que je ne doute presque point, si on exerçoit parfaitement cet animal, qu’on ne vînt enfin à bout de lui apprendre à prononcer, & par conséquent à savoir une langue. Alors ce ne seroit plus ni un homme sauvage, ni un homme manqué : ce seroit un homme parfait, un petit homme de ville, avec autant d’étoffe ou de muscles que nous-mêmes, pour penser & profiter de son éducation.

Des animaux, à l’homme, la transition n’est pas violente ; les vrais philosophes en conviendront. Qu’étoit l’homme, avant l’invention des mots & la connoissance des langues ? Un animal de son espèce, qui avec beaucoup moins d’instinct naturel, que les autres, dont alors il ne se croyoit pas roi, n’étoit distingué du singe & des autres animaux, que comme le singe l’est lui-même ; je veux dire, par une physionomie qui annonçoit plus de discernement. Réduit à la seule connoissance intuitive des Leibnitiens, il ne voyoit que des figures & des couleurs, sans pouvoir rien distinguer entr’elles ; vieux, comme jeune, enfant à tout âge, il bégayoit ses sensations & ses besoins, comme un chien affamé, ou ennuyé du repos, demande à manger, ou à se promener.

Les mots, les langues, les loix, les sciences, les beaux-arts sont venus ; & par eux enfin le diamant brut de notre esprit a été poli. On a dressé un homme, comme un animal ; on est devenu auteur, comme porte-faix. Un geomètre a appris à faire les démonstrations & les calculs les plus difficiles, comme un singe à ôter, ou mettre son petit chapeau, & à monter sur son chien docile. Tout s’est fait par des signes ; chaque espèce a compris ce qu’elle a pu comprendre ; & c’est de cette manière que les hommes ont acquis la connoissance symbolique, ainsi nommée encore par nos philosophes d’Allemagne.

Rien de si simple, comme on voit, que la mécanique de notre Education ! Tout se réduit à des sons, ou à des mots, qui de la bouche de l’un, passent par l’oreille de l’autre, dans le cerveau, qui reçoit en même temps par les yeux la figure des corps, dont ces mots sont les signes arbitraires.

Mais qui a parlé le premier ? Qui a été le premier précepteur du genre humain ? Qui a inventé les moyens de mettre à profit la docilité de notre organisation ? Je n’en sais rien ; le nom de ces heureux & premiers génies a été perdu dans la nuit des temps. Mais l’art est le fils de la nature ; elle a dû long-temps le précéder.

On doit croire que les hommes les mieux organisés, ceux pour qui la nature aura épuisé ses bienfaits, auront instruit les autres. Ils n’auront pu entendre un bruit nouveau, par exemple, éprouver de nouvelles sensations, être frappés de tous ces beaux objets divers qui forment le ravissant spectacle de la nature, sans se trouver dans le cas de ce sourd de Chartres, dont Fontenelle nous a le premier donné l’histoire, lorsqu’il entendit pour la première fois à quarante ans le bruit étonnant des cloches.

De-là seroit-il absurde de croire que ces premiers mortels essayèrent, à la manière de ce sourd, ou à celle des animaux & des muets (autre espèce d’animaux), d’exprimer leurs nouveaux sentimens, par des mouvemens dépendans de l’économie de leur imagination, & conséquemment ensuite par des sons spontanés propres à chaque animal ; expression naturelle de leur surprise, de leur joie, de leurs transports ou de leurs besoins ? Car sans doute ceux que la nature a doués d’un sentiment plus exquis, ont eu aussi plus de facilité pour l’exprimer.

Voilà comme je conçois que les hommes ont employé leur sentiment, ou leur instinct, pour avoir de l’esprit, & enfin leur esprit, pour avoir des connoissances. Voilà par quels moyens, autant que je peux les saisir, on s’est rempli le cerveau des idées, pour la réception desquelles la nature l’avoit formé. On s’est aidé l’un par l’autre, & les plus petits commencemens s’agrandissant peu-à-peu, toutes les choses de l’univers ont été aussi facilement distinguées, qu’un cercle.

Comme une corde de violon, ou une touche de clavecin, frémit & rend un son, les cordes du cerveau, frappées par les rayons sonores, ont été excitées à rendre, ou à redire les mots qui les touchoient. Mais comme telle est la construction de ce viscère, que dès qu’une fois les yeux bien formés pour l’optique, ont reçu la peinture des objets, le cerveau ne peut pas ne pas voir leurs images & leurs différences : de même, lorsque les signes de ces différences ont été marqués, ou gravés dans le cerveau, l’âme en a nécessairement examiné les rapports ; examen qui lui étoit impossible, sans la découverte des signes, ou l’invention des langues. Dans ces temps, où l’Univers étoit presque muet, l’âme étoit à l’égard de tous les objets, comme un homme, qui, sans avoir aucune idée des proportions, regarderoit un tableau, ou une pièce de sculpture ; il n’y pourroit rien distinguer : ou comme un petit enfant (car alors l’âme étoit dans son enfance) qui tenant dans sa main un certain nombre de petits brins de paille, ou de bois, les voit en général d’une vue vague & superficielle, sans pouvoir les compter, ni les distinguer. Mais qu’on mette une espèce de pavillon, ou d’étendart à cette pièce de bois, par exemple, qu’on appelle mât : qu’on en mette un autre à un autre pareil corps ; que le premier venu se nombre par le signe 1. & le second par le signe, ou chiffre 2 ; alors cet enfant pourra les compter, & ainsi de suite il apprendra toute l’arithmétique. Dès qu’une figure lui paroîtra égale à une autre par son signe numératif, il conclura sans peine que ce sont deux corps différens ; que 1. & 1. font deux, que 2. & 2. font 4. &c.[5]

C’est cette similitude réelle, ou apparente des figures, qui est la base fondamentale de toutes les vérités & de toutes nos connoissances, parmi lesquelles il est évident que celles dont les signes sont moins simples & moins sensibles, sont plus difficiles à apprendre que les autres ; en ce qu’elles demandent plus de génie pour embrasser & combiner cette immense quantité de mots, par lesquels les sciences dont je parle expriment les vérités de leur ressort : tandis que les sciences, qui s’annoncent par des chiffres, ou autres petits signes, s’apprennent facilement ; & c’est sans doute cette facilité qui a fait la fortune des calculs algébriques, plus encore que leur évidence.

Tout ce savoir dont le vent enfle le ballon du cerveau de nos pédans orgueilleux, n’est donc qu’un vaste amas de mots & de figures, qui forment dans la tête toutes les traces, par lesquelles nous distinguons & nous nous rapellons les objets. Toutes nos idées se réveillent, comme un jardinier qui connoîe les plantes, se souvient de toutes leurs phrases à leur aspect. Ces mots & ces figures qui sont désignées par eux, sont tellement liés ensemble dans le cerveau, qu’il est assez rare qu’on imagine une chose, sans le nom, ou le signe qui lui est attaché.

Je me sers toujours du mot imaginer, parce que je crois que tout s’imagine, & que toutes les parties de l’âme peuvent être justement réduites à la seule imagination, qui les forme toutes ; & qu’ainsi le jugement, le raisonnement, la mémoire ne sont que des parties de l’âme nullement absolues, mais de véritables modifications de cette espèce de toile médullaire, sur laquelle les objets peints dans l’œil, sont renvoyés, comme d’une lanterne magique.

Mais si tel est ce merveilleux & incompréhensible résultat de l’organisation du cerveau ; si tout se conçoit par l’imagination, si tout s’explique par elle ; pourquoi diviser le principe sensitif qui pense dans l’homme ? N’est-ce pas une contradiction manifeste dans les partisans de la simplicité de l’esprit ? Car une chose qu’on divise, ne peut plus être sans absurdité, regardée comme indivisible. Voilà où conduit l’abus des langues, & l’usage de ces grands mots, spiritualité, immatérialité, &c. placés à tout hasard, sans être entendus, même par des gens d’esprit.

Rien du plus facile que de prouver un systême, fondé comme celui-ci, sur le sentiment intime & l’expérience propre de chaque individu. L’imagination, ou cette partie fantastique du cerveau, dont la nature nous est aussi inconnue, que sa manière d’agir, est-elle naturellement petite, ou foible ? elle aura à peine la force de comparer l’analogie, ou la ressemblance de ses idées ; elle ne pourra voir que ce qui sera vis-à-vis d’elle, ou ce qui l’affectera le plus vivement ; & encore de quelle manière ! Mais toujours est-il vrai que l’imagination seule aperçoit ; que c’est elle qui se représente tous les objets, avec les mots & les figures qui les caractérisent ; & qu’ainsi c’est elle encore une fois qui est l’âme, puisqu’elle en fait tous les rôles. Par elle, par son pinceau flateur, le froid squelette de la raison prend des chairs vives & vermeilles ; par elle les sciences fleurissent, les arts s’embellissent, les bois parlent, les échos soupirent, les rochers pleurent, le marbre respire, tout prend vie parmi les corps inanimés. C’est elle encore qui ajoute à la tendresse d’un cœur amoureux, le piquant attrait de la volupté. Elle la fait germer dans le cabinet du philosophe, & du pédant poudreux ; elle forme enfin les savans, comme les orateurs & les poëtes. Sottement décriée par les uns, vainement distinguée par les autres, qui tous l’ont mal connue, elle ne marche pas seulement à la suite des graces & des beaux arts, elle ne peint pas seulement la nature, elle peut aussi la mesurer. Elle raisonne, juge, pénètre, compare, approfondit. Pourroit-elle si bien sentir les beautés des tableaux qui lui sont tracés, sans en découvrir les rapports ? Non, comme elle ne peut se replier sur les plaisirs des sens, sans en goûter toute la perfection, ou la volupté, elle ne peut réfléchir sur ce qu’elle a mécaniquement conçû, sans être alors le jugement même.

Plus on exerce l’imagination, ou le plus maigre génie, plus il prend, pour ainsi dire, d’embonpoint ; plus il s’agrandit, devient nerveux, robuste, vaste & capable de penser. La meilleure organisation a besoin de cet exercice.

L’organisation est le premier mérite de l’homme, c’est en vain que tous les auteurs de morale ne mettent point au rang des qualités estimables, celles qu’on tient de la nature, mais seulement les talens qui s’acquièrent à force de réflexions & d’industrie : car d’où nous vient, je vous prie, l’habileté, la science & la vertu, si ce n’est d’une disposition qui nous rend propres à devenir habiles, savans & vertueux ? Et d’où nous vient encore cette disposition, si ce n’est de la nature ? Nous n’avons de qualités estimables que par elle ; nous lui devons tout ce que nous sommes. Pourquoi donc n’estimerois-je pas autant ceux qui ont des qualités naturelles, que ceux qui brillent par des vertus acquises, & comme d’emprunt ? Quel que soit le mérite, de quelque endroit qu’il naisse, il est digne d’estime ; il ne s’agit que de savoir la mesurer. L’esprit, la beauté, les richesses, la noblesse, quoiqu’enfans du hasard, ont tous leur prix, comme l’adresse, le savoir, la vertu &c. Ceux que la nature a comblés de ses dons les plus précieux, doivent plaindre ceux à qui ils ont été refusés ; mais ils peuvent sentir leur supériorité sans orgueil, & en connoisseurs. Une belle femme seroit aussi ridicule de se trouver laide, qu’un homme d’esprit, de se croire un sot. Une modestie outrée (défaut rare à la vérité) est une sorte d’ingratitude envers la nature. Une honnête fierté au contraire est la marque d’une âme belle & grande, que décelent des traits mâles, moulés comme par le sentiment.

Si l’organisation est un mérite, & le premier mérite, & la source de tous les autres, l’instruction est le second. Le cerveau le mieux construit, sans elle, le seroit en pure perte ; comme sans l’usage du monde, l’homme le mieux fait ne seroit qu’un paysan grossier. Mais aussi quel seroit le fruit de la plus excellente école, sans une matrice parfaitement ouverte à l’entrée, ou à la conception des idées ? Il est aussi impossible de donner une seule idée à un homme, privé de tous les sens, que de faire un enfant à une femme, à laquelle la nature auroit poussé la distraction jusqu’à oublier de faire une vulve, comme je l’ai vu dans une, qui n’avoit ni fente, ni vagin, ni matrice, & qui pour cette raison fut démariée après dix ans de mariage.

Mais si le cerveau est à la fois bien organisé & bien instruit, c’est une terre féconde parfaitement ensemencée, qui produit le centuple de ce qu’elle a reçu : ou (pour quitter le stile figuré souvent nécessaire, pour mieux exprimer ce qu’on sent & donner des graces à la vérité même,) l’imagination, élevée par l’art à la belle & rare dignité de génie, saisit exactement tous les rapports des idées qu’elle a conçues, embrasse avec facilité une foule étonnante d’objets, pour en tirer enfin une longue chaîne de conséquences, lesquelles ne sont encore que de nouveaux rapports, enfantés par la comparaison des premiers, auxquels l’âme trouve une parfaite ressemblance. Telle est, selon moi, la génération de l’esprit. Je dis trouve, comme j’ai donné ci-devant l’épithète d'apparente, à la similitude des objets : non que je pense que nos sens soient toujours trompeurs, comme l’a prétendu le P. Mallebranche, ou que nos yeux naturellement un peu ivres ne voient pas les objets, tels qu’ils sont en eux-mêmes, quoique les microscopes nous le prouvent tous les jours ; mais pour n’avoir aucune dispute avec les Pyrrhoniens, parmi lesquels Bayle s’est distingué.

Je dis de la vérité en général ce que M. de Fontenelle dit de certaines en particulier, qu’il faut la sacrifier aux agrémens de la société. Il est de la douceur de mon caractère, d’obvier à toute dispute, lorsqu’il ne s’agit pas d’aiguiser la conversation. Les Cartésiens viendroient ici vainement à la charge avec leurs idées innées ; je ne me donnerois certainement pas le quart de la peine qu’a prise Mr. Locke pour attaquer de telles chimères. Quelle utilité en effet de faire un gros livre, pour prouver une doctrine qui étoit érigée en axiome, il y a trois mille ans ?

Suivant les principes que nous avons posés & que nous croyons vrais, celui qui a le plus d’imagination doit être regardé comme ayant le plus d’esprit ou de génie, car tous ces mots sont synonymes ; & encore une fois c’est par un abus honteux qu’on croit dire des choses différentes, lorsqu’on ne dit que différens mots ou différens sons, auxquels on n’a attaché aucune idée ou distinction réelle.

La plus belle, la plus grande, ou la plus forte imagination, est donc la plus propre aux sciences, comme aux arts. Je ne décide point s’il faut plus d’esprit pour exceller dans l’art des Aristotes, ou des Descartes, que dans celui des Euripides, ou des Sophocles ; & si la nature s’est mise en plus grands fraix, pour faire Newton, que pour former Corneille, (ce dont je doute fort ;) mais il est certain que c’est la seule imagination diversement appliquée, qui a fait leur différent triomphe & leur gloire immortelle.

Si quelqu’un passe pour avoir peu de jugement, avec beaucoup d’imagination ; cela veut dire que l’imagination trop abandonnée à elle-même, presque toujours comme occupée à se regarder dans le miroir de ses sensations, n’a pas assez contracté l’habitude de les examiner elles-mêmes avec attention ; plus profondément pénetrée des traces, ou des images, que de leur vérité ou de leur ressemblance.

Il est vrai que telle est la vivacité des ressorts de l’imagination, que si l’attention, cette clef ou mère des sciences, ne s’en mêle, il ne lui est guères permis que de parcourir & d’effleurer les objets.

Voiez cet oiseau sur la branche, il semble toujours prêt à s’envoler ; l’imagination est de même. Toujours emportée par le tourbillon du sang & des esprits ; une onde fait une trace, effacée par celle qui suit ; l’âme court après, souvent en vain : Il faut qu’elle s’attende à regretter ce qu’elle n’a pas assez vite saisi & fixé : & c’est ainsi que l’imagination, véritable image du temps, se détruit & se renouvelle sans cesse.

Tel est le chaos & la succession continuelle & rapide de nos idées ; elles se chassent, comme un flot pousse l’autre ; de sorte que si l’imagination n’employe, pour ainsi dire, une partie de ses muscles, pour être comme en équilibre sur les cordes du cerveau, pour se soutenir quelque tems sur un objet qui va fuir, & s’empêcher de tomber sur un autre, qu’il n’est pas encore tems de contempler ; jamais elle ne sera digne du beau nom de jugement. Elle exprimera vivement ce qu’elle aura senti de même ; elle formera les orateurs, les musiciens, les peintres, les poëtes, & jamais un seul philosophe. Au contraire si dès l’enfance on accoutume l’imagination à se brider elle-même ; à ne point se laisser emporter à sa propre impétuosité, qui ne fait que de brillans enthousiastes ; à arrêter, contenir ses idées, à les retourner dans tous les sens, pour voir toutes les faces d’un objet : alors l’imagination prompte à juger, embrassera par le raisonnement la plus grande sphère d’objets, & sa vivacité, toujours de si bon augure dans les enfans, & qu’il ne s’agit que de regler par l’étude & l’exercice, ne sera plus qu’une pénétration clairvoiante, sans laquelle on fait peu de progrès dans les sciences.

Tels sont les simples fondemens sur lesquels a été bâti l’édifice de la logique. La nature les avoit jettés pour tout le genre humain ; mais les uns en ont profité, les autres en ont abusé.

Malgré toutes ces prérogatives de l’homme sur les animaux, c’est lui faire honneur que de le ranger dans la même classe. Il est vrai que jusqu’à un certain age, il est plus animal qu’eux, parce qu’il apporte moins d’instinct en naissant.

Quel est l’animal qui mourroit de faim au milieu d’une rivière de lait ? L’homme seul. Semblable à ce vieux enfant dont un moderne parle d’après Arnobe ; il ne connoît ni les alimens qui lui sont propres, ni l’eau qui peut le noyer, ni le feu qui peut le réduire en poudre. Faites briller pour la première fois la lumière d’une bougie aux yeux d’un enfant, il y portera machinalement le doigt, comme pour savoir quel est le nouveau phénomène qu’il aperçoit ; c’est à ses dépens qu’il en connoîtra le danger, mais il n’y sera pas repris.

Mettez-le encore avec un animal sur le bord d’un précipice : lui seul y tombera ; il se noye, où l’autre se sauve à la nage. À quatorze, ou quinze ans, il entrevoit à peine les grands plaisirs qui l’attendent dans la reproduction de son espèce ; déjà adolescent, il ne sait pas trop comment s’y prendre dans un jeu, que la nature apprend si vîte aux animaux : il se cache, comme s’il étoit honteux d’avoir du plaisir & d’être fait pour être heureux, tandis que les animaux se font gloire d’être cyniques. Sans éducation, ils sont sans préjugés. Mais voyons encore ce chien & cet enfant qui ont tous deux perdu leur maître dans un grand chemin : l’enfant pleure, il ne sait à quel saint se voüer ; le chien mieux servi par son odorat, que l’autre par sa raison, l’aura bientôt trouvé.

La nature nous avoit donc faits pour être au-dessous des animaux, ou du moins pour faire par-là même mieux éclater les prodiges de l’éducation, qui seule nous tire du niveau & nous élève enfin au-dessus d’eux. Mais accordera-t-on la même distinction aux sourds, aux aveugles nés, aux imbécilles, aux fous, aux hommes sauvages, ou qui ont été élevés dans les bois avec les bêtes ; à ceux dont l’affection hypocondriaque a perdu l’imagination, enfin à toutes ces bêtes à figure humaine, qui ne montrent que l’instinct le plus grossier ? Non, tous ces hommes de corps, & non d’esprit, ne méritent pas une classe particulière.

Nous n’avons pas dessein de nous dissimuler les objections qu’on peut faire en faveur de la distinction primitive de l’homme & des animaux, contre notre sentiment. Il y a, dit-on, dans l’homme une loi naturelle, une connoissance du bien & du mal, qui n’a pas été gravée dans le cœur des animaux.

Mais cette objection, ou plutôt cette assertion est-elle fondée sur l’expérience, sans laquelle un philosophe peut tout rejetter ? En avons-nous quelqu’une qui nous convainque que l’homme seul a été éclairé d’un raion refusé à tous les autres animaux ? S’il n’y en a point, nous ne pouvons pas plus connoître par elle ce qui se passe dans eux, & même dans les hommes, que ne pas sentir ce qui affecte l’intérieur de notre être. Nous savons que nous pensons, & que nous avons des remords ; un sentiment intime ne nous force que trop d’en convenir ; mais pour juger des remords d’autrui, ce sentiment qui est dans nous est insuffisant : c’est pourquoi il en faut croire les autres hommes sur leur parole, ou sur les signes sensibles & extérieurs que nous avons remarqués en nous-mêmes, lorsque nous éprouvions la même conscience & les mêmes tourmens.

Mais pour décider si les animaux qui ne parlent point, ont reçu la loi naturelle, il faut s’en rapporter conséquemment à ces signes dont je viens de parler, supposé qu’ils existent. Les faits semblent le prouver. Le chien qui a mordu son maître qui l’agaçoit, a paru s’en repentir le moment suivant ; on l’a vû triste, fâché, n’osant se montrer, & s’avouer coupable par un air rampant & humilié. L’histoire nous offre un exemple célèbre d’un lion qui ne voulut pas déchirer un homme abandonné à sa fureur, parce qu’il le reconnut pour son bienfaiteur. Qu’il seroit à souhaiter que l’homme même montrât toujours la même reconnoissance pour les bienfaits, & le même respect pour l’humanité ! On n’auroit plus à craindre les Ingrats, ni ces guerres qui sont le fléau du genre humain & les vrais bourreaux de la loi naturelle.

Mais un être à qui la nature a donné un instinct si précoce, si éclairé, qui juge, combine, raisonne & délibère, autant que s’étend & lui permet la sphère de son activité ; un être qui s’attache par les bienfaits, qui se détache par les mauvais traitemens, & va essayer un meilleur maître ; un être d’une structure semblable à la nôtre, qui fait les mêmes opérations, qui a les mêmes passions, les mêmes douleurs, les mêmes plaisirs, plus ou moins vifs, suivant l’empire de l’imagination & la délicatesse des nerfs ; un tel être enfin ne montre-t-il pas clairement qu’il sent ses torts & les nôtres ; qu’il connoit le bien & le mal, & en un mot a conscience de ce qu’il fait ? Son âme qui marque comme la nôtre, les mêmes joies, les mêmes mortifications, les mêmes déconcertemens, seroit-elle sans aucune répugnance, à la vue de son semblable déchiré, ou après l’avoir lui-même impitoyablement mis en pièces ? Cela posé, le don précieux dont il s’agit, n’auroit point été refusé aux animaux, car puisqu’ils nous offrent des signes évidens de leur repentir, comme de leur intelligence, qu’y a-t-il d’absurde à penser que des êtres, des machines presque aussi parfaites que nous, soient comme nous faites pour penser, & pour sentir la nature ?

Qu’on ne m’objecte point que les animaux sont pour la plupart des êtres féroces, qui ne sont pas capables de sentir les maux qu’ils font ; car tous les hommes distinguent-ils mieux les vices & les vertus ? Il est dans notre espèce de la férocité, comme dans la leur. Les hommes qui sont dans la barbare habitude d’enfreindre la loi naturelle, n’en sont pas si tourmentés, que ceux qui la transgressent pour la première fois, & que la force de l’exemple n’a point endurcis. Il en est de même des animaux, comme des hommes ; les uns & les autres peuvent être plus ou moins féroces par tempérament, & ils le deviennent encore plus avec ceux qui le sont. Mais un animal doux, pacifique, qui vit avec d’autres animaux semblables, & d’alimens doux, sera ennemi du sang & du carnage ; il rougira intérieurement de l’avoir versé ; avec cette différence peut-être, que comme chez eux tout est immolé aux besoins, aux plaisirs, & aux commodités de la vie, dont ils jouissent plus que nous, leurs remords ne semblent pas devoir être si vifs que les nôtres, parce que nous ne sommes par dans la même nécessité qu’eux. La coutume émousse, & peut-être étouffe les remords, comme les plaisirs.

Mais je veux pour un moment supposer que je me trompe, & qu’il n’est pas juste que presque tout l’univers ait tort à ce sujet, tandis que j’aurois seul raison ; j’accorde que les animaux, même les plus excellens, ne connoissent pas la distinction du bien & du mal moral, qu’ils n’ont aucune mémoire des attentions qu’on a eues pour eux, du bien qu’on leur a fait, aucun sentiment de leurs propres vertus ; que ce lion, par exemple, dont j’ai parlé après tant d’autres, ne se souvienne pas de n’avoir pas voulu ravir la vie à cet homme qui fut livré à sa furie, dans un spectacle plus inhumain que tous les lions, les tigres & les ours ; tandis que nos compatriotes se battent, suisses contre suisses, frères contre frères, se reconnoissent, s’enchaînent, ou se tuent sans remords, parce qu’un prince paye leurs meurtres : je suppose enfin que la loi naturelle n’ait pas été donnée aux animaux, quelles en seront les conséquences ? L’homme n’est pas pêtri d’un limon plus précieux ; la nature n’a employé qu’une seule & même pâte, dont elle a seulement varié les levains. Si donc l’animal ne se repent pas d’avoir violé le sentiment interieur dont je parle, ou plutôt s’il en est absolument privé, il faut nécessairement que l’homme soit dans le même cas : moyennant quoi adieu la loi naturelle, & tous ces beaux traités qu’on a publiés sur elle ! Tout le règne animal en seroit généralement dépourvu. Mais réciproquement si l’homme ne peut se dispenser de convenir qu’il distingue toujours, lorsque la santé le laisse jouir de lui-même, ceux qui ont de la probité, de l’humanité, de la vertu, de ceux qui ne sont ni humains, ni vertueux, ni honnêtes gens ; qu’il est facile de distinguer ce qui est vice, ou vertu, par l’unique plaisir, ou la propre répugnance, qui en sont comme les effets naturels, il s’ensuit que les animaux formés de la même matière, à laquelle il n’a peut-être manqué qu’un degré de fermentation, pour égaler les hommes en tout, doivent participer aux mêmes prérogatives de l’animalité, & qu’ainsi il n’est point d’âme, ou de substance sensitive, sans remords. La réflexion suivante va fortifier celles-ci.


On ne peut détruire la loi naturelle. L’empreinte en est si forte dans tous les animaux, que je ne doute nullement que les plus sauvages & les plus féroces n’aient quelques momens de repentir. Je crois que la fille sauvage de Châlons en Champagne aura porté la peine de son crime, s’il est vrai qu’elle ait mangé sa sœur. Je pense la même chose de tous ceux qui commettent des crimes, même involontaires, ou de tempérament : de Gaston d’Orléans qui ne pouvoit s’empêcher de voler ; de certaine femme qui fut sujette au même vice dans la grossesse, & dont ses enfans héritèrent : de celle qui dans le même état, mangea son mari ; de cette autre qui égorgeoit les enfans, saloit leurs corps, & en mangeoit tous les jours comme du petit salé : de cette fille de voleur antropophage, qui la devint à douze ans, quoiqu’ayant perdu père & mère à l’age d’un an, elle eût été élevée par d’honnêtes gens ; pour ne rien dire de tant d’autres exemples dont nos observateurs sont remplis ; & qui prouvent tous qu’il est mille vices & vertus héréditaires, qui passent des parens aux enfans, comme ceux de la nourrice, à ceux qu’elle allaite. Je dis donc & j’accorde que ces malheureux ne sentent pas pour la plupart sur le champ l’énormité de leur action. La Boulymie, par exemple, ou la faim canine peut éteindre tout sentiment ; c’est une manie d’estomac qu’on est forcé de satisfaire. Mais revenues à elles-mêmes, & comme désenivrées, quels remords pour ces femmes qui se rappellent le meurtre qu’elles ont commis dans ce qu’elles avoient de plus cher ! quelle punition d’un mal involontaire, auquel elles n’ont pu résister, dont elles n’ont eu aucune conscience ! cependant ce n’est point assez apparemment pour les juges. Parmi les femmes dont je parle, l’une fut rouée, & brûlée, l’autre enterrée vive. Je sens tout ce que demande l’intérêt de la societé. Mais il seroit sans doute à souhaiter qu’il n’y eût pour juges, que d’excellens medecins. Eux seuls pourroient distinguer le criminel innocent, du coupable. Si la raison est esclave d’un sens dépravé, ou en fureur, comment peut-elle le gouverner ?

Mais si le crime porte avec soi sa propre punition plus ou moins cruelle ; si la plus longue & la plus barbare habitude ne peut tout-à-fait arracher le repentir des cœurs les plus inhumains ; s’ils sont déchirés par la mémoire même de leurs actions, pourquoi effrayer l’imagination des esprits foibles par un enfer, par des spectres & des précipices de feu, moins réels encore que ceux de Pascal[6] ? Qu’est-il besoin de recourir à des fables, comme un pape de bonne foi l’a dit lui-même, pour tourmenter les malheureux mêmes qu’on fait périr, parce qu’on ne les trouve pas assez punis par leur propre conscience, qui est leur premier bourreau ? Ce n’est pas que je veuille dire que tous les criminels soient injustement punis ; je prétens seulement que ceux dont la volonté est dépravée, & la conscience éteinte, le sont assez par leurs remords, quand ils reviennent à eux-mêmes ; remords, j’ose encore le dire, dont la nature auroit dû en ce cas, ce me semble, délivrer des malheureux entrainés par une fatale nécessité.

Les criminels, les méchans, les Ingrats, ceux enfin qui ne sentent pas la nature, tyrans malheureux & indignes du jour, ont beau se faire un cruel plaisir de leur barbarie, il est des momens calmes & de réflexion, où la conscience vengeresse s’élève, dépose contr’eux, & les condamne à être presque sans cesse déchirés de ses propres mains. Qui tourmente les hommes, est tourmenté par lui-même ; & les maux qu’il sentira, seront la juste mesure de ceux qu’il aura faits.

D’un autre côté, il y a tant de plaisir à faire du bien, à sentir, à reconnoître celui qu’on reçoit, tant de contentement à pratiquer la vertu, à être doux, humain, tendre, charitable, compatissant & généreux (ce seul mot renferme toutes les vertus), que je tiens pour assez puni quiconque a le malheur de n’être pas né vertueux.

Nous n’avons pas originairement été faits pour être savans ; c’est peut-être par une espèce d’abus de nos facultés organiques, que nous le sommes devenus ; & cela à la charge de l’état, qui nourrit une multitude de fainéans, que la vanité a décorés du nom de philosophes. La nature nous a tous créés uniquement pour être heureux ; oui, tous, depuis le ver qui rampe, jusqu’à l’aigle qui se perd dans la nue. C’est pourquoi elle a donné à tous les animaux quelque portion de la loi naturelle, portion plus ou moins exquise, selon que le comportent les organes bien conditionnés de chaque animal.

À présent comment définirons-nous la loi naturelle ? C’est un sentiment, qui nous apprend ce que nous ne devons pas faire, par ce que nous ne voudrions pas qu’on nous fit. Oserois-je ajouter à cette idée commune, qu’il me semble que ce sentiment n’est qu’une espèce de crainte, ou de frayeur, aussi salutaire à l’espèce, qu’à l’individu ; car peut-être ne respectons-nous la bourse & la vie des autres, que pour nous conserver nos biens, notre honneur & nous-mêmes semblables à ces ixions du christianisme, qui n’aiment dieu & n’embrassent tant de chimériques vertus, que parce qu’ils craignent l’enfer.

Vous voyez que la loi naturelle n’est qu’un sentiment intime, qui appartient encore à l’imagination, comme tous les autres, parmi lesquels on compte la pensée. Par conséquent elle ne suppose évidemment ni éducation, ni révélation, ni législateur, à moins qu’on ne veuille la confondre avec les loix civiles, à la manière ridicule des théologiens.

Les armes du fanatisme peuvent détruire ceux qui soutiennent ces vérités ; mais elles ne détruiront jamais ces vérités mêmes.

Ce n’est pas que je révoque en doute l’existence d’un être suprême ; il me semble au contraire que le plus grand degré de probabilité est pour elle : mais comme cette existence ne prouve pas plus la nécessité d’un culte, que toute autre, c’est une vérité théorique, qui n’est guères d’usage dans la pratique : de sorte que, comme on peut dire d’après tant d’expériences, que la religion ne suppose pas l’exacte probité, les mêmes raisons autorisent à penser que l’athéisme ne l’exclut pas.

Qui sait d’ailleurs si la raison de l’existence de l’homme, ne seroit pas dans son existence même ? peut-être a-t-il été jetté au hazard sur un point de la surface de la terre, sans qu’on puisse savoir ni comment, ni pourquoi ; mais seulement qu’il doit vivre & mourir ; semblable à ces champignons, qui paroissent d’un jour à l’autre, ou à ces fleurs qui bordent les fossés & couvrent les murailles.

Ne nous perdons point dans l’infini, nous ne sommes pas faits pour en avoir la moindre idée ; il nous est absolument impossible de remonter à l’origine des choses. Il est égal d’ailleurs pour notre repos, que la matière soit éternelle, ou qu’elle ait été créée ; qu’il y ait un dieu, ou qu’il n’y en ait pas. Quelle folie de tant se tourmenter pour ce qu’il est impossible de connoître, & ce qui ne nous rendroit pas plus heureux, quand nous en viendrions à bout.

Mais, dit-on, lisez tous les ouvrages des Fénelons, des Nieuwentits, des Abadies, des Derhams, des Raïs &c. eh bien ! que m’apprendront-ils ? ou plutôt que m’ont-ils appris ? ou plutôt que m’ont-ils appris ? Ce ne sont que d’ennuyeuses répétitions d’écrivains zélés, dont l’un n’ajoute à l’autre qu’un verbiage, plus propre à fortifier, qu’à saper les fondemens de l’athéisme. Le volume des preuves qu’on tire du spectacle de la nature, ne leur donne pas plus de force. La structure seule d’un doigt, d’une oreille, d’un œil, une observation de Malpighi, prouve tout, & sans doute beaucoup mieux que Descartes & Mallebranche ; ou tout le reste ne prouve rien. Les déistes & les chrétiens mêmes devroient donc se contenter de faire observer que dans tout le règne animal, les mêmes vues sont exécutées par une infinité de divers moyens, tous cependant exactement géométriques. Car de quelles plus fortes armes pourroit-on terrasser les athées ? Il est vrai que si ma raison ne me trompe pas, l’homme & tout l’univers semblent avoir été destinés à cette unité de vues. Le soleil, l’air, l’eau, l’organisation, la forme des corps, tout est arrangé dans l’œil, comme dans un miroir qui présente fidèlement à l’imagination les objets qui y sont peints, suivant les loix qu’exige cette infinie variété de corps qui servent à la vision. Dans l’oreille, nous trouvons par-tout une diversité frappante, sans que cette diversité frappante, sans que diverse fabrique de l’homme, des animaux, des oiseaux, des poissons, produise differens usages. Toutes les oreilles sont si mathématiquement faites, qu’elles tendent également au seul & même but, qui est d’entendre. Le hazard, demande le déiste, seroit-il donc assez grand géomètre, pour varier ainsi à son gré les ouvrages dont on le suppose auteur, sans que tant de diversité pût l’empêcher d’atteindre le même fin. Il objecte encore ces parties évidemment contenues dans l’animal pour de futurs usages ; le papillon dans la chenille ; l’homme dans le ver spermatique ; un polype entier dans chacune de ses parties, la valvule du trou ovale, le poumon dans le fetus ; les dents dans leurs alvéoles, les os dans les fluides, qui s’en détachent & se durcissent d’une manière incompréhensible. Et comme les partisans de ce systême, loin de rien négliger pour le faire valoir, ne se lassent jamais d’accumuler preuves sur preuves, ils veulent profiter de tout, & de la foiblesse même de l’esprit en certains cas. Voyez, disent-ils, les Spinosa, les Vanini, les Desbarreaux, les Boindin, apôtres qui font plus d’honneur, que de tort au déisme ! la durée de la santé de ces derniers a été la mesure de leur incrédulité : & il est rare en effet, ajoutent-ils, qu’on n’abjure pas l’athéisme, dès que les passions se sont affoiblies avec le corps qui en est l’instrument.

Voilà certainement tout ce qu’on peut dire de plus favorable à l’existence d’un dieu, quoique le dernier argument soit frivole, en ce que ces conversions sont courtes, l’esprit reprenant presque toujours ses anciennes opinions, & se conduisant en conséquence, dès qu’il a recouvert, ou plutôt retrouvé ses forces dans celles du corps. En voilà du moins beaucoup plus que n’en dit le médecin Diderot, dans ses Pensées philosophiques, sublime ouvrage qui ne convaincra pas un athée. Que répondre en effet à un homme qui dit : « Nous ne connoissons point la nature : des causes cachées dans son sein pourroient avoir tout produit. Voyez à votre tour le polype de Trembley ! Ne contient-il pas en soi les causes qui donnent lieu à sa régénération ? quelle absurdité y auroit-il donc à penser qu’il est des causes physiques pour lesquelles tout a été fait, & auxquelles toute la chaîne de ce vaste univers est si nécessairement liée & assujettie, que rien de ce qui arrive, ne pouvoit ne pas arriver ; des causes dont l’ignorance absolument invincible nous a fait recourir à un dieu, qui n’est pas même un être de raison, suivant certains ? Ainsi détruire le hazard, ce n’est pas prouver l’existence d’un être suprême, puisqu’il peut y avoir autre chose qui ne seroit ni hazard, ni dieu ; je veux dire la nature, dont l’étude par conséquent ne peut faire que des incrédules ; comme le prouve la façon de penser de tous ses plus heureux scrutateurs. »

Le poids de l’univers n’ébranle donc pas un véritable athée, loin del’écraser ; & tous ces indices mille & mille fois rebattus d’un créateur, indices qu’on met fort au-dessus de la façon de penser dans nos semblables, ne sont évidens, quelque loin qu’on pousse cet argument, que pour les antipyrrhoniens, ou pour ceux qui ont assez de confiance dans leur raison, pour croire pouvoir juger sur certaines apparences, auxquelles, comme vous voyez, les athées peuvent en opposer d’autres peut-être aussi fortes, & absolument contraires ; car si nous écoutons encore les naturalistes ; ils nous diront que les mêmes causes qui, dans les mains d’un chymiste, & par le hazard de divers mêlanges, ont fait le premier miroir, dans celles de la nature ont fait l’eau pure, qui en sert à la simple bergère ; que le mouvement qui conserve le monde, a pu le créer ; que chaque corps a pris la place que sa nature lui a assignée ; que l’air a dû entourer la terre, par la même raison que le fer & les autres métaux sont l’ouvrage de ses entrailles ; que le Soleil est une production aussi naturelle, que celle de l’électricité ; qu’il n’a pas plus été fait pour échaufer la terre, & tous ses habitans qu’il brûle quelquefois, que la pluie pour faire pousser les grains, qu’elle gâte souvent ; que le miroir & l’eau n’ont pas plus été faits pour qu’on pût s’y regarder, que tous les corps polis qui ont la même propriété : que l’œil est à la vérité une espèce de trumeau dans lequel l’âme peut contempler l’image des objets, tels qu’ils lui sont representés par ces corps ; mais qu’il n’est pas démontré que cet organe ait été réellement fair exprès pour cette contemplation, ni exprès placé dans l’orbite : qu’enfin il se pourroit bien faire que Lucrèce, le médecin Lamy, & tous les Épicuriens anciens & modernes, eussent raison, lorsqu’ils avancent que l’œil ne voit que par ce qu’il se trouve organisé, & placé comme il l’est ; que, posées une fois les mêmes régles de mouvement que suit la nature dans la génération & le dévelopement des corps, il n’étoit pas possible que ce merveilleux organe fût organisé & placé autrement.

Tel est le pour & le contre, & l’abrégé des grandes raisons qui partageront éternellement les philosophes : je ne prends aucun parti.


Non nostrum inter vos tantas componere lites.


C’est ce que je disois à un François de mes amis, aussi franc Pyrrhonien que moi, homme de beaucoup de mérite, & digne d’un meilleur sort. Il me fit à ce sujet une réponse fort singulière. Il est vrai, me dit-il, que le pour & le contre ne doit point inquiéter l’âme d’un philosophe, qui voit que rien n’est démontré avec assez de clarté pour forcer son consentement, & même que les idées indicatives qui s’offrent d’un côté, sont aussi-tôt détruites par celles qui se montrent de l’autre. Cependant, reprit-il, l’univers ne sera jamais heureux, à moins qu’il ne soit athée. Voici quelles étoient les raisons de cet abominable homme. Si l’athéisme, disoit-il, étoit généralement répandu, toutes les branches de la religion seroient alors détruites & coupées par la racine. Plus de guerres théologiques ; plus de soldats de religion ; soldats terribles ! la nature, infectée d’un poison sacré, reprendroit ses droits & sa pureté. Sourds à toute autre voix, les mortels tranquilles ne suivroient que les conseils spontanés de leur propre individu ; les seuls qu’on ne méprise point impunément, & qui peuvent seuls nous conduire au bonheur par les agréables sentiers de la vertu.

Telle est la loi naturelle ; quiconque en est rigide observateur, est honnête homme, & mérite la confiance de tout le genre humain. Quiconque ne la suit pas scrupuleusement, a beau affecter les spécieux dehors d’une autre religion, c’est un fourbe, ou un hypocrite dont je me défie.

Après cela, qu’un vain peuple pense différemment ; qu’il ose affirmer qu’il y va de la probité même à ne pas croire la révélation ; qu’il faut en un mot une autre religion, que celle de la nature, quelle qu’elle soit ! quelle misère ! quelle pitié ! & la bonne opinion que chacun nous donne de celle qu’il a embrassée ! Nous ne briguons point ici le suffrage du vulgaire. Qui dresse dans son cœur des autels à la superstition, est né pour adorer les idoles, & non pour sentir la vertu.

Mais puisque toutes les facultés de l’âme dépendent tellement de la propre organisation du cerveau & de tout le corps, qu’elles ne sont visiblement que cette organisation même ; voilà une machine bien éclairée ! car enfin quand l’homme seul auroit reçu en partage la loi naturelle, en seroit-il moins une machine ? Des roues, quelques ressorts de plus que dans les animaux les plus parfaits, le cerveau proportionnellement plus proche du cœur, & recevant aussi plus de sang, la même raison donnée ; que sais-je enfin ? des causes inconnues, produiroient toujours cette conscience délicate, si facile à blesser, ces remords qui ne sont pas plus étrangers à la matière que la pensée, & en un mot toute la différence qu’on suppose ici. L’organisation suffiroit-elle donc à tout ? Oüi, encore une fois ; puisque la pensée se développe visiblement avec les organes, pourquoi la matière dont ils sont faits, ne seroit-elle pas aussi susceptible de remords, quand une fois elle a acquis avec le temps la faculté de sentir ?

L’âme n’est donc qu’un vain terme dont on n’a point d’idée, & dont un bon esprit ne doit se servir que pour nommer la partie qui pense en nous. Posez le moindre principe de mouvement, les corps animés auront tout ce qu’il leur faut pour se mouvoir, sentir, penser, se repentir, & se conduire en un mot dans le physique, & dans le moral qui en dépend.

Nous ne supposons rien ; ceux qui croiroient que toutes les difficultés ne seroient pas encore levées, vont trouver des expériences, qui achèveront de les satisfaire.

1. Toutes les chairs des animaux palpitent après la mort, d’autant plus long-temps, que l’animal est plus froid & transpire moins. Les tortues, les lézards, les serpens &c. en font foi.

2. Les muscles séparés du corps se retirent lorsqu’on les pique.

3. Les entrailles conservent long-temps leur mouvement péristaltique, ou vermiculaire.

4. Une simple injection d’eau chaude ranime le cœur & les muscles, suivant Cowper.

5. Le cœur de la grenouille, surtout exposé au Soleil, encore mieux sur une table, ou une assiette chaude, se remüe pendant une heure & plus, après avoir été arraché du corps. Le mouvement semble-t-il perdu sans ressource ? il n’y a qu’à piquer le cœur, & ce muscle creux bat encore. Harvey a fait la même observation sur les crapauds.

6. Bacon de Verulam, dans son traité ' Sylvarum, parle d’un homme convaincu de trahison, qu’on ouvrit vivant, & dont le cœur, jeté dans l’eau chaude, sauta à plusieurs reprises, toujours moins haut, à la distance perpendiculaire de deux pieds.

7. Prenez un petit poulet encore dans l’œuf ; arrachez-lui le cœur ; vous observerez les mêmes phénomènes, avec à-peu-près les mêmes circonstances. La seule chaleur de l’haleine ranime un animal prêt à périr dans la machine pneumatique.

Les mêmes expériences que nous devons à Boyle & à Sténon, se font dans les pigeons, dans les chiens, dans les lapins, dont les morceaux de cœur se remuent, comme les cœurs entiers. On voit le même mouvement dans les pattes de taupe arrachées.

8. La chenille, les vers, l’araignée, la mouche, l’anguille, offrent les mêmes choses à considerer ; & le mouvement des parties coupées augmente dans l’eau chaude, à cause du feu qu’elle contient.

9. Un Soldat ivre emporta d’un coup de sabre la tête d’un coq d’Inde. Cet Animal resta debout ; ensuite il marcha, courut ; venant à rencontrer une muraille, il se tourna, battit des ailes, en continuant de courir, & tomba enfin. Étendu par terre, tous les muscles de ce coq se remuoient encore. Voilà ce que j’ai vu, & il est facile de voir à-peu-près ces phénomènes dans les petits chats, ou chiens, dont on a coupé la tête.

10. Les polypes font plus que de se mouvoir, après la section ; ils se reproduisent dans huit jours en autant d’animaux, qu’il y a de parties coupées. J’en suis fâché pour le système des naturalistes sur la génération, ou plutôt j’en suis bien aise ; car que cette découverte nous apprend bien à ne jamais rien conclure de général, même de toutes les expériences connues, & les plus décisives !

Voilà beaucoup plus de faits qu’il n’en faut pour prouver d’une manière incontestable que chaque petite fibre, ou partie des corps organisés, se meut par un principe qui lui est propre, & dont l’action ne dépend point des nerfs, comme les mouvemens volontaires, puisque les mouvemens en question s’exercent, sans que les parties qui les manifestent aient aucun commerce avec la circulation. Or si cette force se fait remarquer jusques dans des morceaux de fibres, le cœur, qui est un composé de fibres singulièrement entrelacées, doit avoir la même proprieté. L’histoire de Bacon n’étoit pas nécessaire pour me le persuader. Il m’étoit facile d’en juger, & par la parfaite analogie de la structure du cœur de l’homme & des animaux, & par la masse même du premier, dans laquelle ce mouvement ne se cache aux yeux que parce qu’il y est étouffé, & enfin parce que tout est froid & affaissé dans les cadavres. Si les dissections se faisoient sur des criminels suppliciés, dont les corps sont encore chauds, on verroit dans leur cœur les mêmes mouvemens, qu’on observe dans les muscles du visage des gens décapités.

Tel est ce principe moteur des corps entiers, ou des parties coupées en morceaux, qu’il produit des mouvemens non déreglés, comme on l’a cru, mais très-réguliers, & cela, tant dans les animaux chauds & parfaits, que dans ceux qui sont froids & imparfaits. Il ne reste donc aucune ressource à nos adversaires, si ce n’est de nier mille & mille faits que chacun peut facilement vérifier.

Si on me demande à présent quel est le siége de cette force innée dans nos corps ; je réponds qu’elle réside très-clairement dans ce que les anciens ont appellé parenchyme, c’est-à-dire dans la substance propre des parties, abstraction faite des veines, des artères, des nerfs ; en un mot, de l’organisation de tout le corps ; & que par conséquent chaque partie contient en soi des ressorts plus ou moins vifs, selon le besoin qu’elles en avoient.

Entrons dans quelque détail de ces ressorts de la machine humaine. Tous les mouvemens vitaux, animaux, naturels, & automatiques se font par leur action. N’est-ce pas machinalement que le corps se retire, frappé de terreur à l’aspect d’un précipice inattendu ? que les paupières se baissent à la menace d’un coup, comme on l’a dit ? que la pupille s’érrécit au grand jour pour conserver la rétine, & s’élargit pour voir les objets dans l’obscurité ? n’est-ce pas machinalement que les pores de la peau se ferment en hiver, pour que le froid ne pénètre pas l’intérieur des vaisseaux ? que l’estomac se soulève, irrité par le poison, par une certaine quantité d’opium, par tous les émétiques &c. ? que le cœur, les artères, les muscles se contractent pendant le sommeil, comme pendant la veille ? que le poumon fait l’office d’un soufflet continuellement exercé ? n’est-ce pas machinalement qu’agissent tous les sphincters de la vessie, du rectum, &c. ? que le cœur a une contraction plus forte que tout autre muscle ? que les muscles érecteurs font dresser la verge dans l’homme, comme dans les animaux qui s’en battent le ventre, & même dans l’enfant, capable d’érection, pour peu que cette partie soit irritée ? Ce qui prouve, pour le dire en passant, qu’il est un ressort singulier dans ce membre, encore peu connu, & qui produit des effets qu’on n’a point encore bien expliqués, malgré toutes les lumières de l’anatomie.

Je ne m’étendrai pas davantage sur tous ces petits ressorts subalternes connus de tout le monde. Mais il en est un autre plus subtil, & plus merveilleux, qui les anime tous ; il est la source de tous nos sentimens, de tous nos plaisirs, de toutes nos passions, de toutes nos pensées : car le cerveau a ses muscles pour penser, comme les jambes pour marcher. Je veux parler de ce principe incitant, & impétueux, qu’Hippocrate appelle ενοϱμων (l’âme). Ce principe existe, & il a son siège dans le cerveau à l’origine des nerfs, par lesquels il exerce son empire sur tout le reste du corps. Par-là s’explique tout ce qui peut s’expliquer, jusqu’aux effets surprenans des maladies de l’imagination.


Mais pour ne pas languir dans une richesse & une fécondité mal entendue, il faut se borner à un petit nombre de questions & de réflexions.

Pourquoi la vue, ou la simple idée d’une belle femme nous cause-t-elle des mouvemens & des désirs singuliers ? Ce qui se passe alors dans certains organes, vient-il de la nature même de ces organes ? Point du tout : mais du commerce & de l’espèce de sympathie de ces muscles avec l’imagination. Il n’y a ici qu’un premier ressort excité par le bene placitum des anciens, ou par l’image de la beauté, qui en excite un autre, lequel étoit fort assoupi, quand l’imagination l’a éveillé : & comment cela, si ce n’est par le désordre & le tumulte du sang & des esprits, qui galopent avec une promptitude extraordinaire, & vont gonfler le corps caverneux ?

Puisqu’il est des communications évidentes entre la mère & l’enfant[7], & qu’il est dur de nier des faits rapportés par Tulpius, & par d’autres écrivains aussi dignes de foi (il n’y en a point qui le soient plus), nous croirons que c’est par la même voit que le fœtus ressent l’impétuosité de l’imagination maternelle, comme une cire molle reçoit toutes sortes d’impressions ; & que les mêmes traces ou envies de la mère peuvent s’imprimer sur le fœtus, sans que cela puisse se comprendre, quoi qu’en disent Blondel & tous ses adhérens. Ainsi nous faisons réparation d’honneur au P. Mallebranche, beaucoup trop raillé de sa crédulité par des auteurs qui n’ont point observé d’assez près la nature, & ont voulu l’assujettir à leurs idées.

Voiez le portrait de ce fameux Pope, au moins le Voltaire des Anglois. Les efforts, les nerfs de son génie sont peints sur sa physionomie ; elle est toute en convulsion ; ses yeux sortent de l’orbite, ses sourcils s’élèvent avec les muscles du front. Pourquoi ? c’est que l’origine des nerfs est en travail, & que tout le corps doit se ressentir d’une espèce d’accouchement aussi laborieux. S’il n’y avoit une corde interne qui tirât ainsi celles du dehors, d’où viendroient tous ces phénomènes ? Admettre une âme, pour les expliquer, c’est être réduit à l'opération du Saint-Esprit.

En effet si ce qui pense en mon cerveau, n’est pas une partie de ce viscère, & conséquemment de tout le corps, pourquoi lorsque tranquille dans mon lit je forme le plan d’un ouvrage, ou que je poursuis un raisonnement abstrait, pourquoi mon sang s’échaufe-t-il ? pourquoi la fièvre de mon esprit passe-t-elle dans mes veines ? Demandez-le aux hommes d’Imagination, aux grands poëtes, à ceux qu’un sentiment bien rendu ravit, qu’un goût exquis, que les charmes de la nature, de la vérité ou de la vertu transportent ! Par leur enthousiasme, par ce qu’ils vous diront avoir éprouvé, vous jugerez de la cause par les effets : par cette harmonie que Borelli, qu’un seul anatomiste a mieux connue que tous les Leibnitiens, vous connoitrez l’unité matérielle de l’homme. Car enfin si la tension des nerfs, qui fait la douleur, cause la fièvre, par laquelle l’esprit est troublé, & n’a plus de volonté, & que réciproquement l’esprit trop exercé trouble le corps & allume ce feu de consomption qui a enlevé Bayle dans un âge si peu avancé ; si telle titillation me fait vouloir, me force de désirer ardemment ce dont je ne me souciois nullement le moment d’auparavant ; si à leur tour certaines traces du cerveau excitent le même prurit & les mêmes désirs, pourquoi faire double, qui n’est évidemment qu’un ? C’est en vain qu’on se récrie sur l’empire de la volonté. Pour un ordre qu’elle donne, elle subit cent fois le joug. Et quelle merveille que le corps obéisse dans l’état sain, puisqu’un torrent de sang & d’esprits vient l’y forcer ; la volonté ayant pour ministres une légion invisible de fluides plus vifs que l’éclair, & toujours prêts à la servir ! Mais comme c’est par les nerfs que son pouvoir s’exerce, c’est aussi par eux qu’il est arrêté. La meilleure volonté d’un amant épuisé, les plus violens désirs lui rendront-ils sa vigueur perdue ? Hélas ! non ; & elle en sera la première punie, parce que, posées certaines circonstances, il n’est pas dans sa puissance de ne pas vouloir du plaisir. Ce que j’ai dit de la paralysie &c. revient ici.

La jaunisse vous surprend ! ne savez-vous pas que la couleur des corps dépend de celle des verres au travers desquels on les regarde ! Ignorez-vous que telle est la teinte des humeurs, telle est celle des objets, au moins par rapport à nous, vains jouets de mille illusions ? Mais ôtez cette teinte de l’humeur aqueuse de l’œil ; faites couler la bile par son tamis naturel ; alors l’âme ayant d’autres yeux, ne verra plus jaune. N’est-ce pas encore ainsi qu’en abattant la cataracte, ou en injectant le canal d’Eustachi, on rend la vue aux aveugles, & l’ouie aux sourds. Combien de gens, qui n’étoient peut-être que d’habiles charlatans dans des siècles ignorans, ont passé pour faire de grands miracles ! La belle âme & la puissante Volonté qui ne peut agir, qu’autant que les dispositions du corps le lui permettent, & dont les goûts changent avec l’âge & la fièvre ! Faut-il donc s’étonner si les philosophes ont toujours eu en vue la santé du corps, pour conserver celle de l’âme ? si Pythagore a aussi soigneusement ordonné la diète, que Platon a défendu le vin ? Le régime qui convient au corps, est toujours celui par lequel les médecins sensés prétendent qu’on doit préluder, lorsqu’il s’agit de former l’esprit, de l’élever à la connoissance de la vérité & de la vertu ; vains sons dans le désordre des maladies & le tumulte des sens ! Sans les préceptes de l’hygiène, Épictète, Socrate, Platon &c. prêchent en vain : toute morale est infructueuse, pour qui n’a pas la sobriété en partage ; c’est la source de toutes les vertus, comme l’intempérance est celle de tous les vices.

En faut-il davantage, (& pourquoi irois-je me perdre dans l’histoire des passions, qui toutes s’expliquent par l’ενοϱμων d’Hippocrate) pour prouver que l’homme n’est qu’un animal, ou un assemblage de ressorts, qui tous se montent les uns par les autres, sans qu’on puisse dire par quel point du cercle humain la nature a commencé ? Si ces ressorts diffèrent entr’eux, ce n’est donc que par leur siège, & par quelques degrés de force, & jamais par leur nature ; & par consequent l’âme n’est qu’un principe de mouvement, ou une partie matérielle sensible du cerveau, qu’on peut, sans craindre l’erreur, regarder comme un ressort principal de toute la machine, qui a une influence visible sur tous les autres, & même paroît avoir été fait le premier ; en sorte que tous les autres n’en seroient qu’une émanation, comme on le verra par quelques observations que je rapporterai, & qui ont été faites sur divers embryons.

Cette oscillation naturelle, ou propre à notre machine, & dont est douée chaque fibre, &, pour ainsi dire, chaque élément fibreux, semblable à celle d’une pendule, ne peut toujours s’exercer. Il faut la renouveler, à mesure qu’elle se perd, lui donner des forces, quand elle languit, l’affoiblir lorsqu’elle est opprimée par un excès de force & de vigueur. C’est en cela seul que la vraie médecine consiste.

Le corps n’est qu’une horloge, dont le nouveau chyle est l’horloger. Le premier soin de la nature, quand il entre dans le sang, c’est d’y exciter une sorte de fièvre, que les chymistes qui ne rêvent que fourneaux, ont dû prendre pour une fermentation. Cette fièvre procure une plus grande filtration d’esprits, qui machinalement vont animer les muscles & le cœur, comme s’ils y étoient envoyés par ordre de la volonté.

Ce sont donc les causes ou les forces de la vie qui entretiennent ainsi durant cent ans le mouvement perpetuel des solides & des fluides, aussi nécessaire aux uns qu’aux autres. Mais qui peut dire si les solides contribuent à ce jeu, plus que les fluides, & vice versâ ? Tout ce qu’on sait, c’est que l’action des premiers seroit bientôt anéantie, sans le secours des seconds. Ce sont les liqueurs qui par leur choc éveillent & conservent l’élasticité des vaisseaux, de laquelle dépend leur propre circulation. De-là vient qu’après la mort, le ressort naturel de chaque substance est plus ou moins fort encore, suivant les restes de la vie, auxquels il survit, pour expirer le dernier. Tant il est vrai que cette force des parties animales peut bien se conserver & s’augmenter par celle de la circulation, mais qu’elle n’en dépend point, puisqu’elle se passe même de l’intégrité de chaque membre, ou viscère, comme on l’a vu.

Je n’ignore pas que cette opinion n’a pas été goûtée de tous les savans, & que Staahl sur-tout l’a fort dédaignée. Ce grand chymiste a voulu nous persuader que l’âme étoit la seule cause de tous nos mouvemens. Mais c’est parler en fanatique, & non en philosophe.

Pour détruire l’hypothèse Staahlienne, il ne faut pas faire tant d’efforts que je vois qu’on en a faits avant moi. Il n’y a qu’à jetter les yeux sur un joueur de violon. Quelle souplesse ! quelle agilité dans les doigts ! les mouvemens sont si prompts, qu’il ne paroît presque pas y avoir de succession. Or je prie, ou plutôt je défie les Staahliens de me dire, eux qui connoissent si bien tout ce que peut notre âme, comment il seroit possible qu’elle exécutât si vite tant de mouvemens, des mouvemens qui se passent si loin d’elle, & en tant d’endroits divers. C’est supposer un joueur de flûte qui pourroit faire de brillantes cadences sur une infinité de trous qu’il ne connoîtroit pas, & auxquelles il ne pourroit seulement pas appliquer le doigt.

Mais disons avec Mr. Hecquet qu’il n’est pas permis à tout le monde d’aller à Corinthe. Et pourquoi Staahl n’auroit-il pas été encore plus favorisé de la nature en qualité d’homme, qu’en qualité de chymiste & de praticien ? Il falloit (l’heureux mortel !) qu’il eût reçu une autre âme que le reste des hommes ; une âme souveraine, qui, non contente d’avoir quelque empire sur les muscles volontaires, tenoit sans peine les rênes de tous les mouvemens du corps, pouvoit les suspendre, les calmer, ou les exciter à son gré ! Avec une maîtresse aussi despotique, dans les mains de laquelle étoient en quelque sorte les battemens du cœur & les loix de la circulation, point de fièvre sans doute, point de douleur, point de langueur, ni honteuse impuissance, ni fâcheux priapisme. L’âme veut, & les ressorts jouent, se dressent, ou se débandent. Comment ceux de la machine de Staahl se sont-ils si tôt détraqués ? Qui a chez soi un si grand médecin, devroit être immortel.

Staahl au reste n’est pas le seul qui ait rejetté le principe d’oscillation des corps organisés. De plus grands esprits ne l’ont pas employé, lorsqu’ils ont voulu expliquer l’action du cœur, l’érection du penis &c. Il n’y a qu’à lire les Institutions de Médecine de Boerhaave, pour voir quels laborieux & séduisans systêmes, faute d’admettre une force aussi frappante dans tous les corps, ce grand homme a été obligé d’enfanter à la sueur de son puissant génie.

Willis & Perrault, esprits d’une plus foible trempe, mais observateurs assidus de la nature, que le fameux professeur de Leyde n’a connue que par autrui, & n’a eue, pour ainsi dire, que de la seconde main, paroissent avoir mieux aimé supposer une âme généralement répandue par-tout le corps, que le principe dont nous parlons. Mais dans cette hypothèse qui fut celle de Virgile, & de tous les Épicuriens, hypothèse que l’histoire du polype sembleroit favoriser à la premiere vue, les mouvemens qui survivent au sujet dans lequel ils sont inhérens, viennent d’un reste d’âme, que conservent encore les parties qui se contractent, sans être désormais irritées par le sang & les esprits. D’où l’on voit que ces écrivains, dont les ouvrages solides éclipsent aisément toutes les fables philosophiques, ne se sont trompés que sur le modèle de ceux qui ont donné à la matière la faculté de penser, je veux dire, pour s’être mal exprimés, en termes obscurs, & qui ne signifient rien. En effet, qu’est-ce que ce reste d’âme, si ce n’est la force motrice des Leibnitiens, mal rendue par une telle expression, & que cependant Perrault sur-tout a véritablement entrevue ? V. son Traité de la Mécanique des Animaux.

À présent qu’il est clairement démontré contre les Carthésiens, les Staahliens, les Mallebranchistes, & les Théologiens peu dignes d’être ici placés, que la matière se meut par elle-même, non-seulement lorsqu’elle est organisée, comme dans un cœur entier, par exemple, mais lors même que cette organisation est détruite, la curiosité de l’homme voudroit savoir comment un corps, par cela même qu’il est originairement doué d’un soufle de vie, se trouve en conséquence orné de la faculté de sentir, & enfin par celle-ci de la pensée. Et pour en venir à bout, ô bon dieu ! quels efforts n’ont pas faits certains philosophes ! et quel galimathias j’ai eu la patience de lire à ce sujet !

Tout ce que l’expérience nous apprend, c’est que tant que le mouvement subsiste, si petit qu’il soit dans une ou plusieurs fibres ; il n’y a qu’à les piquer, pour réveiller, animer ce mouvement presque éteint, comme on l’a vu dans cette foule d’expériences dont j’ai voulu accabler les systèmes. Il est donc constant que le mouvement & le sentiment l’excitent tour à tour, & dans les corps entiers, & dans les mêmes corps dont la structure est détruite, pour ne rien dire ce certaines plantes qui semblent nous offrir les mêmes phénomènes de la réunion du sentiment & du mouvement.

Mais de plus, combien d’excellens philosophes ont démontré que la pensée n’est qu’une faculté de sentir, & que l’âme raisonnable, n’est que l’âme sensitive appliquée à contempler les idées, & à raisonner ! ce qui seroit prouvé par cela seul que lorsque le sentiment est éteint, la pensée l’est aussi, comme dans l’apoplexie, la léthargie, la catalepsie &c. ; car ceux qui ont avancé que l’âme n’avoit pas moins pensé dans les maladies soporeuses, quoiqu’elle ne se souvînt pas des idées qu’elle avoit eues, ont soutenu une chose ridicule.

Pour ce qui est de ce dévelopement, c’est une folie de perdre le tems à en rechercher le mécanisme. La nature du mouvement nous est aussi inconnue que celle de la matière. Le moyen de découvrir comment il s’y produit, à moins que de ressusciter avec l’auteur de l'Histoire de l’Âme, l’ancienne & inintelligible doctrine des formes substantielles ! Je suis donc tout aussi consolé d’ignorer comment la matière, d’inerte & simple, devient active & composée d’organes, que de ne pouvoir regarder le soleil sans verre rouge : et je suis d’aussi bonne composition sur les autres merveilles incompréhensibles de la nature, sur la production du sentiment & de la pensée dans un être qui ne paroissoit autrefois à nos yeux bornés qu’un peu de boue.

Qu’on m’accorde seulement que la matière organisée est douée d’un principe moteur, qui seul la différentie de celle qui ne l’est pas (eh ! peut-on rien refuser à l’observation la plus incontestable ?) & que tout dépend dans les animaux de la diversité de cette organisation, comme je l’ai assez prouvé ; c’en est assez pour deviner l’énigme des substances & celle de l’homme. On voit qu’il n’y en a qu’une dans l’univers, & que l’homme est la plus parfaite. Il est au singe, aux animaux les plus spirituels, ce que la pendule planétaire de Huygens, est à une montre de Julien-le-Roi. S’il a fallu plus d’instrumens, plus de rouages, plus de ressorts pour marquer les mouvemens des planètes, que pour marquer les Heures, ou les répéter ; s’il a fallu plus d’art à Vaucanson pour faire son flûteur, que pour son canard, il eût dû en employer encore davantage pour faire un parleur, machine qui ne peut plus être regardée comme impossible, surtout entre les mains d’un nouveau Prométhée. Il étoit donc de même nécessaire que la nature employât plus d’art & d’appareil pour faire & entretenir une machine qui pendant un siècle entier pût marquer tous les battemens du cœur & de l’esprit ; car si on n’en voit pas au pouls les heures, c’est du moins le baromètre de la chaleur & de la vivacité, par laquelle on peut juger de la nature de l’âme. Je ne me trompe point ; le corps humain est une horloge, mais immense, & construite avec tant d’artifice & d’habilité que, si la roue qui sert à marquer les secondes vient à s’arrêter, celle des minutes tourne & va toujours son train ; comme la roue des quarts continue de se mouvoir, & ainsi des autres, quand les premières, rouillées, ou dérangées par quelque cause que ce soit, ont interrompu leur marche ; car n’est-ce pas ainsi que l’obstruction de quelques vaisseaux ne suffit pas pour détruire, ou suspendre le fort des mouvemens qui est dans le cœur, comme dans la pièce ouvrière de la machine, puisqu’au contraire les fluides dont le volume est diminué, ayant moins de chemin à faire, le parcourent d’autant plus vîte, emportés comme par un nouveau courant, que la force du cœur s’augmente en raison de la résistance qu’il trouve à l’extrémité des vaisseaux ? Lorsque le nerf optique, seul comprimé, ne laisse plus passer l’image des objets, n’est-ce pas ainsi que la privation de la vue n’empêche pas plus l’usage de l’ouie, que la privation de ce sens, lorsque les fonctions de la portion molle sont interdites, ne suppose celle de l’autre ? n’est-ce pas ainsi encore que l’un entend, sans pouvoir dire qu’il entend, (si ce n’est après l’attaque du mal) & que l’autre qui n’entend rien, mais dont les nerfs linguaux sont libres dans le cerveau, dit machinalement tous les rêves qui lui passent par la tête ? phénomènes qui ne surprennent point les médecins éclairés. Ils savent à quoi s’en tenir sur la nature de l’homme : & pour le dire en passant, de deux médecins, le meilleur, celui qui mérite le plus de confiance, c’est toujours, à mon avis, celui qui est le plus versé dans la physique, ou la mécanique du corps humain, & qui laissant l’âme, & toutes les inquiétudes que cette chimère donne aux sots & aux ignorans, n’est occupé sérieusement que du pur naturalisme.

Laissons donc le prétendu Mr. Charp se moquer des philosophes qui ont regardé les animaux, comme des machines. Que je pense differemment ! Je crois que Descartes seroit un homme respectable à tous égards, si né dans un siècle qu’il n’eût pas dû éclairer, il eût connu le prix de l’expérience & de l’observation, & le danger de s’en écarter ; mais il n’est pas moins juste que je fasse ici une autentique réparation à ce grand homme, pour tous ces petits philosophes, mauvais plaisans, & mauvais singes de Locke, qui au lieu de rire impudemment au nez de Descartes, feroient mieux de sentir que sans lui le champ de la philosophie, comme celui du bon esprit sans Newton, seroit peut-être encore en friche.

Il est vrai que ce célèbre philosophe s’est beaucoup trompé, & personne n’en disconvient. Mais enfin il a connu la nature animale ; il a le premier parfaitement démontré que les animaux étoient de pures machines. Or après une découverte de cette importance & qui suppose autant de sagacité, le moyen sans ingratitude, de ne pas faire grace à toutes ses erreurs !

Elles sont à mes yeux toutes réparées par ce grand aveu. Car enfin, quoi qu’il chante sur la distinction des deux substances ; il est visible que ce n’est qu’un tour d’adresse, une ruse de stile pour faire avaler aux théologiens un poison caché à l’ombre d’une analogie qui frappe tout le monde, & qu’eux seuls ne voient pas ; car c’est elle, c’est cette forte analogie qui force tous les savans & les vrais juges d’avouer que ces êtres fiers & vains, plus distingués par leur orgueil, que par le nom d’hommes, quelque envie qu’ils aient de s’élever, ne sont au fond que des animaux, & des machines perpendiculairement rampantes. Elles ont toutes ce merveilleux Instinct, dont l’éducation fait de l’esprit, & qui a toujours son siége dans le cerveau, & à son défaut, comme lorsqu’il manque, ou est ossifié, dans la moëlle allongée, & jamais dans le cervelet ; car je l’ai vu considérablement blessé : d’autres[8] l’ont trouvé schirreux, sans que l’âme cessât de faire ses fonctions.

Être machine, sentir, penser savoir distinguer le bien du mal, comme le bleu du jaune, en un mot être né avec de l’Intelligence, & un Instinct sûr de morale, & n’être qu’un animal, sont donc des choses qui ne sont pas plus contradictoires qu’être un singe, ou un perroquet & savoir se donner du plaisir ; car puisque l’occasion se présente de le dire, qui eût jamais deviné a priori qu’une goute de la liqueur qui se lance dans l’accouplement, fît ressentir des plaisirs divins, & qu’il en naîtroit une petite créature, qui pourroit un jour, posées certaines loix, jouir des mêmes délices ? Je crois la pensée si peu incompatible avec la matière organisée, qu’elle semble en être une propriété, telle que l’électricité, la faculté motrice, l’Impénétrabilité, l’étendue, &c.

Voulez-vous de nouvelles observations ? En voici qui sont sans réplique, & qui prouvent toutes que l’homme ressemble parfaitement aux animaux dans son origine, comme dans tout ce que nous avons déjà cru essentiel de comparer.

J’en appelle à la bonne foi de nos observateurs. Qu’ils nous disent s’il n’est pas vrai que l’homme dans son principe n’est qu’un ver, qui devient homme, comme la chenille, papillon. Les plus graves[9] auteurs nous ont appris comment il faut s’y prendre pour voir cet animalcule. Tous les curieux l’ont vu, comme Hartsoeker, dans la semence de l’homme, & non dans celle de la femme ; il n’y a que les sots qui s’en soient fait scrupule. Comme chaque goute de sperme contient une infinité de ces petits vers, lorsqu’ils sont lancés à l’ovaire, il n’y a que le plus adroit, ou le plus vigoureux qui ait la force de s’insinuer & de s’implanter dans l’œuf que fournit la femme, & qui lui donne sa première nourriture. Cet œuf, quelquefois surpris dans les trompes de Fallope, est porté par ces canaux à la matrice, où il prend racine, comme un grain de blé dans la terre. Mais quoiqu’il y devienne monstrueux par sa croissance de neuf mois, il ne diffère point des œufs des autres femelles, si ce n’est que sa peau (l’amnios) ne se durcit jamais & se dilate prodigieusement, comme on en peut juger, en comparant le fœtus trouvé en situation & prêt d’éclore, (ce que j’ai eu le plaisir d’observer dans une femme, morte un moment avant l’accouchement,) avec d’autres petits embryons très proches de leur origine : car alors c’est toujours l’œuf dans sa coque, & l’animal dans l’œuf, qui gêné dans ses mouvemens, cherche machinalement à voir le jour ; & pour y réussir, il commence par rompre avec la tête cette membrane, d’où il sort, comme le poulet, l’oiseau, &c. de la leur. J’ajouterai une observation que je ne trouve nulle part ; c’est que l'amnios n’en est pas plus mince, pour s’être prodigieusement étendu ; semblable en cela à la matrice, dont la substance même se gonfle de sucs infiltrés, indépendamment de la réplétion & du déploiement de tous ses coudes vasculeux.

Voyons l’Homme dans & hors de sa coque ; examinons avec un microscope les plus jeunes embryons, de 4, de 6, de 8 ou de 15 jours ; après ce tems les yeux suffisent. Que voit-on ? la tête seule ; un petit œuf rond avec deux points noirs qui marquent les yeux. Avant ce temps, tout étant plus informe, on n’aperçoit qu’une pulpe médullaire, qui est le cerveau, dans lequel se forme d’abord l’origine des nerfs, ou le principe du sentiment, & le cœur qui a déjà par lui-même dans cette pulpe la faculté de battre : c’est le punctum saliens de Malpighi, qui doit peut-être déjà une partie de sa vivacité à l’influence des nerfs. Ensuite peu-à-peu on voit la tête allonger le col, qui en se dilatant forme d’abord le thorax, où le cœur a déjà descendu pour s’y fixer ; après quoi vient le bas-ventre, qu’une cloison (le diafragme) sépare. Ces dilatations donnent l’une, les bras, les mains, les doigts, les ongles, & les poils ; l’autre les cuisses, les jambes, les pieds, &c. avec la seule différence de situation qu’on leur connoît, qui fait l’appui & le balancier du corps. C’est une végétation frappante. Ici ce sont des cheveux qui couvrent le sommet de nos têtes ; là ce sont des feuilles & des fleurs ; par-tout brille le même luxe de la nature ; & enfin l’esprit recteur des plantes est placé où nous avons notre âme, cette autre quintessence de l’homme.

Telle est l’uniformité de la nature qu’on commence à sentir, & l’analogie du règne animal & végétal, de l’homme à la plante. Peut-être même y a-t-il des plantes animales, c’est-à-dire, qui en végétant, ou se battant comme les polypes, font d’autres fonctions propres aux animaux.

Voilà à peu près tout ce qu’on sait de la génération. Que les parties qui s’attirent, qui sont faites pour s’unir ensemble, & pour occuper telle ou telle place, se réunissent toutes suivant leur nature ; & qu’ainsi se forment les yeux, le cœur, l’estomac, & enfin tout le corps, comme de grands hommes l’ont écrit, cela est possible. Mais comme l’expérience nous abandonne au milieu de ces subtilités, je ne supposerai rien, regardant tout ce qui ne frappe pas mes sens, comme un mystère impénétrable. Il est si rare que les deux semences se rencontrent dans le congrès, que je serois tenté de croire que la semence de la femme est inutile à la génération.

Mais comment en expliquer les phénomènes, sans ce commode rapport de parties, qui rend si bien raison des ressemblances des enfans, tantôt au père, & tantôt à la mère. D’un autre côté l’embarras d’une explication doit-elle contrebalancer un fait ? Il me paroît que c’est le mâle qui fait tout, dans une femme qui dort, comme dans la plus lubrique. L’arrangement des parties seroit donc fait de toute éternité dans le germe ; ou dans le ver même de l’homme. Mais tout ceci est fort au-dessus de la portée des plus excellens observateurs. Comme ils n’y peuvent rien saisir, ils ne peuvent pas plus juger de la mécanique de la formation & du mouvement des corps, qu’une taupe, du chemin qu’un cerf peut parcourir.

Nous sommes de vraies taupes dans le chemin de la nature ; nous n’y faisons guères que le trajet de cet animal ; & c’est notre orgueil qui donne des bornes à ce qui n’en a point. Nous sommes dans le cas d’une montre qui diroit : (un fabuliste en feroit un personnage de conséquence dans un ouvrage frivole) « quoi ! c’est ce sot ouvrier qui m’a faite, moi qui divise le temps ! moi qui marque si exactement le cours du soleil ; moi qui répète à haute voix les heures que j’indique ! non, cela ne se peut pas. » Nous dédaignons de même, ingrats que nous sommes, cette mère commune de tous les règnes, comme parlent les chymistes. Nous imaginons, ou plutôt supposons une cause supérieure à celle à qui nous devons tout, & qui a véritablement tout fait d’une manière inconcevable. Non, la matière n’a rien de vil qu’aux yeux grossiers qui la méconnoissent dans ses plus brillans ouvrages ; & la nature n’est point une ouvrière bornée. Elle produit des millions d’hommes avec plus de facilité & de plaisir, qu’un horloger n’a de peine à faire la montre la plus composée. Sa puissance éclate également, & dans la production du plus vil insecte, & dans celle de l’homme le plus superbe ; le règne animal ne lui coûte pas plus que le végétal ; ni le plus beau génie, qu’un épi de blé. Jugeons donc par ce que nous voyons, de ce qui se dérobe à la curiosité de nos yeux & de nos recherches, & n’imaginons rien au delà. Suivons le singe, le castor, l’éléphant &c. dans leurs operations. S’il est évident qu’elles ne peuvent se faire sans intelligence, pourquoi la refuser à ces animaux ? & si vous leur accordez une âme, fanatiques, vous êtes perdus : vous aurez beau dire que vous ne décidez point sur sa nature, tandis que vous lui ôtez l’immortalité ; qui ne voit que c’est une assertion gratuite ? qui ne voit qu’elle doit être ou mortelle, ou immortelle, comme la nôtre, dont elle doit subir le même sort, quel qu’il soit ; & qu’ainsi c’est tomber dans Scilla, pour vouloir éviter Caribde ?

Brisez la chaîne de vos préjugés ; armez-vous du flambeau de l’expérience, & vous ferez à la nature l’honneur qu’elle mérite, au lieu de rien conclure à son désavantage, de l’ignorance, où elle vous a laissée. Ouvrez les yeux seulement, & laissez-là ce que vous ne pouvez comprendre ; & vous verrez que ce laboureur, dont l’esprit & les lumières ne s’étendent pas plus loin que les bords de son sillon, ne diffère point essentiellement du plus grand génie, comme l’eût prouvé la dissection des cerveaux de Descartes & de Newton : vous serez persuadé que l’imbécille, ou le stupide, sont des bêtes à figure humaine, comme le singe plein d’esprit est un petit homme sous une autre forme ; & qu’enfin tout dépendant absolument de la diversité de l’organisation, un animal bien construit, à qui on a appris l’astronomie, peut prédire une éclipse, comme la guérison, ou la mort, lorsqu’il a porté quelque tems du génie & de bons yeux à l’école d’Hippocrate & au lit des malades. C’est par cette file d’observations & de vérités qu’on parvient à lier à la matière l’admirable proprieté de penser, sans qu’on en puisse voir les liens, parce que le sujet de cet attribut nous est essentiellement inconnu.

Ne disons point que toute machine, ou tout animal, périt tout-à-fait, ou prend une autre forme, après la mort ; car nous n’en savons absolument rien. Mais assurer qu’une machine immortelle est une chimère, ou un être de raison, c’est faire un raisonnement aussi absurde, que celui que feroient des chenilles, qui volant les dépouilles de leurs semblables, déploreroient amèrement le sort de leur espèce qui leur sembleroit s’anéantir. L’âme de ces Insectes, (car chaque animal a la sienne) est trop bornée pour comprendre les métamorphoses de la nature. Jamais un seul des plus rusés d’entre eux n’eût imaginé qu’il dût devenir papillon. Il en est de même de nous. Que savons-nous plus de notre destinée, que de notre origine ? Soumettons-nous donc à une ignorance invincible, de laquelle notre bonheur dépend.

Qui pensera ainsi, sera sage, juste, tranquille sur son sort, & par conséquent heureux. Il attendra la mort, sans la craindre ni la désirer, & chérissant la vie, comprenant à peine comment le dégoût vient corrompre un cœur dans ce lieu plein de délices ; plein de respect pour la nature ; plein de reconnoissance, d’attachement, & de tendresse, à portion du sentiment, & des bienfaits qu’il en a reçus, heureux enfin de la sentir, & d’être au charmant spectacle de l’univers, il ne la détruira certainement jamais dans soi, ni dans les autres. Que dis-je ! plein d’humanité, il en aimera le caractère jusques dans ses ennemis. Jugez comme il traitera les autres. Il plaindra les vicieux, sans les haïr ; ce ne seront à ses yeux que des hommes contrefaits. Mais en faisant grace aux défauts de la conformation de l’esprit & du corps, il n’en admirera pas moins leurs beautés, & leurs vertus. Ceux que la nature aura favorisés, lui paroitront mérirer plus d’égards, que ceux qu’elle aura traités en marâtre. C’est ainsi qu’on a vu que les dons naturels, la source de tout ce qui s’acquiert, trouvent dans la bouche & le cœur du matérialiste, des hommages que tout autre leur refuse injustement. Enfin le matérialiste convaincu, quoi que murmure sa propre vanité, qu’il n’est qu’une machine ou qu’un animal, ne maltraitera point ses semblables ; trop instruit sur la nature de ces actions, dont l’inhumanité est toujours proportionnée au degré d’analogie prouvée ci-devant ; & ne voulant pas en un mot, suivant la loi naturelle donnée à tous les animaux, faire à autrui ce qu’il ne voudroit pas qu’on lui fît.

Concluons donc hardiment que l’homme est une machine ; & qu’il n’y a dans tout l’univers qu’une seule substance diversement modifiée. Ce n’est point ici une hypothèse élevée à force de demandes & de suppositions : ce n’est point l’ouvrage du préjugé, ni même de ma raison seule ; j’eusse dédaigné un guide que je crois si peu sûr, si mes sens portant, pour ainsi dire, le flambeau, ne m’eussent engagé à la suivre, en l’éclairant. L’expérience m’a donc parlé pour la raison ; c’est ainsi que je les ai jointes ensemble.

Mais on a dû voir que je ne me suis permis le raisonnement le plus rigoureux & le plus immédiatement tiré, qu’à la suite d’une multitude d’observations physiques qu’aucun savant ne contestera ; & c’est encore eux seuls que je reconnois pour juges des conséquences que j’en tire ; récusant ici tout homme à préjugés, & qui n’est ni anatomiste, ni au fait de la seule philosophie qui est ici de mise, celle du corps humain. Que pourroient contre un chêne aussi ferme & solide, ces foibles roseaux de la théologie, de la métaphysique & des écoles ; armes puériles, semblables aux fleurets de nos salles, qui peuvent bien donner le plaisir de l’escrime, mais jamais entamer son adversaire. Faut-il dire que je parle de ces idées creuses & triviales, de ces raisonnemens rebattus & pitoiables, qu’on fera sur la prétendue incompatibilité de deux substances, qui se touchent & se remuent sans cesse l’une & l’autre, tant qu’il restera l’ombre du préjugé ou de la superstition sur la terre ? Voilà mon systême, ou plutôt la vérité, si je ne me trompe fort. Elle est courte & simple. Dispute à présent qui voudra !


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L’art
de
jouir.


Et quibus ipſa modis tractetur blanda voluptas.
Lucr.


L’ART

DE

JOUIR.


Plaiſir, maitre ſouverain des hommes & des dieux, devant qui tout diſparoît, juſqu’à la raiſon même, tu ſais combien mon cœur t’adore, & tous les ſacrifices qu’il t’a faits. J’ignore ſi je mériterai d’avoir part aux éloges que je te donne ; mais je me croirois indigne de toi, ſi je n’étois attentif à m’aſſurer de ta préſence, & à me rendre compte à moi-même de tous tes bienfaits. La reconnoiſſance ſeroit un trop foible tribut, j’y ajoute encore l’examen de mes ſentimens les plus doux.

Dieu des belles ames, charmant plaiſir, ne permets pas que ton pinceau ſe proſtitue à d’infâmes voluptés, ou plutôt à d’indignes débauches qui font gémir la nature révoltée. Qu’il ne peigne que les feux du fils de Cypris, mais qu’il les peigne avec tranſport. Que ce dieu vif, impétueux, ne ſe ſerve de la raiſon des hommes, que pour la leur faire oublier : qu’ils ne raiſonnent que pour exagérer leurs plaiſirs & s’en pénétrer : que la froide philoſophie ſe taiſe pour m’écouter. Je ſens les reſpectables approches de la volupté.

Diſparoiſſez, courtiſanes impudiques ! Il ſortit moins de maux de la boëte de Pandore, que du ſein de vos plaiſirs. Eh ! que dis-je ! des plaiſirs ! En fût-il jamais ſans les ſentimens du cœur ? Plus vous prodiguez vos faveurs, plus vous offenſez l’amour qui les déſavoue. Livrez vos corps aux ſatyres ; ceux qui s’en contentent, en ſont dignes : mais vous ne l’êtes pas d’un cœur né ſenſible. Vous vous proſtituez en vain, en vain vous cherchez à m’éblouir par des charmes vulgivagues : ce n’eſt point la jouiſſance des corps, c’eſt celle des ames qu’il me faut. Tu l’as connue, Ninon, cette jouiſſance exquiſe, durant le cours de la plus belle vie ; tu vivras éternellement dans les faſtes de l’amour.

Vous, qui baiſſez les yeux aux paroles chatouilleuſes, précieuſes & prudes, loin d’ici ! La volupté eſt diſpenſée de vous reſpecter, d’autant plus que vous n’êtes pas vous-mêmes, à ce qu’on dit, ſi auſtere dans le deſhabillé. Loin d’ici ſur-tout race dévôte, qui n’avez pas une vertu pour couvrir vos vices !

Belles, qui voulez conſulter la raiſon pour aimer, je ne crains pas que vous prêtiez l’oreille à mes diſcours ; elle n’en ſera point alarmée. La raiſon emprunte ici, non le langage, mais le ſentiment des dieux. Si mon pinceau ne répond pas à la fineſſe & à la délicateſſe de votre façon de ſentir, favoriſez-moi d’un ſeul regard ; & l’amour qui s’eſt plu à vous former, qui s’admire ſans ceſſe dans le plus beau de ſes ouvrages, fera couler de ma plume la tendreſſe & la volupté, qu’il ſembloit avoir réſervées pour vos cœurs.

Je ne ſuivrai point les traces de ces beaux eſprits, précieuſement neologues & puérilement entortillés : ce vil troupeau d’imitateurs d’un froid modèle glaceroit mon imagination chaude & voluptueuſe : un art trop recherché ne me conduiroit qu’à des jeux d’enfans que la raiſon proſcrit, ou à un ordre inſipide que le génie méconnoît & que la volupté dédaigne. Le bel eſprit du ſiècle ne m’a point corrompu ; le peu que la nature m’en réſervoit, je l’ai pris en ſentimens. Que tout reſſente ici le déſordre des paſſions, pourvu que le feu qui m’emporte ſoit digne, s’il ſe peut, du dieu qui m’inſpire !

Auguſte divinité, qui protégeas les chants immortels de Lucrèce, ſoutiens ma foible voix. Eſprits mobiles & déliés, qui circulez librement dans mes veines, portez dans mes écrits cette raviſſante volupté que vous faites ſans ceſſe voler dans mon cœur.

Ô vous, tendres, naïfs ou ſublimes interprêtes de la volupté, vous qui avez forcé les graces & les amours à une éternelle reconnoiſſance, ah ! faites que je la partage. S’il ne m’eſt pas donné de vous ſuivre, laiſſez-moi du moins un trait de flamme qui me guide, comme ces cometes qui laiſſent après elles un ſillon de lumière qui montre leur route.

Oui, vous ſeuls pouvez m’inſpirer, enfans gâtés de la nature & de l’amour, vous que ce dieu a pris ſoin de former lui-même, pour ſervir à des projets dignes de lui, je veux dire, au bonheur du genre humain ; échauffez-moi de votre génie, ouvrez-moi le ſanctuaire de la nature, éclairé par l’amour : nouveau, mais plus heureux Prométhée, que j’y puiſe ce feu ſacré de la volupté, qui dans mon cœur, comme dans ſon temple, ne s’éteigne jamais ; & qu’Epicure enſin paroiſſe ici, tel qu’il eſt dans tous les cœurs. Ô nature, ô amour, puiſſé-je ſaire paſſer dans l’éloge de vos charmes tous les tranſports avec leſquels je ſens vos bienfaits !

Venez, Phylis, deſcendons dans ce vallon tranquille ; tout dort dans la nature, nous ſeuls ſommes éveillés : venez ſous ces arbres, où l’on n’entend que le doux bruit de leurs feuilles ; c’eſt le zéphir amoureux qui les agite ; voyez comme elles ſemblent planer l’une ſur l’autre, & vous font ſigne de les imiter.

Parlez, Phylis, ne ſentez-vous pas quelque mouvement délicat, quelque douce langueur qui vous eſt inconnue ? Oui, je vois l’heureuſe impreſſion que vous fut ce myſtérieux aſyle : le brillant de vos yeux s’adoucit, votre ſang coule avec plus de vîteſſe, il élève votre beau ſein, il anime votre cœur innocent.

En quel état ſuis-je ! Quels nouveaux ſentimens, dites-vous !… venez, Phylis, je vous les expliquerai.

Votre vertu s’éveille, elle craint la ſurpriſe même qu’elle a : la pudeur ſemble augmenter vos inquiétudes avec vos attraits : votre gloire rejette l’amour, mais votre cœur ne le rejette pas.

Vous vous révoltez en vain, chacun doit ſuivre ſon ſort : pour être heureux il n’a manqué au vôtre que l’amour ; vous ne vous priverez pas d’un bonheur qui redouble en ſe partageant : vous n’éviterez pas les pieges que vous tendez à l’univers : qui balance a pris ſon parti.

Ô ſi vous pouviez ſeulement ſentir l’ombre des plaiſirs que goûtent deux cœurs qui ſe ſont donnés l’un à l’autre, vous redemanderiez à Jupiter tous ces ennuyeux momens, tous ces vuides de la vie que vous avez paſſés ſans aimer !

Quand une belle s’eſt rendue, qu’elle ne vit plus que pour celui qui vit pour elle ; que ſes refus ne ſont plus qu’un jeu néceſſaire ; que la tendreſſe qui les accompagne autoriſe d’amoureux larcins, & n’exige plus qu’une douce violence ; que deux beaux yeux, dont le trouble augmente les charmes, demandent en ſecret ce que la bouche refuſe ; que l’amour éprouvé de l’amant eſt couronné de myrtes par la vertu même ; que la raiſon n’a plus d’autre langage que celui du cœur ; que… les expreſſions me manquent, Phylis, tout ce que je dis n’eſt pas même un foible ſonge de ces plaiſirs. Aimable foibleſſe ! douce extaſe ! c’eſt en vain que l’eſprit veut vous exprimer, le cœur même ne peut vous comprendre.

Vous ſoupirez, vous ſentez les douces approches du plaiſir ! Amour, que tu es adorable ! ſi ta ſeule peinture peut donner des deſirs, que ferois-tu toi-même ?

Jouiſſez, Phylis, jouiſſez de vos charmes : n’être belle que pour ſoi, c’eſt l’etre pour le tourment des hommes.

Ne craignez ni l’amour, ni l’amant ; une fois maîtreſſe de mon cœur, vous le ſerez toujours. La vertu conſerve aiſément les conquêtes de la beauté.

J’aime, comme on aimoit avant qu’on eût appris à ſoupirer, avant qu’on eût fait un art de jurer la fidélité. Amour eſt pauvre : je n’ai qu’un cœur à vous offrir, mais il eſt tendre comme le vôtre. Uniſſons-les, & nous connoîtrons à la fois le plaiſir, & cette tendreſſe plus ſéduiſante qui conduit à la plus pure volupté des cœurs.

Quels ſont ces deux enfans de différent ſexe qu’on laiſſe vivre ſeuls paiſiblement enſemble ? Qu’ils ſeront heureux un jour ! Non, jamais l’amour n’aura eu de ſi tendres, ni de ſi fidèles ſerviteurs. Sans éducation & par conſéquent ſans préjugés, livrés ſans remords à une mutuelle ſympathie, abandonnés à un inſtinct plus ſage que la raiſon, ils ne ſuivront que ce tendre penchant de la nature, qui ne peut être criminel, puiſqu’on ne peut y réſiſter.

Voyez ce jeune garçon ; déjà il n’eſt plus homme, ſans s’en appercevoir. Quel nouveau feu vient de s’allumer dans ſes veines ! quel chaos ſe débrouille ! il n’a plus les mêmes goûts, ſes inclinations changent avec ſa voix. Pourquoi ce qui l’amuſoit, l’ennuye-t-il ? Tout occupé, tout étonné de ſon nouvel être, il ſent, il deſire, ſans trop ſavoir ce qu’il ſent, ni ce qu’il deſire : il entrevoit ſeulement, par l’envie qu’il a d’être heureux, la puiſſance de le devenir. Ses déſirs confus forment une eſpece de voile, qui dérobe à ſa vue le bonheur qui l’attend. Conſolez-vous, jeune berger, le flambeau de l’amour diſſipera bientôt les nuages qui retardent vos beaux jours : les plaiſirs après leſquels vous ſoupirez, ne vous ſeront pas toujours inconnus ; la nature vous en offrira par-tout l’image ; deux animaux s’accoupleront en votre préſence ; vous verrez des oiſeaux ſe careſser ſur une branche d’arbre, qui ſemble obéir à leurs amours.

Tout vous eſt de l’amour une leçon vivante.

Que de réflexions vont naître de ce nouveau ſpectacle ! juſqu’où la curioſité ne portera-t-elle pas ſes regards ! L’amour l’aiguillonne ; il veut inſtruire l’un par l’autre ; il a fait la gorge de la bergere, différente de celle du berger : elle ne peut reſpirer ſans qu’elle s’élève, c’eſt ſon langage : il ſemble qu’elle veuille forcer les barrières de la pudeur, comme indignée d’une contrainte qui la fâche. Penſées naïves, déſirs innocens, tendres inquiétudes, tout ſe dit ſans fard ; le cœur s’ouvre, on ne ſe diſſimule aucuns ſentimens ; ils ſont trop nouveaux, trop vifs, pour être contenus.

Mais n’y auroit-il point encore d’autre différence ? Oh oui ! & même beaucoup plus conſidérable : voyez cette roſe que le trop heureux hymen reçoit quelquefois des mains de l’amour : roſe vermeille, dont le bouton eſt à peine éclos qu’elle veut être cueillie : roſe charmante, dont chaque feuille ſemble couverte & entourée d’un fin duvet, pour mieux cacher les amours qui y ſont nichés, & les ſoutenir plus mollement dans leurs ébats.

Surpris de la beauté de cette fleur, avec quelle avidité le berger la conſidère ! Avec quel plaiſir il la touche, la parcourt, l’examine ! Le trouble de ſon cœur eſt marqué dans ſes yeux.

La bergère eſt auſſi curieuſe d’elle-même pour la première fois ; elle avoit déjà vu ſon joli minois dans un clair ruiſſeau : le même miroir va lui ſervir pour contempler des charmes ſecrets qu’elle ignoroit.

Mais elle découvre à ſon tour combien Daphnis lui reſſemble. Qu’elle lui rend bien ſa ſurpriſe ! Frappée d’une ſi prodigieuſe différence, toute émue elle y porte la main en tremblant ; elle le careſſe, elle en ignore l’uſage, elle ne comprend pas pourquoi ſon cœur bat ſi vite, elle ne ſe connoit preſque plus : mais enfin, lorſque revenue à elle-même, un trait de lumière a paſſé dans ſon cœur, elle le regarde comme un monſtre, la choſe lui paroît abſolument impoſſible, elle ne conçoit pas encore, la pauvre Agnès, tout ce que peut l’amour.

L’idée du crime n’a point été attachée à toutes ces recherches amoureuſes ; elles ſont faites par de jeunes cœurs qui ont beſoin d’aimer, avec une pureté d’âme que jamais n’empoiſonna le repentir. Heureux enfans ! qui ne voudroit l’être comme vous ? Bientôt vos jeux ne ſeront plus les mêmes, mais ils n’en ſeront pas moins innocens : le plaiſir n’habita jamais des cœurs impurs & corrompus. Quel ſort plus digne d’envie ! vous ignorez ce que vous êtes l’un à l’autre ; cette douce habitude de ſe voir ſans ceſſe, la voix du ſang ne déconcerte point l’amour ; il n’en vole que plus vite auprès de vous, pour ſerrer vos liens & vous rendre plus fortunés. Ah ! puiſſiez-vous vivre toujours enſemble & toujours ignorés dans cette paiſible ſolitude, ſans connoître ceux qui vous ont donné le jour ! Le commerce des hommes ſeroit fatal à votre bonheur ; un art impoſteur corromproit la ſimple nature, ſous les loix de laquelle vous viviez heureux : en perdant votre innocence, vous perdriez tous vos plaiſirs.

Que vois-je ! c’eſt Iſménias, qui eſt ſur le point d’enlever l’objet de ſes deſirs. Son bonheur eſt peint dans ſes yeux, il éclate ſur ſa figure ; & du fond de ſon cœur, par une ſorte de circulation nouvelle, il paroît répandu ſur tout ſon être. Il parle d’Iſmène, écoutons. Qu’il a l’air content & ravi !

Enfin, dit-il, je vais donc poſſéder celle que mon cœur adore ! Je vais donc jouir du fruit de la plus belle victoire. Dieux ! que cette conquete m’a coûté ! Mais qui ſoumet un cœur tel que celui d’Iſmene, a conquis l’univers.

Il fait l’éloge de ſes charmes. Toutes les femmes n’ont que des viſages, Iſmene ſeule a de la phyſionomie. On ſent, on penſe toujours avec ces traits-là : mais par quel heureux mêlange de couleurs eſt-on embarraſſé de dire s’il y a plus de ſentiment que d’eſprit dans ſes yeux !

Iſmene ignore le parti qu’a pris ſon amant : elle lui avoit défendu de tenter une entrepriſe auſſi délicate. Mais il faut épargner à ce qu’on aime juſqu’à la moindre inquiétude : il n’y a point à balancer ; on obéit à l’amour, en déſobéiſſant à l’amante. Le devoir eſt tout en amour comme en guerre, & le péril n’eſt rien. Plus la démarche eſt téméraire, plus Iſmene ſera ſenſible… Ah ! que l’amour donne de courage ! Ah ! que cette preuve de tendreſſe lui ſera chere, & qu’elle en ſaura un jour bon gré à ſon amant !

Iſménias, prêt d’arriver chez Iſmene, la croit déjà partie ſur un faux rapport : il ne comprend pas comment il a pu la manquer ſur la route ; il s’agite, il délibere, quel parti prendre ? Hélas ! Eſt-il en état d’en prendre un ? il retourne ſur ſes pas : on le prendroit pour un inſenſé : égaré, ſe connoiſſant à peine, il court nuit & jour, il ne rencontre point Iſmene, il tremble qu’elle n’arrive la premiere au rendez-vous. Ô dieu ! Ô amour ! quelles euſſent été ſes inquiétudes de n’y point trouver ſon amant.

Mieux inſtruit enſuite au moment qu’il s’en flatte le moins, quelle heureuſe révolution ! quelle brillante ſérénité relève un front abattu ! Comme il remercie l’amour d’avoir pris pitié de ſon tourment !

Il baiſe cent fois le billet d’Iſmene, il l’arroſe de ſes larmes, il revole ſur ſes premiers pas. Rien ne fatigue, rien ne coûte quand on aime : la diſtance des lieux eſt bientôt franchie par les ailes de l’amour.

Par la joie de l’amant, jugez de celle de l’amante, lorſqu’elle entendra cette hiſtoire de la bouche même d’Iſménias ; & devinez, ſi vous pouvez, lequel des deux va goûter le plus pur contentement ! Si les plaiſirs augmentent par les peines, que j’envie votre ſort, Iſménias !

Ils ſe revoient enfin, ils veulent en vain parler ; mais à la vivacité de leur ſilence & de leurs careſſes, qu’on voit bien que la parole eſt un foible organe du ſentiment ! Ont-ils enfin repris l’uſage de la voix ! Grands dieux ! quels entretiens ! Se racontent-ils tout ce qui ſe paſſe dans l’univers ? Non, ils ont bien plus de choſes à ſe dire : ils s’aiment, ils ſe retrouvent après une longue & trop cruelle abſence. Qui pourroit redire ici leurs diſcours, & plutôt encore leur joie que leurs plaiſirs ? Il faudroit ſentir comme eux, il faudroit s’être trouvé dans la même ſituation délicieuſe.

Iſmene, je l’ai prévu, n’oubliera jamais ce qu’a fait Iſménias ; elle ne quitte point une fortune brillante, ce ſeroit un petit ſacrifice à ſes yeux ; c’eſt elle-même qu’elle ſacrifie. Pour qui ? pour un amant dont l’amour fait toute la richeſſe.

Le plaiſir appelle Iſmene, il lui tend les bras, il lui montre une chaîne de fleurs. Refuſera-t-elle un dieu jeune, aimable, qui ne veut que ſa félicité ? C’en eſt fait ; « le conſeil en eſt pris quand l’amour l’a donné ». Mais de combien de ſentimens, divers elle eſt agitée, & quelles ſingulieres conditions elle impoſe à ſon amant !

« Vous voyez, dit-elle, Iſménias, tout ce que je fais pour vous. Je ne pourrai reparoître dans l’univers, les préjugés y tiennent un rang trop conſidérable ; & ſi je vous perds (tombe ſur moi plutôt la foudre !) je n’ai d’autre reſſource que la mort. Je ne vous parle point de l’ingratitude, de l’infidélité, de l’inconſtance, du mépris… car qu’en fais-je ! Et combien me repentirai-je peut-être de cette démarche, quand il n’en ſera plus temps ! Mais que dis-je ! non, Iſménias, vous ne reſſemblerez point aux autres hommes ; non, vous ne ſéduirez pas la vertu pour l’abandonner aux plus vifs regrets. Je vous fais injure, je ſuis sûre de vous, je vous ai choiſi ; & ſi cela n’étoit pas, à quoi me ſerviroit de prévoir un malheur que je n’aurois pas la force de prévenir ? Mais cependant, quelque empire que l’amour ait ſur mon cœur, j’aurai celle d’en reſter aux termes où nous en ſommes : jamais, comptez-y, vous ne ſerez mon amant tout-à-fait. Iſmene l’eût juré par le Stix ».

Iſménias gémit, il eſt déſolé, il ne conçoit pas la trop rigoureuſe loi d’un cœur ſenſible. « Tendre & cruelle Iſmene, quoi ! vous m’aimez, & vous ne ferez pas tout pour moi ! Il m’en coûtera peut-être plus qu’à vous, interrompit-elle, mais la tendreſſe eſt la volupté des cœurs. Ce que je vous refuſe en plaiſirs, vous l’aurez en ſentimens. Il n’y a pas dans toute mon ame un ſeul mouvement qui ne m’approche de vous, un ſeul ſoupir qui ne tende vers les lieux où le deſtin vous appelle. Ne ſentez-vous donc point, Iſménias, le prix de tant d’amour, le prix d’un cœur qui ſait aimer dans ces momens où les autres femmes ne ſavent que jouir » ?

L’amour eſt éloquent : Iſménias auroit pu employer toute ſa rhétorique ; il auroit pu vanter ſon expérience, ſon adreſſe, perſuader, peut-être convaincre… Mais il n’étoit pas temps, la retenue étoit néceſſaire ; en pareil cas, il s’agit moins de ſéduire que d’obéir & de diſſiper les craintes. Quand l’heure du berger n’a pas ſonné, il ſeroit heureux que certaines pourſuites ne fuſſent qu’inutiles ; un à-compte, demandé mal-à-propos, a ſouvent fait perdre toute la dette de l’amant.

Notre amoureux étoit trop initié dans les myſteres de Paphos pour ne pas contenir l’impétuoſité de ſes déſirs. Il fut même ſi ſage juſqu’au départ, que la belle, à ce qu’on dit, craignit d’avoir trop exigé.

Mais déjà les meſures ſont priſes, & bien priſes ; la circonſpection d’Iſmene ne ſouffre aucune légèreté ; tout ſera trompé ; juſqu’aux préjugés.

Pourquoi de ſi cruels retours ? un cœur ſans artifice devroit-il connoîre les remords ? Quoi ! ces bourreaux déchirent ſans pitié le cœur d’Iſmene ? Elle craint les ſuites d’une démarche auſſi hardie ; elle tremble d’être reconnue ; elle ſe reproche tout, juſqu’aux hommages rendus à une vertu qu’elle ne croit pas avoir. Que cette ſimplicité eſt belle & honnête ! Elle s’accuſe d’avoir joué la ſageſſe, d’avoir trompé les hommes & les dieux. « Juſqu’ici, dit-elle, on n’a reſpecté en moi qu’une trompeuſe idole, qu’un maſque impoſteur ; le rôle que je vais faire ne ſera pas plus vrai. Indigne des honneurs que je recevrai… Ah dieux ! une ame bien née peut-elle ſe manquer ainſi à elle-même ? ô Vénus ! pourquoi faut-il que je ſois deſtinée à être ta proie, comme celle des remords » ?

Amour, tant que tu ſouffriras un reſte de raiſon dans ton empire, tes ſujets ſeront malheureux. Iſmene n’eſt éperdue, que parce qu’elle ne l’eſt pas aſſez : ſon foible cœur ne conçoit pas qu’il s’eſt donné malgré lui, après n’avoir que trop combattu.

« Non, charmante Iſmene, l’honneur & l’amour ne ſont point incompatibles ; ils ſubſiſtent enſemble, ils s’éclairent, ils s’illuſtrent, quand une fidélité, une conſtance à toute épreuve, un attachement inviolable, ſentimens de la plus belle ame, ne l’abandonnent jamais. Loin que l’amour conduit, s’il ſe peut, par la prudence, ſoit une ſource de mépris, ah ! belle Iſmene ! qu’une femme qui ſait aimer eſt un être rare & reſpectable ! On devroit lui dreſſer des autels ».

Iſménias ayant ainſi raſſuré ſa maîtreſſe inquiete, nos tendres amans partent enfin ; ils voudroient déjà être au bout du monde. Plus d’allarmes, la joie ſuccede aux craintes, & le doux plaiſir à la joie. Déjà Iſmene eſt enflammée par mille diſcours tendres & par mille baiſers de feu. On permet à Iſménias ces anciennes privautés, ces équivalens d’amour qui n’en ſont point, & dont auſſi le fripon ſe contentoit à peine. Les chemins diſparoiſſent ; les poſtes ſe font comme par des chevaux aîlés ; quelquefois on ne va que trop vite, on n’arrive que trop promptement ; ſi la prudente volupté tranſporte moins nos cœurs, elle les amuſe davantage. « Ton plaiſir, dit Iſménias, n’eſt que l’ombre de ceux que peuvent goûter deux cœurs parfaitement unis ».

Les amans en reviennent toujours là : ont-ils tort ? C’eſt le but de l’amour ; il ne bat que d’une aile lorſqu’il eſt ſeul ; en compagnie il n’en a point ; tête-à-tête il en a mille.

Iſmène n’eut pas de peine à détourner la converſation ſur le plaiſir des hommes & des femmes. Ce ſont les hommes, à ſon avis, qui ont le plus de plaiſir : Iſménias croit que ce ſont les femmes. Les autres ſont toujours plus heureux que nous. La diſpute duroit encore, lorſqu’après avoir couru dans la nuit plus avant qu’Iſménias n’eût voulu, il goûta enfin, pour la première fois, cette volupté libre, commode, & en quelque ſorte univerſelle, après laquelle il ſoupiroit depuis long-temps. Il s’en faut de peu que nos amans ne ſoient vraiment unis : ils meurent tour-à-tour & plus d’une fois, dans les bras l’un de l’autre : mais plus on ſent le plaiſir, plus on déſire vivement celui qu’on n’a pas.

Iſmene éperdue ſe connoît à peine : juſqu’ici elle n’avoit voulu que s’amuſer, dirai-je, à l’ombre de la volupté ? Jeux d’enfans aujourd’hui ! Tous les feux de l’amour n’ont rien de trop pour elle ; que dis-je ! ils ſont trop foibles, ſéparés ; pour les augmenter, elle veut les unir, quoiqu’il en puiſſe arriver. « Jamais, dit-elle en modérant ſes tranſports, je ne ſerai femme de la façon d’un autre amant : mais qu’il faut aimer pour conſentir à l’être de cette fabrique-là » ! Iſménias ravi, tout en la raſſurant, la ménageoit ſi ſingulierement, s’avançoit peu-à-peu ſi doucement dans la carriere, & prépara enfin ſi bien ſa victoire, qu’Iſmene fit un cri… Amour, tu te joues des projets de nos foibles cœurs ! Mais ſous quel autre empire ſeroient-ils plus heureux ?

Qu’entends-je ! quels gémiſſemens ! l’affliction eſt peinte ſur le viſage du plus tendre amant ! Les pleurs coulent de ſes yeux, il touche à la plus cruelle abſence. C’eſt un jeune guerrier, que l’honneur & le devoir obligent de devancer ſon prince en campagne. Il part demain, plus de délai, il n’a plus qu’une nuit à paſſer avec ce qu’il aime ; l’amour en ſoupire.

Mais quels vont être ces adieux ! & comment les peindrai-je ? Si la joie eſt commune, la triſteſſe l’eſt auſſi ; les larmes de la douleur ſont confondues avec celles du plaiſir, qui en eſt plus tendre. Que d’incertains ſoupirs ! quels regrets ! quels ſanglots ! Mais en même temps quelle volupté d’âme & quels tranſports ! Quel redoublement de vivacité dans les careſſes de ces triſtes amans ! Les délices qu’ils goûtent en ce moment même, qu’ils ne goûteront plus le moment ſuivant ; le trouble où la plus périlleuſe abſence va les jetter, tout cela s’exprime par le plaiſir & s’abyme dans lui-même : mais puiſqu’il ſert à rendre deux paſſions diverſes, il va donc être doublé pour cette nuit. Doublé ! ah ! que dis-je ! il ſera multiplié à l’infini ; ces heureux amans vont s’enivrer d’amour, comme s’ils en vouloient prendre pour le reſte de leur vie. Leurs premiers tranſports ne ſont que feu ; les ſuivans les ſurpaſſent ; ils s’oublient ; leurs corps lubriquement étendus l’un ſur l’autre, & dans mille poſtures recherchées, s’embraſſent, s’entrelacent, s’uniſſent : leurs ames plus étroitement unies s’embrâſent alternativement & tout enſemble ; la volupté va les chercher juſqu’aux extrémités d’eux-mêmes ; & non contentes des voies ordinaires, elle s’ouvre des paſſages au travers de tous les pores, comme pour ſe communiquer avec plus d’abondance : ſemblable à ces ſources qui, trop reſſerrées par l’étroit tuyau dans lequel elles ſerpentent, ne ſe contentent pas d’une iſſue auſſi large qu’elles-mêmes, crevent & ſe font jour en mille endroits ; telle eſt l’impétuoſité du plaiſir.

Quels ſont alors les propos de ces amans ! s’ils parlent de leurs piaiſirs préſens, s’ils parlent, de leurs regrets futurs, c’eſt encore le plaiſir qui exprime ces divers ſentimens, c’eſt l’interprète du cœur. Ce je ne vous verrai plus ſe dit avec tendreſſe ; il ſe dit encore avec paſſion, il excite un nouveau tranſport ; on ſe rembraſſe, on ſe reſſerre, on ſe replonge dans la plus douce ivreſſe, on s’inonde, on ſe noie dans une mer de voluptés. L’amante toute en feu fixe au plaiſir ſon amant, avec quelle ardeur & quel courage ! Rien en eux n’eſt exempt de ce doux exercice : tout s’y rapproche, tout y contribue : la bouche donne cent baiſers les plus laſcifs, l’œil dévore, la main parcourt ; rien n’eſt diſtrait de ſon bonheur ; tout s’y livre avidement ; le corps entier de l’un & de l’autre eſt dans le plus grand travail ; une douce mélancolie ajoute au plaiſir je ne ſais quoi de ſinguliérement piquant, qui l’augmente & met ces heureux amans dans la ſituation la plus rare & la plus intéreſſante. Amour, c’eſt de ces amans que tu devois dire,


Vîte, vîte, qu’on les deſſine
Pour mon cabinet de Paphos.

Ils t’en auroient donné le temps, je les vois mollement s’appeſantir & ſe livrer au repos qu’une douce fatigue leur procure ; ils s’endorment ; mais la nature, en prenant ſes droits ſur le corps, les exerce en même temps ſur l’imagination ; elle veille preſque toujours ; les ſonges ſont, pour ainſi dire, à ſa ſolde ; c’eſt par eux qu’elle fait ſentir le plaiſir aux amans, dans le ſein même du ſommeil. Ces fideles rapporteurs des idées de la veille, ces parfaits comédiens qui nous jouent ſans ceſſe nos paſſions dans nous-mêmes, oublieroient-ils leur rôle, quand le théatre eſt dreſſé, que la toile eſt levée, & que de belles décorations les invitent à repréſenter ? Les criminels dans les fers font des rêves cruels, le mondain n’eſt occupé que de bals & de ſpectacles ; le trompeur eſt artificieux, comme le lâche eſt poltron en dormant : l’innocence n’a jamais rêvé rien de terrible. Voyez le tendre enfant dans ſon berceau, ſon viſage eſt uni comme une glace, ſes traits ſont rians, ſa petite paupiere eſt tranquille, ſa bouche ſemble attendre le baiſer que ſa nourrice eſt toujours prête à lui donner. Pourquoi le voluptueux ne jouiroit-il pas des mêmes bienfaits ? Il ne s’eſt pas donné au ſommeil ; c’eſt le ſommeil qui l’a ſaiſi dans les bras de la volupté. Morphée, après l’avoir enivré de ſes pavots, lui fera ſentir la ſituation charmante qu’il n’a quittée qu’à regret. Belles, qui voyez vos amans s’endormir ſur votre beau ſein, ſi vous êtes curieuſes d’effrayer le tranſport d’un amant aſſoupi, reſtez éveillées, s’il vous eſt poſſible ; le même cœur, ſoyez-en ſures, ; la même ame vous communiquera les mêmes feux, feux d’autant plus ardens, qu’il ne ſera pas diſtrait de vous par vous-meme. Il ſoupirera dans le fort de ſa tendreſſe, il parlera même & vous pourrez lui répondre ; mais que ce ſoit très-doucement : gardez-vous ſur-tout de le ſeconder, vous l’éveilleriez par les moindres efforts ; laiſſez-le venir à bout des ſiens ; repréſentez-vous tous les plaiſirs que goûte ſon ame, l’imagination peint mieux à l’œil fermé qui l’œil ouvert ; figurez-vous comme vous y êtes divinement gravée ! jouiſſez de toute ſa volupté dans un calme profond & dans un parfait abandon de vous-même ; oubliez-vous pour ne vous occuper que du bonheur de votre amant. Mais qu’il jouiſſe à la fin d’un doux repos ; livrez-vous-y vous-même, en vous dérobant adroitement de peur de réveiller ; ne vous cmbarrassez pas du soin de revoir la lumière, votre amant vous avertira du lever de l’aurore ; mais auparavant il se plaît à vous contempler dans les bras du sommeil ; son œil avide se repait des charmes que son cœur adore ; ils recevront tous ensemble & chacun en particulier, l’hommage qui leur est dû. Que de beautés toujours nouvelles ! Il semble qu’il les voie pour la première fois. Ses regards curieux ne seroient jamais satisfaits ; mais il faut bien que le plaisir de voir fasse enfin place, au plaisir de sentir. Avec quelle adresse ses doigts voltigent sur la superficie d’une peau veloutée ! L’agneau ne bondit pas si légèrement sur l’herbe tendre de la prairie, l’hirondelle ne frise pas mieux la surface de l’eau : ensuite il étend toute la main sur cette surface douce & polie, il la fait glisser… on diroit une glace qu’il veut éprouver. Son désir s’augmente par toutes ces épreuves, son feu s’irrite par de nouveaux larcins ; il va bientôt vous éveiller, mais peu-à-peu. Croyez-vous qu’il va prodiguer tous ces noms que sa tendresse aime à vous donner ? Non, il est trop voluptueux ; sa bouche lui sera d’un autre usage ; il donnera cent baisers tendres à l’objet de sa passion ; il ne les donnera pas brûlans, pour ne pas l’éveiller encore ; il s’approche, il hésite, il se fait violence ; il se tient légèrement suspendu au-dessus d’une infinité de grâces qui agissent sur lui avec toute la force de leur aimant ; il voudroit jouir d’une amante endormie… déjà il s’y dispose avec toutes les précautions & l’industrie imaginables, mais en vain ; le cœur de Phylis est averti des approches de son bonheur, un doux sentiment l’annonce de veine en veine ; ses pores, sensibles à la plus légère titillation, s’ouvriroient à l’haleine de Zéphire. Il étoit temps, bergère, les transports de votre amant touchoient à leur comble : il n’étoit plus maître de lui. Ouvrez donc les yeux, & acceptez avec plaisir les signes du réveil. « C’est moi, dit-il, c’est ton cher Hylas, qui t’aime plus qu’il n’ait fait de sa vie ». Il se laisse ensuite tomber mollement dans vos bras, qu’un reste de sommeil vous fait étendre & ouvrir à la voix de l’amour ; il les entrelacera dans les liens ; il s’y confondra de nouveau. C’est ainsi qu’à peine rendue à vous-même, vous sentirez, la volupté du demi-réveil. L’homme a été fait pour être heureux dans tous les états de la vie.

C’est assez, profès voluptueux, l’amour ne perd rien à tous les sermens qu’il fait faire ; jurez à votre maitresse que vous lui serez fidèle, & levez-vous. C’est ici qu’il faut s’arracher au plaisir que les regrets accompagnent. N’attendez pas les pleurs ni les plaintes d’une belle qui touche au moment de vous perdre, arrachez-vous encore une fois, & n’excitez point des désirs superflus. Les plaisirs forcés sont-ils les plaisirs ? Songez que vous reverrez un jour votre amante, ou que l’amour, dont l’empire ne finit qu’avec l’univers, sensible à de nouveaux besoins, vous enflammera pour d’autres bergères, peut-être encore plus aimables.

Amans, qui êtes sur le point de quitter vos belles, que vos adieux soient tendres, passionnés, plein de ces nouveaux charmes que la tristesse y ajoute. Je veux que vous surpassiez un peu la nature, mais ne l’excédez jamais : c’est à la tendresse à seconder le tempérament & à faire les derniers efforts. Qu’il seroit heureux de trouver une ressource imprévue, au moment même qu’on s’embrasse pour la dernière fois, au moment que les pleurs mutuels de deux amans prenant divers cours, semblent être les garans de leur douleur & de leur fidélité, en même temps que la marque & le terme de leurs plaisirs !

Ô vous ! qui voulez faire croître les myrtes de Vénus avec les pavots de Morphée, voluptueux de tous les temps, prenez tous mon guerrier pour modèle ; ne craignez ni les caprices du réveil, ni le défaut de sentiment. Si le rendez-vous est bien pris, si les cœurs sont d’intelligence, Flore en aura bientôt assez pour goûter à la fois & les douceurs du sommeil & celles de l’amour. Soyez seulement habile économe de vos plaisirs ; sachez l’art délicat de les filer, de les faire éclorre dans le cœur d’une amante endormie ; & vous éprouverez que, si ceux du soir sont plus vifs, ceux du matin sont plus doux.

Comme on voit le soleil sortir peu-à-peu de dessous les nuages épais qui nous dérobent ses rayons dorés, que la belle âme de Flore perce de même imperceptiblement ceux du sommeil ; que son réveil exactement gradué comme aux sons des plus doux instrumens, la fasse passer en quelque sorte par toutes les nuances qui séparent ce qu’il y a de plus vif ; mais pour cela il faut que vos caresses le soient ; il faut n’arriver au comble des faveurs que par d’imperceptibles degrés ; il faut que mille jouissances préliminaires vous conduisent à la dernière jouissance : découvrez, contemplez, parcourez, contentez vos regards comme l’amant d’Issé : par eux le cœur s’enflamme, les baisers s’allument… Mais n’en donnez point encore, revenez sur vos pas ; qui vous presse ? Êtes-vous donc las de jouir ? Levez de nouveau çà & là doucement le voile léger qui cache à vos yeux tant d’attraits… Je ne vous retiens plus, eh ! le pourrois-je ? Heureux Pygmalion, vous avez une statue vivante que vous brûlez d’animer ! Déjà le front, les yeux, l’incarnat des joues, ces lèvres vermeilles où se plaît l’amour, cette gorge d’albâtre où se perdent les désirs, ont reçu cent fois tour-à-tour vos timides baisers : déjà la sensible Flore semble s’animer sous la douce haleine du nouveau Zéphire. Je vois sa bouche de rose faire un doux mouvement vers la vôtre : ses beaux bras s étendent avec une mollesse dont le simple réveil ne peut se faire honneur ; ses mains commencent à s’égarer comme les vôtres, par-tout où l’instinct d’amour les conduit. Plus réveillée qu’endormie, plus doucement émue que vivement agitée, il est temps de passer à des mouvemens qui ne seront pas plus ingrats qu’elle. Flore y répond… Doucement, doucement, Tircis… point encore… Elle se soulève à peine… Mais que vois-je ! Un de ses beaux yeux s’est ouvert ; votre air de volupté a passé dans son âme, ses baisers sont plus vifs, ses mains plus hardies… J’entends des sons entrecoupés… Heureux Tircis, que tardez-vous ? Tout est prêt jusqu’au plaisir.

Quels plaisirs, grands dieux ! que ceux de l’amour ! peut-on appeler plaisir tout ce qui n’est pas l’amour ? Heureux ces vigoureux descendans d’Alcide qui portent dans leurs veines tous les feux de Cythère & de Lampsaque ! pour eux la jouissance est un vrai besoin renaissant sans cesse ; mais plus heureux encore, ceux dont l’imagination vive tient toujours les sens dans l’avant-goût du plaisir, & comme à l’unisson de la volupté ! Pour ces amans tous les jours se lèvent sereins & voluptueux : examinez leurs yeux, & jugez, si vous pouvez, s’ils vont au plaisir ou s’ils en viennent. Si les préludes leur sont chers, que les restes leur sont précieux ! Est-ce la volupté même qui plane dans son atmosphère ? Voyez-vous connme ils les ménagent, les chérissent, les recueillent en silence, les yeux fermés, comme au centre de leur imagination ravie, semblables à une tendre mère qui couvre de les ailes & retient dans son sein ses petits qu’elle craint de perdre ! vos transports sont à peine finis, Climène, & vous avez déjà la force de parler ! ah ! cruelle !

Dans le souverain plaisir, dans cette divine extase l’âme semble nous quitter pour passer dans l’objet adoré, où deux amans ne forment qu’un même esprit animé par l’amour, quelque vifs que soient ces plaisirs qui nous enlèvent hors de nous-mêmes, ce ne sont jamais que des plaisirs : c’est daas l’état doux qui leur succède, que l’âme en paix, moins emportée, peut goûter à longs traits tous les charmes de la volupté. Alors en effet elle est à elle-même, précisément autant qu’il faut pour jouir d’elle-même ; elle contemple sa situation avec autant de plaisir qu’Adonis sa figure, elle la voit dans le miroir de la volupté. Heureux momens, délire ou vertige amoureux, quelque nom qu’on vous donne, soyez plus durables, & ne fuyez pas un cœur qui est tout à vous.

Ne m’approchez pas, mortels fâcheux & turbulens, laissez-moi jouir… Je suis anéanti, immobile ; j’ai à peine la force d’ouvrir des yeux fermés par l’amour. Mais que cette langueur a de charmes ! Est-ce un rêve ou une réalité ? Il me semble que je m’affaisse, mais pour tomber, heureux Sybarite, sur un monceau de feuilles de roses. La mollesse, avec laquelle tous mes sens se replient sur tant de délices, me les rappelle. Douce ivresse ! je jouis encore des faveurs de Thémire ; je la vois, je la tiens entre mes bras. Il n’y a pas dans tout son beau corps une seule partie que je ne caresse, que je n’adore, que je ne couvre de mes baisers. Ah dieux ! que d’attraits & que d’hommages réels mérite l’illusion même ! que ne puis-je toujours ainsi vous voir, adorable Thémire ! votre idée me tiendroit lieu de vous-même. Pourquoi ne me suit-elle pas par-tout ? L’image de la beauté vaut la beauté même, si elle n’est encore plus séduisante. Doux souvenir de mes plaisirs passés, ne me quittez jamais ! Passés ! que dis-je ! Non, amour, ils ne le font point. Je sens votre auguste présence… Doux plaisir !… Quelle volupté ! Mes yeux s’obscurcissent… Ah Thémire !… Ah ! dieu puissant ! se peut-il que l’absence ait tant de charmes, & que nos foibles organes suffisent à cet excès de bonheur ? Non, de si grands biens ne peuvent appartenir qu’à l’âme, & je la reconnois immortelle à ses plaisirs.

Souffre, belle Thémire, que je me rappelle ici jusqu’aux moindres discours que tu soupirois la première sois… Quel combat enchanteur de la vertu, de l’estime & de l’amour ! comme à des mouvemens ingrats il en succéda peu-à-peu de plus doux qui ne t’inquiétoient pas moins ! je vois tes paupière mourantes, prêtes à fermer des yeux adoucis, attendris par l’amour. Le rideau du plaisir fut bientôt tiré devant eux ; la force t’abandonnoit avec la raison, tu ne voyois plus, tu ne savois ce que tu allois devenir, tu craignois ; hélas ! que cette simplicité ajoutoit à tes charmes & à mon amour ; tu craignois de tomber en foiblesse, & de mourir au moment même que tu allois verser bien d’autres larmes que les premières, que tu allois sentir le bien-être & le plus grand des plaisirs. De quelle volupté encore ta tendresse fut suivie ! Quels nouveaux & violens transports ! Dieux jaloux ! respectez l’égarement d’une mortelle charmante qui s’oublie dans les bras qu’elle adore, plus heureuse ! que dis-je ! plus déesse en ces momens que vous n’êtes dieux ! Amour, tu ne l’es toi-même que par nos plaisirs !

Quel autre pinceau que celui de Pétrone pourroit peindre cette première nuit !… Quels plaisirs enveloppa son ombre voluptueuse ? quelle extase ! que de jouissances dans une ! Brûians d’amour, collés étroitement ensemble, agités, immobiles, nous nous communiquions des soupirs de feu ; nos deux âmes confondue par les baisers les plus ardens, ne se connoissoient plus ; éperdument livrées à toute l’ivresse de nos sens, elles n’étoient plus qu’un transport inexprimable, avec lequel, heureux mortels, nous nous sentions délicieusement mourir.

Si les plaisirs du corps sont si vifs, quels sont ceux de l’âme ! Je parle de cette tendresse pure, de ces goûts exquis qui semblent faire distiller la volupté goutte à goutte au fond de nos âmes, tellement enivrées, tellement remplies de la perfection de leur état, qu’elles se suffisent à elles mêmes & ne désirent rien. Ah ! que les cœurs qui sont pénétrés de cette divine façon de sentir sont heureux ! oui, j’en jure par l’amour, même, j’ai vu des momens, dieux ! quels momens ! où ma Thémire se levant au-dessus des voluptés du corps, méprisoit dans mes bras des faveurs que l’amour eut dédaignées lui-même.

Toute tendresse, toute âme, dieux quelle existence ! disoit-elle. Non, je n’avois point encore connu l’amour… Rejettant ensuite tout autre sentiment plus vif, sans doute parce qu’ayant moins de douceur, sa vivacité même fait alors une sorte de violence, laisse-moi, laisse-moi goûter en paix & sans mélange un bien être si grand, si parfait : le plaisir corromproit mon bonheur.

Je regardois ma Thémire avec l’attendrissement qu’elle m’avoit inspiré. Tant d’amour avoit fait couler quelques larmes de ses yeux, qui en étoient plus beaux. Dans son amoureuse mélancolie, son cœur n’avoit pu contenir tout le torrent de tendresse dont il sembloit inondé. Mais enfin les sens se réveillant peu-à-peu, rentrèrent dans leurs droits, & nos ébats devenus plus vifs, sans en être moins tendres : non, reprit Thémire, non, tu ne connois point encore tous mes transports ; je voudrois que toute mon âme pût passer dans la tienne.

J’avois déjà fait deux sacrifices. Thémire enflammée croyoit toucher à chaque instant l’heureux terme de ses plaisirs, mais soit que l’amour, comme retenu par la tendresse, fût encore fixé ou concentré au fond de son cœur, soit qu’un tempérament trop irrité ne repondît pas à l’ardeur de ses désirs, je la vis, désespérée, témoigner, en frémissant, qu’elle ne pouvoit supporter tant d’agitation ; son transport s’éleva jusqu’à la fureur. Quoi ! disoit-elle, le sort de Tantale m’est réservé dans le sein des plaisirs ?

Le moyen de ne pas mettre tout en œuvre pour calmer ce qu’on aime ! Comment refuser des plaisirs qui s’augmentent partagés !

Un troisième sacrifice appaisa peu-à-peu cette espèce de colère des sens mal satisfaits. Le plaisir ne fut plus renvoyé : des mouvemens plus doux l’accueillirent & rappellèrent la molle volupté. Mes yeux étoient pleins d’amour : Thémire ouvrit les liens, & voyant l’intérêt vif que je prenois au succès de ses plaisirs, l’air éIevé, animé, tout de feu, dont je l’encourageois, dont je présidois au combat, remplie elle-même alors du dieu qui me possédoit, d’une voix douce & d’un regard mourant, enfin, dit-elle, ah ! viens vite, cher amant, viens dans mes bras… que j’expire dans les tiens !

Quelle maitresse, grands dieux ! jugez si je l’adore, si je césserai un moment de l’aimer, & si elle a besoin d’être jeune comme Hébé, & belle comme la Vénus de Praxitèle, pour partager vos autels !

Mais, à son tour, Thémire est contente ; elle a pour amant non-seulement un grand maître dans l’art des voluptés, mais un cœur, je dois le dire à ta gloire, tendre amour, un cœur bien différent de tous les autres, toujours amoureux, toujours complaisant, qui ne rit, ne sent que pour elle ; qui n’a point d’autre volonté, d’autre âme que la sienne, qui ne murmura jamais de ses plus injustes rigueurs. Pendant combien d’années me suis-je contenté, que dis-je ! me suis-je trouvé trop heureux des simples baisers, caresses & attouchemens, comme dit naïvement Montagne ? Si rien ne doit jamais dégoûter un amant de l’objet qu’il aime, si rien ne doit suspendre un service dont l’amour permet la célébration, rien aussi ne doit rendre infracteur de la foi qu’on a jurée à sa maîtresse. Belles, vous jugerez vos amans par leur générosité ; c’est sa balance des cœurs. Veulent-ils forcer vos goûts, violer votre prudence, & sans égard pour de trop justes craintes, vous exposer aux suites fâcheuses d’une passion sans retenue ? Soyez sûres qu’ils vous trompent, qu’ils ne sont qu’impétueux, & que vous n’êtes pas vous-mêmes ce qu’ils aiment le plus en vous.

Voyons comment tous les sens concourent à nos plaisirs. On sait déjà que Vénus peut être physique, sans perdre de ses grâces. Le plus beau spectacle du monde est une belle femme ; il se peint dans ses yeux : c’est par eux que passe dans l’âme l’image de la beauté, image agréable dont la trace nous suit par-tout, source féconde en amoureux désirs. Sans cet admirable organe, miroir transparent où se vient peindre en petit tout l’univers, on seroit privé de cette Sirène enchanteresse, aux pièges de laquelle il est si doux de se laisser prendre. C’est elle qui embellit tout ce qu’elle touche, & se représente tout ce qu’elle veut. Ses brillans tableaux charment nos ennuis dans l’absence, qui disparoit pour faire place à l’objet aimé dont l’imagination est le triomphe ; ses yeux de Lynx s’étendent sans bornes sur l’avenir comme sur le passé ; par eux, par la manière dont ils sont tailles, les objets les plus éloignés se rapprochent, sc grossissent, & se montrent enfin sous les plus beaux traits ; par eux le voluptueux jouit de ses idées ; il les appelle, les éveille ; écarte les unes, fixe & caresse les autres au gré de ses désirs. Non que je sache comment l’imagination broie les couleurs, d’où naissent tant d’illusions charmantes ; mais l’image du plaisir qui en résulte est le plaisir même.

L’esprit, le charme de la conversation, la douceur de la voix, la musique, le chant, sans l’ouie, que d’attraits perdus ! Sans l’odorat aurois-je le plaislr de sentir le parfum des fleurs & de ma Thémire ? Sans le toucher, le satin de sa belle peau perdroit sa douceur ! Quel plaisir auroit ma bouche, collée sur sa bouche avec mon cœur ? Que deviendroient ces baisers amoureusement donnés, reçus, rendus, recherchés ? Toutes ces voluptés badines qui changent les heures en momens, tous ces jeux d’enfans qui plaisent à l’amour, ne séduiroient plus nos tendres cœurs ; cette partie divine stroit en vain légèrement titillée, soit par les mains des grâces, soit par le plus agile organe des mortels ; ce bouton de rose n’auroit plus la même sympathie ; cet harmonieux accord de deux plaisirs industrieusement réunis, ce doux concert de la volupté seroit détruit. En vain, Thémire, ces charmes, dont je suis idolâtre, tomberoient en grappe délicieuse dans la bouche voluptueuse qui les attend. Plus de ressources imprévues, plus de miracles d’amour désespéré : ce qu’il y a de plus sensible dans les amours des tendres colombes, seroit perdu avec la plus puissante des voluptés.

Assez d’autres ont chanté les gloux-gloux de la bouteille ; je veux célébrer ceux de l’amour, incomparablement plus doux. Je t’évoque ici du sein des morts, charmant abbé ; quitte ces champs toujours verds & l’éternel printemps de ces jardins fleuris, riant séjour des âmes généreuses qui ont joint le plaisir délicat de faire des heureux, au talent de l’être… Je reconnois ton ombre immortelle, aux fleurs que la volupté sème sur tes pas. Explique-nous quelle est cette espèce de philtre naturel… dis, Chaulieu, par quel heureux échange nos âmes, en quelque sorte tamisées, passent de l’un dans l’autre, comme nos corps. Dis comment ces âmes, après avoir mollement erré sur des lèvres chéries, aiment à couler de bouche en bouche et de veine en veine, jusqu’au fond des cœurs en extase. Y cherchent-elles le bonheur dans les sentimens les plus vifs ? Quelle est cette divine, mais trop courte métempsycose de nos âmes & de nos plaisirs !

Charmes magiques, aimant de la volupté, mystères cachés de Cypris, soyez toujours inconnus aux amans vulgaires ; mais pénétrant tous mes sens de votre auguste présence, saites que je puisse dignement peindre celui que vous excitez, & pour lequel tous les autres semblent avoir été faits. On le reconnoît à son délicieux & puissant empire : il interdit l’usage de la parole, de la vue, de l’ouïe, de la pensée, qui fait place au sentiment le plus vif : il anéantit l’âme avec tous ses sens ; il suspend toutes les fonctions de notre économie ; il tient, pour ainsi dire, les rênes de l’homme entier, au gré de ces joies souveraines & respectables, de ce fécond silence de la nature, qu’aucun mortel ne devroit troubler, sans être écrasé par la foudre : telle est en un mot sa puisîance immortelle, que la raison, cette vaine & fière déesse, rangée sous son despotisme, n’est comme les autres sens, que l’heureuse esclave de ses plaisirs.

À ces traits qui peut méconnoître l’amour ? Qui peut ne pas rendre hommage à cette importante action de la nature, par laquelle tout croît, multiplie & se renouvelle sans cesse, & dont toutes les autres ne semblent être que des distractions : distractions nécessaires à la vérité, autorisées & même conseillées par l’amour, à condition qu’on n’en ait point en célébrant ses mystères. Ô Vénus ! combien peu sentent le prix de tes faveurs ! Combien peu se respectent eux-mêmes dans les bras de la volupté ! Oui, ceux qui sont alors capables de la moindre distraction, ceux à qui tes plaisirs ne tiennent pas lieu de tous les autres, pour qui tu n’es pas tout l’univers, indignes du rang de tes élus, le sont de tes bontés !

La volupté a son échelle, comme la nature ; soit qu’elle la monte ou la descende, elle n’en saute pas un degré ; mais parvenue au sommet, elle se change en une vraie & longue extase, espèce de catalepsie d’amour qui suit les débauchés & n’enchaîne que les voluptueux.

Quelle est cette honnête fille que l’amour conduit tremblante au lit de son amant ! L’hymen seul que sa générosité refuse, pourroit la rassurer. Elle se pâme dans les bras de Sylvandre, qui meurt d’amour dans les siens ; mais réservée dans ses plaisirs, elle modère si bien ses transports, qu’il n’est que trop sûr qu’elle ne confondra que ses soupirs. Elle se défie de l’adresse même du dieu qu’elle chérit ; tout dieu qu’il est, elle ne l’en croit que plus trompeur. Sa virginité lui est moins chère que son amour ; sans doute sa curiosité seroit voluptueusement satisfaite avec celle de son amant ; en faisant tout pour lui, elle croit n’avoir rien fait, parce que ce n’est point avec lui ; elle le refuse moins qu’elle même ; mais enfin elle craint les fruits d’un amour éperdu, elle n’entend plus que la voix d’un fantôme qui lui dit de se respecter. Quelqu’excessive que soit la tendresse d’un cœur qui n’a jamais aimé, elle n’est point à l’épreuve de l’infâmie. Dieu puissant ! se peut-il qu’une foible mortelle que tu as si facilement séduite par tes plaisirs, se souvienne encore en aimant de tout ce qu’on devroit oublier quand on aime ?

À quel genre de volupté plus simple, plus épurée, suis-je parvenu ! Ici l’églogue, la flûte à la main, décrit avec une tendre simplicité les amours des simples bergers. Tircis aime à voir ses moutons paître avec ceux de Sylvandre ; ils sont l’image de la réunion de leurs cœurs. C’est pour lui qu’amour la fit si belle ; il mourroit de douleur, si elle ne lui étoit pas toujours fidèle. Là, c’est l’élégie en pleurs, qui fait retentir les échos des plaintes & des cris d’un amant malheureux. Il a tout perdu en perdant ce qu’il aime ; il ne voit plus qu’à regret la lumière du jour ; il appelle la mort à grands cris, en demandant raison à la nature entière de la perte qu’il a faite,

Il faut l’entendre exprimer lui-même la vivacité de ses regrets, entrecoupés de soupirs. La pudeur augmentoit les attraits de son amante ; elle la conservoit dans le sein même des plus grands plaisirs, qui en étoient plus piquans. Avant lui, elle ne connoissoit point l’amour. Il se rappelle avec transport les premiers progrès de la passion qu’il lui inspira, & tout le plaisir mêle d’une tendre inquiétude qu’elle eut à sentir une émotion nouvelle. Pendant combien d’années il l’aima sans oser lui en faire l’aveu ! Comme il prit sur lui de lui déclarer enfin sa passion en tremblant ! Hélas ! elle n’en étoit que trop convaincue ; tous ces beaux noms de sympathie ou d’amitié la déguisoient mal : elle sentoit que l’amour se masquoit pour la tromper ; & peut-être sans le savoir, aide-t-elle ce dieu même à donner à ce parfait amour autant de confiance, que son dangereux respect lui en avoit inspiré à elle-même. Mais se rendre digne des faveurs de Sylvandre, étoit pour Damon d’un plus grand prix que de les obtenir. Aimer, être aimé, c’étoit pour son cœur délicat la première jouissance ; jouissance sans laquelle toutes les autres n’étaient rien. La vérité des sentimens étoit l’âme de leur tendresse, & la tendresse l’âme de leurs plaisirs ; ils ne connoissoient d’autres excès que celui de plaire & d’aimer : c’est la volupté des cœurs.

Pleure, (eh ! qu’importe que l’on pleure pourvu qu’on soit heureux ?) pleure infortuné berger : un cœur amoureux trouve des charmes à s’attendrir ; il chérit sa tristesse, les joies les plus bruyantes n’ont pas les douceurs d’une tendre mélancolie. Pourquoi ne pas s’y livrer, puisque c’est un plaisir & le seul plaisir qu’un cœur triste puisse goûter dans la solitude qu’il recherche ? Un jour viendra, que trop consolé tu regretteras de ne plus sentir ce que tu as perdu. Trop heureux de conserver ton chagrin & tes regrets : si tu les perds, tu existeras, comme si tu n’avois jamais aimé.


Pourquoi vous mettre au rang des prudes, vous qui ne l’êtes pas, respectable Zaïde ? Pourquoi accordez-vous à mon idée plus qu’à moi-même ? Je suis tel que vous supposez ; vous n’avez, j’en jure par vos beaux yeux, vous n’avez pas plus à craindre avec l’original, qu’avec la copie. C’est perdre de gaieté de cœur un bien réel, pour embrasser la nue d’Ixion. Rassurez-vous ; ne craignez ni indiscrétion ni inconstance, je n’en veux pour garans que vos charmes. Nos cœurs sont faits l’un pour l’autre ; que la plus douce sympathie les enchaîne pour jamais. C’ell bien à nous, foibles mortels, à croire pouvoir être heureux sans le secours de Vénus ! Quelque industrieux que soient les moyens qu’on a imaginés, l’amour en gémit ; craignons son courroux ; c’est le plus redoutable des dieux. Venez, Zaïde, venez, ne sentez-vous donc point le vuide de votre condition ? & comment le remplir sans amour ? Voyez les lys dont il a parsemé votre beau teint ! C’est pour donner à votre amant le plaisir de les changer en roses. L’empire de Flore est sournis à celui de l’amour. Un jour viendra, n’en doutez pas, que vous vous repentirez moins d’avoir aimé, fût-ce un volage, que de n’avoir point aimé. Tous ces beaux jours perdus dans une froide indifférence, vous les regretterez, Zaïde, mais en vain ; ils s’envolent & ne reviennent plus.

» D’une ardeur extrême
» Le temps nous poursuit.
» Détruit pair lui-même,
» Par lui reproduit :
» Plus léger qu’Éole,
» Il naît & s’envole,
» Renaît et s’enfuit.

Voyez ce jeune myrte ! sa vie est courte, il sera bientôt sfétri. Mais il profite du peu de jours qui lui sont accordés i il ne se refuse ni aux caresses de Flore, ni aux douces haleines de Zéphire. Imitons-le en tout, ! Zaïde ; & : que sa vie, l’image de la nôtre par la durée, le soit encore par les plaisirs.

Jeune Cloé, vous me fuyez… En vain je vous appelle, en vain je vous poursuis… Déjà tous vos charmes se dérobent à ma vue… rassurons-nous… Les coquettes ne font que semblant de se cacher.

À ces jeux que Virgile a si bien peints, qui ne voit les ruses & toute la coquetterie d’amour ? Vous croyez le prendre sur des lèvres vermeilles ! L’enfant qu’il est, s’y croit trop à découvert ! il se sauve ; il s’enfuit. Jeune Aurore, il est déjà dans les boucles de vos beaux cheveux ; comme il s’y joue avec un souffle badin d’une épaule à l’autre ! Que j’aime à le voir, las de voltiger comme un oiseau du lys à la rose & de l’ivoire au corail, se reposer enfin sur votre belle gorge ! On l’y poursuit, il n’y est déjà plus. Par où s’est-il glissé ? Où se cache-t-il ? Par-tout où habite la beauté. Il s’est fait une dernière retraire, c’est là qu’il aime à s’arrêter, « comme une tendre fauvette sur ses petits ». Poursuivez-le encore : à l’air dont il demande grâce, qu’on voit bien qu’il n’en veut point avoir ! Il ne semble se fixer au siège de la volupté, il n’est bien aise que son empire ait des bornes, que pour avoir le plaisir de s’y laisser prendre, & ne pas manquer d’excuse.


Transportons-nous à l’opéra ; la volupté n’a point de temple plus magnifique, ni plus fréquenté. Quelles sont ces deux danseuses autour de l’arche de Jephté ? Dans l’une, quelle agilité, quelle force, quelle précision ! Le plaisir la suit avec les jeux & les ris, son escorte ordinaire : l’autre, moins étonnante, seduit plus ; ses pas sont mesurés par les grâces & composés par les amours. Quelle moëlle, quelle douceur ! L’une est brillante, légère, nouvelle ; l’autre est ravissante, inimitable. Si Camargo est au rang des nymphes, vertueuse Salé, vous ornerez le chœur des grâces. Divine enchanteresse, quelle âme de bronze n’est pas pénétrée de la mollesse de tes mouvemens ? Étends, déploie seulement tes beaux bras, & tout Paris est plus enchanté qu’Amadis même !

Nouvelle Terpsicore, je n’ai point à regretter ce genre de plaisirs. Sage C***, vous avez plus d’art, sans manquer de grâces. D***, charmante D***, vous avez plus de grâces, sans manquer d’art. Brillantes rivales, vous faites l’une & l’autre l’honneur des ballets d’Apollon.

Qu’entends-je ! Le dieu du chant seroit-il descendu sur la terre ! Quels sons ! quel desespoir ! Quels cris ! Nouvel Atis, aimable Jéliote ! sers-toi de tout l’empire que tu as sur les cœurs sensibles : non jamais la puissance d’Orphée n’égala la tienne ! Et toi, frêle & surprenante machine, qui n’as point été faite pour penser, le Maure, remercie l’amour de t’avoir organisée pour chanter ; tu ravis nos âmes par les sons de ta voix !

De combien de façons n’intéresses-tu pas nos cœurs, puissante Vénus, lors même que tu persécutes une malheureuse, dont le crime est celui des dieux ! Mérope, mère incomparable, ta tendresse est éperdue, c’est presque de l’amour. Je ne t’oublie point, adorable Zaïre, j’ai pour toi les yeux d’Orosmane ; oui, tu étois digne d’un plus heureux destin. Pourquoi faut-il qu’une flamme aussi pure soit éteinte par des préjugés que tu n’avois pas ? L’amour devoit-il souffrir qu’on éclairât la reine de son empire sur d’autres intérêts que ceux de la volupté ?

Le plaiiir de la table succède à celui des spectacles. Le voluptueux sait choisir ses convives ; il veut qu’ils soient, comme lui, sensuels, délicats, aimables, & plutôt gais, plaisans, que spirituels. Il écarte tout fâcheux conteur, tout ennuyeux érudit. Sur-tout point de beaux esprits ; ils aiment plus à briller qu’à rire. Des bons mots, des saillies, quelques étincelles, (l’esprit a sa mousse comme le Champagne) mais plus encore de joie ; & que le goût du plaisir pétille dans tous les yeux, comme le vin dans la fougère. Le gourmand gonflé, hors d’haleine dès le premier service, semblable au cigne de La Fontaine, est bientôt sans desirs. Le voluptueux goûte de tous les mets : mais il en prend peu, il se ménage, il veut prositer du tout. Comus est son cuisinier, & la fine Vénus a bien ses raisons pour fournir ses ingrédiens. Les autres sablent le Champagne ; il le boit, le boit à longs traits, comme toutes les voluptés. Vous sentez qu’il préfère à tout ces charmans têtes-à-têtes, où les coudes sur la table, les jambes entrelacées dans celles de sa maîtresse, les yeux sont le plus foible interprète du langage du cœur. Versez, Iris, versez à plein verre. « Qu’il endorme, ou qu’il excite, la traite est petite, de la table au lit ». Cette nuit, distillé par l’amour, il vous sera rendu… Mais auparavant accordez à Bacchus ce qui est dû à Bacchus ; laissez-le reposer dans les bras de Morphée ; il ne pourroit fournir qu’une foible carrière. Déesse de Cythère, je sais quels hommages sont dûs à vos charmes ; mais attendez à voir paroître votre étoile ! Vous entendez mal vos intérêts… Iris, n’éveillez pas si-tôt votre amant.

Suivons par-tout le voluptueux, dans ses discours, dans ses promenades, dans ss lectures, dans ses pensées, &c. Il distingue la volupté du plaisir, comme l’odeur de la fleur qui l’exhale, ou le son de l’instrument qui le produit. Il définit la débauche, un excès de plaisir mal goûté ; & la volupté, l’esprit & comme la quintescence du plaisir, l’art d’en user sagement, de le ménager par raison, & de le goûter par sentiment. Est-ce sa faute après cela, si on a plus de désirs que de besoins ? Il est vrai que le plaisir ressemble à l’esprit aromatique des plantes ; on n’en prend qu’autant qu’on en inspire : c’est pourquoi vous voyez le voluptueux prêter à chaque instant une oreille attentive à la voix secrette de ses sens dilatés & ouverts ; lui, comme pour mieux entendre le plaisir ; eux, pour mieux le recevoir. Mais s’ils n’y sont pas propres, il ne les excite point : il perdroit le point de vue de son art, la sagesse des plaisirs.

La nature prend-elie ses habits de printemps ? prenons, dit-il, les nôtres ; faisons passer dans nos cœurs l’émail des prés & la verte gaieté des champs. Parons notre imagination des fleurs qui rient à nos yeux. Belles, parez-en votre sein, c’est pour vous qu’elles viennent d’éclore ; mais prenez encore plus d’amours que de fleurs. Enivrez-vous de tendresse & de volupté, comme les prés s’enivrent de leurs ruisseaux. Chaque être vous adresse la parole ; seriez-vous sourdes à la voix, à l’exemple de la nature entière ? Voyez ces oiseaux : à peine éclos, leurs ailes les portent à l’amour ! Voyez comme ce dieu badin folâtre sous la forme de Zéphire autour de ce verd feuillage ! Les fleurs même se marient ; les vents sont leurs messagers amoureux. Chaque chose est occupée à se reproduire.

Vous, qui avez tant de sentiment, Corine… venez. Si l’instinct jouit plutôt que l’esprit, l’esprit goûte mieux que l’instinct.

Qu’un simple bouquet a de charmes pour un amant ! L’amour est-il niché dans ces fleurs ? Daphnis croit le respirer lui-même ; on diroit qu’il veut l’attirer dans son cœur par une voie nouvelle. Mais quel feu secret ! Quelle douce émotion ! Et quelle en est la cause ? C’est qu’il étoit contre le cœur de sa chère Thérèse. En reçoit-elle un à son tour des mains de son berger ? Il le suit des yeux. Que ces fleurs sont heureuses d’être si bien placées ! Elles ornent le trône des amours ! Il envie leur sort ; il voudroit, comme elles, expirer sur ce qu’il aime.

La douleur est un siècle, & le plaisir un moment ; ménageons-nous pour en jouir, dit le convalescent voluptueux. Reprend-il un nouvel être ? Il est enchanté du spectacle de l’univers, heureuse abeille ! il n’y a pas une fleur dont il ne tire quelque suc : ses narines s’ouvrent à leur agréable parfum. Une table bien servie ranime son appétit, un vin délicieux flatte son palais, un joli minois le met tout en feu : que dis-je !

» La première Philis des hameaux d’alentour
» Est la Sultane favorite,
» Et le miracle de l’amour.

Lesbie, vous êtes charmante, & je vous aime plus que Catulle ne vous a jamais aimé…. Mais vous êtes trop libidineuse : on n’a pas le temps de desirer avec vous. Déjà… pourquoi si vite ? J’aime qu’on me résiste, & qu’on me prévienne, mais avec art, ni trop, ni trop peu : j’aime une certaine violence, mais douce, qui excite le plaisir sans le déconcerter. La volupté a son soleil & son ombre : croyez-moi, Lesbie, restons encore quelque temps à l’ombre ; ombre charmante, ombre chérie des femmes voluptueuses, nous ne nous quitterons que trop tôt ! Ne sentez-vous donc pas le prix d’une douce résistance, & d’un bien plus doux amusement ? Il n’y a pas jusqu’à la foiblesse même dont on ne puisse tirer parti. Que Polyénos, Ascylthe, « Se tous les Mazulims du monde ne se plaignent plus de leur désastre, l’attente du plaisir en est un. Circé s’en loue, elle remercie son amant de ce qui blesse au moins la vanité des autres femmes. Circé rend grâces à une trop heureuse impuissance ; c’est qu’elle n’est que voluptueuse : son plaisir en a duré long-temps, ses désirs n’ont point fini. Les langueurs du corps empêchent donc quelquefois les langueurs de l’âme ! Quoi ! elles soutiennent la volupté ! Qui l’eût cru, sans l’expérience de la parodie du pavot de Virgile ? Parodie si brusque quelquefois, au milieu même des plus grands airs, qu’on a bien de la peine à n’en pas rire, au hasard d’augmenter le dépit de Vénus.

Si le voluptueux se promène, le plus beau lieu, le chant des oiseaux, la fraîcheur des ruisseaux & des zéphirs, un air embaumé de l’esprit des fleurs ; la plus belle vue, la plus superbe allée, celle où Diane se promène elle-même avec toute sa cour ; voilà ce qu’il choislt & ce qu’il quitte bien plus volontiers, soit pour lire au frais Crébillon ou Chaulieu ; soit pour s’égarer dans un bois, & fouler avec quelque driade le gazon touffu d’un bosquet inaccessible aux profanes. Lambris dorés, que les flûtes & les voix font retentir, charmez-vous ainsi le magnisique ennui des rois ?


S’il attend sa maîtresse, c’est dans le silence & le mystère ; tous ses sens tendus semblent écouter ; il ose à peine respirer ; un faux bruit l’a déjà trompé plus d’une fois : puissé-je l’être toujours ainsi. Tout dort, & Julie ne vient point ? L’impatience de l’un surpasse la prudence de l’autre. Il ne se connoît plus, il brûle, il frémit du plaisir qu’il n’a pas encore… Que sera-ce & quels transports, quand un objet si tendrement chéri, si vivement imaginé, éclairé par le seul flambeau de l’amour… Heureux Sylvandre, voilà Julie !


Isse est-elle dans les bras du sommeil ? Celui de l’amour même n’est pas plus respecté ; il ordonne aux ruisseaux de murmurer plus bas ; il voudroit imposer silence à la nature entière. Isse ne s’éveillera que trop tôt, elle est dans la plus galante attitude. Voyez celle de l’amant ! voyez ses yeux ! Que de charmes ils parcourent ! Favorise le dieu du sommeil, & qu’ils ayent le temps de se payer des larmes qu’ils ont versé pour eux !


Beaux jours d’Hébé ! quoi ! vous ne reviendrez plus ! Je serai désormais impitoyablement livré au vuide d’un cœur sans tendresse & sans désir : vuide affreux que tous les goûts, tous les arts, toutes les dissipations de la vie ne peuvent remplir ! Que je sente du moins quelquefois les flatteuses approches du plus respectable des dieux, signe consolateur d’une amante éperdue ; & tel qu’au nautonnier allarmé se montre la brillante étoile du matin. Plaisir, ingrat plaisir, c’est donc ainsi que tu traites qui t’a tout sacrifié ! Si j’ai perdu mes jours dans la volupté, ah rendez-les moi, grands dieux, pour les reperdre encore !


Je suis jaloux de ton bonheur, trop heureux pécher. La nature t’a traité en mère, & l’homme en marâtre. Un doux zéphir a soufflé dans les airs, une nouvelle chaleur te rappelle à la vie ; tes boutons paroissent, se développent bientôt ornés de fleurs ; tu seras enfin chéri pour tes excellens fruits ! Combien de printemps t’ont rajeuni ! Combien d’autres te rajeuniront encore, tandis que le premier de l’homme, hélas ! est aussi son dernier ! Quoi ! cet arbre fleuri qui fait l’honneur du champ, qui a plus de sentiment que tous les êtres ensemble, ne seroit qu’une plante éphémère, éclose le matin, le soir flétrie ; moins durable que ces fleurs, qui du moins sûres de parer nos campagnes durant l’été, embelliront peut-être l’automne même ! Spectacle enchanteur, dont l’éternité même ne pourroit me rassasier, un destin, cruel sans doute, nous arrache au plaisir de vous voir & de vous admirer sans cesse, mais il est inévitable. Ne perdons point le temps en regrets frivoles ; & tandis que la main du printemps nous caresse encore, ne songeons point qu’elle va se retirer ; jouissons du peu de momens qui nous restent ; buvons, chantons, aimons qui nous aime ; que les jeux & les ris suivent nos pas ; que toutes les voluptés viennent tour-à-tour, tantôt amuser, tantôt enchanter nos âmes ; & quelque courte que soit la vie, nous aurons vécu.

Le voluptueux aime la vie, parce qu’il a le corps sain, l’esprit libre & sans préjugés ; amant de la nature, il en adore les beautés, parce qu’il en connoit le prix : inaccessible au dégoût, il ne comprend pas comment ce poison mortel vient infecter nos cœurs. Au-dessus de la fortune & de ses caprices, il est sa fortune à lui-même : au-dessus de l’ambition, il n’a que celle d’être heureux : au-dessus des tonnerres, phiioscphe Épicurien, il ne craint pas plus la foudre que la mort. Les arbres se dépouillent de leur verdure, il conserve son amour. Les fleuves se changent en marbre, un froid cruel gelé jusqu’aux entrailles de la terre, il brûle des feux de l’été. Couché avec sa chère Délie, la rigueur de l’hiver, le vent, la pluie, la grêle, les élémens déchaînés ajoutent au bonheur de Tibule. Si la mer est calme & tranquille, le voluptueux ne voit dans cette belle nappe d’huile, qu’une parfaite image de la paix. Si les flots bouleversés par Éole en furie, menacent quelque vaisseau du naufrage, ce tableau mouvant de la guerre, tout effrayant qu’il est, il le voit avec le plaisir d’un homme éloigné du danger. Ce n’est pas là un de ceux que court volontiers la volupté.


Tout est plaisir pour un cœur voluptueux ; tout est roses, œillets, violettes dans le champ de la nature. Sensible à tout, chaque beauté l’extasie ; chaque être inanimé lui parle, le réveille ; chaque être inanimé le remue ; chaque partie de la création le remplit de volupté. Voit-on paroître la riante livrée du printemps ? Il remercie la nature d’avoir prodigué une couleur si douce & si amie des yeux. Admirateur des plus frappans phénomènes, le lever de l’aurore & du soleil, cette brillante couleur de pourpre, qui se jouant dans le brun des nuées, forme à son couchant la plus belle décoration, les rayons argentés de la lune, qui consolent les voyageurs de l’absence du plus bel astre : les étoiles, ces diamans de l’Olympe, dont l’éclat est relevé par le fond bleu auquel ils sont attachés : ces beaux jours sans nuages, ces nuits plus belles encore, qui inspirent les plus douces rêveries, nuits vertes des forêts, où l’âme enchaînant ses pensées volages dans les bornes charmantes de l’amour, contente, recueillie, se caresse elle- même & ne se lasse point de contempler son bonheur : ombre impénétrable aux yeux des Argus, où il suffit d’être seul pour désirer d’être avec vous, Thémire ; d’être avec vous pour oublier tout l’univers. Que dirai-je enfin ? toute la nature est dans un cœur qui sent la volupté.

Vous la sentez, Sapho, vous éprouvez l’empire de cette puissante divinité. Mais quel singulier usage vous en faites ! Vous refusez aux uns ce que vous ne pouvez accorder aux autres ; vous jouez le sexe que vous n’avez pas, pour chérir celui que vous avez. Amoureuse de votre sexe, vous voudriez en changer ! Vous ne voyez pas que vous oubliez votre personnage, en faisant mal le nôtre, & que la nature abusée en rougit !

Ne nous élevons point contre cette usurpation ; n’arrêtons point le cours d’un ruisseau, qui conduit tôt ou tard à sa source. Quand on prend de l’amour, on peut prendre une amante ; le plaisir le lasse de mentir.

La vue des plaisirs d’autrui nous en donne. Avec quel air d’intérêt la curieuse Suzon regarde les mystères d’amour ! Plus elle craint de troubler les prêtres qui les célèbrent, plus elle en est elle-même troublée ; mais ce trouble, cette émotion ravit son âme. Dans quel état la friponne est trouvée ! Trop attentive, pour n’être pas distraite, elle semble machinalement céder à la voluptueuse approche des doigts libertins ! Pour la désenchanter, il lui faudroit des plaisirs, tels sans doute que ceux dont elle a devant soi la séduisante image. L’amour se gagne à être vu de près.

Oserois-je légèrement toucher des mystères secrets dont le seul nom offense Vénus, & sait prendre les armes à tout Cythère, mais qui cependant ont quelquefois le bonheur de plaire à la déesse, par l’heureuse application qu’on en fait ?

Le beau Giton gronde le satyre qu’il a choisi pour ses plaisirs : tout enfant qu’il est, il s’apperçoit bien de l’infidélité qu’Ascylthe lui a faite : il donne à son mari plus de plaisir qu’une femme véritable : est-il surprenant qu’il mette ses faveurs au plus haut prix, & que le plus joli cheval, le coursier de Macédoine le plus vite puisse à peine les payer ?

Vous souvient-il de l’écolier de Pergame ? Grands dieux ! l’aimable enfant ! la beauté seroit-elle donc de tous les sexes ? Rien ne limiteroit-il son empire ? Que de déserteurs du culte de Cypris ! Que de cœurs enlevés à Cythère ! La déesse en conçoit une juste jalousie. Eh ! quel bon citoyen de l’île charmante qu’elle a sondée, ne soupireroit avec elle de toutes les conquêtes que fait le rivage ennemi ? Beau sexe, cependant, n’en soyez pas si jaloux. Pétrone a moins voulu dans l’excès de son raffinement, vous causer des inquiétudes, que vous ménager des ressources contre l’ennuyeuse uniformité des plaisirs. En effet combien d’amours petits ou timides (ceux-là sont si faciles à effaroucher ) ont été bien aises de trouver un refuge, sans lequel, privés d’asyle, ils seroient peut-être morts de frayeur à la porte du temple ! Combien d’autres, excités par une simple curiolité philosophique, rentrant ensuite dans leur devoir, ont si bien servi le véritable amour, que pour ses propres intérêts, ce dieu des cœurs, en bon casuiste, n’a pu quelquefois se dispenser de leur accorder conditionnellement une indulgence dont il profitoit.

Vous avez de l’esprit, Céphise, & vous êtes révoltée par ces discours ! vous vous piquez d’être philosophe, & vous vous seriez un scrupule d’user d’une ressource permise & autorisée par l’amour ! Quels seroient donc vos préjugés, si, comme tant d’autres femmes, vous aviez le malheur de n’être que belle ! Ah ! croyez-moi, chère amante, tout est femme dans ce qu’on aime ; l’empire de l’amour ne reconnoît d’autres bornes que celles du plaisir. Je te rends, amour, le pinceau que tu m’as prêté, fais-le passer en des mains plus délicates ; & toi, reste à jamais dans mon cœur.


FIN du Tome troisième & dernier.

TABLE

DES MATIÈRES

Contenues dans le Tome III.

É P I T R E à mon Eſprit, ou l’anonyme perſifflé 
 1
La Volupté, par M. le chevalier de M***, capitaine au régiment Dauphin 
 15

Fin de la Table du Tome troiſième & dernier.
  1. Il pèche évidemment par une pétition de principe.
  2. L’histoire des animaux & des hommes prouve l’empire de la semence des pères sur l’esprit, & le corps des enfans.
  3. L’auteur de l’histoire naturelle de l’âme &c.
  4. L’auteur de l’hist. de l’âme.
  5. Il y a encore aujourd’hui des peupies qui, faute d’un plus grand nombre de signes, ne peuvent compter que jufqu’à 20.
  6. Dans un cercle, ou à table, il lui falloit toujours un rempart de chaises, ou quelqu’un dans son voisinage du côté gauche, pour l’empêcher de voir les abîmes épouvantables dans lesquels il craignoit quelquefois de tomber, quelque connoissance qu’il eût de ces illusions. Quel effrayant effet de l’Imagination, ou d’une singulière circulation dans un lobe du cerveau ! Grand homme d’un côté, il étoit à moitié fou de l’autre. La folie & la sagesse avoient chacune leur département, ou leur Lobe, séparé par la faux. De quel côté tenoit-il si fort à Mrs. de Port-Royal  ? J’ai lu ce fait dans un extrait du traité du vertige de Mr. de la Mettrie.
  7. Au moins par les vaisseaux. Est-il sûr qu’il n’y en a point par les nerfs ?
  8. Haller dans les Transat. philosoph.
  9. Boerh. Inft. Med. & tant d’autres.