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Traduction par Leconte de Lisle.
SophocleAlphonse Lemerre (p. Titre-np).


LECONTE DE LISLE

SOPHOCLE
Traduction nouvelle

PARIS
ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR
27–31, PASSAGE CHOISEUL, 27–31

M.D.CCC.LXXVII
<span class="pagenum ws-pagenum" id="I. Les Trakhiniennes" title="Page:Sophocle, trad. Leconte de Lisle, 1877.djvu/12">

I

LES TRAKHINIENNES


LES TRAKHINIENNES



PERSONNAGES
Dèianeira.
Une Servante.
Hyllos.
Chœur des Vierges Trakhiniennes.
Un Messager.
Likhas.
La Nourrice.
Un Vieillard.
Hèraklès.


DÈIANEIRA.


C'est une parole antique et bien connue dans la bouche des hommes, qu’on ne saurait dire, avant qu’il soit mort, si la vie de chacun, a été bonne ou mauvaise. Mais, moi, je sais, avant d’aller dans le Hadès, que ma vie a été malheureuse et lamentable, moi qui, habitant encore Pleurôn, dans la demeure paternelle d’Oineus, ai souffert, plus que toute vierge Aitolienne, une très-cruelle angoisse, à cause de mes noces. En effet, mon prétendant était un fleuve, Akhélôos, qui, revêtu d’une triple forme, me demandait à mon père. Tantôt, il venait tel qu’un taureau, tantôt, comme un dragon souple et changeant, tantôt, comme un homme à tête de taureau, et de son menton poilu les eaux ruisselaient comme d’une source. En attendant un tel époux, malheureuse, je désirais toujours mourir plutôt que d’entrer dans son lit ; mais, à ma joie, survint plus tard l’illustre enfant de Zeus et d’Alkmèna, qui lutta contre Akhélôos et me délivra. Je ne raconterai pas les faits de ce combat ; je les ignore, en effet. Qu’il les raconte, celui qui assista sans crainte à ce spectacle. Pour moi, j’étais assise, épouvantée, craignant que ma beauté me portât malheur. Enfin, Zeus, qui règle les combats, donna à celui-ci une heureuse fin, si je puis la dire heureuse ; car, depuis le jour où je fus choisie pour entrer dans le lit de Hèraklès, je vais de terreurs en terreurs, toujours anxieuse de sa destinée, et la nuit qui dissipe mes angoisses m’en apporte de nouvelles. Nous avons procréé des enfants, mais il ne les a vus que rarement, tel qu’un laboureur qui possède un champ éloigné, ne voit celui-ci que lorsqu’il l’ensemence ou qu’il le moissonne. Telle est la destinée qui ramène Hèraklès en sa demeure et l’en fait sortir, toujours au service de quelque maître. Et maintenant qu’il a accompli ses travaux, je suis en proie à de plus grandes terreurs. En effet, depuis qu’il a tué la Force d’Iphitos, ayant été chassés, nous habitons ici, chez un hôte Trakhinien ; mais nul ne sait où est Hèraklès. Il est parti, me laissant d’amères inquiétudes, et je crains qu’il lui soit arrivé quelque malheur ; car il n’y a pas peu de temps, mais il y a quinze mois qu’il est parti et qu’il n’a envoyé aucun message. Il est arrivé sans doute quelque grand malheur, si j’en juge par ces tablettes qu’il m’a laissées en partant, et je prie les Dieux qu’elles ne me soient pas une cause de misère.

LA SERVANTE.

Maîtresse Dèianeira, je t’ai vue déjà, par des lamentations et d’abondantes larmes, déplorer le départ de Hèraklès ; mais, s’il est permis aux esclaves de conseiller les personnes libres, je puis te dire quelques paroles. Ayant tant d’enfants, pourquoi ne pas envoyer quelqu’un d’entre eux rechercher ton époux, et surtout Hyllos qui doit le souhaiter, s’il a quelque souci du salut de son père ? Voici qu’il rentre lui-même d’un pied rapide dans la demeure. C’est pourquoi, si mes paroles sont opportunes, tu peux user de son aide et de mes conseils.

DÈIANEIRA.

Ô fils, ô enfant, ceux de vile naissance peuvent dire de sages paroles. Cette femme, en effet, bien qu’elle soit esclave, a parlé comme une personne libre.

HYLLOS.

Qu’est-ce ? fais que je le sache, mère, s’il m’est permis de le savoir.

DÈIANEIRA.

Elle dit qu’il est honteux de ne pas t’informer où est ton père absent depuis un si long temps.

HYLLOS.

Mais je le sais, si on peut en croire la rumeur de tous.

DÈIANEIRA.

Et en quel lieu de la terre, fils, as-tu appris qu’il s’était arrêté ?

HYLLOS.

On dit qu’en ces derniers temps, durant toute une année, il a servi une femme Lydienne.

DÈIANEIRA.

S’il a souffert cela, que ne peut-il pas avoir souffert !

HYLLOS.

Mais j’ai su qu’il était sorti de cet esclavage.

DÈIANEIRA.

Où dit-on qu’il est maintenant vivant ou mort ?

HYLLOS.

On dit qu’il marche ou qu’il va marcher vers la terre Euboïde, contre la ville d’Eurytos.

DÈIANEIRA.

Sais-tu, ô fils, qu’il m’a laissé des oracles certains sur ce pays ?

HYLLOS.

Lesquels, mère ? Je les ignore.

DÈIANEIRA.

Il y rencontrera son jour suprême, ou bien, ce dernier combat terminé, il devra passer le reste de sa vie paisiblement et heureusement. Donc, fils, puisqu’il se trouve en un tel danger, n’iras-tu pas à son aide ? Aussi bien, s’il a la vie sauve, nous serons sauvés, ou nous périrons d’une même mort.

HYLLOS.

J’irai, mère. Si j’avais connu les paroles de cet oracle, je l’aurais rejoint depuis longtemps. Maintenant la destinée connue de mon père ne me permet pas de craindre ou d’hésiter davantage.

DÈIANEIRA.

Va donc, ô enfant, car, même à qui vient trop tard, une heureuse nouvelle apporte un gain assuré.

LE CHŒUR.
Strophe I.

Toi que la nuit pleine d’astres fait naître en disparaissant, ou endort dans son lit, Halios, flamboyant Halios, je te supplie, ô Brûlant d’un éclat splendide, afin que tu me dises où habite le fils d’Alkmèna ! Est-il retenu dans les gorges de la mer ou sur l’un des deux continents ? Dis, ô toi qui excelles par les yeux !

Antistrophe I.

J’apprends, en effet, que Dèianeira qu’ont disputée deux rivaux, triste en son âme, et telle que l’oiseau malheureux, ne ferme plus jamais ses paupières affligées qui ne cessent de répandre des larmes ; mais que, troublée par le souvenir et le souci de l’homme absent, inquiète, elle se consume sur son lit veuf, prévoyant quelque destinée mauvaise et lamentable.

Strophe II.

Car, de même qu’on voit, en haute mer, sous l’infatigable Notos ou Boréas, les flots innombrables succéder aux flots, de même, tel que la mer Krètique, le Kadmogène poursuit et accroît les travaux de sa vie, mais quelque Dieu le sauve toujours et l’écarte des demeures d’Aidès.

Antistrophe II.

Ainsi, te blâmant pour cela, je te contredirai et te plairai à la fois. Je dis que tu ne dois point rejeter une heureuse espérance. En effet, le Kronide, le modérateur universel, n’a point donné aux mortels une vie sans douleur ; mais les misères et les joies se déroulent pour tous, comme les routes circulaires de l’Ourse.

Épôde.

Ni la nuit pleine d’astres, ni la misère, ni les richesses ne durent toujours pour les mortels, mais elles s’en vont promptement, et il arrive à chacun de se réjouir et de souffrir. C’est pourquoi, Reine, je veux que tu gardes l’espérance, car qui a jamais vu Zeus ne point s’inquiéter de ses enfants ?

DÈIANEIRA.

Tu viens à moi, je pense, au bruit de mon malheur. Puisses-tu ne jamais savoir, en souffrant de tels maux, combien mon cœur est déchiré : car, maintenant, tu ne le sais pas. La jeunesse grandit en sûreté et vit d’une vie tranquille ; ni l’ardeur du Dieu, ni la pluie, ni les vents ne la troublent ; mais elle accroît sa vie dans les délices, jusqu’à ce que la vierge devienne femme, et, dans l’espace d’une nuit, prenne sa part de nos peines. Elle saurait alors, connaissant son propre mal, à quels maux je suis en proie. À la vérité, je me suis déjà lamentée au sujet de nombreuses douleurs, mais il en est une plus amère que toutes et que je vais dire. Quand le roi Hèraklès quitta sa demeure, à son dernier départ, il y laissa d’anciennes tablettes sur lesquelles étaient écrites des paroles qu’il n’avait jamais eu, en son esprit, le soin de m’adresser auparavant ; car il avait coutume de partir, sûr d’accomplir son œuvre et certain de ne point mourir. Et maintenant, comme s’il ne vivait déjà plus, il a fait ma part des biens nuptiaux et marqué pour chacun de ses fils une portion de la terre paternelle. S’il reste absent quinze mois entiers depuis son départ de ce pays, il faut qu’on le tienne pour mort dans l’intervalle ; mais s’il échappe heureusement à ce terme, il vivra tranquillement désormais. Telle est la fin que les Dieux ont marquée aux travaux de Hèraklès, comme l’antique Hêtre Dodônien l’a déclaré autrefois par la voix des deux Colombes. Et voici que la vérité de ces choses va être prouvée par ce qui va arriver. C’est pourquoi, ô chères, tandis que je repose en un doux sommeil, je bondis, épouvantée, redoutant de survivre au plus grand des hommes.

LE CHŒUR.

Espère mieux maintenant. Je vois venir un homme orné d’une couronne comme un porteur de bonnes paroles.

LE MESSAGER.

Maîtresse Dèianeira, le premier de tous les messagers, je te tirerai d’inquiétude. Sache que le fils d’Alkmèna, vivant et victorieux, rapporte du combat les prémices de la victoire pour les Dieux de cette terre.

DÈIANEIRA.

Qu’est-ce ? Que me dis-tu, vieillard ?

LE MESSAGER.

Que cet époux appelé par tant de vœux va rentrer dans la demeure, portant les marques de la victoire.

DÈIANEIRA.

As-tu appris ce que tu annonces d’un citoyen ou d’un étranger ?

LE MESSAGER.

Dans un pâturage de bœufs, le héraut Likhas le racontait à la foule. Dès que je l’eus entendu, je volai afin de te l’annoncer le premier et de mériter une récompense.

DÈIANEIRA.

Et pourquoi Likhas lui-même n’est-il pas ici, puisque tout est pour le mieux ?

LE MESSAGER.

C’est qu’on lui barre la route, femme. Tout le peuple Mèlien l’entoure et le presse, et il ne peut passer outre. Chacun, voulant tout savoir, ne le laissera point aller facilement avant d’avoir tout entendu. Ainsi il cède à leurs désirs malgré sa volonté ; mais tu le verras bientôt lui-même.

DÈIANEIRA.

Ô Zeus, qui habites la prairie non fauchée de l’Oïta, tu nous as donné cette joie, bien que tardivement. Élevez la voix, ô femmes, les unes dans la demeure et les autres au dehors, car voici que nous nous réjouissons de cette nouvelle dont la lumière inespérée se lève pour moi.

LE CHŒUR.

Poussez des cris joyeux autour des autels, demeures qui reverrez l’Époux ! Que les jeunes hommes chantent d’une voix unanime Apollôn tutélaire au beau carquois ! Ô vierges, chantez Païan ! Païan ! Chantez Artémis, sœur d’Apollôn, l’Ortygienne, tueuse de cerfs et portant des torches dans l’une et l’autre main ! Et chantez aussi les Nymphes compagnes ! Je bondis en l’air et je ne résiste pas à la flûte qui règle mon âme. Évoé ! Évoé ! Le lierre me trouble et me pousse à la fureur Bakkhique ! Iô ! Iô ! Païan ! Païan ! Vois, ô la plus chère des femmes, ce qui s’offre à toi.

DÈIANEIRA.

Je vois, chères femmes. La vigilance de mes yeux ne me trompe point de façon que je ne voie pas cette foule. Je souhaite qu’il prospère ce héraut attendu si longtemps, s’il m’apporte quelque chose d’heureux.

LIKHAS.

Certes, nous revenons heureusement, et nous sommes bien accueillis, femme, pour les choses que nous avons faites. Il est juste de récompenser par de bonnes paroles l’homme qui a victorieusement combattu.

DÈIANEIRA.

Ô le plus cher des hommes, avant tout dis-moi ce que je désire savoir : reverrai-je Hèraclès vivant ?

LIKHAS.

Assurément je l’ai laissé plein de force, vivant, florissant et non atteint de maladie.

DÈIANEIRA.

Où ? sur la terre de la patrie ou sur la terre Barbare ? Dis.

LIKHAS.

Sur le rivage Euboïque où il consacre des autels et des grappes de fruits à Zeus Kènaien.

DÈIANEIRA.

Accomplit-il des vœux promis ou obéit-il à un oracle ?

LIKHAS.

Il accomplit les vœux faits tandis qu’il assiégeait et dévastait par la lance la ville de ces femmes que tu vois devant toi.

DÈIANEIRA.

Et celles-ci ? par les Dieux ! Qui sont-elles ? Elles sont dignes de compassion, si leurs misères ne m’abusent pas.

LIKHAS.

Hèraklès, ayant détruit la ville d’Eurytos, les a faites ses esclaves et offertes aux Dieux.

DÈIANEIRA.

Est-ce devant cette ville qu’il a consumé ce nombre incroyable de jours ?

LIKHAS.

Non, car il a été retenu le plus longtemps chez les Lydiens, et, comme il le dit lui-même, non libre, mais vendu. Cependant, femme, il ne peut être blâmé de ce que Zeus a voulu et accompli. Livré comme esclave à Omphalè la Barbare, il l’a servie une année, ainsi qu’il le raconte. Mais cette ignominie le mordit tellement au cœur, qu’il s’obligea lui-même par serment à réduire en servitude, avec sa femme et son fils, celui qui lui avait infligé ce malheur. Et cela ne fut pas dit en vain, car, ayant subi l’expiation, il assembla une armée et marcha contre la ville d’Eurytos, affirmant que celui-ci était, seul de tous les mortels, la cause de ses maux. Quand il vint, en effet, s’asseoir comme un ancien hôte dans la demeure d’Eurytos, ce dernier l’accabla de nombreux outrages et ourdit contre lui de nombreuses ruses, disant que, malgré les flèches inévitables qu’il portait aux mains, il était inférieur aux Eurytides comme archer, et qu’il s’était avili en devenant l’esclave d’un homme libre. Enfin, étant plein de vin dans un repas, Eurytos le chassa de sa demeure. Enflammé de colère à cause de ces outrages, Hèraklès, ayant trouvé Iphitos sur la colline Tirynthienne cherchant les traces de cavales vagabondes, et voyant qu’il avait l’esprit et les yeux distraits, le précipita du faîte de la hauteur. C’est pour cela que Zeus Olympien, père de toutes choses, agité de colère, et ne pouvant souffrir que Hèraclès eût agi de ruse contre un seul homme, le fit vendre comme esclave. S’il s’était vengé ouvertement de ses injures, Zeus lui eût pardonné, car les Daimones aussi n’aiment point à subir l’injure. Donc, ceux qui se vantaient d’une langue insolente habitent tous maintenant le Hadès, et leur ville est réduite en servitude. Celles-ci, que tu vois, viennent à toi, arrachées de leurs félicités par une triste destinée. Ton époux l’ordonne ainsi, et moi, fidèle serviteur, j’obéis à ses ordres. Lui-même, dès qu’il aura sacrifié d’irréprochables victimes à son père Zeus, à cause de cette ville prise, il viendra, sois-en sûre. Et ceci est le plus agréable à entendre de tout ce que je t’ai dit déjà.

LE CHŒUR.

Reine, ce que tu vois et ce que tu entends te permettent maintenant de montrer toute ta joie.

DÈIANEIRA.

Pourquoi ne me réjouirais-je pas en effet, et à bon droit, ayant appris l’heureuse destinée de mon époux ? Il le faut, puisque ces nouvelles répondent à mes désirs. Cependant, la prudence me laisse dans l’esprit une certaine crainte que cette heureuse fortune n’aboutisse à quelque malheur. Ô chères, une violente pitié m’envahit quand je vois ces malheureuses chassées de leur demeure sur une terre étrangère, privées de leurs parents et manquant d’asile, elles qui étaient nées peut-être d’hommes libres et qui subissent maintenant une vie servile. Ô Zeus secourable, que je ne te voie jamais agissant ainsi contre ma race ! ou, si tu le fais, que ce ne soit pas tant que je serai vivante ! Ô toi, très-malheureuse, quelle jeune fille es-tu ? Es-tu vierge, es-tu mère ? Si j’en crois ton aspect, tu ne sais rien de ces choses, mais tu es bien née cependant. Likhas, de qui sort cette jeune fille étrangère ? Quelle est sa mère ? Quel père l’a engendrée ? Dis. Plus que toutes les autres je l’ai prise en pitié, quand j’ai vu que, seule, elle montrait une plus grande sagesse.

LIKHAS.

Que sais-je ! sur qui m’interroges-tu ? Peut-être n’est-elle pas née d’une race vile parmi les habitants de ce pays.

DÈIANEIRA.

Sort-elle des tyrans ? Eurytos avait-il une fille ?

LIKHAS.

Je ne sais. Je ne m’en suis pas plus inquiété.

DÈIANEIRA.

As-tu entendu son nom de quelque compagnon de route ?

LIKHAS.

Non. J’ai accompli mon message en silence.

DÈIANEIRA.

Parle de ton propre mouvement, ô malheureuse ! car ceci est triste qu’on ne sache qui tu es.

LIKHAS.

Elle ne le fera pas plus maintenant qu’auparavant, n’ayant encore prononcé aucune parole, ni grande, ni petite. Mais, gémissant sur son malheur cruel, elle n’a cessé de verser des larmes, la malheureuse, depuis qu’elle a quitté sa patrie battue des vents. Certes, elle subit une destinée mauvaise, mais il faut lui pardonner.

DÈIANEIRA.

Laissons-la donc, et qu’elle entre dans la demeure, si cela lui plaît mieux. Qu’une nouvelle douleur ne soit pas ajoutée par moi à celles qu’elle endure déjà. C’est assez de son mal présent. Maintenant rentrons tous dans la demeure. Toi, va où tu veux aller ; moi, je vais faire les apprêts intérieurs.

LE MESSAGER.

Attends au moins quelques instants, afin de savoir, tous ceux-ci étant éloignés, quelles sont celles que tu fais entrer dans la demeure. Il est nécessaire que tu saches ce qu’on ne t’a pas dit, car j’ai la pleine connaissance de ces choses.

DÈIANEIRA.

Pourquoi m’empêches-tu d’avancer ?

LE MESSAGER.

Arrête et écoute. Puisque tu as entendu sans regret ce que je t’ai dit déjà, je pense que tu m’écouteras de même maintenant.

DÈIANEIRA.

Les ferons-nous revenir, ou veux-tu parler seulement pour moi et celles-ci ?

LE MESSAGER.

Rien n’empêche que je parle pour toi et celles-ci, mais laisse sortir les autres.

DÈIANEIRA.

Elles sont parties. Maintenant, parle.

LE MESSAGER.

De tout ce que l’homme a dit, rien n’est franc, ni vrai. Ou il ment maintenant, ou il mentait auparavant.

DÈIANEIRA.

Que dis-tu ? Dis clairement ce que tu penses, car je ne sais ce que tu dis.

LE MESSAGER.

J’ai entendu cet homme déclarer devant beaucoup de témoins qu’Eurytos avait été tué et que Oikhalia hérissée de tours avait été prise par Hèraklès à cause de cette vierge ; que, seul de tous les Dieux, Érôs l’avait excité à cette guerre, et non son séjour chez les Lydiens, ni ses travaux serviles infligés par Omphalè, ni le meurtre d’Iphitos précipité d’en haut. Et voici que Likhas ne parle plus de cet amour et se contredit. Mais, n’ayant pu persuader le père de lui donner sa fille, afin qu’elle partageât son lit en secret, pour une cause légère il a envahi la patrie de cette vierge, là où, disait-il, régnait Eurytos, tué ce roi et dévasté sa ville. Et maintenant, comme tu le vois, regagnant sa demeure, il a envoyé cette jeune fille en avant, non comme une esclave, mais entourée de sollicitude. N’aie point foi en lui, femme. Comment serait-il véridique, quand il est brûlé d’amour ? Il m’a semblé, maîtresse, que je devais te révéler tout ce que j’ai appris de Likhas. Beaucoup l’ont entendu comme moi dans l’Agora des Trakhiniens qui peuvent l’accuser. Si je dis des choses déplaisantes, je ne m’en réjouis pas, mais, cependant, j’ai dit la vérité.

DÈIANEIRA.

Hélas ! malheureuse ! En quelle calamité suis-je plongée ? Quelle peste cachée ai-je fait entrer sous mon toit ? Malheureuse ! Celle-ci n’est donc pas sans nom, comme le jurait celui qui l’a amenée ?

LE MESSAGER.

Elle resplendit par sa beauté et par sa race. Elle est née d’Eurytos et son nom est Iolè. Si Likhas n’a point dit ses parents, c’est qu’il ne s’en était point informé.

LE CHŒUR.

Je ne demande pas que tous les mauvais périssent, mais au moins ceux qui ourdissent des ruses pour le mal.

DÈIANEIRA.

Que faut-il que je fasse, femme ? Je suis anéantie de ce que j’ai entendu.

LE CHŒUR.

Va, et interroge Likhas lui-même. Il dira la vérité, si tu sembles vouloir l’y contraindre par la force.

DÈIANEIRA.

J’irai, car ce que tu dis est sage.

LE CHŒUR.

Resterons-nous ici ? Que faire ?

DÈIANEIRA.

Restez. L’homme, sans être appelé, sort de lui-même de la demeure.

LIKHAS.

Que faut-il annoncer à Hèraklès, femme ? Dis-le-moi, car tu vois que je pars.

DÈIANEIRA.

Tu pars bien promptement, ayant longtemps tardé à venir, et avant que nous ayons repris l’entretien.

LIKHAS.

Si tu veux apprendre quelque chose, me voici.

DÈIANEIRA.

Diras-tu sincèrement la vérité ?

LIKHAS.

Le grand Zeus m’en est témoin ! du moins ce qui m’est connu.

DÈIANEIRA.

Quelle est cette femme que tu as amenée ici ?

LIKHAS.

Elle vient d’Euboiè ; mais je ne puis dire de quels parents elle est née.

LE MESSAGER.

Holà ! toi ! regarde ici. À qui crois-tu parler ?

LIKHAS.

Et toi, pourquoi m’interroges-tu ?

LE MESSAGER.

Ose répondre, si tu as l’esprit sain, à ce que je te demande.

LIKHAS.

Je parle à la reine Dèianeira, fille d’Oineus, épouse de Hèraklès, et, à moins que mes yeux ne me trompent, à ma maîtresse.

LE MESSAGER.

Voilà ce que je voulais entendre de toi. Tu dis qu’elle est ta maîtresse ?

LIKHAS.

Certes, avec justice.

LE MESSAGER.

Quel supplice ne mérites-tu pas, s’il en est ainsi, et si tu avoues ton iniquité envers elle ?

LIKHAS.

Comment inique ? Pourquoi me parler avec ruse ?

LE MESSAGER.

Il n’en est rien. C’est toi qui agis ainsi.

LIKHAS.

Je pars. Vraiment, j’ai été insensé de t’écouter si longtemps.

LE MESSAGER.

Ne pars pas avant de répondre brièvement à une question.

LIKHAS.

Parle, si tu veux. En effet, tu n’es pas muet d’habitude.

LE MESSAGER.

Connais-tu cette captive, que tu as amenée dans la demeure ?

LIKHAS.

Non. Pourquoi t’en informes-tu ?

LE MESSAGER.

N’as-tu pas dit que cette femme, que tu feins de ne pas connaître, était Iolè, fille d’Eurytos ?

LIKHAS.

À qui parmi les hommes ? Qui viendra t’affirmer que j’ai parlé ainsi devant lui ?

LE MESSAGER.

Un grand nombre de citoyens. La foule des Trakhiniens, au milieu de l’Agora, t’a entendu dire cela.

LIKHAS.

Certes, j’ai répété ce que j’ai entendu ; mais il est différent de rapporter une opinion ou d’affirmer qu’une chose est certaine.

LE MESSAGER.

Que me parles-tu d’opinion ! N’as-tu pas affirmé par serment que tu amenais cette épouse de Hèraklès ?

LIKHAS.

Son épouse ? Moi ? Je t’adjure par les Dieux, chère maîtresse, dis-moi qui est cet étranger.

LE MESSAGER.

Un homme qui, présent, t’a entendu dire que c’était à cause de ce désir de Hèraklès que toute une ville avait été détruite, que ce n’était pas une Lydienne mais l’amour seul qui avait amené cette ruine.

LIKHAS.

Que cet homme sorte, ô maîtresse, je t’en prie ! Il n’est pas d’un homme sage de se quereller avec un insensé.

DÈIANEIRA.

Je t’adjure par Zeus qui lance la foudre sur la haute forêt de l’Oita, ne me cache point la vérité. Ceci ne se passe point entre toi et une femme mauvaise qui ignore la nature des hommes qui ne se réjouissent pas toujours des mêmes choses. Certes, qui veut lutter contre Érôs, comme un athlète, n’agit point sagement. Érôs, en effet, commande aux Dieux, quand il lui plaît ; et puisqu’il m’a domptée moi-même, pourquoi ne dompterait-il pas une autre femme semblable à moi ? Je serais insensée d’accuser mon époux, s’il est atteint de ce mal, ou cette femme qui ne m’a rien fait de honteux ni de mauvais. Il n’en est point ainsi ; et, si Hèraklès t’a enseigné à mentir, tu n’as pas reçu une belle leçon ; si tu mens de toi-même, en voulant être bon tu fais le mal. Sois donc véridique ; il est honteux à un homme libre de mentir. Tu n’as aucune raison de me rien cacher, car ils sont nombreux ceux qui me répéteraient ce que tu as dit. Si tu crains, ta crainte n’est pas juste. Je suis plus affligée de ne pas savoir la vérité qu’il ne me serait cruel de la connaître. Hèraklès n’est-il pas l’homme qui a épousé le plus grand nombre de femmes ? Aucune d’elles n’a jamais reçu de moi une parole mauvaise ou un outrage. De même pour celle-ci, quand Hèraklès se consumerait pour elle, car j’ai été saisie d’une très-grande compassion en voyant que sa beauté avait désolé sa vie, et que, sans le vouloir, la malheureuse avait causé la ruine et la servitude de sa patrie. Mais que ces choses suivent le vent ! Pour toi, je te le dis, quoi que tu fasses avec tout autre, avec moi il faut que tu dises toujours la vérité.

LE CHŒUR.

Obéis aux bonnes paroles de cette femme ; tu ne te le reprocheras pas plus tard, et tu auras ma gratitude.

LIKHAS.

Ô chère maîtresse, puisque je te vois, mortelle parmi les mortels, sage et pleine d’indulgence, je te dirai toute la vérité et ne te cacherai rien. Tout est comme celui-ci l’a dit. Un violent désir de cette vierge s’est emparé de Hèraklès, et c’est elle qui a causé la destruction par la lance de la malheureuse Oikhalia, sa patrie. Mais il est juste de dire, en faveur de Hèraklès, qu’il ne m’a point ordonné le silence et qu’il n’a point nié son amour. Moi seul, ô maîtresse, de peur d’affliger ton âme par une telle nouvelle, j’ai failli, si toutefois tu en juges ainsi. Et maintenant, puisque tu sais tout, il convient, pour ton époux et pour toi-même, que tu supportes cette femme et que tu ne retires point les paroles que tu lui as dites. Hèraklès, en effet, vainqueur dans tous ses autres combats, a été vaincu par cet amour.

DÈIANEIRA.

Certes, ma pensée est d’agir ainsi. Je n’augmenterai point mon malheur en résistant vainement aux Dieux. Mais rentrons dans la demeure, afin que tu portes un message et des présents en retour de ceux qui m’ont été envoyés. Il n’est pas convenable que tu partes sans rien, étant venu avec ce nombreux cortége.

LE CHŒUR.
Strophe.

Kypris manifeste toujours sa force invincible. Je ne dirai point les défaites des Dieux, ni comment elle trompa le Kronide et le sombre Aidès et Poseidaôn qui ébranle la terre ; mais je dirai quels adversaires se rencontrèrent, avant les noces, pour cette épouse, et dans quels combats ils soulevèrent des tourbillons de poussière.

Antistrophe.

Et l’un était un fleuve doué d’une grande force, sous la forme d’un taureau aux quatre pieds et armé de cornes, Akhélôos, du pays des Oiniades. Et l’autre était venu de Thèba la Bakkhéienne, brandissant dans ses mains l’arc, la lance et la massue, et c’était l’Enfant de Zeus. Et tous deux se rencontrèrent, avec toutes leurs forces, désirant posséder ce lit ; et, seule, Kypris, qui dispense les couches nuptiales, assistait et présidait au combat.

Épôde.

Alors s’éleva le fracas confus des mains, des arcs et des cornes de taureau. Et ils s’enlaçaient, et on entendait le choc horrible de leurs fronts et les gémissements de tous deux. Et la belle vierge délicate, assise au faîte de la colline, attendait celui qui serait son époux. Je parle ainsi comme ma mère a parlé. Les yeux de la nymphe désirée étaient pleins d’anxiété. Puis elle s’éloigna de sa mère comme une génisse abandonnée.

DÈIANEIRA.

Ô chères, pendant que l’hôte parle, dans la demeure, aux jeunes captives et s’apprête à partir, j’ai passé secrètement le seuil, et je suis venue à vous afin de vous raconter la ruse que j’ai préparée et de gémir ensemble sur les maux que je subis. J’ai reçu ici, non une vierge, mais une épouse, je pense, telle que la charge pesante d’une nef, lamentable récompense de mon âme ! Et maintenant, nous sommes deux à attendre sur un même lit les embrassements d’un seul ! C’est ainsi que Hèraklès, qu’on disait doux et fidèle pour moi, me récompense d’avoir gardé si longtemps sa demeure ! Cependant je ne puis m’irriter contre celui qui a subi tant de fois un tel mal ; mais aucune femme ne supporterait d’habiter la même demeure qu’une autre, en l’admettant au partage d’une même union. Je vois que la fleur de la jeunesse croît en elle et se flétrit en moi. L’homme aime à regarder et à cueillir l’une et se détourne de l’autre. Je crains donc que Hèraklès n’ait que le nom de mon époux pour être l’amant de cette jeune fille. Mais, ainsi que je l’ai dit, il ne convient point qu’une femme irréprochable s’irrite. Je vous dirai, chères, comment j’agirai pour mon bien. Je possède, enfermé dans un vase d’airain, un ancien présent d’un vieux Centaure. Je l’ai reçu, étant jeune fille, de Nessos dont la poitrine était très-velue. Il transportait dans ses bras, à prix d’argent, les hommes à travers le profond fleuve Évènos, fendant l’eau sans avirons ni voiles. Quand, par l’ordre de mon père, je suivis pour la première fois Hèraklès mon époux, Nessos, qui m’avait prise sur ses épaules, arrivé au milieu du fleuve, commença à me caresser de ses mains perverses. Mais je criai, et, aussitôt, l’Enfant de Zeus, s’étant retourné, lui lança une flèche ailée qui pénétra avec un sifflement, à travers la poitrine, jusqu’au poumon. Et le Centaure mourant me parla ainsi : — Fille du vieux Oineus, si tu m’obéis, tu tireras un grand bien de ce que je t’aurai transportée la dernière. En effet, si tu recueilles le sang figé autour de cet endroit de la blessure où le venin de l’Hydre de Lernaia a noirci la flèche, tu posséderas un charme puissant sur l’âme de Hèraklès et il n’aimera jamais aucune autre femme plus que toi. — Ô chères, je me suis rappelé ceci, et, dans le sang de Nessos mort, l’ayant bien gardée en ma demeure, j’ai trempé cette tunique, d’après ce qu’il m’a dit étant vivant encore. Tout est accompli maintenant. Que je ne sache jamais les trames perverses, car je hais celles qui en usent ! L’emporter par ce philtre sur cette jeune fille et ramener ainsi Hèraklès, c’est ce que je veux accomplir, à moins qu’il ne vous semble que je tente de vains efforts, car, alors, j’y renoncerai.

LE CHŒUR.

Certes, si tu as foi en ceci, il nous semble que ton dessein n’est point blâmable.

DÈIANEIRA.

J’ai foi sans doute, mais j’espère seulement, n’en ayant point encore usé.

LE CHŒUR.

Il faut tenter, car, quoi qu’il te semble, tu n’auras aucune certitude de la chose, que tu ne l’aies éprouvée.

DÈIANEIRA.

Nous le saurons bientôt, car je vois l’homme sortir de la demeure, et il arrivera promptement. Mais gardons le silence sur ceci, car une action honteuse accomplie dans l’ombre ne donne point de honte.

LIKHAS.

Que veux-tu que je fasse ? Ordonne, fille d’Oineus, car je me suis attardé ici trop longtemps.

DÈIANEIRA.

Je songeais à cela, Likhas, pendant que tu parlais dans la demeure à ces femmes étrangères. Porte en mon nom à Hèraklès ce péplos au beau tissu, comme un don fait de mes mains. Quand tu le lui donneras, avertis-le qu’aucun mortel ne doit le revêtir avant lui ; qu’il ne le montre ni à l’ardeur de Hèlios, ni au feu sacré, ni à la flamme du foyer, avant qu’il le porte devant tous en offrant aux Dieux un sacrifice de taureaux ; car j’ai fait le vœu, en effet, que, si je le revoyais, ou si j’entendais dire qu’il revînt sain et sauf dans sa demeure, je l’ornerais de cette tunique, montrant aux Dieux un sacrificateur nouveau avec un nouveau péplos. Et tu lui porteras ce signe qu’il reconnaîtra facilement, l’empreinte de cet anneau. Mais, va ! et fais-toi une loi, en bon messager, de ne point parler au delà de ce que tu dois dire. Aie enfin le souci que sa gratitude et la mienne te soient dues.

LIKHAS.

Ayant toujours usé honnêtement de la science de Hermès, je ne faillirai jamais envers toi. Je porterai ce vase et je répéterai fidèlement les paroles que tu as dites.

DÈIANEIRA.

Pars donc, car tu sais où en sont les choses dans cette demeure.

LIKHAS.

Je le sais et je dirai qu’elles sont au mieux.

DÈIANEIRA.

Tu sais aussi qu’ayant bien accueilli l’étrangère, je l’ai reçue avec beaucoup de bienveillance dans la demeure.

LIKHAS.

De telle façon que mon cœur en a été stupéfait de joie.

DÈIANEIRA.

Que pourrais-tu dire de plus ? Je crains, en effet, que tu parles du désir que j’ai de lui avant que tu saches s’il a le même désir de moi.

LE CHŒUR.
Strophe I.

Ô vous qui habitez, auprès des sources chaudes et des cimes de l’Oita, parmi les rochers, dans le golfe Malien, le rivage de la Déesse vierge ornée de flèches d’or, là où sont les Agoras des Hellanes !

Antistrophe I.

La flûte au doux son vous redira bientôt, non un chant de tristesse, mais le concert sacré de la lyre divine ; car le fils de Zeus et d’Alkmèna se hâte vers sa demeure, portant les dépouilles dues à sa puissante vertu.

Strophe II.

Pendant qu’il errait au loin sur la mer, nous l’avons attendu douze mois entiers, et nous ne savions rien de lui. Et sa chère et malheureuse épouse, hélas ! son cœur plein d’angoisse languissait, insatiable de larmes. Mais voici qu’Arès apaisé la délivre de ses jours douloureux.

Antistrophe II.

Qu’il arrive, qu’il arrive ! Que sa nef, poussée par de nombreux avirons, ne s’arrête pas avant qu’il soit rentré dans cette ville, ayant quitté l’île où il prépare des sacrifices ! Qu’il arrive, désirable, et pénétré du philtre persuasif révélé par le Centaure !

DÈIANEIRA.

Femmes, combien je redoute d’avoir fait au delà de ce que je devais faire !

LE CHŒUR.

Qu’est-ce donc, Dèianeira, fille d’Oineus ?

DÈIANEIRA.

Je ne sais, mais je suis anxieuse, craignant qu’on m’accuse d’avoir causé un grand mal, malgré mon espérance contraire.

LE CHŒUR.

Est-ce au sujet des présents que tu as envoyés à Hèraklès ?

DÈIANEIRA.

Certes, et je voudrais que personne ne pût se hâter d’agir, si ce n’est avec certitude.

LE CHŒUR.

Dis-nous, si cela est permis, la cause de ta crainte.

DÈIANEIRA.

Il est arrivé une chose telle, femmes, que, si je la dis, entendrez raconter une merveille inattendue. Le morceau de toison blanche, avec lequel j’ai oint le péplos, s’est évanoui, sans qu’il ait été enlevé par aucun des serviteurs. Il s’est consumé de lui-même et a disparu du sommet de la pierre où il était déposé. Mais, afin que tu saches comment les choses se sont passées, je m’expliquerai davantage. En effet, je n’ai rien omis de ce que m’a enseigné le sauvage Centaure, tandis qu’il souffrait, percé dans le flanc par la pointe aiguë de la flèche ; et j’en ai gardé la mémoire aussi ineffaçable que ce qui est gravé sur des tablettes d’airain. Je devais garder ce philtre, hors d’atteinte, loin du feu et des chauds rayons du jour, au fond de mes demeures, jusqu’à ce qu’il fût appliqué et répandu sur quelque objet. Et j’ai fait ainsi. Mais, aujourd’hui, le moment d’en user étant venu, je me suis enfermée, et j’ai oint la tunique à l’aide d’un morceau de la toison d’une brebis. Puis, j’ai plié la tunique et l’ai mise dans un coffre, cachée aux rayons hèliens, pour être donnée à Hèraklès, comme vous l’avez vu. Étant rentrée dans la demeure, j’ai vu une chose extraordinaire, telle que l’esprit d’aucun ne pourrait la concevoir. Comme j’avais exposé, en le jetant au hasard, ce morceau de toison aux rayons de Hèlios, dès qu’il fut échauffé, il se dispersa sur la terre, semblable à la poussière du bois que coupe la scie. Tel il était répandu à terre, et de l’endroit où il était s’éleva une écume qui bouillonnait, comme, fermentée sur le sol, la grasse liqueur de la grappe mûre détachée de la vigne de Bakkhos. C’est pourquoi, je ne sais, malheureuse, à quelle pensée m’arrêter, et je vois que j’ai commis un grand crime. Comment, en effet, et pourquoi le Centaure mourant eût-il été bienveillant pour moi qui étais cause de sa mort ? Non ! mais il me flattait, désirant perdre celui qui l’avait percé. Voilà ce qui m’est révélé trop tard, quand je ne peux plus y porter remède. Moi seule, si je ne me trompe pas, seule, j’aurai été la perte de Hèraklès. Car je sais que cette flèche a blessé Kheirôn, tout Dieu qu’il était, et qu’elle tue toutes les bêtes qu’elle atteint. Pourquoi le noir venin du sang qui trempa cette flèche ne tuerait-il pas Hèraklès ? Telle est ma pensée. Mais je suis résolue, s’il meurt, à mourir en même temps que lui ; car vivre encore, non honorée, est une chose insupportable pour une femme bien née.

LE CHŒUR.

Il faut, à la vérité, redouter de terribles calamités, mais non désespérer avant la fin.

DÈIANEIRA.

L’espoir d’où naît la confiance ne réside pas dans de mauvais desseins.

LE CHŒUR.

Mais ceux qui n’ont point failli volontairement doivent être pardonnés, et tu mérites d’en faire l’expérience.

DÈIANEIRA.

De telles paroles conviennent, non à qui a fait le mal, mais à qui n’a à se repentir d’aucune action mauvaise.

LE CHŒUR.

Il est temps que tu te taises, à moins que tu veuilles tout dire à ton fils. Il était allé à la recherche de son père et voici qu’il revient.

HYLLOS.

Ô mère ! Que je voudrais qu’une de ces trois choses s’accomplît : ou que tu ne fusses plus vivante, ou que, vivante, un autre te nommât sa mère, ou que tu eusses formé dans ton esprit de meilleurs desseins !

DÈIANEIRA.

Qu’ai-je fait, ô enfant, pour mériter tant de haine ?

HYLLOS.

Sache qu’en ce jour, ton époux, mon père, a péri par toi.

DÈIANEIRA.

Hélas ! ô fils ! quelle nouvelle apportes-tu ?

HYLLOS.

La nouvelle de ce qui ne peut plus ne pas être arrivé ; car rien ne peut faire qu’une chose accomplie ne soit pas.

DÈIANEIRA.

Que dis-tu, ô enfant ? D’où vient que tu sois certain que j’ai commis cette action détestable ?

HYLLOS.

Moi-même, de mes yeux, j’ai vu le mal cruel de mon père. Je ne l’ai appris de la bouche d’aucun autre.

DÈIANEIRA.

Parle, où as-tu rencontré l’homme et t’es-tu approché de lui ?

HYLLOS.

S’il faut que tu saches, il est nécessaire que je dise tout. Lorsqu’il partit, ayant dévasté l’illustre ville d’Eurytos, il emporta les trophées et les prémices de sa victoire. Arrivé au promontoire d’Euboia battu des flots, qu’on nomme Kènaien, il dressa des autels à son père Zeus et marqua les limites d’un bois sacré. C’est là que je le revis pour la première fois, après l’avoir désiré si longtemps. Comme il se préparait à sacrifier de nombreuses victimes, son héraut familier Likhas arriva, portant ton présent, le péplos mortel. L’ayant revêtu, comme tu le lui recommandais, il égorgea douze beaux taureaux choisis, prémices du butin, car il avait amené cent victimes d’espèces diverses. Et, d’abord, le malheureux priait d’un cœur joyeux et se réjouissait de son beau vêtement ; mais dès que la flamme sanglante du sacrifice eut jailli du bois résineux, une sueur sortit de sa peau, et la tunique serrée à ses flancs, comme par un statuaire, s’attacha collée à ses membres. Et la douleur mordait et tordait ses os, tandis que le venin de l’hydre sanguinaire le rongeait. Alors il cria, appelant le malheureux Likhas qui n’avait point partagé ton crime, et il lui demanda par quelle trahison il lui avait apporté ce péplos. Mais, ne sachant rien, il dit que ce présent venait de toi seule et tel qu’il avait été envoyé. Dès que Hèraklès l’eut entendu, et comme une horrible douleur lui dévorait les entrailles, il le saisit par le pied, là où la jambe fléchit, et le lança contre un rocher battu par la mer. Et, hors de la tête écrasée, la cervelle jaillit du crâne chevelu, mêlée au sang. Et tout le peuple poussa un immense gémissement en voyant Hèraklès en délire et Likhas tué ; mais personne n’osait s’approcher de l’homme, car il se roulait contre terre, puis se relevait hurlant, et tout autour les rochers en mugissaient, et le faîte des monts Lokriens et les promontoires d’Euboia. Après avoir épuisé ses forces à se tordre contre terre et à pousser tant de hurlements, détestant ses noces funestes avec toi, malheureuse, et l’alliance d’Oineus, d’où était sorti le malheur de sa vie, il détourna alors ses yeux égarés, et il me vit versant des larmes au milieu de la foule, et, m’ayant regardé, il m’appela : — Approche, ô mon enfant. Ne fuis pas mon mal, même s’il te fallait mourir en même temps que moi qui meurs. Enlève-moi, emporte-moi d’ici et cache-moi là où nul des mortels ne puisse me voir. Si tu as pitié de moi, emporte-moi très-promptement de cette île, afin que je n’y meure pas. — D’après cet ordre, nous le mîmes dans une nef, et nous l’avons conduit ici avec beaucoup de peine, convulsif et hurlant. Vous le verrez bientôt, vivant ou mort. Tu as fait cela contre mon père, mère, l’ayant médité et accompli. Puissent Dikè vengeresse et Érinnys te châtier ! Je le souhaite, s’il m’est permis de le souhaiter. Mais toi-même m’en as donné le droit en tuant le plus grand des hommes qui sont sur la terre, et tel que tu n’en verras jamais de semblable.

LE CHŒUR.

Pourquoi sors-tu en silence ? Ne t’aperçois-tu pas qu’en te taisant tu donnes raison à l’accusateur ?

HYLLOS.

Laissez-la sortir. Puisse un vent propice l’éloigner bien loin de mes yeux ! Qu’est-il besoin qu’elle s’honore du nom de mère, elle qui n’agit point comme une mère doit agir ? Qu’elle sorte, joyeuse ! Qu’elle éprouve elle-même la joie qu’elle a donnée à mon père.

LE CHŒUR.
Strophe I.

Voyez, ô enfants, combien promptement s’est accomplie pour nous la parole fatidique de l’ancienne prophétie, qui disait que la fin du douzième mois mettrait un terme aux travaux du fils de Zeus. Tout s’est réalisé comme il était dit. Celui qui est privé de la lumière peut-il, en effet, subir, après la mort, le lamentable esclavage ?

Antistrophe I.

Car si l’inévitable ruse mortelle du Centaure a mordu ses flancs du venin que la mort a engendré et qu’a enfanté le Dragon tacheté, comment verrait-il encore un autre jour, rongé qu’il est maintenant par l’horrible venin de l’Hydre, et que les aiguillons cruels du monstre orné d’une crinière noire le déchirent et le brûlent ?

Strophe II.

Cette malheureuse, ne se doutant point de cela, et voyant la grande calamité qui, à cause de ces nouvelles noces, menaçait ses demeures, n’a pas compris le sens du conseil fatal d’où est venu cet horrible malheur. Et la misérable gémit et verse une pluie de larmes.

Antistrophe II.

Mais les destinées se déroulent et révèlent une grande misère ourdie avec ruse. La source des larmes jaillit ; le mal se répand, ô Dieux ! lamentable et tel que jamais ses ennemis n’en avaient infligé à l’illustre fils de Zeus ! Ô noire pointe de la lance guerrière, pourquoi as-tu violemment amené cette vierge, de la haute Oikhalia ici ? C’est la clandestine Kypris qui a certainement causé tous ces maux.

PREMIER DEMI-CHŒUR.

Me trompé-je ? N’ai-je pas entendu des lamentations s’échapper des demeures ? Dirais-je vrai ?

DEUXIÈME DEMI-CHŒUR.

Ce n’est pas une lamentation sourde qui s’élève dans la demeure, mais un douloureux gémissement. Il y a quelque chose de nouveau sous le toit.

PREMIER DEMI-CHŒUR.

Vois ! vois cette vieille femme qui vient vers nous avec un sombre visage et fronçant le sourcil. Elle va nous donner quelque nouvelle.

LA NOURRICE.

Ô enfants, que de malheurs terribles nous a causés le don envoyé à Hèraklès !

LE CHŒUR.

Quelle nouvelle, ô vieille femme, viens-tu nous annoncer ?

LA NOURRICE.

Dèianeira a fait son dernier chemin sans marcher.

LE CHŒUR.

Serait-ce donc qu’elle est morte ?

LA NOURRICE.

Tu as tout entendu.

LE CHŒUR.

La malheureuse est morte ?

LA NOURRICE.

Tu l’apprends de nouveau.

LE CHŒUR.

Ô malheureuse ! Comment dis-tu qu’elle a péri ?

LA NOURRICE.

Très-tristement, d’après le fait.

LE CHŒUR.

Dis, femme ! quel destin l’a saisie ?

LA NOURRICE.

Elle s’est tuée.

LE CHŒUR.

Quelle colère, quelle démence l’a poussée à se donner le coup mortel ? Comment a-t-elle pu, seule, ajouter sa mort à une autre mort ?

LA NOURRICE.

Avec le tranchant du fer lamentable.

LE CHŒUR.

Ô malheureuse, as-tu vu cette action horrible ?

LA NOURRICE.

J’ai vu. J’étais auprès d’elle.

LE CHŒUR.

Quoi ! comment ? allons, parle.

LA NOURRICE.

Elle a agi de sa propre main.

LE CHŒUR.

Que dis-tu ?

LA NOURRICE.

Ce qui est certain.

LE CHŒUR.

Elle a fait naître, la nouvelle épouse, elle a fait naître une terrible Érinnys dans ces demeures !

LA NOURRICE.

Certes ! Mais si tu avais vu de près ce qu’elle a fait, tu aurais ressenti une plus grande compassion.

LE CHŒUR.

Et la main d’une femme a pu faire cela ?

LA NOURRICE.

D’une horrible façon. Tu l’attesteras comme moi, quand tu en seras sûre. Après être rentrée dans la demeure, et quand elle eut vu son fils préparer un lit creux afin de retourner vers son père, s’étant cachée pour que personne ne la vît, elle se jeta devant les autels, hurlant affreusement de ce qu’elle était devenue veuve. Et elle pleurait en touchant chacune des choses qui lui avaient servi, la malheureuse ! Et courant çà et là par les demeures, quand elle voyait quelqu’un de ses chers serviteurs, la malheureuse pleurait en le regardant, gémissant sur son propre Daimôn et sur sa demeure abandonnée désormais par ses enfants. Et quand elle eut fini, je la vis se ruer dans la chambre nuptiale de Hèraklès. Et comme je la regardais cachée dans l’ombre, je la vis couvrir le lit de Hèraklès de tapis et de vêtements. Puis, s’élançant au milieu du lit, elle dit, versant de chauds torrents de larmes : — Ô lit, ô chambre nuptiale, je vous salue pour jamais, puisque vous ne me recevrez plus désormais ! — Ayant ainsi parlé, elle détacha d’une main rapide l’agrafe d’or qui retenait son péplos et elle mit à nu tout son flanc et son bras gauche. Et moi, je courus aussi vite que je le pus, et j’allai annoncer à son fils ce qu’elle méditait. Mais tandis que nous courions çà et là, nous la vîmes s’enfoncer une épée à deux tranchants dans le flanc, sous le foie. Voyant cela, son fils hurla, car il comprit, le malheureux, instruit trop tard par ceux qui sont dans la demeure, qu’elle avait fait cela, irritée par lui et poussée par les conseils du Centaure. Alors le malheureux enfant, non avare de gémissements, se lamentant sur elle et l’embrassant, couché et le flanc appuyé contre son flanc, gémit de l’avoir faussement accusée, et de vivre encore, privé à la fois de son père et de sa mère. Les choses sont ainsi. Il est insensé celui qui compte sur deux ou plusieurs jours, car il n’y a de lendemain que si le jour présent s’est bien passé.

LE CHŒUR.
Strophe I.

Sur laquelle de ces deux destinées dois-je gémir d’abord ? Laquelle est de beaucoup la plus misérable ?

Antistrophe I.

Quelles calamités nous avons sous les yeux dans la demeure, et combien nous devons en craindre de nouvelles ! Les maux qu’on subit et ceux qu’on attend sont une même douleur.

Strophe II.

Puisse un vent souffler sur cette demeure et m’emporter d’ici, afin que je ne meure pas de terreur à la seule vue du brave fils de Zeus ! Car ils disent qu’il approche de ces demeures, rongé d’un mal irrémédiable, horrible à voir !

Antistrophe II.

Mais, tel que le rossignol gémissant, je pleurais un malheur qui n’était pas éloigné. Voici venir, en effet, une foule inaccoutumée d’étrangers. Comme ils marchent, tristes et en silence, à cause de l’ami qu’ils portent ! Hélas ! hélas ! il reste muet. Est-il mort ? Dort-il ?

HYLLOS.

Ô Père, que tu me rends malheureux ! Que ferai-je ? Quel parti prendre ? Hélas !

UN VIEILLARD.

Tais-toi, fils, n’éveille pas la cruelle douleur de ton père. Il vit, en effet, bien qu’il incline à la mort. Ferme et mords tes lèvres.

HYLLOS.

Qu’as-tu dit, vieillard ? Il vit !

LE VIEILLARD.

Prends garde de l’arracher au sommeil qui le tient et de renouveler ainsi, ô fils, son mal horrible.

HYLLOS.

Mon cœur ne peut supporter le poids de ma douleur, malheureux que je suis !

HÈRAKLÈS.

Ô Zeus ! sur quelle terre suis-je ! Parmi quels mortels suis-je couché, consumé de douleurs sans fin ? Ah ! malheureux ! ce mal horrible me ronge de nouveau ! hélas !

LE VIEILLARD.

Ne savais-tu pas combien il fallait rester dans le silence et ne point chasser le sommeil de ses paupières ?

HYLLOS.

Comment supporter avec patience la vue de ce mal ?

HÈRAKLÈS.

Ô Promontoire des sacrés autels Kènaiens, quelle récompense pour tant de victimes offertes ! Ô Zeus, quel supplice tu m’as infligé ! Puissé-je, misérable ! n’avoir jamais vu de mes yeux, n’avoir jamais contemplé cette fleur irrémédiable d’un mal furieux ! Quel incantateur, quel médecin aux mains savantes, si ce n’est Zeus, guérira mon mal ? Ce serait un prodige, si, par hasard, je l’entrevoyais de loin. Ah ! ah ! Laissez ! laissez-moi reposer, malheureux que je suis ! laissez-moi goûter le dernier sommeil. Où m’as-tu touché ? Où me penches-tu ? Tu me tueras, tu me tueras ! Tu as réveillé mon mal assoupi. Il s’attache à moi ! Ah ! ah ! voici qu’il revient. D’où venez-vous, ô les plus iniques de tous les Hellanes, pour qui j’allais, bravant tout, purgeant la mer et les bois ? Et maintenant, nul d’entre vous ne m’apportera, à moi qui souffre ainsi, le feu ou l’épée qui guérit. Ah ! ah ! qui viendra me couper la tête et m’enlever une vie odieuse ? Hélas !

LE VIEILLARD.

Ô enfant de cet homme, ce travail est trop lourd et surpasse mes forces. Aide-moi. Tu verras beaucoup mieux que nous comment il peut être sauvé.

HYLLOS.

Je le touche et je ne puis, ni par moi, ni par ceux qui sont ici, lui donner l’oubli de ses douleurs. Zeus seul le peut.

HÈRAKLÈS.

Ô enfant, enfant, où es-tu ? Par ici, prends par ici, soulève-moi. Ah ! ah ! ô Daimôn ! Il revient de nouveau, il revient, le mal misérable, inexorable, horrible, qui me tue ! Ô Pallas, Pallas ! Il me ronge encore ! Ô enfant, aie pitié de ton père, tire l’épée et frappe-moi sous la clavicule. Personne ne t’en fera un crime. Guéris les douleurs que m’a faites ta mère impie, elle que je voudrais voir saisie du mal qui me tue. Ô doux Aidès, ô frère de Zeus, endors-moi, endors mes tourments dans une rapide mort !

LE CHŒUR.

Amies, j’ai horreur d’entendre les lamentations du Roi, et de voir les maux dont un tel homme est tourmenté.

HÈRAKLÈS.

Oh ! que de maux terribles à dire j’ai supportés à l’aide de mes mains et de mes épaules ! Mais jamais, ni l’épouse de Zeus, ni l’odieux Eurystheus ne m’ont fait tant de mal que la fille rusée d’Oineus, elle qui a enveloppé mes épaules de cette tunique tissue par les Érinnyes, et par laquelle je péris. En effet, attachée à mes reins, elle a rongé toutes mes chairs, et, pénétrant jusqu’aux artères du poumon, elle a déjà bu la substance de mon sang, et tout mon corps se pourrit dans cette aveugle étreinte. Et cela n’avait pu être fait ni par le fer de la lance dans la plaine, ni par l’armée des Géants nés de Gaia, ni par la fureur des bêtes sauvages, ni par Hellas, ni par le Barbare, ni par ceux dont j’ai purgé la terre ; mais une femme femelle, non virile, seule, m’a dompté sans l’aide de l’épée ! Ô mon enfant, montre-toi mon seul fils, et ne mets pas le nom de ta mère au-dessus du mien. Arrache-la des demeures, livre-la à ma main, afin que je sache clairement qui de nous deux tu plaindras le plus, en voyant son corps déchiré par un châtiment mérité. Va, ô fils ! ose ! aie pitié de moi qui suis si misérable et qui gémis comme une vierge. Nul ne dirait jamais qu’il m’a déjà vu tel auparavant, car j’ai toujours enduré mes maux sans gémir ; mais maintenant, je suis misérablement dompté comme une femme. Viens auprès de ton père et vois ce qui m’accable de tels maux, car je te le montrerai sans aucun voile. Voyez, regardez tous mon corps déchiré ; contemplez ma misère, voyez le misérable état où je suis ! Ah ! ah ! Malheureux ! Hélas ! hélas ! L’ardeur de ce mal lamentable me brûle de nouveau, et il pénètre encore ma poitrine, et ce venin vorace ne semble pas devoir se relâcher. Ô roi Aidès, prends-moi ! Frappe, éclair de Zeus ! Ô Roi, ô Père, frappe, perce-moi du trait de la foudre ! Le mal revient, il brûle, il s’accroît avec violence. Ô mains ! mains, dos, poitrine ! ô chers bras ! Êtes-vous tels, vous qui avez dompté autrefois l’habitant de Néméa, le Lion funeste aux bouviers, horrible et monstrueux, et l’Hydre Lernaienne, et les Centaures sauvages à la double forme, aux jambes de cheval, race impudente, sans lois, orgueilleuse de ses forces, et la Bête Érymanthienne, et le Chien souterrain d’Aidès, à triple tête, ce monstre invaincu né de la terrible Ékhidna, et le Drakôn gardien des Pommes d’or, aux dernières limites du monde. Et j’ai supporté d’innombrables travaux, et nul n’a jamais érigé de trophée pour ma défaite. Et, maintenant, les bras rompus, les chairs déchirées, je suis misérablement rongé d’un aveugle mal, moi, conçu par une noble mère, et qu’on nomme fils de Zeus qui commande aux astres ! Mais, certes, sachez-le : bien que sans force et ne pouvant marcher, je me vengerai, tel que je suis, de celle qui a commis ce crime. Qu’elle vienne seulement, et son châtiment prouvera à tous que, vivant ou mort, j’ai toujours puni les pervers.

LE CHŒUR.

Ô misérable Hellas, de quel deuil je te vois menacée, si tu es privée de cet homme !

HYLLOS.

Puisque tu me permets de parler, ô Père, écoute en silence, bien que tu sois en proie au mal. Je te demanderai en effet ce que tu dois m’accorder. Consens à calmer la fureur qui mord ton âme, car sans cela, tu ne saurais reconnaître que l’action que tu te réjouirais d’accomplir serait aussi injuste que ta colère est vaine.

HÈRAKLÈS.

Dis brièvement ce que tu veux dire. Rongé par mon mal, je ne comprends pas tes paroles embarrassées.

HYLLOS.

Je veux parler de ma mère, dire ce qu’elle est devenue et qu’elle n’a point failli de son plein gré.

HÈRAKLÈS.

Ô très-scélérat ! Ainsi tu oses me rappeler le souvenir d’une mère qui a tué ton père !

HYLLOS.

Les choses sont telles qu’il ne convient pas que je les taise.

HÈRAKLÈS.

Il faut d’autant plus te taire après ce qu’elle a fait contre moi.

HYLLOS.

Mais non après ce qu’elle a fait aujourd’hui.

HÈRAKLÈS.

Parle donc, mais crains d’être indigne de ta race.

HYLLOS.

Je parle. Ma mère est morte, tuée.

HÈRAKLÈS.

Par qui ? tu m’annonces un prodige sinistre.

HYLLOS.

De sa propre main, non par une autre.

HÈRAKLÈS.

Ô Dieux ! avant, comme il le fallait, qu’elle pérît par ma main !

HYLLOS.

Tu ne penserais pas ainsi, si tu savais tout.

HÈRAKLÈS.

Tu commences par d’étranges paroles. Que veux-tu dire ?

HYLLOS.

Voici. Elle a failli, voulant bien faire.

HÈRAKLÈS.

Malheureux ! Elle a bien fait, celle qui a tué ton père !

HYLLOS.

Ayant vu ta nouvelle épouse dans la demeure et voulant s’assurer ton amour par un philtre, elle s’est trompée.

HÈRAKLÈS.

Et, parmi les Trakhiniens, quel est ce grand charmeur ?

HYLLOS.

Le Centaure Nessos lui conseilla autrefois de réveiller ton amour à l’aide de ce philtre.

HÈRAKLÈS.

Hélas ! hélas ! Malheureux ! Misérable que je suis, je meurs ! Je suis tué ! La lumière n’est plus pour moi désormais ! Ô Dieux ! Je comprends enfin à quelle misère je suis réduit. Va, ô fils ! car ton père ne vit plus. Appelle tous tes frères ; appelle la malheureuse Alkmèna vainement nommée l’épouse de Zeus, afin que vous appreniez ce que je sais de mes oracles suprêmes.

HYLLOS.

Mais ta mère n’est point ici. Elle réside maintenant sur le rivage Tirynthien où elle élève une partie de tes enfants qu’elle a emmenés, et les autres habitent la ville de Théba. Nous, présents ici, nous t’écouterons et ferons ce qu’il faudra faire.

HÈRAKLÈS.

Écoute donc. C’est le moment, en effet, de te montrer digne d’être nommé mon fils. Il m’a été prédit autrefois par mon père que nul vivant ne me tuerait jamais, mais que la vie me serait enlevée par un habitant du Hadès. Ainsi, selon la parole fatidique, bien que mort, le sauvage Centaure m’a tué. Je te révélerai encore des oracles récents et semblables aux anciens et qui s’accomplissent pour moi. Étant entré dans le bois sacré des Selles qui couchent sur la terre et habitent les montagnes, j’inscrivis sur des tablettes les paroles du prophétique Chêne paternel. Mon père m’annonçait que ce temps présent lui-même verrait le terme de mes travaux. J’espérais donc vivre désormais heureusement ; mais cela ne disait rien autre chose, sinon que je vais mourir, car il n’y a plus de travaux pour un mort. Puisque la vérité de ces paroles éclate par l’événement, il faut, enfant, que tu me donnes ton aide, et que tu n’attendes pas que ma bouche soit furieuse. Aide-moi de bon gré et docilement, soumis à cette très-belle loi qui veut que tu obéisses à ton père.

HYLLOS.

Ô père, je suis frappé de terreur en écoutant de telles paroles ; cependant, quoi que tu ordonnes, j’obéirai.

HÈRAKLÈS.

Donne-moi d’abord ta main droite.

HYLLOS.

Pourquoi demandes-tu ce gage de foi ?

HÈRAKLÈS.

Ne me la donneras-tu pas et me résisteras-tu ?

HYLLOS.

Je te la tends, ne te refusant rien.

HÈRAKLÈS.

Jure maintenant par la tête de Zeus qui m’a engendré.

HYLLOS.

Pourquoi ? Que jurerai-je ?

HÈRAKLÈS.

D’accomplir ce que j’ordonnerai.

HYLLOS.

Je le jure et j’en atteste Zeus.

HÈRAKLÈS.

Si tu y manques, voue-toi aux imprécations.

HYLLOS.

Il n’en est pas besoin. J’obéirai. Cependant je fais cette imprécation.

HÈRAKLÈS.

Connais-tu le faîte de l’Oita consacré à Zeus ?

HYLLOS.

Je le connais. J’ai souvent accompli des sacrifices sur ce faîte.

HÈRAKLÈS.

C’est là qu’il te faut porter mon corps, de tes mains et à l’aide de ceux de tes amis que tu voudras. Ayant coupé un grand nombre de chênes robustes et de mâles oliviers, tu y déposeras mon corps, et tu mettras le feu avec une ardente torche de pin. Point de larmes, ni de gémissements, si vraiment tu es né de moi. Ne gémis, ni ne pleure. Sinon, bien que chez les morts, je t’enverrai mes imprécations.

HYLLOS.

Hélas ! Père, qu’as-tu dit ? Qu’attends-tu de moi ?

HÈRAKLÈS.

Ce que tu dois faire. Sinon, sois le fils de je ne sais quel autre père, mais non plus le mien.

HYLLOS.

Hélas ! Père, encore une fois, quelle action me demandes-tu ? d’être parricide, d’être ton meurtrier ?

HÈRAKLÈS.

Non pas cela, mais d’être guérisseur, de me sauver des maux qui m’accablent.

HYLLOS.

Quoi ! si je brûle ton corps, je le guérirai ?

HÈRAKLÈS.

Si tu as ceci en horreur, au moins fais le reste.

HYLLOS.

Je ne me refuse point, certes, à te porter.

HÈRAKLÈS.

Construiras-tu le bûcher, ainsi que je l’ai dit ?

HYLLOS.

Pourvu qu’il ne soit point touché de mes mains. Mais je ferai le reste et mes soins ne te manqueront pas.

HÈRAKLÈS.

Cela suffira. Ajoute un moindre service à ceux-ci.

HYLLOS.

Même s’il était plus grand, je te le rendrais.

HÈRAKLÈS.

Connais-tu la fille d’Eurytos ?

HYLLOS.

Tu veux dire Iolè, je pense.

HÈRAKLÈS.

Tu l’as dit. Donc, fils, je te commande ceci. Après que je serai mort, si tu veux agir pieusement et te souvenir du serment fait à ton père, tu la prendras pour épouse et tu ne me désobéiras point. Qu’aucun autre homme ne s’unisse à celle qui a couché à mon côté ! Mais toi, épouse-la. Puisque tu m’as obéi pour les grandes choses, ne désobéis pas pour les moindres, renonçant ainsi à ma gratitude.

HYLLOS.

Ô Dieux ! Il est mal de s’irriter contre un mourant, mais qui pourrait supporter ceci avec calme ?

HÈRAKLÈS.

À t’entendre, tu ne veux rien faire de ce que je dis ?

HYLLOS.

Qui, en effet, prendrait pour épouse, je t’en conjure, celle qui a été seule cause de la mort de ma mère et t’a mis en cet état ? Qui le ferait, à moins d’être rendu insensé par le châtiment vengeur du crime ? Ô Père, j’aime mieux mourir que de vivre avec ceux que je hais le plus.

HÈRAKLÈS.

Cet homme semble se refuser à remplir son devoir auprès d’un mourant comme moi ! Mais l’exécration des Dieux sera sur toi si tu ne m’obéis pas.

HYLLOS.

Hélas ! tu reconnaîtras bientôt que tu parles en proie au mal qui te tient.

HÈRAKLÈS.

C’est toi qui réveilles mon mal endormi.

HYLLOS.

Ô malheureux que je suis ! Je ne sais que résoudre au milieu de tant de craintes.

HÈRAKLÈS.

C’est que tu ne daignes pas écouter celui qui t’a engendré.

HYLLOS.

Ô Père, je t’en conjure, faut-il donc que j’agisse comme un impie ?

HÈRAKLÈS.

Nulle impiété à faire ce qui plaît à mon cœur.

HYLLOS.

Donc, ce que tu m’ordonnes de faire est juste ?

HÈRAKLÈS.

Très-juste. J’en atteste les Dieux.

HYLLOS.

Je le ferai donc et ne m’y refuse plus, mais j’atteste les Dieux que ceci est ton ouvrage. Je ne puis être coupable en t’obéissant, ô Père !

HÈRAKLÈS.

Tu finis bien. Ajoute la promptitude au bienfait, ô mon enfant, et porte-moi au bûcher avant que la convulsion de mon mal me ressaisisse. Hâtez-vous ! portez-moi ! la fin de mes maux sera ma propre fin !

HYLLOS.

Tout va être accompli sans retard, puisque tu l’ordonnes et que tu nous y contrains, Père.

HÈRAKLÈS.

Allons, ô âme rude ! Avant que je souffre de nouveau, étouffe mes cris avec un frein d’acier dans cette épreuve que tu acceptes avec joie, bien que malgré moi !

HYLLOS.

Enlevez, compagnons ! Pardonnez-moi cette action et n’accusez que l’iniquité des Dieux qui font ceci et regardent sans pitié les terribles douleurs de ceux qu’ils ont engendrés et dont ils se disent les pères. Nul ne prévoit les choses futures ; et les choses présentes, amères pour nous, sont honteuses pour les Dieux. Mais elles sont très-cruelles entre toutes pour celui qui subit de tels maux. Et toi, ne reste pas dans la demeure, ô vierge ! Tu as vu de grandes funérailles, des calamités inouïes et sans nombre ; mais rien n’est arrivé sans la volonté de Zeus !


Fin des Trakhiniennes.
<span class="pagenum ws-pagenum" id="II. Oidipous-Roi" title="Page:Sophocle, trad. Leconte de Lisle, 1877.djvu/68">

II

OIDIPOUS-ROI


OIDIPOUS-ROI



PERSONNAGES
Oidipous.
Le Sacrificateur.
Kréôn.
Chœur des vieillards Thèbaiens.
Teirésias.
Iokastè
Un Messager.
Un Serviteur de Laios.
Un Envoyé.


OIDIPOUS.


Ô enfants, race nouvelle de l’antique Kadmos, pourquoi vous tenez-vous ainsi devant moi avec ces rameaux suppliants ? Toute la Ville est pleine de l’encens qui brûle et du retentissement des Paians et des lamentations. Je n’ai point pensé que je dusse apprendre ceci par d’autres, ô enfants ! Et je suis venu moi-même, moi, Oidipous, célèbre parmi tous les hommes. Allons ! parle, vieillard, car il convient que tu parles pour eux. Qu’est-ce ? Quelle est votre pensée ? Redoutez-vous quelque danger ? Désirez-vous être secourus dans une calamité présente ? Certes, je vous viendrai en aide. Je serais sans pitié, si je n’étais touché de votre morne attitude.

LE SACRIFICATEUR.

Oidipous, ô toi qui commandes à la terre de ma patrie, tu nous vois tous prosternés devant tes autels : ceux-ci qui ne peuvent encore beaucoup marcher, ces sacrificateurs lourds d’années, et moi-même serviteur de Zeus, et cette élite de nos jeunes hommes. Le reste de la multitude, portant les rameaux suppliants, est assis dans l’Agora, devant les deux temples de Pallas et le foyer fatidique de l’Isménien. En effet, comme tu le vois, la Ville, battue par la tempête, ne peut plus lever sa tête submergée par l’écume sanglante. Les fruits de la terre périssent, encore enfermés dans les bourgeons, les troupeaux de bœufs languissent, et les germes conçus par les femmes ne naissent pas. Brandissant sa torche, la plus odieuse des Déesses, la Peste s’est ruée sur la Ville et a dévasté la demeure de Kadmos. Le noir Hadès s’enrichit de nos gémissements et de nos lamentations. Et voici que ces enfants et moi nous nous sommes rendus à ton seuil, non que tu nous sembles égal aux Dieux, mais parce que, dans les maux qu’amène la vie ou dans ceux qu’infligent les Daimones irrités, tu es pour nous le premier des hommes, toi qui, à ton arrivée dans la ville de Kadmos, nous affranchis du tribut payé à la cruelle Divinatrice, n’étant averti de rien, ni renseigné par nous. En effet, c’est à l’aide d’un Dieu que tu as sauvé notre vie. Tous le pensent et le croient. Or, maintenant, Oidipous, le plus puissant des hommes, nous sommes venus vers toi en suppliants, afin que tu trouves quelque remède pour nous, soit qu’un oracle divin t’instruise, soit qu’un homme te conseille, car je sais que les sages conseils amènent les événements heureux. Allons, ô le meilleur des hommes, remets cette ville en son ancienne gloire, et prends souci de la tienne ! Cette terre, se souvenant de ton premier service, te nomme encore son sauveur. Plaise aux Dieux que, songeant aux jours de ta puissance, nous ne disions pas que, relevés par toi, nous sommes tombés de nouveau ! Restaure donc et tranquillise cette ville. Déjà par une heureuse destinée, tu nous as rétablis. Sois aujourd’hui égal à toi-même. Car, si tu commandes encore sur cette terre, mieux vaut qu’elle soit pleine d’hommes que déserte. Une tour ou une nef, en effet, si vaste qu’elle soit, n’est rien, vide d’hommes.

OIDIPOUS.

Ô lamentables enfants ! Je sais, je n’ignore pas ce que vous venez implorer. Je sais de quel mal vous souffrez tous. Mais quelles que soient les douleurs qui vous affligent, elles ne valent pas les miennes ; car chacun de vous souffre pour soi, sans éprouver le mal d’autrui, et moi, je gémis à la fois sur la Ville, sur vous et sur moi. Certes, vous ne m’avez point éveillé tandis que je dormais ; mais, plutôt, sachez que j’ai beaucoup pleuré et agité dans mon esprit bien des inquiétudes et des pensées ; de sorte que le seul remède trouvé en réfléchissant, je l’ai tenté. C’est pourquoi j’ai envoyé à Pythô, aux demeures de Phoibos, le fils de Ménoikeus, Kréôn, mon beau-frère, afin d’apprendre par quelle action ou par quelle parole je puis sauver cette ville. Déjà, comptant les jours depuis son départ, je suis inquiet de ce qu’il fait ; car il y a fort longtemps qu’il est absent, et au delà de ce qui est vraisemblable. Quand il sera revenu, que je sois tenu pour un mauvais homme, si je ne fais ce qu’aura prescrit le Dieu !

LE SACRIFICATEUR.

Tu parles à propos, certes ; car ceux-ci m’annoncent que Kréôn est arrivé.

OIDIPOUS.

Ô roi Apollôn ! puisse-t-il revenir avec un oracle aussi propice que son visage est joyeux !

LE SACRIFICATEUR.

Comme il est permis de le penser, il est joyeux. Sinon, il n’arriverait pas la tête ceinte d’un laurier chargé de fruits.

OIDIPOUS.

Nous le saurons promptement, car il est assez près pour être entendu. Ô Roi, mon parent, fils de Ménoikeus, quelle réponse du Dieu nous apportes-tu ?

KRÉÔN.

Une excellente ; car quelque difficiles à faire que soient les choses, je dis qu’elles sont bonnes si elles mènent à une heureuse fin.

OIDIPOUS.

Quel est l’oracle ? Tes paroles, en effet, ne me donnent ni confiance, ni crainte.

KRÉÔN.

Si tu veux que ceux-ci entendent, je suis prêt à parler. Sinon, entrons dans la demeure.

OIDIPOUS.

Parle devant tous. Je suis plus affligé de leurs maux que je n’ai souci de ma propre vie.

KRÉÔN.

Je dirai ce que je tiens du Dieu. Le roi Apollôn nous ordonne d’effacer la souillure qui a grandi dans ce pays, de l’extirper, loin de l’y entretenir, de peur qu’elle soit inexpiable.

OIDIPOUS.

Quelle est la nature de ce mal ? Par quelle expiation ?

KRÉÔN.

En chassant un homme hors des frontières, ou en vengeant le meurtre par le meurtre, car c’est ce meurtre qui ruine la Ville.

OIDIPOUS.

Quel est l’homme dont l’oracle rappelle le meurtre ?

KRÉÔN.

Ô roi, Laios commanda autrefois sur notre terre, avant que tu fusses le chef de cette ville.

OIDIPOUS.

Je l’ai entendu dire, car je ne l’ai jamais vu.

KRÉÔN.

L’oracle ordonne clairement de punir ceux qui ont tué cet homme qui est mort.

OIDIPOUS.

Sur quelle terre sont-ils ? Comment retrouver quelque trace d’un crime ancien ?

KRÉÔN.

L’oracle dit que cette trace est dans la Ville. On trouve ce qu’on cherche, et ce qu’on néglige nous fuit.

OIDIPOUS.

Mais, dis-moi : est-ce dans les champs, ici, ou sur une terre étrangère que Laios a été tué ?

KRÉÔN.

On dit qu’étant parti pour consulter l’oracle, il n’est plus jamais revenu dans sa demeure.

OIDIPOUS.

Aucun messager, aucun compagnon de route n’a-t-il vu et ne peut-il raconter comment les choses se sont passées ?

KRÉÔN.

Ils ont tous péri, à l’exception d’un seul qui s’est enfui de terreur et n’a dit qu’une seule chose de tout ce qu’il a vu.

OIDIPOUS.

Quelle chose ? Un seul fait permettrait d’en découvrir un plus grand nombre, si nous avions un faible commencement d’espoir.

KRÉÔN.

Il dit que des voleurs ont assailli Laios, et qu’il a été tué non par un seul, mais par un grand nombre à la fois.

OIDIPOUS.

Mais un voleur, s’il n’avait été payé ici pour cela, aurait-il eu une telle audace ?

KRÉÔN.

Ceci fut soupçonné ; mais nul, au milieu de nos maux, ne se leva pour venger Laios mort.

OIDIPOUS.

Quel mal empêcha de rechercher comment le roi était mort ?

KRÉÔN.

La Sphinx, pleine de paroles rusées, nous contraignit de laisser là les choses incertaines pour les choses présentes.

OIDIPOUS.

Je porterai la lumière sur l’origine de ceci. Il est digne de Phoibos et digne de toi aussi d’avoir pris souci du roi mort. C’est pourquoi vous me verrez vous aider justement et venger le Dieu et la Ville. En effet, ce n’est pas en faveur d’un ami éloigné, c’est pour ma propre cause que je punirai ce crime. Quiconque a tué Laios pourrait me frapper avec la même audace. En le servant, je me sers moi-même. Donc, enfants, levez-vous du seuil et emportez ces rameaux suppliants. Qu’un autre appelle à l’Agora le peuple de Kadmos, car je vais tout tenter ! Ou nous serons heureux avec l’aide du Dieu, ou nous sommes perdus.

LE SACRIFICATEUR.

Levons-nous, enfants, puisqu’il nous promet les choses pour lesquelles nous sommes venus. Que Phoibos, qui nous a envoyé cet oracle, soit notre sauveur et nous délivre de nos maux !

LE CHŒUR.
Strophe I.

Ô harmonieuse parole de Zeus, venue de la riche Pythô dans l’illustre Thèba ! Mon cœur tremble et bat de crainte, ô Paian Dalien ! J’ai peur de savoir ce que tu dois accomplir pour moi, dès aujourd’hui, ou dans le retour des saisons. Dis-le-moi, ô fille de l’Espérance d’or, Voix ambroisienne !

Antistrophe I.

Je t’invoque la première, fille de Zeus, ambroisienne Athana, avec ta sœur Artémis qui protége cette terre, qui s’assied sur un thrône glorieux au milieu de l’Agora, et avec Phoibos qui lance au loin les traits. Oh ! venez à moi tous trois, guérisseurs des maux ! Si déjà, quand le malheur se rua sur la Ville, vous avez étouffé le feu terrible, venez aussi maintenant !

Strophe II.

Ô Dieux ! Je subis des maux innombrables ; mon peuple tout entier dépérit, et l’action de la pensée ne peut le guérir. Les fruits de cette terre illustre ne mûrissent pas ; les femmes n’enfantent point et souffrent des douleurs lamentables ; et l’on voit, l’un après l’autre, tels que des oiseaux rapides, avec plus d’ardeur que le feu indompté, tous les hommes se ruer vers le rivage du Dieu occidental !

Antistrophe II.

La Ville est épuisée par les funérailles sans nombre ; la multitude non pleurée et qui donne la mort gît sur la terre ; et les jeunes mariées et les mères aux cheveux blancs, prosternées çà et là sur les marches de chaque autel, demandent par des hurlements et des gémissements la fin de leurs maux déplorables. Le Paian et le bruit plaintif des lamentations éclatent et redoublent. Ô fille d’or de Zeus, envoie-nous un puissant secours !

Strophe III.

Contrains-le de fuir, cet Arès le Pestiféré qui, sans ses armes d’airain, nous brûle maintenant en se jetant sur nous avec de grandes clameurs. Chasse-le hors de la patrie, soit dans le large lit d’Amphitrita, soit vers le rivage inhospitalier de la mer Thrèkienne ; car ce que la nuit n’a point terminé le jour l’achève. Ô Père Zeus, maître des splendides éclairs, consume-le de ta foudre !

Antistrophe III.

Roi Lykien ! puisses-tu, pour nous venir en aide, lancer de ton arc d’or tes traits invincibles ! Puissent éclater les torches flambantes avec lesquelles Artémis parcourt les monts Lykiens ! Et j’invoque le Dieu éponyme de cette terre, à la mitre d’or, Bakkhos-Évios, le Pourpré, le compagnon des Mainades, afin qu’il vienne, secouant une torche ardente contre ce Dieu méprisé entre tous les Dieux !

OIDIPOUS.

Tu pries, et il te sera accordé ce que tu désires, un remède et un apaisement pour tes maux, si tu veux m’écouter et agir contre cette calamité. Je parlerai comme étranger à l’oracle et à la chose faite ; car je n’avancerai pas beaucoup dans ma recherche, si je n’ai quelque indice. Maintenant, je vous dis ceci, à vous tous, citoyens Kadméiones, moi le dernier venu ici après l’événement. Quiconque d’entre vous sait par quel homme a été tué Laios Labdakide, j’ordonne que celui-là me révèle tout. S’il craint ou s’il refuse de s’accuser, qu’il sorte sain et sauf de ce pays ! Il ne subira aucun autre châtiment de ma part. Si quelqu’un sait qu’un étranger a commis ce meurtre, qu’il ne taise pas son nom, car je le récompenserai et lui serai par surcroît reconnaissant ! Mais si vous vous taisez, si quelqu’un d’entre vous, craignant pour soi ou pour un ami, rejette mes paroles, sachez ce que je ferai. J’ordonne que cet homme ne soit accueilli par aucun habitant de cette terre où je possède la puissance et le thrône ; que nul ne soit son hôte, ne l’admette aux supplications et aux sacrifices divins et ne le baigne d’eau lustrale ; que tous le repoussent de leurs demeures, et qu’il soit pour nous comme une souillure, ainsi que l’oracle du Dieu Pythique me l’a déclaré. De cette façon, je viens en aide au Daimôn et à l’homme tué. Je maudis le meurtrier inconnu, qu’il ait commis seul ce crime ou que plusieurs l’aient aidé. Que le malheur consume sa vie ! Que je souffre moi-même les maux que mes imprécations appellent sur lui, si je le reçois volontairement dans mes demeures ! Or, je vous commande d’agir ainsi, pour moi, pour le Dieu, pour ce pays frappé de stérilité et d’abandon. Même quand l’oracle ne l’eût pas ordonné, il ne convenait pas de laisser inexpié le meurtre de ce très-vaillant homme, de ce roi mort ; mais il eût fallu s’en inquiéter. Maintenant, puisque je possède la puissance qu’il avait avant moi ; puisque j’ai épousé sa propre femme pour procréer d’elle, et que s’il avait eu des enfants, ceux-ci seraient devenus les miens ; puisque la destinée mauvaise s’est abattue sur sa tête, j’agirai pour lui comme s’il était mon père, et je tenterai tout pour saisir le tueur du Labdakide, du descendant de Polydoros, de Kadmos et de l’antique Agènôr. Pour ceux qui n’obéiront point à mes ordres, je supplie les Dieux qu’ils n’aient ni moissons de la terre, ni enfants de leurs femmes, et qu’ils meurent du mal qui nous accable ou d’un plus terrible encore. Mais, pour vous, Kadméiens, qui m’approuvez, je prie que la Justice et tous les Dieux propices vous soient en aide !

LE CHŒUR.

Puisque tu m’y contrains par ton imprécation, ô Roi, je parlerai. Je n’ai point tué et je ne puis dire qui a tué. C’est à Phoibos qui a rendu cet oracle de dire qui a commis le crime.

OIDIPOUS.

Tu dis une chose juste, mais aucun homme ne peut contraindre les Dieux de faire ce qu’ils ne veulent pas faire.

LE CHŒUR.

J’ajouterai une seconde pensée à celle que j’ai dite.

OIDIPOUS.

Même une troisième, si tu l’as. N’hésite pas.

LE CHŒUR.

Je sais, ô Roi, que le roi Teirésias, autant que le roi Phoibos, découvre avec certitude ce qu’on cherche à qui l’interroge.

OIDIPOUS.

Je n’ai pas manqué de m’en inquiéter. Averti par Kréôn, je lui ai envoyé deux messagers. Je suis même étonné qu’il ne soit pas arrivé.

LE CHŒUR.

À la vérité, toutes les autres rumeurs sont anciennes et fausses.

OIDIPOUS.

Quelles sont-elles ? Tout ce qui s’est dit doit être su.

LE CHŒUR.

On rapporte que Laios a été tué par quelques voyageurs.

OIDIPOUS.

Je l’ai entendu dire aussi, mais personne n’a vu ce qui est arrivé.

LE CHŒUR.

Si le meurtrier ressent quelque crainte, dès qu’il apprendra tes imprécations terribles, il ne les supportera pas.

OIDIPOUS.

Qui ne craint pas de commettre un crime n’est pas épouvanté par des paroles.

LE CHŒUR.

Voici celui qui le découvrira. Ils conduisent ici le divin prophète qui, seul de tous les hommes, possède la vérité.

OIDIPOUS.

Ô Teirésias, qui comprends toutes choses, permises ou défendues, ouraniennes et terrestres, bien que tu ne voies pas, tu sais cependant de quel mal cette ville est accablée, et nous n’avons trouvé que toi, ô Roi, pour protecteur et pour sauveur. Phoibos, en effet, si tu ne l’as appris déjà de ceux-ci, nous a répondu par nos envoyés que l’unique façon de nous délivrer de cette contagion était de donner la mort aux meurtriers découverts de Laios, ou de les chasser en exil. Ne nous refuse donc ni les augures par les oiseaux, ni les autres divinations ; délivre la Ville et toi-même et moi ; efface cette souillure due au meurtre de l’homme qu’on a tué. Notre salut dépend de toi. Il n’est pas de tâche plus illustre pour un homme que de mettre sa science et son pouvoir au service des autres hommes.

TEIRÉSIAS.

Hélas ! hélas ! qu’il est dur de savoir, quand savoir est inutile ! Ceci m’était bien connu, et je l’ai oublié, car je ne serais point venu ici.

OIDIPOUS.

Qu’est-ce ? Tu sembles plein de tristesse.

TEIRÉSIAS.

Renvoie-moi dans ma demeure. Si tu m’obéis, ce sera, certes, au mieux pour toi et pour moi.

OIDIPOUS.

Ce que tu dis n’est ni juste en soi, ni bon pour cette ville qui t’a nourri, si tu refuses de révéler ce que tu sais.

TEIRÉSIAS.

Je sais que tu parles contre toi-même, et je crains le même danger pour moi.

OIDIPOUS.

Je t’adjure par les Dieux ! ne cache pas ce que tu sais. Tous, tant que nous sommes, nous nous prosternons en te suppliant.

TEIRÉSIAS.

Vous délirez tous ! Mais je ne ferai pas mon malheur, en même temps que le tien.

OIDIPOUS.

Que dis-tu ? Sachant tout, tu ne parleras pas ? Mais tu as donc dessein de nous trahir et de perdre la Ville ?

TEIRÉSIAS.

Je n’accablerai de douleur ni moi, ni toi. Pourquoi m’interroges-tu en vain ? Tu n’apprendras rien de moi.

OIDIPOUS.

Rien ! ô le pire des mauvais, tu ne diras rien ! Certes, tu mettrais la fureur dans un cœur de pierre. Ainsi tu resteras inflexible et intraitable ?

TEIRÉSIAS.

Tu me reproches la colère que j’excite, et tu ignores celle que tu dois exciter chez les autres. Et cependant tu me blâmes !

OIDIPOUS.

Qui ne s’irriterait, en effet, en entendant de telles paroles par lesquelles tu méprises cette ville ?

TEIRÉSIAS.

Les choses s’accompliront d’elles-mêmes, quoique je les taise.

OIDIPOUS.

Puisque ces choses futures s’accompliront, tu peux me les dire.

TEIRÉSIAS.

Je ne dirai rien de plus. Laisse-toi entraîner comme il te plaira, à la plus violente des colères.

OIDIPOUS.

Certes, enflammé de fureur comme je le suis, je ne tairai rien de ce que je soupçonne. Sache donc que tu me sembles avoir pris part au meurtre, que tu l’as même commis, bien que tu n’aies pas tué de ta main. Si tu n’étais pas aveugle, je t’accuserais seul de ce crime.

TEIRÉSIAS.

En vérité ? Et moi je t’ordonne d’obéir au décret que tu as rendu, et, dès ce jour, de ne plus parler à aucun de ces hommes, ni à moi, car tu es l’impie qui souille cette terre.

OIDIPOUS.

Oses-tu parler avec cette impudence, et penses-tu, par hasard, sortir de là impuni ?

TEIRÉSIAS.

J’en suis sorti, car j’ai en moi la force de la vérité.

OIDIPOUS.

Qui t’en a instruit ? Ce n’est point ta science.

TEIRÉSIAS.

C’est toi, toi qui m’as contraint de parler.

OIDIPOUS.

Qu’est-ce ? Dis encore, afin que je comprenne mieux.

TEIRÉSIAS.

N’as-tu pas compris déjà ? Me tentes-tu, afin que j’en dise davantage ?

OIDIPOUS.

Je ne comprends pas assez ce que tu as dit. Répète.

TEIRÉSIAS.

Je dis que ce meurtrier que tu cherches, c’est toi !

OIDIPOUS.

Tu ne m’auras pas impunément outragé deux fois !

TEIRÉSIAS.

Parlerai-je encore, afin de t’irriter plus encore ?

OIDIPOUS.

Autant que tu le voudras, car ce sera en vain.

TEIRÉSIAS.

Je dis que tu t’es uni très-honteusement, sans le savoir, à ceux qui te sont le plus chers et que tu ne vois pas en quels maux tu es !

OIDIPOUS.

Penses-tu toujours parler impunément ?

TEIRÉSIAS.

Certes ! S’il est quelque force dans la vérité.

OIDIPOUS.

Elle en a sans doute, mais non par toi. Elle n’en a aucune par toi, aveugle des oreilles, de l’esprit et des yeux !

TEIRÉSIAS.

Malheureux que tu es ! Tu m’outrages par les paroles mêmes dont chacun de ceux-ci t’outragera bientôt !

OIDIPOUS.

Perdu dans une nuit éternelle, tu ne peux blesser ni moi, ni aucun de ceux qui voient la lumière.

TEIRÉSIAS.

Ta destinée n’est point de succomber par moi. Apollôn y suffira. C’est lui que ce soin regarde.

OIDIPOUS.

Ceci est-il inventé par toi ou par Kréôn ?

TEIRÉSIAS.

Kréôn n’est point cause de ton mal. Toi seul es ton propre ennemi.

OIDIPOUS.

Ô richesse, ô puissance, ô gloire d’une vie illustre par la science et par tant de travaux, combien vous excitez d’envie ! puisque, pour cette même puissance que la Ville a remise en mes mains sans que je l’aie demandée, Kréôn, cet ami fidèle dès l’origine, ourdit secrètement des ruses contre moi et s’efforce de me renverser, ayant séduit ce menteur, cet artisan de fraudes, cet imposteur qui ne voit que le gain, et n’est aveugle que dans sa science ! Allons ! dis-moi, où t’es-tu montré un sûr divinateur ? Pourquoi, quand elle était là, la Chienne aux paroles obscures, n’as-tu pas trouvé quelque moyen de sauver les citoyens ? Était-ce au premier homme venu d’expliquer l’énigme, plutôt qu’aux divinateurs ? Tu n’as rien fait ni par les augures des oiseaux, ni par une révélation des Dieux. Et moi, Oidipous, qui arrivais ne sachant rien, je fis taire la Sphinx par la force de mon esprit et sans l’aide des oiseaux augurals. Et c’est là l’homme que tu tentes de renverser, espérant t’asseoir auprès de Kréôn sur le même thrône ! Mais je pense qu’il vous en arrivera malheur à toi et à celui qui a ourdi le dessein de me chasser de la Ville comme une souillure. Si je ne croyais que la vieillesse t’a rendu insensé, tu saurais bientôt ce que coûtent de tels desseins.

LE CHŒUR.

Autant que nous en jugions, ses paroles et les tiennes, Oidipous, nous semblent pleines d’une chaude colère. Il ne faut point s’en occuper, mais rechercher comment nous accomplirons pour le mieux l’oracle du Dieu.

TEIRÉSIAS.

Si tu possèdes la puissance royale, il m’appartient cependant de te répondre en égal. J’ai ce droit en effet. Je ne te suis nullement soumis, mais à Loxias ; et je ne serai jamais inscrit comme client de Kréôn. Puisque tu m’as reproché d’être aveugle, je te dis que tu ne vois point de tes yeux au milieu de quels maux tu es plongé, ni avec qui tu habites, ni dans quelles demeures. Connais-tu ceux dont tu es né ? Tu ne sais pas que tu es l’ennemi des tiens, de ceux qui sont sous la terre et de ceux qui sont sur la terre. Les horribles exécrations maternelles et paternelles, s’abattant à la fois sur toi, te chasseront un jour de cette ville. Maintenant tu vois, mais alors tu seras aveugle. Où ne gémiras-tu pas ? Quel endroit du Kithairôn ne retentira-t-il pas de tes lamentations, quand tu connaîtras tes noces accomplies et dans quel port fatal tu as été poussé après une navigation heureuse ? Tu ne vois pas ces misères sans nombre qui te feront l’égal de toi-même et de tes enfants. Maintenant, accable-nous d’outrages, Kréôn et moi, car aucun des mortels ne succombera plus que toi sous de plus cruelles misères.

OIDIPOUS.

Qui pourrait endurer de telles paroles ? Va-t’en, abominable ! hâte-toi ! sors de ces demeures, et sans retour !

TEIRÉSIAS.

Certes, je ne serais point venu, si tu ne m’avais appelé.

OIDIPOUS.

Je ne savais pas que tu parlerais en insensé ; car, le sachant, je ne t’eusse point pressé de venir dans ma demeure.

TEIRÉSIAS.

Je te semble insensé, mais ceux qui t’ont engendré me tenaient pour sage.

OIDIPOUS.

Qui sont-ils ? Arrête ! Qui, parmi les mortels m’a engendré ?

TEIRÉSIAS.

Ce même jour te fera naître et te fera mourir.

OIDIPOUS.

Toutes tes paroles sont obscures et incompréhensibles.

TEIRÉSIAS.

N’excelles-tu pas à comprendre de telles obscurités ?

OIDIPOUS.

Tu me reproches ce qui me fera grand.

TEIRÉSIAS.

C’est cela même qui t’a perdu.

OIDIPOUS.

J’ai délivré cette ville et je ne le regrette pas.

TEIRÉSIAS.

Je m’en vais donc. Toi, enfant, emmène-moi.

OIDIPOUS.

Certes, qu’il t’emmène, car, étant présent, tu me troubles et tu m’empêches ! Loin d’ici, tu ne me pèseras plus.

TEIRÉSIAS.

Je m’en irai, mais je dirai d’abord pourquoi je suis venu ici sans peur de ton visage, car tu es impuissant à me perdre jamais. Cet homme que tu cherches, le menaçant de tes décrets à cause du meurtre de Laios, il est ici. On le dit étranger, mais il sera bientôt reconnu pour un thèbaien indigène, et il ne s’en réjouira pas. De voyant il deviendra aveugle, de riche pauvre, et il partira pour une terre étrangère. Il sera en face de tous le frère de son propre enfant, le fils et l’époux de celle de qui il est né, celui qui partagera le lit paternel et qui aura tué son père. Entre dans ta demeure, songe à ces choses, et si tu me prends à mentir, dis alors que je suis un mauvais divinateur.

LE CHŒUR.
Strophe I.

Quel est-il celui que le rocher fatidique de Pythô déclare avoir commis de ses mains ensanglantées le plus abominable des crimes ? Il est temps qu’il prenne la fuite, plus prompt que les chevaux rapides comme le vent, car le fils de Zeus, armé du feu et des éclairs, va se ruer sur lui, suivi des Kères terribles et inévitables.

Antistrophe I.

En effet, voici qu’une illustre Voix, partie du neigeux Parnesos, dit de rechercher cet homme qui se cache. Il est errant dans les forêts sauvages, sous les antres, parmi les rochers, comme un taureau, et il vagabonde, malheureux et d’un pied misérable, solitaire, afin d’échapper à l’oracle sorti du Nombril de la terre. Mais l’Oracle toujours vivace vole autour de lui.

Strophe II.

Il me trouble horriblement, le Divinateur augural, et je ne puis ni affirmer, ni nier ce qu’il dit. J’hésite, ne sachant comment parler, et je reste en suspens, et je ne vois rien de certain, ni dans le présent, ni dans le passé. Je n’ai jamais entendu dire qu’il y ait eu aucune dissension entre les Labdakides et le fils de Polybos, et je n’ai jamais douté de l’excellente renommée d’Oidipous parmi tous les hommes, et qu’il puisse exister un vengeur du meurtre ignoré du Labdakide.

Antistrophe II.

Si Zeus et Apollôn sont sages et connaissent les actions des hommes, je ne suis pas certain que ce Divinateur, entre tous, sache plus que moi. Certes, un homme peut en savoir plus qu’un autre homme ; mais, avant que ses paroles soient prouvées par le fait, je ne serai pas de ceux qui condamnent Oidipous. Autrefois, quand parut la Vierge ailée, il a manifesté sa sagesse et sa bienveillance pour la Ville, et c’est pourquoi, jamais, par mon propre jugement, je ne le tiendrai pour coupable.

KRÉÔN.

Hommes citoyens, sachant que le roi Oidipous m’adressait les plus odieuses accusations, je viens, pénétré d’une douleur intolérable. Si, dans la calamité présente, il pense que, par mes paroles ou mes actions, je lui ai causé quelque mal, accusé d’un tel crime, je n’ai pas le désir d’une plus longue vie. Ce ne serait pas peu, en effet, qu’une telle injure ; mais ce serait pour moi un très-grand malheur que d’être repoussé par la Ville, par vous et par mes amis.

LE CHŒUR.

Je pense que sa colère a exprimé cet outrage, plutôt que la réflexion de son esprit.

KRÉÔN.

Comment est-il avéré que le Divinateur a menti par mes conseils ?

LE CHŒUR.

Il l’a dit en effet, mais je ne sais sur quelle preuve.

KRÉÔN.

Ses yeux étaient-ils assurés, son esprit était-il calme quand il m’a accusé de ce crime ?

LE CHŒUR.

Je ne sais, ne regardant point ce que font les Princes. Mais le voici lui-même qui sort des demeures.

OIDIPOUS.

Holà ! toi ! que fais-tu ici ? Ton audace et ton impudence sont-elles si grandes que tu oses approcher de mes demeures, toi qui me tues ouvertement, toi, le voleur avéré de ma puissance ! Allons, parle ! Je t’en adjure par les Dieux ! As-tu vu en moi de la lâcheté ou de la démence, pour avoir entrepris cela ? As-tu espéré que je ne découvrirais pas ton dessein ourdi avec ruse, ou que, l’ayant découvert, je ne me vengerais pas ? Tes efforts ne sont-ils pas insensés de vouloir saisir, sans le secours du peuple et sans amis, la puissance royale qu’on ne peut obtenir que par les richesses et par la faveur du peuple ?

KRÉÔN.

Comment faire ? Le sais-tu ? Il faut que je réponde à tes paroles. Quand tu sauras, tu jugeras.

OIDIPOUS.

Tu es un habile parleur, mais je suis un mauvais écouteur, car je te sais injurieux et malveillant pour moi.

KRÉÔN.

Sur ceci, écoute d’abord ce que j’ai à te dire.

OIDIPOUS.

Va ! ne me dis pas que tu n’es point mauvais.

KRÉÔN.

Si tu penses qu’une obstination insensée est bonne, tu te trompes.

OIDIPOUS.

Et toi, si tu penses que tu outrageras un parent sans en être châtié, tu te trompes aussi.

KRÉÔN.

Ce que tu dis est juste, je l’avoue ; mais apprends-moi quel outrage je t’ai fait.

OIDIPOUS.

M’as-tu persuadé, ou non, d’envoyer un messager à ce vénérable Divinateur ?

KRÉÔN.

Telle est encore ma pensée.

OIDIPOUS.

Depuis combien de temps Laios…

KRÉÔN.

Qu’a-t-il fait ? Je ne comprends pas.

OIDIPOUS.

A-t-il été enlevé par un coup mortel ?

KRÉÔN.

Il y a de cela une longue suite d’années.

OIDIPOUS.

Ce Divinateur exerçait-il alors sa science ?

KRÉÔN.

Il était alors également savant et honoré.

OIDIPOUS.

M’a-t-il nommé dans ce temps-là ?

KRÉÔN.

Jamais, moi présent du moins.

OIDIPOUS.

Et vous n’avez point fait de recherches au sujet du mort ?

KRÉÔN.

Nous en avons fait sans doute. Nous n’avons rien appris.

OIDIPOUS.

Et pourquoi ce savant Divinateur ne disait-il pas alors les mêmes choses ?

KRÉÔN.

Je ne sais. J’ai coutume de me taire sur ce que je ne sais pas.

OIDIPOUS.

Il en est une du moins que tu sais et que tu diras, si tu es sage.

KRÉÔN.

Laquelle ? Si je la sais, je ne la nierai pas.

OIDIPOUS.

Si le Divinateur ne s’était pas concerté avec toi, il ne m’accuserait pas d’avoir tué Laios.

KRÉÔN.

S’il a dit cela, tu le sais. Mais je veux t’interroger de même que tu m’interroges.

OIDIPOUS.

Interroge. Tu ne prouveras jamais que je suis le tueur de Laios.

KRÉÔN.

Dis : n’as-tu point ma sœur pour femme ?

OIDIPOUS.

Je ne puis nier ce que tu demandes là.

KRÉÔN.

Et tu commandes avec elle, ayant une part égale de puissance ?

OIDIPOUS.

Je lui accorde toutes les choses qu’elle veut.

KRÉÔN.

Ne suis-je pas, moi troisième, votre égal à tous deux ?

OIDIPOUS.

Et c’est pour cela que tu te montres mauvais ami.

KRÉÔN.

Tu ne diras point cela, si tu veux, comme moi, penser sagement. Songe à ceci d’abord : penses-tu qu’on puisse aimer mieux commander au milieu des terreurs que dormir tranquille en possédant la même puissance ? Pour moi, certes, j’aime mieux faire ce que font les rois qu’être roi, et tout homme sage pense ainsi. En effet, maintenant j’obtiens tout de toi sans crainte, et, si j’étais roi moi-même, je ferais un grand nombre de choses contre mon gré. Comment donc me serait-il plus doux de régner que d’être puissant et tranquille ? Je ne suis pas insensé au point de désirer autre chose que les biens qui me profitent. Maintenant tous m’honorent, chacun m’embrasse. Ceux qui souhaitent quelque chose de toi me flattent, car l’accomplissement de leurs vœux est dans ma main. Pourquoi, je te prie, perdrais-je ces avantages pour régner ? Un esprit pervers nourrirait là des desseins insensés. Je n’ai nullement les désirs que tu me prêtes et je ne voudrais jamais les satisfaire avec l’aide d’un autre. Voici la preuve de ceci. Va demander à Pythô si je t’ai rapporté fidèlement l’oracle. Alors, si tu me convaincs de m’être concerté avec le Divinateur, tue-moi, non par un seul suffrage, mais par deux, le mien et le tien. Mais ne m’accuse pas sans preuve, car il n’est pas juste de décider témérairement que les bons sont mauvais et que les mauvais sont bons. Qui rejette un ami fidèle agit plus mal, je le dis, que s’il rejetait sa propre vie qui est le bien qu’on aime le plus. Avec le temps tu te convaincras de tout ceci, car le temps seul montre quel est l’homme irréprochable, tandis qu’en un seul jour tu reconnaîtras un pervers.

LE CHŒUR.

Tu avoueras qu’il a bien parlé, ô Roi, si tu crains de faillir, car ceux qui jugent en hâte ne sont sûrs de rien.

OIDIPOUS.

Là où quelqu’un est prompt à me tendre des piéges, il importe que je sois prompt à me décider. Si je reste tranquille, il accomplira ses desseins, et les miens seront vains.

KRÉÔN.

Que veux-tu donc ? Me chasser de la Ville ?

OIDIPOUS.

Non. Je veux que tu meures, non que tu sois exilé.

KRÉÔN.

Soit, mais après que tu auras prouvé en quoi je te porte envie.

OIDIPOUS.

Résisteras-tu, et me désobéiras-tu ?

KRÉÔN.

Je vois que tu es insensé.

OIDIPOUS.

Je suis sage en ce qui me concerne.

KRÉÔN.

Tu dois être sage aussi en ce qui me regarde.

OIDIPOUS.

Tu es mauvais.

KRÉÔN.

Quoi ! si tu pensais mal ?

OIDIPOUS.

Tu n’en dois pas moins obéir.

KRÉÔN.

Mais non à un mauvais maître.

OIDIPOUS.

Ô Ville ! ô Ville !

KRÉÔN.

Et moi aussi je suis de cette ville. Elle n’est pas à toi seul.

LE CHŒUR.

Cessez, ô Rois. Je vois en effet Iokastè qui sort à propos des demeures. Il importe qu’elle apaise cette querelle.

IOKASTÈ.

Ô malheureux, pourquoi engagez-vous cette mêlée insensée de paroles ? Ne rougissez-vous pas, cette terre étant si éprouvée, de soulever des dissensions privées ? Toi, rentre dans la demeure ; et toi, Kréôn, va vers la tienne. Craignez de faire une grande querelle de ce qui n’est rien.

KRÉÔN.

Sœur, Oidipous, ton mari, se prépare à me traiter très-cruellement, me donnant à choisir de deux maux, soit qu’il me chasse de la Ville, soit qu’il me tue.

OIDIPOUS.

Je l’avoue, car je l’ai saisi, femme, ourdissant contre moi un dessein plein de ruses perfides.

KRÉÔN.

Que je ne goûte plus aucune joie, que je meure voué aux exécrations, si j’ai fait ce dont tu m’accuses !

IOKASTÈ.

Par les dieux, Oidipous, crois ce qu’il jure et atteste au nom des Dieux, par respect pour moi autant que pour ceux qui sont ici.

LE CHŒUR.
Strophe I.

Consens, et accorde ceci dans ta sagesse, ô Roi, je t’en supplie.

OIDIPOUS.

En quoi veux-tu que je cède ?

LE CHŒUR.

Respecte celui qui auparavant n’était pas sans raison, et qui maintenant est couvert par la sainteté du serment.

OIDIPOUS.

Mais sais-tu ce que tu demandes ?

LE CHŒUR.

Je le sais.

OIDIPOUS.

Dis-moi donc toute ta pensée.

LE CHŒUR.

Ne châtie point, pour un fait douteux, comme coupable d’un crime incertain, un ami qui s’est lié par un serment.

OIDIPOUS.

Mais, toi, sache que ce que tu demandes n’est rien moins pour moi que la mort ou l’exil.

LE CHŒUR.
Strophe II.

Non, certes ! J’en atteste le dieu Halios le premier de tous les Dieux ! Détesté des Dieux et des hommes, que je meure par les pires supplices, si j’ai pensé cela ! Mais le malheur de ma patrie déchire d’autant plus mon cœur que de nouveaux maux s’ajoutent par vous à ceux qui nous accablaient déjà.

OIDIPOUS.

Qu’il s’en aille donc, même s’il faut que je périsse ou que, méprisé de tous, je sois chassé violemment de cette ville ! Ta parole, non la sienne, m’a remué de pitié. Mais pour lui, il me sera odieux, où qu’il soit.

KRÉÔN.

Tu es inexorable, même en cédant. Ceci te sera dur, quand ta colère sera éteinte. De telles natures sont châtiées par elles-mêmes.

OIDIPOUS.

Laisse-moi donc, et va-t’en !

KRÉÔN.

Je m’en vais, non connu de toi ; mais je suis toujours pour ceux-ci ce que j’étais déjà.

LE CHŒUR.
Antistrophe I.

Femme, pourquoi tardes-tu à ramener Oidipous dans la demeure ?

IOKASTÈ.

Je saurai auparavant quelle était cette querelle.

LE CHŒUR.

Elle est née de paroles obscures. Une fausse accusation irrite l’esprit.

IOKASTÈ.

S’accusaient-ils tous deux ?

LE CHŒUR.

Sans doute.

IOKASTÈ.

Et quelles étaient leurs paroles ?

LE CHŒUR.

Assez, c’est assez pour moi. Au milieu des calamités de cette ville, je m’arrête où s’est arrêtée la querelle.

OIDIPOUS.

Vois où tu en arrives ! Bien que tu sois un homme sage, tu faiblis et tu brises mon cœur.

LE CHŒUR.
Antistrophe II.

Ô Roi, je l’ai dit et je le redis, sache que je serais sans raison et inhabile à bien penser, si je me séparais de toi qui as dirigé dans la bonne voie ma chère patrie impuissante à lutter contre les flots de la mauvaise destinée. Maintenant encore, si tu le peux, dirige-la heureusement !

IOKASTÈ.

Par les Dieux, dis-moi, ô Roi, la cause de ta violente colère.

OIDIPOUS.

Je parlerai, plutôt pour toi que pour eux. C’est que Kréôn a ourdi de mauvais desseins contre moi.

IOKASTÈ.

Parle, si tu peux prouver, en expliquant la querelle, que tu as justement accusé Kréôn.

OIDIPOUS.

Il dit que je suis le tueur de Laios.

IOKASTÈ.

Le sait-il par lui-même, ou l’a-t-il entendu dire par un autre ?

OIDIPOUS.

Il a suscité un misérable divinateur, car, en ce qui le concerne, il a dégagé sa langue.

IOKASTÈ.

Laisse tout ceci et ce qui s’est dit. Écoute mes paroles et sache que la science de la divination ne peut rien prévoir des choses humaines. Je te le prouverai brièvement. Autrefois, un oracle fut révélé à Laios, non par Phoibos lui-même, mais par ses serviteurs, qui disait que sa destinée était d’être tué par un fils qui serait né de lui et de moi. Cependant des voleurs étrangers l’ont tué à la rencontre de trois chemins. À peine l’enfant, étant né, eut-il vécu trois jours, qu’il chargea des mains étrangères de le jeter, les pieds liés, sur une montagne déserte. Ainsi Apollôn n’a point fait que le fils fût le meurtrier du père, ni que Laios souffrît de son fils ce qu’il en redoutait. Voilà comment se sont accomplies les divinations fatidiques. N’en aie nul souci. En effet, ce qu’un Dieu veut rechercher, il le découvrira facilement lui-même.

OIDIPOUS.

Ô femme, combien, en écoutant ceci, mon âme est agitée et mon cœur est frappé !

IOKASTÈ.

De quelle nouvelle inquiétude es-tu troublé ?

OIDIPOUS.

Je t’ai entendu dire, il me semble, que Laios avait été tué à la rencontre de trois chemins ?

IOKASTÈ.

Certes, on l’a dit, et ce bruit n’a pas été nié.

OIDIPOUS.

Et dans quel lieu cela est-il arrivé ?

IOKASTÈ.

Dans la contrée qu’on nomme Phokis, là où les routes qui viennent de Pythô et de Daulis n’en font plus qu’une seule.

OIDIPOUS.

Y a-t-il longtemps de cela ?

IOKASTÈ.

Ces choses furent annoncées dans la Ville un peu avant que tu devinsses roi de cette terre.

OIDIPOUS.

Ô Zeus, qu’as-tu voulu que je fisse ?

IOKASTÈ.

Oidipous, d’où te vient cette épouvante ?

OIDIPOUS.

Ne me demande rien encore. Mais, dis-moi, quel était l’aspect de Laios ? Quel était alors son âge ?

IOKASTÈ.

Il était de haute taille, et sa tête commençait à blanchir, et son visage ressemblait au tien.

OIDIPOUS.

Malheur à moi ! Il semble que, sans le savoir, je me suis jeté à moi-même d’horribles imprécations !

IOKASTÈ.

Que dis-tu, je t’en conjure ? Certes, je tremble de te regarder, ô Roi !

OIDIPOUS.

Je ne redoute que trop la clairvoyance de ce Divinateur. Tu m’éclaireras mieux si tu me dis encore une seule chose.

IOKASTÈ.

Je suis épouvantée. Cependant, je te dirai, si je la sais, la chose que tu me demandes.

OIDIPOUS.

Faisait-il son chemin avec un petit nombre de compagnons, ou avait-il de nombreux satellites, selon la coutume d’un homme royal ?

IOKASTÈ.

Ils étaient cinq, et, parmi eux, un héraut. Un seul char portait Laios.

OIDIPOUS.

Hélas, hélas ! Ceci est clair désormais. Mais qui a rapporté ces choses, ô femme ?

IOKASTÈ.

Un des serviteurs, le seul qui revint sain et sauf.

OIDIPOUS.

Est-il maintenant dans la demeure ?

IOKASTÈ.

Non, car dès qu’il fut revenu et qu’il t’eut vu en possession de la puissance royale, et Laios mort, il me supplia ardemment, en me prenant la main, de l’envoyer dans les champs paître les troupeaux, afin de rester très-éloigné de cette ville. Et je le laissai aller, car il était digne de récompense, bien qu’esclave.

OIDIPOUS.

Est-il possible de le faire revenir très-promptement vers nous ?

IOKASTÈ.

Ceci est très-aisé. Mais pourquoi le désires-tu ?

OIDIPOUS.

Je crains, ô femme, que trop de choses m’aient été dites déjà. C’est pourquoi je voudrais voir cet homme.

IOKASTÈ.

Certes, il viendra. Mais, dans l’intervalle, je crois être digne d’apprendre, ô Roi, ce qui attriste ton cœur.

OIDIPOUS.

Je ne te refuserai pas ceci, quand il ne me reste que cette espérance. À qui, en effet, plutôt qu’à toi, me confier en une telle incertitude ? Mon père était Polybos le Korinthien et ma mère Méropè de Dôris ; et j’étais tenu pour le premier parmi les hommes de Korinthos, quand il m’arriva une aventure, digne d’étonner sans doute, mais non telle cependant que j’eusse dû m’en inquiéter autant. Pendant le repas, un homme plus que pris de vin, m’appela un enfant supposé. Subissant l’injure avec douleur, je me contins à peine durant ce jour-là ; mais, le lendemain, j’allai vers mon père et ma mère et je leur demandai ce qui en était, et ils furent très-indignés contre celui qui avait parlé ainsi, et j’étais très-joyeux de leurs paroles. Cependant, cet outrage me brûlait toujours, car il avait pénétré dans mon esprit. Je partis donc pour Pythô, à l’insu de mon père et de ma mère. Phoibos me renvoya sans aucune réponse aux questions pour lesquelles j’étais venu, mais il me prédit clairement d’autres choses terribles et lamentables : que je m’unirais à ma mère, que je produirais à la lumière une race odieuse aux hommes et que je tuerais le père qui m’avait engendré ! Ayant entendu cela, je quittai la terre de Korinthos, me guidant sur les astres, afin de fuir et de me cacher là où je ne verrais jamais s’accomplir ces oracles lamentables et honteux. Faisant mon chemin, j’arrivai au lieu où tu dis que le roi a péri. Or, je te dirai la vérité, femme. Comme je marchais non loin de la triple voie, un héraut et un homme tel que tu l’as dit, porté sur un char attelé de chevaux, vinrent à ma rencontre. Le conducteur du char et le vieillard lui-même voulurent m’écarter violemment du chemin. Alors, plein de colère, je frappai le conducteur qui me repoussait. Mais le vieillard, me voyant passer à côté du char, saisit le moment et me frappa le milieu de la tête de son double fouet. Il ne souffrit pas un mal égal, car, aussitôt atteint du bâton que j’avais en main, il roula à la renverse du haut de son char ; et je tuai aussi tous les autres. Si cet homme inconnu a quelque chose de commun avec Laios, qui, plus que moi, peut être en horreur aux Dieux ? Nul, étranger ou citoyen, ne me recevra, ni ne me parlera ; et chacun me chassera de ses demeures ; et personne autre que moi-même ne m’accablera de mes propres imprécations ! Et mes mains, par lesquelles il a péri, souillent le lit du mort ! Ne suis-je pas un scélérat impur, puisqu’il faut que je m’exile et fuie sans revoir les miens et sans remettre le pied sur la terre de la patrie ? Sinon, je dois me marier avec ma mère et tuer mon père. Ne penserait-il pas sagement celui qui dirait que cette destinée m’a été faite par un Daimôn inexorable ? Ô sainteté du Dieu ! que je ne voie point ce jour ! Que je disparaisse du milieu des mortels avant d’être souillé d’une telle horreur !

LE CHŒUR.

Ces choses, ô Roi, nous frappent de terreur ; mais, jusqu’à ce que tu saches tout de celui qui était présent, ne désespère pas.

OIDIPOUS.

Certes, l’attente où je suis de ce bouvier est le seul espoir qui me reste.

IOKASTÈ.

D’où vient que tu seras rassuré quand il sera ici ?

OIDIPOUS.

Je te l’apprendrai. S’il dit les mêmes choses que toi, alors je serai garanti de tout mal.

IOKASTÈ.

Quelle parole si grave as-tu entendue de moi ?

OIDIPOUS.

Tu disais tenir de lui que Laios avait été tué par des voleurs. Si, maintenant encore, il parle de leur nombre, je n’ai point tué ; car un seul ne peut être pris pour plusieurs. Mais s’il dit qu’il n’y avait qu’un homme, alors il sera manifeste que j’ai commis le crime.

IOKASTÈ.

Sache qu’il a ainsi annoncé la chose, et il ne lui est point permis de dire le contraire. Toute la Ville l’a entendu, et non moi seule. Même s’il s’écartait de son premier langage, il ne certifiera point cependant, pour en juger selon l’oracle, que tu as commis ce meurtre, puisque Loxias a déclaré que Laios devait être tué de la main de mon fils. Or, le petit malheureux ne l’a point tué, puisqu’il était mort auparavant. C’est pourquoi aucune divination ne me fera plus reculer.

OIDIPOUS.

Ta pensée est sage. Cependant, envoie quelqu’un qui ramène cet esclave. N’y manque pas.

IOKASTÈ.

J’enverrai très-promptement. Mais entrons dans la demeure, car je ne ferai rien qui ne te plaise.

LE CHŒUR.
Strophe I.

Puisse cette destinée m’être faite de garder la sainte honnêteté des paroles et des actes, selon les lois sublimes nées dans l’Aithèr Ouranien, dont l’Olympos est le seul père, que la race mortelle des hommes n’a point engendrées et que jamais l’oubli n’endormira ! Un grand Dieu est en elles et la vieillesse ne les flétrira point.

Antistrophe I.

L’insolence engendre le tyran ; l’insolence, s’étant rassasiée dans sa folie de nombreuses actions insensées et mauvaises, parvenue au faîte le plus haut, est précipitée au fond de son destin d’où elle tente en vain de sortir. Puisque le salut futur de la Ville est dans ce combat, je prie le Dieu de ne point permettre qu’il reste inachevé. Je ne cesserai jamais de prendre le Dieu pour protecteur.

Strophe II.

Si quelque homme se manifeste insolemment par ses paroles ou ses actions, s’il ne vénère point la justice, ni les demeures des Daimones, qu’une mauvaise destinée le saisisse à cause de ses iniques délices, s’il ne s’inquiète point des gains honnêtes, s’il ne s’abstient point des actes impies, si, dans sa démence, il porte les mains sur ce qui ne doit pas être touché ! Quel homme alors pourrait se glorifier de repousser de son cœur les traits de la colère ? Car, si ces actions impies sont honorées, à quoi me sert-il de me mêler aux chœurs sacrés ?

Antistrophe II.

Je n’irai plus vénérer le Nombril sacré de la terre ni le temple Abaisien, ni celui d’Olympia, si ces oracles ne sont point manifestes à tous les hommes. Mais, ô toi qui commandes, Zeus, si tu es le vrai maître de toutes choses, que rien ne soit caché à ton immortelle puissance ! Déjà les oracles qui concernent Laios sont dédaignés ; Apollôn ne resplendira plus d’honneurs, et les Choses divines disparaissent !

IOKASTÈ.

Rois de cette terre, il m’est venu dans l’esprit d’aller vers les temples des Dieux, ayant en mains ces bandelettes et cet encens, car Oidipous a l’âme troublée de nombreuses inquiétudes, et ne juge point, comme un homme sage, les récents oracles d’après les oracles passés ; mais il croit celui qui lui annonce des épouvantes. Puisque je ne le rassure en rien, je viens à toi en suppliante, avec ces offrandes, ô Apollôn Lykien, qui es le plus proche de nos demeures, afin que tu donnes une heureuse fin à ceci, car nous sommes tous saisis de torpeur en voyant ainsi épouvanté celui qui tient la barre de la nef.

LE MESSAGER.

Que je sache de vous, ô Étrangers, où est la demeure du roi Oidipous ! Dites-moi où il est lui-même, si vous le savez.

LE CHŒUR.

Ces demeures sont les siennes, et il s’y trouve, ô Étranger. Cette femme est la mère de ses enfants.

LE MESSAGER.

Qu’elle soit heureuse et entourée d’heureux, la vénérable épouse d’Oidipous !

IOKASTÈ.

Sois heureux de même, ô Étranger ! Tu le mérites à cause de tes bonnes paroles. Mais dis pourquoi tu es venu et quelle nouvelle tu apportes.

LE MESSAGER.

Des choses heureuses pour ta demeure et pour ton époux, femme.

IOKASTÈ.

Quelles sont-elles ? Qui t’a envoyé vers nous ?

LE MESSAGER.

Je viens de Korinthos. Je pense que ce que je dirai te sera agréable. Pourquoi non ? Cependant tu en seras peut-être attristée.

IOKASTÈ.

Quelle est cette nouvelle ? Comment aurait-elle ce double résultat ?

LE MESSAGER.

On dit que les habitants de l’Isthme vont faire Oidipous roi.

IOKASTÈ.

Est-il vrai ? Le vieillard Polybos ne commande-t-il plus ?

LE MESSAGER.

Non, certes, car la mort l’a renfermé dans le tombeau.

IOKASTÈ.

Que dis-tu, vieillard ? Polybos est mort ?

LE MESSAGER.

Si je ne dis vrai, que je meure !

IOKASTÈ.

Femme, hâte-toi d’entrer et d’annoncer cela très-promptement à ton maître. Ô oracles des Dieux, où êtes-vous ? Oidipous, craignant de tuer cet homme, avait fui autrefois de sa patrie, et voici qu’il a subi sa destinée, mais non par Oidipous !

OIDIPOUS.

Ô très-chère tête d’Iokastè, pourquoi m’as-tu appelé de la demeure ?

IOKASTÈ.

Entends cet homme, et, quand tu l’auras entendu, vois où en sont venus les oracles véritables du Dieu.

OIDIPOUS.

Quel est-il, et que m’annonce-t-il ?

IOKASTÈ.

Il arrive de Korinthos pour t’annoncer que ton père Polybos ne vit plus, mais qu’il est mort.

OIDIPOUS.

Que dis-tu, Étranger ? Explique toi-même ce qui est.

LE MESSAGER.

S’il faut d’abord que je parle clairement, tiens pour certain que Polybos a quitté la vie.

OIDIPOUS.

Par un meurtre ou par maladie ?

LE MESSAGER.

Un seul moment suffit pour coucher dans la mort les corps vieillis.

OIDIPOUS.

Le malheureux est donc mort de maladie ?

LE MESSAGER.

Certes, et après avoir longtemps vécu.

OIDIPOUS.

Ah ! ah ! femme, pourquoi s’inquièterait-on encore des autels fatidiques de Pythô, ou des oiseaux criant dans l’air, et par lesquels je devais tuer mon père ? Voici qu’il est mort et enfermé sous terre, et moi, qui suis ici, je ne l’ai point frappé de l’épée ! À moins qu’il ne soit mort de me regretter, car, ainsi, on pourrait dire encore que je l’ai tué. Donc, Polybos est couché dans le Hadès, emportant avec lui tous ces oracles vains !

IOKASTÈ.

Ne t’ai-je pas dit cela depuis longtemps ?

OIDIPOUS.

Tu l’as dit sans doute, mais j’étais troublé par la crainte.

IOKASTÈ.

Ne laisse plus rien de tout ceci entrer dans ton esprit.

OIDIPOUS.

Dois-je aussi ne plus redouter le lit nuptial de ma mère ?

IOKASTÈ.

Que peut craindre l’homme, quand la destinée mène toutes les choses humaines et que toute prévision est incertaine ? Le mieux est de vivre au hasard, si on peut. Ne crains pas de t’unir à ta mère, car, dans leurs songes, beaucoup d’hommes ont rêvé qu’ils s’unissaient à leur mère ; mais celui qui sait que ces songes ne sont rien, mène une vie tranquille.

OIDIPOUS.

Tes paroles seraient sages, si ma mère ne vivait encore ; mais, puisqu’elle survit, bien que tu parles avec sagesse, rien ne peut faire que je ne craigne pas.

IOKASTÈ.

La mort de ton père est une grande consolation.

OIDIPOUS.

Grande, je le sais ; mais ma mère vit, et c’est pourquoi je crains.

LE MESSAGER.

Quelle est cette femme qui vous inquiète ?

OIDIPOUS.

Méropè, ô vieillard, qui était mariée à Polybos.

LE MESSAGER.

Qu’y-a-t-il en elle qui vous effraie ?

OIDIPOUS.

Un oracle divin et terrible, ô Étranger !

LE MESSAGER.

Peut-il être dit ? Est-il défendu qu’un autre le connaisse ?

OIDIPOUS.

Le voici. Loxias a dit autrefois que je coucherais avec ma mère et que je verserais de mes mains le sang paternel. C’est pourquoi j’ai habité longtemps loin de Korinthos, et certes, heureusement, bien qu’il soit très-doux cependant de voir ses parents.

LE MESSAGER.

Est-ce par suite de cette crainte que tu t’es exilé ?

OIDIPOUS.

Je ne voulais pas devenir le tueur de mon père, vieillard.

LE MESSAGER.

Pourquoi donc, ô Roi, ne t’ai-je pas affranchi de cette crainte, puisque je suis venu vers toi dans un esprit bienveillant ?

OIDIPOUS.

Certes, je te donnerai une récompense méritée.

LE MESSAGER.

Je suis venu surtout, afin que, de retour dans ta demeure, j’eusse de toi cette récompense.

OIDIPOUS.

Jamais je n’habiterai avec mes parents !

LE MESSAGER.

Ô fils, il est clair que tu ne sais ce que tu fais…

OIDIPOUS.

Comment, ô vieillard ? Par les Dieux ! instruis-moi.

LE MESSAGER.

Si tu fuis ta demeure à cause de tes parents.

OIDIPOUS.

Je crains que Phoibos n’ait été véridique en ce qui me concerne.

LE MESSAGER.

Redoutes-tu quelque souillure à cause de tes parents ?

OIDIPOUS.

C’est cela même, vieillard, qui m’effraie toujours.

LE MESSAGER.

Ne sais-tu pas que tu n’as aucune raison de craindre ?

OIDIPOUS.

Pourquoi donc, si je suis né d’eux ?

LE MESSAGER.

Parce que Polybos ne t’était point uni par le sang.

OIDIPOUS.

Que dis-tu ? Polybos ne m’a-t-il point engendré ?

LE MESSAGER.

Tout autant que moi-même, et pas plus.

OIDIPOUS.

Comment celui qui m’a engendré serait-il tel que celui qui ne m’est rien ?

LE MESSAGER.

Ni lui, ni moi ne t’avons engendré.

OIDIPOUS.

Pourquoi donc me nommait-il son fils ?

LE MESSAGER.

Afin que tu le saches, c’est qu’il t’avait reçu autrefois de mes mains.

OIDIPOUS.

Et il a aimé aussi vivement celui qu’il avait reçu d’une main étrangère ?

LE MESSAGER.

Il t’a aimé parce que depuis longtemps il manquait d’enfants.

OIDIPOUS.

Et m’as-tu donné à lui, m’ayant acheté ou trouvé par quelque hasard ?

LE MESSAGER.

Trouvé dans les gorges boisées de Kithairôn.

OIDIPOUS.

Pourquoi étais-tu dans ce lieu ?

LE MESSAGER.

Je gardais là les troupeaux montagnards.

OIDIPOUS.

Tu étais donc un pasteur mercenaire, et tu menais une vie vagabonde ?

LE MESSAGER.

En ce temps-là, ô fils, je fus ton sauveur.

OIDIPOUS.

Quel était mon mal dans cette calamité, quand tu m’as secouru ?

LE MESSAGER.

Les articulations de tes pieds peuvent le dire.

OIDIPOUS.

Ô Dieux ! pourquoi rappeler cette ancienne misère ?

LE MESSAGER.

Je détachai tes pieds qui étaient liés.

OIDIPOUS.

Certes, j’ai ces marques depuis l’enfance, et il n’est rien en elles dont je me glorifie.

LE MESSAGER.

C’est pour cela qu’on t’a donné le nom que tu as.

OIDIPOUS.

Oh ! par les Dieux ! Dis-moi si ce fut par l’ordre de mon père ou de ma mère.

LE MESSAGER.

Je ne sais. Celui qui te donna à moi le saurait mieux.

OIDIPOUS.

Tu m’as donc reçu d’un autre ? Tu ne m’as pas trouvé toi-même ?

LE MESSAGER.

Non. Un autre pasteur t’a donné à moi.

OIDIPOUS.

Quel est-il ? Peux-tu me le nommer ?

LE MESSAGER.

Il se disait serviteur de Laios.

OIDIPOUS.

De celui qui, autrefois, était roi de cette terre ?

LE MESSAGER.

Précisément. Il était pasteur de ce roi.

OIDIPOUS.

Vit-il encore ? Puis-je le voir ?

LE MESSAGER.

Vous qui habitez cette terre, vous le savez mieux que moi.

OIDIPOUS.

Y a-t-il quelqu’un d’entre vous, qui êtes ici, qui connaisse ce pasteur dont il parle, soit qu’il l’ait vu aux champs, ou à la Ville ? Répondez, car le temps est venu d’éclaircir ceci.

LE CHŒUR.

Je pense qu’il n’est autre que ce campagnard que tu désirais voir ; mais Iokastè te le dira mieux que tous.

OIDIPOUS.

Femme, penses-tu que l’homme à qui nous avons commandé de venir soit le même que celui dont il parle ?

IOKASTÈ.

De qui a-t-il parlé ? Ne t’en inquiète pas ; ne te souviens plus de ses paroles vaines.

OIDIPOUS.

Il ne peut se faire qu’à l’aide de tels indices je ne rende pas manifeste mon origine.

IOKASTÈ.

Par les Dieux ! si tu as quelque souci de ta vie, ne recherche pas ceci. C’est assez que je sois affligée.

OIDIPOUS.

Aie courage. Même si j’étais esclave depuis trois générations, tu n’en serais abaissée en rien.

IOKASTÈ.

Cependant, écoute-moi, je t’en supplie ! ne fais pas cela.

OIDIPOUS.

Je ne consentirai point à cesser mes recherches.

IOKASTÈ.

C’est dans un esprit bienveillant que je te conseille pour le mieux.

OIDIPOUS.

Ces conseils excellents me déplaisent depuis longtemps.

IOKASTÈ.

Ô malheureux ! plaise aux Dieux que tu ne saches jamais qui tu es !

OIDIPOUS.

Est-ce que quelqu’un ne m’amènera pas promptement ce pasteur ? Laissez celle-ci se réjouir de sa riche origine.

IOKASTÈ.

Hélas, hélas ! malheureux ! C’est le seul nom que je puisse te donner, et tu n’entendras plus rien de moi désormais !

LE CHŒUR.

Oidipous, pourquoi s’en va-t-elle, en proie à une âpre douleur ? Je crains que de grands maux ne sortent de ce silence.

OIDIPOUS.

Qu’il en sorte ce qu’il voudra ! Pour moi, je veux connaître mon origine, si obscure qu’elle soit. Orgueilleuse d’esprit, comme une femme, elle a honte peut-être de ma naissance commune. Moi, fils heureux de la destinée, je n’en serai point déshonoré. La bonne destinée est ma mère, et le déroulement des mois m’a fait grand de petit que j’étais. Ayant un tel commencement, que m’importe le reste ? Et pourquoi ne rechercherais-je point quelle est mon origine ?

LE CHŒUR.
Strophe.

Si je suis divinateur, et si je prévois bien selon mon désir, ô Kithairôn, j’en atteste l’Olympos, avant la fin d’une autre pleine lune, nous te vénérerons comme le nourricier et le père d’Oidipous et comme son concitoyen, et nous te célébrerons par des chœurs, parce que tu auras apporté la prospérité à nos rois ! Phoibos ! qui chasses les maux ! que ces désirs soient accomplis !

Antistrophe.

Ô enfant, quelle fille des Bienheureux t’a conçu, s’étant unie à Pan qui erre sur les montagnes, ou à Loxias ? car celui-ci se plaît sur les sommets boisés. Est-ce le Roi Kyllénien, ou le Dieu Bakkhos, qui habite les hautes montagnes, qui t’a reçu de quelqu’une des Nymphes Hèlikoniades avec lesquelles il a coutume de jouer ?

OIDIPOUS.

S’il m’est permis, vieillard, de pressentir un homme avec qui je n’ai jamais vécu, il me semble voir ce pasteur que nous attendons depuis longtemps. Sa vieillesse rappelle l’âge de cet autre homme, et je reconnais pour mes serviteurs ceux qui l’amènent ; mais tu en jugeras plus sûrement que moi, toi qui as déjà vu ce pasteur.

LE CHŒUR.

En effet, je le reconnais, sois-en certain ; car il était à Laios et lui était plus fidèle qu’un autre, comme pasteur.

OIDIPOUS.

À toi d’abord, Étranger Korinthien ! Est-ce l’homme que tu as dit ?

LE MESSAGER.

C’est lui-même que tu vois.

OIDIPOUS.

Holà ! toi, vieillard, regarde-moi en face et réponds à ce que je te demande. Étais-tu autrefois serviteur de Laios ?

LE SERVITEUR.

J’étais esclave, non acheté, mais élevé dans la demeure.

OIDIPOUS.

Quel était ton travail et que faisais-tu de ton temps ?

LE SERVITEUR.

J’ai passé la plus longue partie de ma vie à paître les troupeaux.

OIDIPOUS.

Quels lieux fréquentais-tu davantage ?

LE SERVITEUR.

Le Kithairôn et le pays voisin.

OIDIPOUS.

Te souviens-tu d’avoir connu cet homme ?

LE SERVITEUR.

Que faisait-il ? De quel homme me parles-tu ?

OIDIPOUS.

De celui-ci. Ne l’as-tu point rencontré quelquefois ?

LE SERVITEUR.

Non assez pour que je puisse dire que je me le rappelle.

LE MESSAGER.

Ceci n’est point surprenant, maître ; mais je rappellerai à sa mémoire ce qui s’en est effacé ; car je sais qu’il doit se souvenir que nous errions tous deux sur le Kithairôn, moi n’ayant qu’un troupeau, et lui en ayant deux, trois semestres durant, du printemps à l’Arktouros. Je poussais, à l’hiver, mes troupeaux vers mes étables, et lui les siens dans celles de Laios. Ce que je dis est-il vrai, ou non ?

LE SERVITEUR.

Ce que tu dis est vrai, mais il y a longtemps de cela.

LE MESSAGER.

Allons ! parle. Te souvient-il que tu m’as donné un enfant pour l’élever comme s’il était à moi ?

LE SERVITEUR.

Qu’est-ce ? Pourquoi m’interroges-tu ainsi ?

LE MESSAGER.

Le voilà, ô ami, celui qui était enfant alors.

LE SERVITEUR.

Tu causeras un malheur ! Te tairas-tu ?

OIDIPOUS.

Ah ! ne blâme point cet homme, vieillard ! Tes paroles seules sont à blâmer, non les siennes.

LE SERVITEUR.

En quoi ai-je failli, ô très-excellent maître ?

OIDIPOUS.

En ne disant rien de l’enfant dont il parle.

LE SERVITEUR.

Il ne sait ce qu’il dit et il s’inquiète en vain.

OIDIPOUS.

Ce que tu ne dis pas de bon gré, tu le diras de force.

LE SERVITEUR.

Je t’en conjure par les Dieux, ne frappe point un vieillard.

OIDIPOUS.

Qu’un de vous lui lie promptement les mains derrière le dos !

LE SERVITEUR.

Malheureux que je suis ! Pourquoi ? Que veux-tu savoir ?

OIDIPOUS.

Lui as-tu donné cet enfant dont il parle ?

LE SERVITEUR.

Je le lui ai donné. Plût aux Dieux que je fusse mort ce jour-là !

OIDIPOUS.

Cela t’arrivera, si tu ne dis la vérité.

LE SERVITEUR.

Je mourrai bien plus tôt, si je parle.

OIDIPOUS.

Cet homme, semble-t-il, gagne du temps.

LE SERVITEUR.

Non certes. Je dis que je le lui ai donné depuis longtemps.

OIDIPOUS.

De qui te venait-il ? Était-il à toi ou à un autre ?

LE SERVITEUR.

Il n’était point à moi ; je l’avais reçu de quelqu’un.

OIDIPOUS.

De quel citoyen de cette ville ? de quelle demeure ?

LE SERVITEUR.

Par les Dieux ! maître, n’en demande pas plus !

OIDIPOUS.

Si je te demande ceci une seconde fois, tu es mort.

LE SERVITEUR.

Eh bien ! c’était un enfant de la demeure de Laios.

OIDIPOUS.

Était-il esclave, ou de la race même de Laios ?

LE SERVITEUR.

Ô Dieux ! C’est pour moi la chose la plus horrible à dire !

OIDIPOUS.

Et pour moi à entendre. Mais je dois l’entendre.

LE SERVITEUR.

On disait qu’il était fils de Laios. Mais ta femme qui est dans ta demeure te dirait bien mieux comment les choses se sont passées.

OIDIPOUS.

C’est elle-même qui t’a livré l’enfant ?

LE SERVITEUR.

Oui, ô Roi.

OIDIPOUS.

Dans quelle intention ?

LE SERVITEUR.

Pour que je le tuasse.

OIDIPOUS.

Elle ! qui l’avait enfanté ! La malheureuse !

LE SERVITEUR.

Par crainte de lamentables oracles.

OIDIPOUS.

Desquels ?

LE SERVITEUR.

Il était prédit qu’il tuerait ses parents.

OIDIPOUS.

Pourquoi donc l’as-tu donné à ce vieillard ?

LE SERVITEUR.

Par pitié, ô maître ! J’ai cru qu’il emporterait l’enfant dans un pays étranger ; mais il l’a sauvé pour de plus grands malheurs. Si tu es celui qu’il dit, sache que tu es malheureux.

OIDIPOUS.

Hélas, hélas ! tout apparaît clairement. Ô lumière, je te vois pour la dernière fois, moi qui suis né de ceux dont il ne fallait point naître, qui me suis uni à qui je ne devais point m’unir, qui ai tué qui je ne devais point tuer !

LE CHŒUR.
Strophe I.

Ô générations des mortels, je vous compte pour rien, aussi longtemps que vous viviez ! Quel homme n’a pour plus grand bonheur que de sembler heureux et ne déchoit ensuite ? En face de ton Daimôn et de ta destinée, ô malheureux Oidipous, je dis qu’il n’est rien d’heureux pour les mortels.

Antistrophe I.

Tu as poussé ton désir au delà de tout et tu as possédé la plus heureuse richesse. Ô Zeus ! ayant dompté la Vierge aux ongles recourbés, la Prophétesse, tu as été le mur de la patrie et tu as défendu les citoyens contre la mort, et tu as été nommé Roi et revêtu de très-hauts honneurs, et tu commandes dans la grande Thèba.

Strophe II.

Et maintenant, si nous avons compris, qui est plus misérable que toi ? Qui a été plongé, par les changements de la vie, dans un désastre plus terrible ? Ô tête illustre d’Oidipous, à qui un seul sein a suffi comme fils et comme mari, comment celle que ton père a fécondée a-t-elle pu te subir en silence et si longtemps ?

Antistrophe II.

Le temps qui voit tout t’a révélé contre ton gré et condamne ces noces abominables par lesquelles tu es à la fois père et fils. Ô fils de Laios, plût aux Dieux que je ne t’eusse jamais vu, car je gémis violemment et à haute voix sur toi. Cependant, je dirai la vérité : c’est par toi que j’ai respiré et que mes yeux se sont assoupis.

LE MESSAGER.

Ô vous, les plus grandement honorés de cette terre, quelles actions vous allez apprendre et voir, et que de gémissements vous pousserez, si, comme il convient à ceux de même race, vous avez encore souci de la maison des Labdakides ! Je pense, en effet, que ni l’Istros ni le Phasis ne pourraient laver les souillures inexpiables que cache cette maison et celles qui vont paraître d’elles-mêmes à la lumière. Or, les maux les plus lamentables sont ceux qu’on se fait à soi-même.

LE CHŒUR.

Ils sont très-amers, ceux que nous connaissons déjà. Que nous annonces-tu de plus ?

LE MESSAGER.

Afin que je dise tout en paroles très-brèves et que vous sachiez : la divine tête d’Iokastè est morte !

LE CHŒUR.

Ô malheureuse ! Quelle a été la cause de sa mort ?

LE MESSAGER.

Elle-même. Ce qui est le plus lamentable en ceci vous est caché, car vous n’avez point vu la chose. Cependant, autant qu’il me souvienne, vous saurez sa destinée misérable. Dès que, consumée de fureur, elle se fut jetée dans le vestibule, elle alla droit à la chambre nuptiale, arrachant ses cheveux à deux mains. Étant entrée, elle ferma violemment les portes en dedans et invoqua Laios, mort depuis longtemps, et le souvenir de leur ancienne union d’où était sorti ce fils qui devait tuer son père, et par qui, en des noces abominables, sa propre mère devait enfanter. Et elle pleura sur ce lit où, deux fois malheureuse, elle eut un mari d’un mari, et d’un fils conçut des enfants. De quelle façon elle périt ensuite, je ne sais. En effet, Oidipous se précipita à grands cris, et, pour cela, il ne me fut point permis de voir la fin de Iokastè, tandis que je regardais celui-ci qui courait çà et là. Et il allait et venait demandant une épée, et cherchant sa femme qui n’était point sa femme, et qui était sa propre mère et celle de ses enfants ! Quelqu’un des Daimones renseigna sa démence, car ce ne fut aucun de nous qui étions là. Alors, avec d’horribles cris, comme si le chemin lui était montré, il se jeta contre les doubles portes, arrachant les battants des gonds creux, et se rua dans la chambre où nous vîmes la femme suspendue à la corde qui l’étranglait. Et, la voyant ainsi, le misérable frémit d’horreur et dénoua la corde. Et la malheureuse étant tombée contre terre, une chose horrible eut lieu. Ayant arraché les agrafes d’or des vêtements de Iokastè, il en creva ses yeux ouverts, disant que ceux-ci ne verraient plus les maux qu’il avait soufferts et les malheurs qu’il avait causés ; qu’engloutis désormais par les ténèbres, ils ne verraient plus ceux qu’il ne devait plus voir, et qu’ils ne reconnaîtraient plus ceux qu’il désirait voir. Et, en faisant ces imprécations, il frappait encore et encore ses yeux aux paupières levées ; et ses prunelles saignantes coulaient sur ses joues, et il ne s’en échappait point seulement quelques gouttes de sang, mais il en jaillissait comme une pluie noire, comme une grêle de sang. L’ancienne Félicité était ainsi nommée de son vrai nom ; mais, à partir de ce jour, rien ne manque de tous les maux qui ont un nom, les gémissements, le désastre, la mort, l’opprobre !

LE CHŒUR.

Et, maintenant, que fait le malheureux dans la trêve de son mal ?

LE MESSAGER.

Il crie que les portes soient ouvertes et qu’on montre à tous les Kadméiens le tueur de son père, et dont la mère… Paroles impies que je ne puis répéter. Il veut être chassé de cette terre ; il refuse de rester plus longtemps dans cette demeure, souillé des imprécations dont il s’est chargé. Mais il manque d’un appui et d’un conducteur, car la violence de sa douleur est très-grande, et il ne peut la supporter. Ceci te sera bientôt manifeste, car les battants des portes s’ouvrent et tu vas assister à un spectacle tel, qu’il exciterait la pitié d’un ennemi même.

LE CHŒUR.

Ô misère effroyable aux hommes ! Ô la plus affreuse de toutes celles que j’aie jamais vues ! Quelle démence t’a saisi, ô malheureux ? Quel Daimôn, par de tels maux, a rendu pire la destinée mauvaise que la Moire t’avait faite ? Je ne puis te regarder, bien que je désire t’interroger sur beaucoup de choses, ni t’entendre ni te voir, tant tu me pénètres d’horreur !

OIDIPOUS.

Hélas, hélas ! ah ! malheureux que je suis ! Où vais-je sur la terre, malheureux ? Où s’envole ma voix ? Ô Daimôn, où m’as-tu jeté ?

LE CHŒUR.

Dans une horrible détresse qu’on ne peut ni voir, ni entendre.

OIDIPOUS.
Strophe I.

Ô nuage exécrable de ma nuit, qui m’as envahi, lamentable, invincible, irrémédiable ! Hélas sur moi ! Hélas ! encore. Les pointes amères de mon mal et le souvenir de mes crimes me déchirent à la fois.

LE CHŒUR.

Il n’est pas étonnant, certes, qu’en proie à tant de misères, tu ressentes une double peine et un double fardeau.

OIDIPOUS.
Antistrophe I.

Ô ami ! tu m’es encore un serviteur fidèle ! puisque tu prends souci de moi aveugle. Hélas ! hélas ! Tu ne m’es point caché, et bien qu’enveloppé de ténèbres, je reconnais clairement ta voix.

LE CHŒUR.

Oh ! quelle violence tu as commise ! Comment as-tu osé t’arracher ainsi les yeux ! Quel Daimôn t’a poussé ?

OIDIPOUS.
Strophe II.

Apollôn ! c’est Apollôn, amis, qui m’a fait ces maux, tous ces maux ; mais nul ne m’a frappé, si ce n’est moi-même. Que m’importait de voir, puisque rien ne m’était doux à voir ?

LE CHŒUR.

Certes, cela est, ainsi que tu le dis.

OIDIPOUS.
Strophe III.

Que me reste-t-il, amis, que je puisse voir ou aimer ? Avec qui me plairait-il de parler ? Emmenez-moi très-promptement hors d’ici ! Emmenez, amis, ce scélérat, cette tête vouée aux exécrations, de tous les mortels le plus en horreur aux Dieux !

LE CHŒUR.

Ô malheureux par la pensée de ta misère autant que par ta misère même, que ne t’ai-je jamais connu !

OIDIPOUS.
Antistrophe II.

Qu’il périsse celui qui rompit les entraves cruelles de mes pieds et me sauva de la mort ! Je ne l’en remercie pas, car, si j’étais mort en ce temps-là, je ne serais, ni pour mes amis, ni pour moi, la cause d’une telle douleur.

LE CHŒUR.

Et moi aussi je le voudrais.

OIDIPOUS.
Antistrophe III.

Je ne serais pas devenu le tueur de mon père ; on ne dirait pas de moi que j’ai été le mari de celle dont je suis né ! Et me voici impie, fils d’impies ! et, misérable, j’ai couché avec ceux qui m’ont fait naître ! Enfin, s’il est quelque malheur plus affreux que celui-ci, Oidipous l’a subi.

LE CHŒUR.

Je ne puis louer ta résolution. Il vaudrait beaucoup mieux pour toi ne plus être que de vivre aveugle.

OIDIPOUS.

Ne tente pas de me prouver que je n’ai pas fait pour le mieux, ni ne me conseille davantage. Je ne sais, en effet, descendu chez Aidès, avec quels yeux j’aurais regardé mon père et ma mère malheureuse contre qui j’ai commis des crimes exécrables, de ceux que la pendaison ne pourrait expier. Et la vue de mes enfants m’eût-elle été très-désirable, eux qui sont nés de la sorte ? Non, certes, jamais ! Et non plus que la vue de la Ville, des murailles et des images sacrées des Daimones, dont je me suis privé moi-même, misérable, quand, très-glorieux dans Thèba, je commandai à tous de chasser cet impie, de la race de Laios et en horreur aux Dieux. Quand je manifestai en moi une telle souillure, pourrais-je les regarder avec des yeux fermes ? Certes, non ! Et si je pouvais fermer les sources de l’ouïe, je ne tarderais pas, puisque je fermerais ainsi tout mon malheureux corps et que je serais à la fois aveugle et sourd ; car il est doux de ne rien sentir de ses maux. Ô Kithairôn, pourquoi m’as-tu reçu ? Pourquoi ne m’as-tu pas tué aussitôt, afin que je ne pusse jamais révéler aux hommes de qui j’étais né ? Ô Polybos et Korinthos ! Ô vieille demeure, qu’on dit celle de mes pères, vous m’avez nourri, rongé de maux sous l’apparence de la beauté ! Car, maintenant, je suis tenu pour coupable et né de coupables. Ô triple route, vallée ombreuse, bois de chênes et gorge étroite où aboutissent les trois voies, qui avez bu le sang paternel versé par mes propres mains, vous souvenez-vous encore de moi, du crime que j’ai commis encore, étant venu ici ? Ô Noces ! Noces ! vous m’avez engendré, puis vous m’avez uni à qui m’avait conçu, et vous avez montré au jour un père à la fois frère et enfant, une fiancée à la fois épouse et mère, toutes les souillures les plus ignominieuses qui soient parmi les hommes ! Mais, puisqu’il n’est point permis de dire les choses honteuses à faire, je vous adjure par les Dieux de me cacher promptement quelque part hors la Ville ; ou tuez-moi, ou jetez-moi dans la mer, là où vous ne me verrez plus désormais. Venez ! ne dédaignez point de toucher un misérable. Consentez, ne redoutez rien. Nul d’entre les mortels, si ce n’est moi, ne peut supporter mes maux.

LE CHŒUR.

Voici Kréôn qui vient pour consentir à ce que tu demandes et te conseiller. Il ne reste que lui qui puisse être à ta place le gardien de ce pays.

OIDIPOUS.

Hélas ! quelles paroles lui adresserai-je ? Quelle foi puis-je avoir en lui pour qui j’ai été récemment si injurieux ?

KRÉÔN.

Je ne viens point pour te tourner en dérision, Oidipous, ni pour te reprocher rien de tes premiers crimes. Mais si nous ne respectons pas la race des hommes, respectons au moins la flamme de Hèlios, nourricière de toutes choses, en ne révélant pas ouvertement une telle souillure que ne peuvent supporter ni la terre, ni la pluie sacrée, ni la lumière elle-même. Conduisez-le promptement dans la demeure. Il est bon et équitable, seulement pour des parents, d’entendre et de voir les maux de leurs parents.

OIDIPOUS.

Par les Dieux ! puisque tu as trompé mon espérance et que tu es venu, homme irréprochable, vers le pire des hommes, écoute-moi. Je parle, en effet, dans ton intérêt et non dans le mien.

KRÉÔN.

Qu’attends-tu de moi ?

OIDIPOUS.

Jette-moi très-promptement hors de cette terre, en un lieu où je ne puisse parler à aucun des mortels.

KRÉÔN.

Certes, je l’aurais fait, sache-le, si je ne voulais avant tout demander au Dieu ce qu’il faut faire.

OIDIPOUS.

Sa parole est manifeste pour tous : il faut me tuer, moi, parricide et impie.

KRÉÔN.

Sans doute ses paroles sont telles ; cependant, dans l’état présent des choses, il est mieux de demander ce qu’il faut faire.

OIDIPOUS.

Vous l’interrogerez donc sur le malheureux homme que je suis ?

KRÉÔN.

Certes, et, maintenant, tu ne pourras plus n’en pas croire le Dieu.

OIDIPOUS.

Je te demande donc et je t’adjure d’ensevelir comme tu le voudras celle qui gît là, dans la demeure. Tu seras loué d’avoir rempli ce devoir envers les tiens. Mais, pour moi, il ne faut pas que la ville de mes pères puisse me garder vivant. Permets que j’habite sur les montagnes, sur le Kithairôn, mon seul pays, où, à peine vivant, mon père et ma mère avaient marqué mon tombeau, afin que je périsse par ceux qui voulaient me faire mourir. Ce que je sais sûrement, c’est que je ne mourrai ni de maladie, ni de quelque autre façon. Je n’aurais point été préservé maintenant de la mort, si je ne devais périr par quelque malheur terrible. Mais que ma destinée soit ce qu’elle doit être ! Ne prends point souci de mes fils, Kréôn. Ils sont hommes. Où qu’ils se trouvent, ils ne manqueront point de nourriture ; mais prends soin de mes malheureuses, de mes lamentables filles qui n’ont jamais été éloignées de ma table et en ont toujours reçu leur part. Je demande que tu t’inquiètes d’elles, et je te supplie surtout de permettre que je les touche de mes mains et que nous déplorions nos misères. Allons, ô Roi ! sorti d’une noble race, consens ! Si je les touche de mes mains, je croirai que je les vois encore et que je les conserve ! Mais que dire ? Par les Dieux ! n’entends-je point mes très-chères filles fondre en larmes ? Kréôn, ayant pitié de moi, m’a-t-il envoyé les plus chères de ma race ? Ai-je dit vrai ?

KRÉÔN.

Tu l’as dit. Je les ai amenées moi-même, dès que j’ai su que tu désirais cette grande joie.

OIDIPOUS.

Que toutes les félicités t’arrivent ! Qu’un Daimôn veille mieux sur toi que sur moi ! Ô mes enfants, où êtes-vous ? Venez ici, venez toucher mes mains, ces mains fraternelles qui ont fait, des yeux naguère brillants de votre père, ce qu’ils sont maintenant ! de votre père, ô mes filles, qui, ne voyant, ni ne sachant, a fécondé le sein qui l’avait conçu ! Je vous pleure, car je ne puis vous voir, en songeant combien votre vie sera cruelle désormais parmi les hommes. À quelles assemblées de citoyens irez-vous ? à quelles Théories, d’où vous reviendrez dans la demeure, pleurant et non joyeuses de ce que vous aurez vu ? Et quand vous atteindrez l’âge des noces, qui osera, ô mes enfants, subir tant d’opprobres qui accableront de misères mes parents et les vôtres ? Quel malheur, en effet, n’ai-je pas subi ? Votre père a tué son père, il s’est uni à la mère qui l’avait conçu, et il vous a fait naître du sein dont il est né ! Vous subirez ces reproches. Qui donc vous épousera ? Personne, ô mes enfants, et il vous faudra mourir vierges et stériles ! Ô fils de Ménoikeus, puisque tu restes seul pour être leur père, car nous qui les avons engendrées, nous sommes tous deux morts, ne souffre pas qu’elles mendient, sans époux, sans famille, ni qu’elles vagabondent çà et là sans enfants. N’égale pas leurs maux aux miens ; mais prends pitié d’elles que tu vois si jeunes, privées de tout appui, hors le tien. Promets, ô Bien né ! et donne-moi ta main en gage de ta foi. Pour vous, ô enfants, si vous pouviez me comprendre je vous donnerais de nombreux conseils ; mais, du moins, je ferai ce vœu que, là où vous vivrez, vous jouissiez d’une meilleure destinée que celle du père qui vous a engendrées !

KRÉÔN.

C’est assez pleurer. Rentre dans la demeure.

OIDIPOUS.

Il faut obéir, bien que cela soit dur.

KRÉÔN.

Toutes choses faites à temps sont bonnes.

OIDIPOUS.

Sais-tu à quelle condition j’irai ?

KRÉÔN.

Dis-la, afin que je sache.

OIDIPOUS.

C’est que tu me chasseras loin de cette terre.

KRÉÔN.

Ce que tu demandes dépend du Dieu.

OIDIPOUS.

Mais je suis très-détesté des Dieux.

KRÉÔN.

C’est pourquoi tu seras promptement exaucé.

OIDIPOUS.

Dis-tu vrai ?

KRÉÔN.

Je n’ai pas coutume de dire ce que je ne pense pas.

OIDIPOUS.

Emmène-moi donc d’ici.

KRÉÔN.

Viens donc et laisse tes enfants.

OIDIPOUS.

Je te conjure de ne pas me les arracher !

KRÉÔN.

Ne demande pas à tout avoir. Ce que tu as possédé déjà n’a pas fait ta vie heureuse.

LE CHŒUR.

Ô habitants de Thèba, ma patrie, voyez ! Cet Oidipous qui devina l’énigme célèbre ; cet homme très-puissant qui ne porta jamais envie aux richesses des citoyens, par quelle tempête de malheurs terribles il a été renversé ! C’est pourquoi, attendant le jour suprême de chacun, ne dites jamais qu’un homme né mortel a été heureux, avant qu’il ait atteint le terme de sa vie sans avoir souffert.



<span class="pagenum ws-pagenum" id="III. Oidipous à Kolônos" title="Page:Sophocle, trad. Leconte de Lisle, 1877.djvu/148">

III

OIDIPOUS À KOLÔNOS


OIDIPOUS À KOLÔNOS



PERSONNAGES
Oidipous.
Antigonè.
Un Étranger.
Chœur des Vieillards Attiques.
Ismènè.
Thèseus
Kréôn.
Polyneikès.
Un Messager.


OIDIPOUS.


Enfant du vieillard aveugle, Antigonè, en quels lieux, dans la ville de quels hommes sommes-nous arrivés ? Qui accueillera aujourd’hui, avec de maigres dons, Oidipous errant, demandant peu et recevant moins encore ? ce qui me suffit cependant, car mes misères, le long temps et ma grandeur d’âme me font trouver que tout est bien. Mais, ô enfant, si tu vois quelque endroit, dans un bois profane ou dans un bois sacré, arrête et assieds-moi, afin que nous demandions dans quel lieu nous sommes. Puisque nous sommes venus et que nous sommes étrangers, il faut faire ce qu’on nous commandera.

ANTIGONÈ.

Très-malheureux père Oidipous, autant qu’il est permis à mes yeux d’en juger, voici, au loin, des tours qui protégent une ville. Ce lieu est sacré, cela est manifeste, car il est couvert de lauriers, d’oliviers, et de nombreuses vignes que beaucoup de rossignols emplissent des beaux sons de leur voix. Assieds-toi sur cette pierre rugueuse, car, pour un vieillard, tu as fait une longue route.

OIDIPOUS.

Assieds-moi et veille sur l’aveugle.

ANTIGONÈ.

Il n’est pas besoin de me rappeler ce que j’ai appris avec le temps.

OIDIPOUS.

Peux-tu me dire sûrement où nous nous sommes arrêtés ?

ANTIGONÈ.

Je sais que voici Athèna ; mais, ce lieu, je ne le connais pas.

OIDIPOUS.

En effet, chaque voyageur nous l’a dit.

ANTIGONÈ.

Veux-tu que je marche en avant pour demander quel est ce lieu ?

OIDIPOUS.

Oui, enfant, et, par-dessus tout, s’il est habité.

ANTIGONÈ.

Certes, il l’est. Mais je pense qu’il n’est pas besoin que je m’éloigne, car je vois un homme qui vient.

OIDIPOUS.

Vient-il ici ? se hâte-t-il ?

ANTIGONÈ.

Le voici. Tu peux lui parler et l’interroger : il est là.

OIDIPOUS.

Ô Étranger, ayant appris de celle-ci, qui voit pour moi et pour elle, que tu viens opportunément afin de nous enseigner ce dont nous ne sommes pas sûrs…

L’ÉTRANGER.

Avant d’en demander davantage, lève-toi de là, car tu es en un lieu qu’il n’est pas permis de fouler.

OIDIPOUS.

Quel est ce lieu ? Auquel des Dieux est-il consacré ?

L’ÉTRANGER.

Il est interdit de le toucher et de l’habiter. Les terribles Déesses qui le possèdent sont les filles de Gaia et d’Érébos.

OIDIPOUS.

Sous quel nom vénérable les invoquerai-je ?

L’ÉTRANGER.

Ce peuple a coutume de les nommer les Euménides qui voient tout ; mais d’autres noms leur plaisent ailleurs.

OIDIPOUS.

Plaise aux Dieux qu’elles me soient propices, à moi qui les supplie ! Mais je ne sortirai plus de ma place en ce lieu.

L’ÉTRANGER.

Qu’est-ce ?

OIDIPOUS.

Telle est ma destinée.

L’ÉTRANGER.

Certes, je n’oserai pas te chasser de ce lieu avant de savoir des citoyens ce qu’il faut faire.

OIDIPOUS.

Par les Dieux ! ô Étranger, je t’en conjure, ne me refuse pas, à moi, vagabond, de me répondre sur ce que je te demande !

L’ÉTRANGER.

Demande ce que tu veux, car tu ne seras point méprisé par moi.

OIDIPOUS.

Dis-moi donc, je te conjure, quel est ce lieu où nous nous sommes arrêtés !

L’ÉTRANGER.

Tu sauras de moi tout ce que je sais. Ce lieu est entièrement sacré, car le vénérable Poseidôn le possède, ainsi que le Dieu Titan Promètheus Porte-Feu. Le sol que tu foules est nommé le seuil d’airain de cette terre, le rempart des Athènaiens. Les champs voisins se glorifient d’appartenir au cavalier Kolônos, et tous ici se nomment de ce nom. Tels sont les lieux dont je parle, ô Étranger, moins célèbres ailleurs que bien connus ici.

OIDIPOUS.

Quelques hommes les habitent-ils ?

L’ÉTRANGER.

Certes, et ils se nomment du nom du Dieu.

OIDIPOUS.

Ont-ils quelqu’un qui les commande, ou la puissance appartient-elle à la multitude ?

L’ÉTRANGER.

Ces lieux obéissent au Roi qui commande dans la Ville.

OIDIPOUS.

Et quel est-il celui qui commande par le droit et la force ?

L’ÉTRANGER.

Il se nomme Thèseus, fils d’Aigeus qui régnait avant lui.

OIDIPOUS.

Un d’entre vous pourrait-il l’appeler pour qu’il vienne ?

L’ÉTRANGER.

Pourquoi faire ou pourquoi dire ?

OIDIPOUS.

Afin qu’il tire un grand profit d’un petit service.

L’ÉTRANGER.

Quel profit peut-il tirer d’un homme aveugle ?

OIDIPOUS.

Nos paroles ne seront point aveugles, mais claires.

L’ÉTRANGER.

Sais-tu, ô Étranger, comment tu ne tomberas point en faute ? Si tu es, comme tu le sembles, bien né, malgré ton malheur, reste là où je t’ai trouvé, jusqu’à ce que je t’aie annoncé aux habitants de ce Dème et non à ceux de la Ville. Ils décideront s’il faut que tu restes ou que tu retournes.

OIDIPOUS.

Ô enfant, l’Étranger est-il parti ?

ANTIGONÈ.

Il est parti. Il t’est permis, Père, de parler librement, car je suis seule ici.

OIDIPOUS.

Ô vénérables et terribles ! Puisque, sur cette terre, c’est votre demeure que j’ai approchée la première, ne nous soyez point ennemies, à Phoibos et à moi. Quand il m’annonça de nombreuses misères, il me prédit, en effet, la fin de mes maux, après un long temps, lorsque j’aurais atteint pour terme un pays où, chez les Déesses vénérables, je rencontrerais une demeure hospitalière. Et il me dit que là je finirais ma misérable vie, pour le bien de ceux qui m’accueilleraient et pour la ruine de ceux qui me chasseraient. Et il me promit que l’instant m’en serait révélé, soit par le tremblement de la terre, soit par le tonnerre, soit par l’éclair de Zeus. Et, certes, je comprends que j’ai été conduit vers ce bois sacré par votre présage favorable. Jamais, en effet, marchant au hasard, je ne vous aurais rencontrées les premières, ni, sobre parmi vous qui êtes sobres, je ne me serais assis sur ce siége vénérable et rude. C’est pourquoi, Déesses, selon la parole prophétique d’Apollôn, accordez-moi ce changement et cette fin de ma vie, à moins que je ne vous semble trop vil, accablé que je suis de misères interminables, les plus cruelles que les mortels aient souffertes. Allons, ô douce Fille de l’antique Obscurité, et toi qui portes le nom de la très-grande Pallas, Athènaiè, la plus illustre des villes ! Ayez pitié de cette ombre misérable d’Oidipous, car mon ancien corps n’était point tel que celui-ci.

ANTIGONÈ.

Fais silence. Voici que des hommes d’un grand âge viennent ici et regardent où tu es assis.

OIDIPOUS.

Je me tairai ; mais emmène-moi hors de la route et cache-moi dans le bois sacré, jusqu’à ce que j’entende les paroles qu’ils diront ; car il n’y a de sûreté que pour ceux qui savent ce qu’il faut faire.

LE CHŒUR.
Strophe I.

Regarde ! qui était-il ? où s’est-il caché en s’évadant de ce lieu sacré, lui, le plus impudent de tous les hommes ? Cherche, vois, regarde de tous côtés. Certes, ce vieillard est un vagabond, un étranger. Autrement, il ne serait pas entré dans ce bois sacré, inaccessible, des Vierges indomptées que nous redoutons d’invoquer par un nom, auprès de qui nous passons en détournant les yeux, la bouche close et en passant silencieusement. Maintenant on dit que quelqu’un est venu ici sans respect ; mais, en regardant de toute part dans le bois sacré, je ne puis voir où il est.

OIDIPOUS.

Me voici ; car je vous vois en vous entendant, comme il est dit.

LE CHŒUR.

Ah ! ah ! il est horrible à voir et à entendre.

OIDIPOUS.

Ne me prenez pas, je vous en conjure, pour un contempteur des lois !

LE CHŒUR.

Zeus protecteur ! Quel est ce vieillard ?

OIDIPOUS.

Un homme qui n’a point la plus heureuse destinée, ô Éphores de cette terre ! Et je le prouve par le fait même. Autrement je ne serais point venu grâce à d’autres yeux, et je ne me soutiendrais pas, étant grand, grâce à un si faible appui.

LE CHŒUR.
Antistrophe I.

Hélas, hélas ! aveugle ! sous une mauvaise destinée dès l’enfance, et certes, il y a fort longtemps, comme on peut le penser ! Mais, autant que je pourrai m’y opposer, tu n’ajouteras pas à ces malheurs une impiété pour laquelle tu serais voué aux imprécations. Tu passes, en effet, tu passes la borne. Ne te jette pas dans ce bois sacré, herbu et silencieux, où le kratèr mêle l’eau au doux miel. Prends garde, malheureux Étranger, prends garde ! Recule, va-t’en ! Retire-toi à une grande distance. Entends-tu, ô malheureux vagabond ? Si tu as quelque chose à me répondre ou à nous dire à tous, sors de ce lieu sacré. Ne me parle pas auparavant.

OIDIPOUS.

Ma fille, que déciderai-je ?

ANTIGONÈ.

Ô Père, il convient que nous fassions ce que font les citoyens. Cédons, puisqu’il le faut, et obéissons.

OIDIPOUS.

Soutiens-moi donc.

ANTIGONÈ.

Je te soutiens.

OIDIPOUS.

Ô Étrangers, je vous adjure, ne me frappez pas, lorsque je sortirai d’ici pour vous obéir.

LE CHŒUR.

Non, certes, ô vieillard ! Personne ne t’entraînera hors d’ici malgré toi.

OIDIPOUS.

Faut-il aller plus loin ?

LE CHŒUR.

Va plus loin.

OIDIPOUS.

Encore ?

LE CHŒUR.

Conduis-le plus loin, Vierge. Toi, tu me comprends.

ANTIGONÈ.

Suis-moi de ton pied aveugle, Père ! suis-moi où je te mène.

LE CHŒUR.
Strophe II.

Étranger sur une terre étrangère, sache, ô malheureux, détester ce que cette ville déteste et honorer ce qu’elle honore.

OIDIPOUS.

Mène-moi donc, enfant, là où nous pourrons parler et entendre sans impiété, et ne luttons pas contre la nécessité.

LE CHŒUR.

Arrête-toi là, et ne mets plus le pied au delà de ce seuil de pierre.

OIDIPOUS.

Est-ce ainsi ?

LE CHŒUR.
Antistrophe II.

C’est assez, je l’ai dit.

OIDIPOUS.

Puis-je m’asseoir ?

LE CHŒUR.

Assieds-toi de côté, et humblement, à l’extrémité de cette pierre.

ANTIGONÈ.

Père, ceci me regarde. Mesure lentement ton pas sur le mien.

OIDIPOUS.

Hélas ! Malheur à moi !

ANTIGONÈ.

Appuie ton vieux corps sur mon bras ami.

OIDIPOUS.

Oh ! Quelle lamentable calamité !

LE CHŒUR.
Antistrophe III.

Ô malheureux, puisque tu nous as obéi, dis quel mortel t’a engendré ! Qui es-tu, toi qui vis si misérable ? Quelle est ta patrie ?

OIDIPOUS.

Ô Étrangers, je suis sans patrie. Mais ne…

LE CHŒUR.

Que refuses-tu de dire, Vieillard ?

OIDIPOUS.

Ne me demande pas qui je suis et ne m’interroge pas davantage.

LE CHŒUR.

Qu’est-ce ?

OIDIPOUS.

Horrible origine !

LE CHŒUR.

Parle.

OIDIPOUS.

Ô Dieux ! Ma fille, que dirai-je ?

ANTIGONÈ.

Parle, puisque tu y es réduit.

OIDIPOUS.

Je parlerai, puisque je ne puis rien cacher.

LE CHŒUR.

Tu tardes trop. Allons ! hâte-toi.

OIDIPOUS.

Connaissez-vous un fils de Laios…

LE CHŒUR.

Ah ! ah !

OIDIPOUS.

Et la race des Labdakides ?

LE CHŒUR.

Ô Zeus !

OIDIPOUS.

Et le malheureux Oidipous ?

LE CHŒUR.

Est-ce toi ?

OIDIPOUS.

Ne concevez aucune terreur de mes paroles.

LE CHŒUR.

Ah ! ah !

OIDIPOUS.

Malheureux que je suis !

LE CHŒUR.

Ah ! ah !

OIDIPOUS.

Ma fille, qu’arrivera-t-il ?

LE CHŒUR.

Allons ! fuyez loin de cette terre.

OIDIPOUS.

Et comment tiendras-tu ce que tu as promis ?

LE CHŒUR.

La destinée ne châtie point pour le mal qu’on rend. La fraude amène la fraude à qui trompe et attire le malheur, non la gratitude. Laisse là ce siége. Fuis très-promptement hors de ma terre et ne souille pas plus longtemps ma ville !

ANTIGONÈ.

Ô Étrangers irréprochables, puisque vous n’avez point voulu entendre mon vieux père aveugle révéler les actions qu’il n’a point faites volontairement, je vous conjure d’avoir pitié de moi, malheureuse, qui vous supplie pour son père seul, en vous regardant de mes yeux, comme si j’étais née de votre sang, afin que vous soyez cléments pour ce malheureux. En vous, non moins qu’en un Dieu, reposent toutes nos espérances. Accordez-nous donc ce bienfait inespéré. Je vous conjure, par vous-mêmes, par tout ce qui vous est cher, par vos enfants, par votre femme, par ce que vous possédez, par votre Dieu domestique ! Car, en regardant de tous côtés, vous ne verrez jamais un homme qui puisse échapper quand un Dieu l’entraîne.

LE CHŒUR.

Sache, enfant d’Oidipous, que nous avons également pitié de vos maux, des tiens et des siens ; mais, craignant plus encore la colère des Dieux, il ne nous est point permis de dire autrement que nous n’avons dit.

OIDIPOUS.

À quoi bon la gloire ou l’illustre renommée qui n’est point fondée ? On dit qu’Athèna est très-pieuse ; que, seule, entre toutes les villes, elle peut sauver un étranger des maux qui l’accablent et lui porter secours ; mais que me font ces choses à moi que vous soulevez de ce siége et que vous chassez, effrayés d’un nom ? Ce ne sont, en effet, ni moi, ni mes actions que vous craignez, car je les ai plutôt subies que commises, ce que vous sauriez s’il m’était permis de parler de mon père et de ma mère qui sont cause que vous m’avez en horreur, et, cela, je le sais bien. Comment serais-je tenu pour un homme pervers, moi qui, ayant souffert le mal, l’ai fait à mon tour ? Mais, si je l’avais commis, le sachant, même alors je ne serais point coupable. Sans avoir rien prévu, j’en suis arrivé où me voici ; mais ceux par qui j’ai souffert, savaient bien qu’ils me perdaient. C’est pourquoi, je vous adjure par les Dieux, Étrangers ! Puisque vous m’avez fait lever de cette place, sauvez-moi. Pieux envers les Dieux, ne les négligez point maintenant. Croyez qu’ils regardent les hommes pieux et les impies, et que le coupable ne peut leur échapper. Ayant compris ces choses, ne ternissez pas par des actions mauvaises la splendeur de l’heureuse Athèna ; mais délivrez et sauvez-moi qui vous ai suppliés, confiant en votre foi. Ne m’outragez pas à l’aspect horrible de mon visage. En effet, je viens à vous, innocent et sacré, et apportant des avantages aux citoyens. Quand il sera venu, celui, quel qu’il soit, en qui est la puissance et qui est votre chef, alors vous saurez tout de moi ; mais jusque-là ne me soyez point parjures.

LE CHŒUR.

Certes, je suis contraint, ô Vieillard, de respecter les raisons que tu donnes et qui sont exprimées en paroles non légères ; mais il me suffira que le Roi de cette terre les entende.

OIDIPOUS.

Mais, Étrangers, où est le chef de ce pays ?

LE CHŒUR.

Il habite la Ville paternelle. Le Messager qui m’a appelé ici est allé vers lui.

OIDIPOUS.

Penses-tu qu’il ait quelque attention et quelque respect pour un homme aveugle, et qu’il vienne lui-même ?

LE CHŒUR.

Certes, dès qu’il saura ton nom.

OIDIPOUS.

Et qui ira le lui annoncer ?

LE CHŒUR.

La route est longue, mais les nombreuses paroles des voyageurs ont coutume de se répandre. Dès qu’il les aura entendues, il viendra, crois-moi. En effet, ô Vieillard, le bruit de ton nom a pénétré partout. C’est pourquoi, même s’étant mis en route tardivement, en apprenant ton nom, il arrivera promptement.

OIDIPOUS.

Qu’il vienne pour le bonheur de sa ville et pour le mien ! Qui n’est, en effet, l’ami de soi-même ?

ANTIGONÈ.

Ô Zeus ! que dire ? que penser, Père ?

OIDIPOUS.

Qu’est-ce, ma fille, Antigonè ?

ANTIGONÈ.

Je vois une femme venir à nous, portée par un cheval de l’Aitna ; sur sa tête est un chapeau Thessalique qui défend son visage de la lumière. Que dirai-je ? Est-ce elle ? n’est-ce pas elle ? me trompé-je ? Oui ou non ? Je ne sais qu’affirmer, malheureuse ! C’est elle ! En approchant, elle me caresse des yeux. Il est manifeste que c’est Ismènè elle-même !

OIDIPOUS.

Qu’as-tu dit, ô enfant ?

ANTIGONÈ.

Je vois ta fille qui est ma sœur. Mais tu vas la reconnaître à la voix.

ISMÈNÈ.

Oh ! qu’il m’est très-doux de parler à mon père et à ma sœur ! Combien j’ai eu de peine à vous retrouver, et combien je suis maintenant accablée de douleur en vous revoyant !

OIDIPOUS.

Est-ce toi, ô enfant ?

ISMÈNÈ.

Ô lamentable Père !

OIDIPOUS.

Es-tu là, ô enfant ?

ISMÈNÈ.

Non sans peine.

OIDIPOUS.

Embrasse-moi, mon enfant !

ISMÈNÈ.

Je vous embrasse tous deux.

OIDIPOUS.

Ô née du même sang que moi !

ISMÈNÈ.

Ô très-misérable façon de vivre !

OIDIPOUS.

Pour moi et pour celle-ci !

ISMÈNÈ.

Malheureuse pour nous trois !

OIDIPOUS.

Pourquoi es-tu venue, enfant ?

ISMÈNÈ.

À cause du souci que j’avais de toi, Père.

OIDIPOUS.

Me regrettais-tu ?

ISMÈNÈ.

Je suis venue pour te porter moi-même des nouvelles, n’ayant avec moi que ce seul serviteur fidèle.

OIDIPOUS.

Où sont tes frères qui auraient dû prendre cette peine ?

ISMÈNÈ.

Ils sont où ils sont. Il y a de cruelles choses entre eux.

OIDIPOUS.

Oh ! qu’ils sont bien faits, d’esprit et de mœurs, pour les lois Aigyptiennes ! En effet, les hommes Aigyptiens tissent la toile, assis dans les demeures, et les femmes vont chercher au dehors la nourriture nécessaire. Il en est de même de vous et de vos frères, ô enfants ! Eux qui devraient s’inquiéter de moi restent dans la demeure, comme des vierges, et vous, tenant leur place, vous prenez part aux misères du malheureux que je suis. Celle-ci, depuis qu’elle est sortie de l’enfance et que la force de son corps s’est accrue, erre toujours avec moi, la malheureuse, et conduit ma vieillesse, parcourant les sauvages forêts, pieds nus et sans manger, souffrant les pluies et les ardeurs Hèliennes. Elle a perdu les biens certains dont elle pouvait jouir dans les demeures, afin que son père puisse se nourrir. Et toi aussi, ô enfant, tu es déjà venue, te cachant des Kadméiens, annoncer à ton père les oracles qui avaient été rendus sur moi. Tu as été ma gardienne fidèle au temps où je fus chassé de la terre de la patrie. Et maintenant, quelle nouvelle, Ismènè, m’apportes-tu de nouveau ? Qui t’a poussée à quitter la demeure ? Car tu n’es point venue pour rien, je le sais, mais pour m’apporter quelque nouvelle crainte.

ISMÈNÈ.

Je tairai, Père, tout ce que j’ai souffert en cherchant en quels lieux tu te trouvais et tu vivais ; car je ne veux pas souffrir deux fois de telles peines en te les racontant. Mais je suis venue t’annoncer les maux de tes deux malheureux fils. D’abord, et d’une volonté unanime, ils voulaient céder le trône à Kréôn, afin de ne point souiller la Ville, à cause de l’antique flétrissure de leur race, et qui a frappé ta lamentable demeure ; mais, aujourd’hui, une mauvaise dissension, envoyée par quelque Dieu ou née de leur cœur coupable, s’est élevée entre les malheureux pour la possession du sceptre et du commandement. Le plus jeune a chassé du trône et de la patrie Polyneikès, son aîné. Celui-ci, on le dit publiquement, retiré dans le creux Argos, a fait une alliance nouvelle et s’est formé une armée de compagnons amis. Ainsi, Argos possédera glorieusement la terre des Kadméiens, ou élèvera la gloire de ceux-ci jusqu’à l’Ouranos. Ces paroles ne sont point vaines, ô Père, mais elles disent des faits terribles. Je ne sais quand les Dieux prendront pitié de tes misères.

OIDIPOUS.

As-tu jamais pensé que les Dieux s’inquiéteraient de moi et songeraient à me sauver ?

ISMÈNÈ.

Certes, Père, d’après les derniers oracles rendus.

OIDIPOUS.

Quels sont-ils ? Que révèlent-ils, enfant ?

ISMÈNÈ.

Qu’un jour, pour leur propre salut, ces hommes te rechercheront, vivant ou mort.

OIDIPOUS.

Que peut-on espérer de l’homme que je suis ?

ISMÈNÈ.

Ils disent que leur force est en toi seul.

OIDIPOUS.

Est-ce quand je ne suis plus rien que je serais un homme ?

ISMÈNÈ.

Maintenant les Dieux te relèvent, de même qu’ils t’avaient perdu autrefois.

OIDIPOUS.

Il est inutile de relever le vieillard quand ils ont abattu le jeune homme.

ISMÈNÈ.

Sache que Kréôn viendra dans peu de temps pour cela.

OIDIPOUS.

Pourquoi, ma fille ? Dis-le-moi.

ISMÈNÈ.

Ils veulent te garder près de la terre Kadméienne, afin que tu sois en leur pouvoir, sans que tu puisses passer les frontières.

OIDIPOUS.

De quelle utilité serai-je hors des portes ?

ISMÈNÈ.

Ta tombe privée d’honneurs leur serait fatale.

OIDIPOUS.

Sans l’avertissement du Dieu il était facile de comprendre cela.

ISMÈNÈ.

C’est pourquoi ils veulent te garder près de leur terre, afin que tu ne sois point maître de toi.

OIDIPOUS.

Me recouvriront-ils de la terre Thèbaienne ?

ISMÈNÈ.

Le sang versé d’un de tes parents ne le permet pas, ô Père !

OIDIPOUS.

Jamais ils ne m’auront en leur pouvoir.

ISMÈNÈ.

Si cela est, il arrivera malheur aux Kadméiens.

OIDIPOUS.

Ô enfant, par quel événement ?

ISMÈNÈ.

Par ta colère, quand ils marcheront sur ta tombe.

OIDIPOUS.

Ce que tu dis, par qui l’as-tu appris, enfant ?

ISMÈNÈ.

Par les envoyés qui sont revenus des autels Delphiques.

OIDIPOUS.

Et c’est Phoibos qui a parlé de moi ainsi ?

ISMÈNÈ.

Ceux qui sont revenus à Thèba le disent.

OIDIPOUS.

L’un ou l’autre de mes fils a-t-il entendu cela ?

ISMÈNÈ.

L’un et l’autre le savent parfaitement.

OIDIPOUS.

Ainsi, sachant tout, les très-scélérats m’ont préféré leur désir de la royauté ?

ISMÈNÈ.

Je gémis de l’avoir appris et je l’avoue pourtant.

OIDIPOUS.

Que les Dieux n’éteignent donc point les torches de leur querelle et qu’il me soit donné de terminer à mon gré cette guerre par laquelle ils se sont armés l’un contre l’autre ! Celui qui tient le sceptre et le trône en serait vite dépouillé, et celui qui est exilé ne reviendrait jamais ! Ils m’ont vu, moi, leur père, rejeté ignominieusement de la patrie, et ils ne s’y sont point opposés et ils ne m’ont point défendu. Eux-mêmes m’ont chassé et exilé ! Tu diras peut-être que cette grâce me fut accordée avec justice par les citoyens à qui je la demandais ? Mais, certes, il n’en est rien ; car, en ce premier jour où mon cœur brûlait tout entier en moi, où il m’eût été très-doux de mourir et d’être écrasé par les pierres, nul ne se montra pour satisfaire mon désir. Quand ma douleur fut apaisée, quand je sentis que l’excès de ma colère avait passé mes fautes, alors, après un long temps écoulé, la Ville me rejeta ; et eux, mes enfants, qui pouvaient me venir en aide, s’y refusèrent ; et, sans une seule de leurs paroles en ma faveur, je vagabonde, exilé et mendiant ! De celles-ci qui sont des vierges j’ai reçu, autant que leur nature l’a permis, la nourriture, la sûreté et l’aide filiale ; mais eux, rejetant leur père, ils ont mieux aimé le trône, le sceptre et la puissance sur la Ville. Jamais ils n’auront un allié en moi, et jamais ils ne jouiront de la royauté Kadméienne. Je sais cela, et par les oracles que je viens d’entendre et en songeant dans ma pensée à ceux que Phoibos a autrefois rendus sur moi et accomplis. Qu’ils envoient donc Kréôn me chercher ou tout autre très-puissant dans la Ville. En effet, ô Étrangers, si de même que ces vénérables Déesses tutélaires que ce peuple honore, vous voulez me venir en aide, vous assurerez grandement le salut de cette ville et le désastre de mes ennemis.

LE CHŒUR.

Certes, Oidipous, vous êtes dignes de pitié, toi et ces vierges, et puisque tu promets par tes paroles d’être le sauveur de ce pays, je veux te conseiller et t’avertir en ce qui te concerne.

OIDIPOUS.

Ô très-cher, je suis prêt à faire tout ce que tu me diras.

LE CHŒUR.

Fais donc un sacrifice expiatoire à ces Daimones vers lesquelles tu es venu d’abord et dont tu as foulé la terre.

OIDIPOUS.

De quelle façon, ô Étrangers ? Enseignez-moi.

LE CHŒUR.

Puise d’abord, avec des mains pures, les libations saintes à cette source intarissable.

OIDIPOUS.

Et puis ? Quand j’aurai puisé cette eau pure ?

LE CHŒUR.

Il y a là des kratères, œuvre d’un habile ouvrier, et dont tu couronneras les bords et les deux anses.

OIDIPOUS.

De rameaux ou de bandelettes de laine ? De quelle façon ?

LE CHŒUR.

Tu les entoureras de la laine récemment coupée d’une jeune brebis.

OIDIPOUS.

Soit. Et le reste ? Dis-moi jusqu’à la fin ce qu’il me faut faire.

LE CHŒUR.

Il faut verser les libations, tourné vers les premières lueurs de l’aurore.

OIDIPOUS.

Les verserai-je avec les coupes que tu m’as dites ?

LE CHŒUR.

Verse trois libations d’abord, puis tu répandras le dernier kratèr tout entier.

OIDIPOUS.

De quoi remplirai-je ce dernier kratèr ? Enseigne-le-moi.

LE CHŒUR.

D’eau miellée, et n’y ajoute point de vin.

OIDIPOUS.

Et quand cette terre noire de feuilles aura reçu ces libations ?

LE CHŒUR.

Tu déposeras de l’une et l’autre main trois fois neuf rameaux d’olivier et tu supplieras par ces prières.

OIDIPOUS.

Je veux les entendre, car ceci est très-grave.

LE CHŒUR.

Supplie Celles que nous nommons Euménides d’accueillir et de sauver, d’un esprit bienveillant, celui qui les supplie. Prie toi-même, ou si quelque autre parle pour toi, que ce soit à voix basse ! Puis, va-t’en sans regarder. Si tu agis ainsi, je resterai sans peur auprès de toi ; sinon, je craindrais, ô Étranger, de t’approcher.

OIDIPOUS.

Ô enfants, avez-vous entendu ces Étrangers, habitants du pays ?

ANTIGONÈ.

Certes, nous les avons entendus. Que nous ordonnes-tu de faire ?

OIDIPOUS.

À la vérité, moi, je ne puis rien. J’en suis empêché par un double mal, le manque de forces et la cécité. Qu’une de vous s’en charge et le fasse ! Je pense que, pour accomplir ces expiations, une seule âme, si elle est bienveillante, en vaut mille autres. C’est pourquoi hâtez-vous, commencez, et ne me laissez point seul, car mon corps abandonné ne pourrait avancer sans conducteur.

ISMÈNÈ.

J’irai accomplir ces sacrifices ; mais je voudrais savoir où je trouverai ce qui est nécessaire.

LE CHŒUR.

Dans cette partie du bois, Étrangère. Si tu manques de quelque chose, on te l’indiquera.

ISMÈNÈ.

J’irai donc. Toi, Antigonè, garde ici notre père. Il ne faut point rappeler le souvenir des peines qu’on a prises pour ses parents.

LE CHŒUR.
Strophe I.

Il est dur de réveiller un mal apaisé depuis longtemps, ô Étranger ! Cependant je désire savoir…

OIDIPOUS.

Quoi ?

LE CHŒUR.

Quelle est la douleur lamentable et irrémédiable dont tu souffres.

OIDIPOUS.

Par ton hospitalité, ô très-bon ! ne découvre point des actions honteuses.

LE CHŒUR.

Je désire connaître sûrement, Étranger, ce que la renommée a répandu et ne cesse de répandre.

OIDIPOUS.

Hélas !

LE CHŒUR.

Ne tarde pas, je t’en conjure.

OIDIPOUS.

Hélas ! hélas !

LE CHŒUR.
Antistrophe I.

Consens. Moi, j’ai fait ce que tu as voulu.

OIDIPOUS.

J’ai causé des souillures, ô Étrangers ! Je les ai causées contre ma volonté, j’en atteste les Dieux ! Aucune d’elles ne vient de moi.

LE CHŒUR.

Comment ?

OIDIPOUS.

La Ville, à mon insu, m’a jeté dans un lit nuptial abominable.

LE CHŒUR.

Es-tu entré, comme je l’ai appris, dans le lit funeste de ta mère ?

OIDIPOUS.

Malheur à moi ! Entendre cela est une mort, ô Étrangers ! Ces deux filles nées de moi…

LE CHŒUR.

Que dis-tu ?

OIDIPOUS.

Toutes deux nées du crime…

LE CHŒUR.

Ô Zeus !

OIDIPOUS.

Ont été enfantées par la même mère que moi.

LE CHŒUR.
Strophe II.

Elles sont donc tes filles ?

OIDIPOUS.

Et les sœurs de leur père.

LE CHŒUR.

Hélas !

OIDIPOUS.

Certes, hélas ! Enchaînement de mille maux !

LE CHŒUR.

Tu as souffert…

OIDIPOUS.

Ce que je n’oublierai jamais.

LE CHŒUR.

Tu as fait…

OIDIPOUS.

Je n’ai rien fait.

LE CHŒUR.

Qu’est-ce donc ?

OIDIPOUS.

Très-misérable que je suis ! J’ai reçu de la Ville un don immérité par moi.

LE CHŒUR.
Antistrophe II.

Malheureux ! n’as-tu point commis le meurtre…

OIDIPOUS.

Qu’est-ce encore ? Que demandes-tu ?

LE CHŒUR.

De ton père ?

OIDIPOUS.

Ah ! Dieux ! tu me fais blessure sur blessure.

LE CHŒUR.

Tu as tué ?

OIDIPOUS.

J’ai tué ; mais j’ai…

LE CHŒUR.

Qu’as-tu ?

OIDIPOUS.

Quelque droit au pardon.

LE CHŒUR.

Lequel ?

OIDIPOUS.

Je le dirai. J’ai frappé, en effet, et j’ai tué ; mais par la loi je suis innocent, car je ne prévoyais pas ce que j’ai fait.

LE CHŒUR.

Voici venir notre roi, Thèseus, fils d’Aigeus, qui se rend à ton appel.

THÈSEUS.

De nombreuses paroles m’avaient déjà fait connaître les plaies sanglantes de tes yeux, et je te reconnais plus encore, ô fils de Laios, par ce que j’ai entendu sur la route. En effet, tes vêtements et ta face lamentable me révèlent qui tu es. Je veux, plein de pitié pour toi, malheureux Oidipous, apprendre ce que vous nous suppliez de vous accorder, la Ville et moi, à toi et à ta malheureuse compagne. Dis ce que tu veux. Il sera, certes, bien difficile, le service que je te refuserai. Il me souvient que, de même que toi, j’ai été élevé en étranger, et que j’ai subi de grands et innombrables dangers pour ma tête loin de ma patrie ; de sorte que je ne refuserai jamais de venir en aide à un Étranger, tel que te voilà maintenant. Je sais que je suis homme, et que la lumière de demain n’est pas plus certaine pour moi que pour toi.

OIDIPOUS.

Thèseus, ta bonté aux paroles brèves me permet de parler peu moi-même. Tu as dit qui j’étais, de quel père j’étais né et de quelle terre je venais. Ainsi, il ne reste rien à révéler, si ce n’est ce que je veux, et ce sera tout.

THÈSEUS.

Dis-le afin que je le sache.

OIDIPOUS.

Je viens te faire don de mon misérable corps. À le voir, il est sans aucun prix, mais il sera de beaucoup plus utile qu’il n’est beau.

THÈSEUS.

Quel avantage apportes-tu donc ?

OIDIPOUS.

Tu le sauras en son temps, mais non maintenant peut-être.

THÈSEUS.

Et quand jouirons-nous de cet avantage ?

OIDIPOUS.

Quand je serai mort et quand tu m’auras fait un tombeau.

THÈSEUS.

Tu demandes pour la fin de ta vie, mais tu oublies le temps qui t’en sépare, ou tu ne t’en soucies pas.

OIDIPOUS.

C’est ce temps même que je m’assure par là.

THÈSEUS.

Certes, tu me demandes une grâce légère.

OIDIPOUS.

Vois cependant ! il y aura pour cela un grand combat.

THÈSEUS.

Viendra-t-il de tes fils ou de moi ?

OIDIPOUS.

Ils m’ordonnent de retourner.

THÈSEUS.

Mais s’ils te rappellent avec bienveillance, il n’est pas bien de t’exiler.

OIDIPOUS.

Mais ils ne m’ont point permis d’habiter là-bas, quand je le voulais.

THÈSEUS.

Ô insensé ! la colère ne mène à rien dans le malheur.

OIDIPOUS.

Quand tu m’auras entendu, alors conseille-moi. Maintenant, tais-toi.

THÈSEUS.

Parle, car, en effet, il ne me convient pas de parler sans savoir.

OIDIPOUS.

J’ai subi, Thèseus, des maux terribles, et l’un sur l’autre.

THÈSEUS.

Parles-tu de l’ancienne flétrissure de ta race ?

OIDIPOUS.

Non, puisque chaque Hellène en parle.

THÈSEUS.

Quel mal as-tu donc subi qui soit au-dessus de l’homme ?

OIDIPOUS.

Voici ce qui m’est arrivé. J’ai été chassé de ma patrie par mes fils eux-mêmes, et le retour m’est à jamais refusé, à moi parricide !

THÈSEUS.

Pourquoi donc te rappellent-ils, si tu ne dois pas habiter près d’eux ?

OIDIPOUS.

Une Voix divine les contraindra.

THÈSEUS.

Quelle calamité craignent-ils d’après ces oracles ?

OIDIPOUS.

Il est dans la destinée qu’ils soient domptés par les habitants de cette terre.

THÈSEUS.

Mais d’où viendront ces querelles entre eux et nous ?

OIDIPOUS.

Ô très-cher enfant d’Aigeus, il n’est donné qu’aux Dieux de ne point vieillir et de ne jamais mourir, et tout le reste est dompté par le temps. La vigueur de la terre s’épuise comme celle du corps ; la foi périt, et la perfidie croît et la remplace. Un même vent propice ne souffle pas toujours entre amis et de ville en ville. Les choses qui leur plaisaient leur sont maintenant amères et leur plairont de nouveau. La paix et la tranquillité sont stables aujourd’hui entre les Thèbaiens et toi, mais le temps, déroulant des nuits et des jours innombrables, fera que, sous un léger prétexte, ils rompront par la lance la concorde et l’alliance présentes. Alors, mon corps froid et endormi sous la terre boira leur sang tout chaud, si Zeus est encore Zeus, et si le fils de Zeus, Phoibos, est véridique. Mais il ne me plaît pas de dire les choses qu’il faut taire. Permets-moi de m’en tenir à ce que j’ai déjà révélé. Cependant, garde ta promesse. Tu ne diras jamais que tu as reçu Oidipous comme un habitant inutile de ce pays, à moins que les Dieux ne me fassent mentir.

LE CHŒUR.

Roi, il y a longtemps déjà que cet homme promet d’assurer de tels avantages à notre terre.

THÈSEUS.

Qui pourrait renoncer à la bienveillance d’un tel homme qui, avant tout, était en droit de s’asseoir parmi nous à l’autel hospitalier, qui est venu en suppliant des Daimones et qui offre un tel tribut à cette terre et à moi ? C’est pour cela que je ne repousserai point le don qu’il nous fait et que je l’établirai dans ce pays. S’il plaît à l’Étranger de rester ici, je te confierai le soin de le protéger ; s’il lui plaît de venir avec moi, il le peut. Je te donne le choix, Oidipous. Je consentirai selon ton désir.

OIDIPOUS.

Ô Zeus ! récompense dignement de tels hommes !

THÈSEUS.

Que veux-tu ? venir dans ma demeure ?

OIDIPOUS.

Si cela m’était permis ; mais c’est ici…

THÈSEUS.

Qu’y veux-tu faire ? Cependant, je ne m’y oppose pas.

OIDIPOUS.

C’est ici que je dompterai ceux qui m’ont chassé.

THÈSEUS.

Ce serait l’heureux fruit de ton séjour auprès de nous.

OIDIPOUS.

Certes, si tu tiens fermement ce que tu m’as promis.

THÈSEUS.

Confie-toi en moi : je ne te trahirai jamais.

OIDIPOUS.

Je ne te lierai point par le serment, comme un homme mauvais.

THÈSEUS.

Tu n’en serais pas plus assuré que par ma promesse.

OIDIPOUS.

Comment donc feras-tu ?

THÈSEUS.

Quelle crainte t’agite si fortement ?

OIDIPOUS.

Des hommes viendront…

THÈSEUS.

Ceux-ci y prendront garde.

OIDIPOUS.

Mais si tu m’abandonnes ?

THÈSEUS.

Ne me dis pas ce qu’il faut que je fasse.

OIDIPOUS.

Je suis contraint de craindre.

THÈSEUS.

Mais mon cœur ne craint rien.

OIDIPOUS.

Ignores-tu les menaces…

THÈSEUS.

Certes, je sais qu’aucun homme ne t’arrachera d’ici contre mon gré. Beaucoup de vaines menaces ont été faites dans la colère ; mais quand la raison revient, les menaces s’évanouissent. Leur audace ait-elle été si grande qu’ils t’aient menacé de t’emmener, je sais assez que la mer qui les sépare d’ici est trop large et impraticable. Je t’ordonne donc d’avoir bon courage, même si je n’étais pas résolu, puisque Phoibos t’a conduit. Moi absent, je sais que mon nom seul te sera un rempart contre le malheur.

LE CHŒUR.
Strophe I.

Tu es arrivé, Étranger, dans la plus heureuse demeure de la terre, dans le pays des beaux chevaux, sur le sol du blanc Kolônos, où de nombreux rossignols, dans les fraîches vallées, répandent leurs plaintes harmonieuses sous le lierre noir et sous le feuillage de la forêt sacrée qui abonde en fruits, qui est inaccessible aux rayons Hèliens comme aux souffles de l’hiver, et où l’Orgiaque Dionysos se promène entouré des Déesses nourricières.

Antistrophe I.

Le narcisse aux belles grappes, couronne antique des grandes Déesses, y fleurit toujours sous la rosée Ouranienne, et le safran brillant d’or. Les sources du Kèphisos ne cessent point d’errer par la plaine, et fécondent, intarissables, du cours de leurs eaux limpides, le sein fertile de la terre nourricière. Et ni les chœurs des Muses n’abandonnent ce lieu, ni Aphrodita aux rênes d’or.

Strophe II.

Et il y a ici un arbre, — et je n’ai point entendu dire qu’il en ait poussé de tel, ni dans la terre d’Asia, ni dans la grande Île dôrique de Pélops, — non planté par la main de l’homme, germe né de soi-même, jetant la terreur aux lances ennemies, qui verdoie grandement sur cette terre, l’Olivier aux feuilles glauques, nourricier des enfants, et que jamais ni jeune homme, ni vieillard, chef dévastateur, n’arrachera de sa main ; car Zeus, Morios et Athana aux yeux clairs le regardent toujours.

Antistrophe II.

Mais je n’oublierai pas un autre honneur de cette métropole, illustre don d’un grand Daimôn et la plus haute gloire de la patrie : la richesse des chevaux et des nefs. Ô fils de Kronos, ô roi Poseidôn, certes, tu lui as donné cette gloire en inventant les freins qui, les premiers, domptèrent les chevaux dans les rues, et la nef qui, armée d’avirons, court prodigieusement par la force des mains et bondit sur la mer, compagne des Nèrèides Hékatompèdes.

ANTIGONÈ.

Ô terre célébrée par tant de louanges, il te faut maintenant justifier ces paroles magnifiques.

OIDIPOUS.

Ô enfant, qu’y a-t-il de nouveau ?

ANTIGONÈ.

Voici que Kréôn vient à nous, Père, et non sans compagnons.

OIDIPOUS.

Ô très-chers vieillards, c’est à vous maintenant de rendre mon salut certain.

LE CHŒUR.

Rassure-toi, je suis là. Bien que je sois vieux, la vigueur de cette terre n’a pas vieilli avec moi.

KRÉÔN.

Hommes de bonne race, habitants de cette terre, je vois dans vos yeux que vous concevez quelque crainte de mon arrivée soudaine ; mais ne redoutez point et épargnez-moi des paroles mauvaises. Je ne viens pas, en effet, afin d’agir par violence, étant vieux et sachant que la Ville où je viens est la plus puissante en Hellas. Bien que très-âgé, je suis parti pour persuader cet homme de me suivre dans la terre des Kadméiens ; et je suis envoyé, non par un seul, mais par tous les citoyens, parce qu’il me convenait, à cause de ma parenté, de plaindre ses misères plus grandement que tout autre. Donc, ô malheureux Oidipous, entends-moi et retourne dans ta demeure. Le peuple entier des Kadméiens t’appelle, comme il est juste, et moi, plus hautement que tous, qui gémis d’autant plus sur tes maux, ô Vieillard, — à moins que je sois le pire des hommes, — que je te vois misérable, étranger partout et toujours errant, sans nourriture et sous la garde d’une seule compagne. Je n’aurais jamais pensé, malheureux que je suis ! qu’elle en viendrait à cette honte où elle est arrivée maintenant, ayant toujours le souci de ta tête et mendiant ta nourriture, si jeune, ignorant les noces, exposée à être enlevée par qui voudra ! Ô malheureux que je suis ! n’est-ce point là une flétrissure honteuse sur toi et sur moi et sur toute notre race ? Certes, il n’est point permis de cacher les choses manifestes ; mais, Oidipous, je t’adjure par les Dieux de nos pères, cache au moins ceci. Rentre de bon gré dans la Ville et dans ta demeure paternelle, et salue bienveillamment cette terre-ci, car elle le mérite. Mais ta patrie doit être plus honorée encore, elle qui t’a nourri autrefois.

OIDIPOUS.

Ô toi qui oses tout, et qui, plein de ruse, sais donner à tout une apparence de justice, pourquoi me tenter par ces paroles et vouloir me prendre deux fois dans les embûches où je gémirais le plus d’être pris ? Déjà, en effet, lorsque j’étais accablé par mes malheurs domestiques et qu’il m’eût été très-doux d’être jeté en exil, tu m’as refusé cette grâce que je demandais ; et lorsque, m’étant calmé, après m’être rassasié de colère, il m’eût été doux de vivre dans ma demeure, tu m’as chassé et rejeté, sans te soucier en aucune façon de la parenté dont tu parles. Et maintenant, de nouveau, quand tu vois cette ville et toute cette nation me recevoir bienveillamment, tu t’efforces de m’en arracher durement par des paroles flatteuses ! Quelle est donc cette volupté d’aimer ceux qui ne veulent pas être aimés ? Ainsi, rien n’est accordé de ce que vous désirez, et on refuse vivement de vous venir en aide ; et quand votre cœur possède pleinement ce dont il manquait, alors, par une grâce inutile, on vous fait des présents ! N’est-ce point une vaine joie que celle-là ? Tu m’offres de tels dons, excellents en paroles, mais funestes au fond. Je le prouverai à ceux-ci, afin de révéler ta fausseté. Tu viens, non pour me ramener dans ma demeure, mais pour me reléguer aux portes, et, de cette façon, préserver la Ville des dangers dont elle est menacée par ce peuple-ci. Mais ceci ne te réussira point, et le vengeur de mes injures habitera toujours la terre de Thèba, et rien n’en restera à mes fils, et c’est assez qu’ils doivent y mourir. Ne te semble-t-il pas que je sache mieux que toi les choses Thèbaiennes ? Beaucoup mieux, certes ; et j’en ai des témoins manifestes, Apollôn et Zeus même qui est son père. Et tu es venu avec des paroles très-rusées et très-aiguës, mais elles te vaudront plus de mal que de bien. À la vérité, je sais que cela ne te persuadera point. Va ! et laisse-nous vivre ici. Notre vie ne sera point mauvaise, telle qu’elle est, s’il nous plaît de vivre ainsi.

KRÉÔN.

Penses-tu qu’il y ait plus de danger pour moi que pour toi dans ta résolution ?

OIDIPOUS.

Il me sera très-doux que tu ne parviennes à persuader ni moi, ni ceux-ci.

KRÉÔN.

Ô malheureux ! ne seras-tu jamais sage malgré le temps, et vivras-tu, honte de la vieillesse ?

OIDIPOUS.

Tu es habile par la langue ; mais je ne connais aucun homme juste qui puisse bien parler sur toute chose.

KRÉÔN.

Autre chose est de parler beaucoup, autre chose de parler à propos.

OIDIPOUS.

Ainsi tu ne prononces que des paroles brèves, mais irréprochables ?

KRÉÔN.

Non, certes, pour qui a le même esprit que le tien.

OIDIPOUS.

Va-t’en ! Je te le dis au nom de ceux-ci : ne me surveille point en ce lieu qu’il convient que j’habite.

KRÉÔN.

J’en atteste ceux-ci, non toi qui sauras, si jamais je te prends, ce que valent les paroles que tu réponds à des amis.

OIDIPOUS.

Et qui me prendra malgré ceux-ci ?

KRÉÔN.

Même sans cela tu gémiras.

OIDIPOUS.

Que m’annoncent de telles menaces ?

KRÉÔN.

J’ai enlevé une de tes deux filles ; j’emmènerai bientôt l’autre.

OIDIPOUS.

Tu as ma fille ?

KRÉÔN.

Et j’aurai celle-ci avant peu.

OIDIPOUS.

Ô Étrangers, que ferez-vous ? Me trahirez-vous ? Ne chasserez-vous pas cet impie de cette terre ?

LE CHŒUR.

Sors promptement d’ici, Étranger. Ce que tu fais et ce que tu as déjà fait est injuste.

KRÉÔN.

Vous, emmenez-la malgré elle, si elle ne veut pas marcher.

ANTIGONÈ.

Ô malheureuse ! où fuirai-je ? Qui me viendra en aide des hommes ou des Dieux ?

LE CHŒUR.

Que fais-tu, Étranger ?

KRÉÔN.

Je ne toucherai pas cet homme, mais celle-ci est à moi.

OIDIPOUS.

Ô Rois de cette terre !

LE CHŒUR.

Ô Étranger, tu agis avec iniquité.

KRÉÔN.

Avec justice.

LE CHŒUR.

Comment ! avec justice ?

KRÉÔN.

J’emmène les miens.

OIDIPOUS.
Strophe.

Ô Ville !

LE CHŒUR.

Que fais-tu, Étranger ? Ne la laisseras-tu point ? Bientôt tu sentiras l’action de nos mains.

KRÉÔN.

Cesse !

LE CHŒUR.

Non, certes, si tu veux faire cela.

KRÉÔN.

Tu fais violence à ma ville si tu m’outrages.

OIDIPOUS.

Ne te l’avais-je pas dit déjà ?

LE CHŒUR.

Laisse aller promptement cette enfant.

KRÉÔN.

N’ordonne point ce qui est hors de ton pouvoir.

LE CHŒUR.

Je t’ordonne de la laisser.

KRÉÔN.

Et moi, je te commande de partir.

LE CHŒUR.

Accourez ici ! venez, venez, habitants ! notre ville est en proie à la violence. Accourez ici !

ANTIGONÈ.

Malheureuse ! Je suis entraînée. Ô Étrangers, Étrangers !

OIDIPOUS.

Mon enfant, où es-tu ?

ANTIGONÈ.

Je suis entraînée de force.

OIDIPOUS.

Ô enfant, tends-moi tes mains !

ANTIGONÈ.

Je ne puis pas.

KRÉÔN.

Ne l’emmènerez-vous point ?

OIDIPOUS.

Ô malheureux que je suis ! Malheureux !

KRÉÔN.

Je ne pense pas que tu marches désormais à l’aide de ces deux soutiens. Mais puisque tu veux l’emporter sur ta patrie et sur tes amis à qui j’obéis bien que roi, sois donc vainqueur ! Plus tard, en effet, je le sais, tu te convaincras que tu agis maintenant contre toi-même, comme tu l’as déjà fait malgré tes amis, en cédant à une colère qui t’est funeste toujours.

LE CHŒUR.

Reste ici, Étranger.

KRÉÔN.

Que nul ne me touche !

LE CHŒUR.

Certes, je ne permettrai point que tu partes, ayant saisi celles-ci.

KRÉÔN.

Bientôt tu réclameras à ma ville un gage plus grand, car je ne mettrai pas la main sur celles-ci seulement.

LE CHŒUR.

Que médites-tu ?

KRÉÔN.

Je saisirai cet homme et l’emmènerai.

LE CHŒUR.

Tu parles insolemment.

KRÉÔN.

Ce sera bientôt fait, à moins que le Roi de cette terre ne le défende.

OIDIPOUS.

Ô langue imprudente ! Me toucheras-tu donc ?

KRÉÔN.

J’ordonne que tu te taises.

OIDIPOUS.

Que ces Daimones me laissent te charger encore de malédictions, ô très-mauvais, qui m’arraches violemment le seul œil qui me restait, à moi déjà sans yeux ! C’est pourquoi, puisse Hèlios, celui des Dieux qui voit toutes choses, t’infliger, ainsi qu’à ta race, dans votre vieillesse, une vie telle que la mienne !

KRÉÔN.

Voyez-vous, habitants de cette terre ?

OIDIPOUS.

Ils nous voient, moi et toi, et ils comprennent que je me venge par des paroles de la violence de tes actions.

KRÉÔN.

Certes, je ne réprimerai plus ma colère, et je t’emmènerai de force, bien que seul et lourd d’années.

OIDIPOUS.
Antistrophe.

Ô malheureux que je suis !

LE CHŒUR.

Étranger, tu es venu avec une grande audace, si tu penses accomplir ceci.

KRÉÔN.

Je le pense.

LE CHŒUR.

Je ne croirai donc plus que cette ville existe.

KRÉÔN.

Dans une cause juste le faible l’emporte sur le fort.

OIDIPOUS.

Entendez-vous ce qu’il dit ?

LE CHŒUR.

Il ne l’accomplira point.

KRÉÔN.

Zeus le sait, non toi.

LE CHŒUR.

Ceci n’est-il pas un outrage ?

KRÉÔN.

Un outrage qu’il faut supporter.

LE CHŒUR.

Ô peuple tout entier, ô princes de cette terre, venez, venez ! Ceux-ci passent toute mesure.

THÈSEUS.

Quelle est cette clameur ? Qu’est-ce ? Pour quelle crainte me rappelez-vous de l’autel où je sacrifiais au Dieu marin de Kolônos ? Dites, afin que je sache pourquoi je suis accouru ici avec plus de rapidité que cela ne m’était agréable.

OIDIPOUS.

Ô très-cher, j’ai reconnu ta voix. J’ai souffert de grandes injures de cet homme.

THÈSEUS.

Lesquelles ? Quelle injure t’a-t-il faite ? Parle.

OIDIPOUS.

Ce Kréôn que tu vois m’a enlevé ce qui me restait d’enfants.

THÈSEUS.

Que dis-tu ?

OIDIPOUS.

Voilà ce que j’ai souffert.

THÈSEUS.

Qu’un de vous coure très-promptement vers ces autels ; qu’il rassemble le peuple entier, cavaliers et piétons, afin que tous, laissant le sacrifice, se précipitent au lieu où les deux routes n’en font qu’une, de sorte que les jeunes vierges ne puissent passer outre et que je ne sois point raillé par cet étranger, étant vaincu par lui ! Va ! et promptement, comme je l’ai ordonné. Pour celui-ci, si je cédais à la colère qu’il mérite, je ne le renverrais pas sain et sauf de mes mains ; mais il sera jugé par les mêmes lois qu’il a apportées, non par d’autres. Car tu ne t’en iras point de cette terre avant de m’avoir rendu ici ces jeunes filles, ayant commis un crime indigne de moi, de ceux dont tu es né et de ta patrie. Tu es venu, en effet, dans une ville qui honore la justice, qui ne fait rien contre le droit ; et, te ruant contre l’autorité méprisée des lois, tu emmènes de force ce que tu veux et tu t’en saisis violemment ! As-tu pensé que ma ville était vide d’hommes ou esclave de quelqu’un, et que moi, je n’étais rien ? Cependant, les Thèbaiens ne t’ont point instruit au mal. Ils n’ont point coutume d’élever des hommes injustes, et ils ne t’approuveraient pas s’ils apprenaient que tu nous dépouilles, les Dieux et moi, en entraînant de force des suppliants malheureux. Certes, si j’entrais dans ta terre, même pour la plus juste des causes, je n’enlèverais ni n’emmènerais rien contre le désir du chef, quel qu’il fût ; mais je saurais comment un étranger doit agir envers les citoyens. Toi, tu déshonores ta propre terre qui ne le mérite pas ; et les nombreux jours qui ont fait de toi un vieillard t’ont ravi l’intelligence. Je l’ai dit déjà et le redis : qu’on ramène très-promptement ces enfants, si tu ne veux habiter ici de force et contre ton gré ! Et je te dis ceci de la langue et de l’esprit.

LE CHŒUR.

Vois où tu en es venu, Étranger ! Par ta race tu sembles un homme juste, mais tu te montres tel que tu es en faisant le mal.

KRÉÔN.

Je n’ai point entrepris ceci, jugeant cette ville privée d’hommes ou sans prudence, ô fils d’Aigeus, mais persuadé que les Athènaiens ne s’enflammeraient point pour mes proches parents au point de vouloir les nourrir malgré moi. Je ne pensais point qu’un homme parricide et souillé d’un crime, qu’un fils qui s’est uni à sa mère par des noces abominables dût être reçu par eux. Je connaissais l’Aréiopagos, illustre par sa sagesse, qui ne permet pas que des vagabonds de cette sorte habitent dans cette ville. Je me suis saisi de cette proie d’après cette conviction. Et cependant, je ne l’aurais point fait, s’il n’avait jeté d’amères imprécations contre ma race. C’est pourquoi, irrité de cet outrage, j’ai voulu lui rendre une peine égale. Il n’y a, en effet, d’autre vieillesse pour la colère que la mort, puisqu’aucune douleur n’atteint les morts. Du reste, fais ce qui te plaira, car mon isolement me rend faible, bien que je dise des choses équitables. Cependant, tel que je suis, je tenterai de résister.

OIDIPOUS.

Ô impudemment audacieux ! Qui penses-tu outrager par ces paroles ? Est-ce moi qui suis vieux, ou toi qui de ta bouche me reproches les meurtres, les noces et les misères que j’ai subis, malheureux que je suis, contre ma volonté ? Ces choses étaient prédestinées par les Dieux irrités depuis longtemps peut-être contre notre race pour quelque raison. Car, en ce qui me touche, tu ne peux me reprocher aucune flétrissure au sujet de ce que j’ai fait contre moi et les miens. En effet, apprends-moi, si un oracle a répondu à mon père qu’il serait tué par son fils, de quel droit tu me blâmes de ce meurtre, lorsque je n’étais encore ni engendré par mon père, ni conçu par ma mère, ni mis au monde. Si, comme il est avéré, j’en suis venu aux mains avec mon père et l’ai tué, ne sachant ni ce que je faisais, ni contre qui, comment peux-tu me reprocher cette action comme un crime ? Et tu n’as point honte, misérable, de me contraindre de parler de mes noces avec ma mère qui fut ta sœur ! Je dirai donc quelles furent ces noces ; je ne tairai point ceci, puisque tu as prononcé cette parole impie. Certes, elle m’a enfanté ! elle m’a enfanté, — ô malheureux ! — m’ignorant, moi qui l’ignorais ! Et puis, ma propre mère a conçu de moi des enfants, son opprobre ! Mais je suis sûr du moins que tu nous outrages outre mesure, elle et moi, moi qui l’ai épousée contre mon gré et qui en parle de même. Jamais je ne serai tenu pour impie à cause de ces noces, ni à cause du meurtre paternel que tu me reproches perpétuellement et amèrement. En effet, réponds-moi un seul mot : si quelqu’un, survenant tout à coup, voulait te tuer, toi, l’homme juste, chercherais-tu à savoir s’il est ton père celui qui voudrait te tuer, ou te vengerais-tu aussitôt ? Certes, je pense que, si tu aimes la vie, tu te vengerais de ce mauvais et que tu ne te demanderais pas si cela est juste. J’ai été précipité en de tels maux, par la volonté des Dieux, et je pense que mon père ne le nierait pas, s’il revivait. Mais toi, qui n’es pas équitable et crois que toutes choses, bonnes et mauvaises, doivent être dites, tu me reproches celles-ci devant ces hommes. Il te semble glorieux de louer le nom de Thèseus et Athèna qui est régie par de belles lois. Cependant, au milieu de tant de louanges, tu oublies ceci que cette ville l’emporte sur toutes celles qui savent honorer pieusement les Dieux. Et tu t’efforces d’en arracher par ruse un vieillard suppliant et de l’emmener captif, après lui avoir enlevé ses deux filles ! Maintenant donc, j’invoque les Déesses de ce pays et les supplie par mes prières afin qu’elles soient mes soutiens et mes alliées et que tu saches par quels hommes cette ville est gardée.

LE CHŒUR.

Cet Étranger est un juste, ô Roi ! mais ses misères sont lamentables et dignes d’être secourues.

THÈSEUS.

C’est assez de paroles, car les ravisseurs se hâtent, et nous, qui subissons l’outrage, nous restons ici.

KRÉÔN.

Que commandes-tu à un homme sans forces, afin qu’il obéisse ?

THÈSEUS.

Que tu me précèdes sur cette route et que tu sois mon compagnon, afin que, si tu retiens nos enfants en quelqu’endroit, tu me les montres. Si les ravisseurs ont fui, nous n’avons rien à faire ; d’autres les poursuivent et il n’est pas à craindre qu’ils passent les frontières et qu’ils rendent grâces aux Dieux. Marche donc en avant et sache que, si tu tiens, nous te tenons, et que la fortune a pris qui voulait prendre. Les biens acquis par l’iniquité et la ruse ne sont point stables. Tu n’auras personne pour toi en ceci, car je comprends, par cette audace qui est en toi maintenant, que ce n’est point sans hommes et sans armes que tu t’es porté à cette mauvaise action ; mais tu ne l’as entreprise qu’étant certain de quelque soutien. Il importe que je m’en inquiète, afin que cette ville ne succombe pas sous un seul homme. Ne comprends-tu pas ? Et penses-tu qu’elles soient vaines les paroles que tu entends et celles que tu as entendues quand tu méditais ceci ?

KRÉÔN.

Je ne répondrai rien ici à ce que tu dis ; mais, dans nos demeures, nous saurons ce qu’il faudra faire.

THÈSEUS.

Avance, et menace autant que tu le voudras. Mais toi, Oidipous, reste tranquille ici, et sois sûr que je ne cesserai point d’agir, à moins que je ne meure, avant de t’avoir rendu maître de tes enfants.

OIDIPOUS.

Puisses-tu être heureux, Thèseus, à cause de ton cœur généreux et pour les soins justes et bienveillants que tu as pour nous !

LE CHŒUR.
Strophe I.

Je voudrais être là où se heurteront les hommes pleins du retentissant Arès d’airain, soit auprès des autels Pythiques, soit sur ces rivages resplendissants de torches, où les Maîtresses vénérables révèlent les mystères sacrés à ceux des mortels dont la clef d’or des Eumolpides a fermé la bouche. Là, Thèseus habile au combat et les deux sœurs virginales vont combattre heureusement, je pense, dans ce pays.

Antistrophe I.

Et peut-être qu’à l’occident de la Roche neigeuse, hors des pâturages d’Oia, ils s’avanceront en combattant, entraînés par leurs chevaux et par leurs chars qui fuient rapidement. Kréôn sera dompté. L’Arès des habitants du pays est terrible et terrible la vigueur des Thèséides. En effet, une splendeur jaillit de tous les freins ; ils se ruent tous, lâchant les rênes, les cavaliers qui honorent la cavalière Athana et le cher fils marin de Rhéa, lui qui ébranle la terre !

Strophe II.

Ont-ils commencé, ou tardent-ils ? Mon esprit pressent que les maux amers de ces vierges vont cesser, elles qui en ont souffert de si cruels de leurs parents. Zeus accomplira de grandes choses aujourd’hui. Je prophétise des combats heureux. Plût aux Dieux que, colombe rapide, au vol prompt, de mes larges yeux je pusse suivre le combat du plus haut de la nuée aérienne !

Antistrophe II.

Ô dominateur suprême des Dieux, Zeus, qui vois tout, donne aux chefs de cette terre de terminer heureusement ceci avec une force victorieuse ! Et toi aussi, Enfant vénérable, Pallas Athana ! Et je supplie aussi le chasseur Apollôn, et sa sœur qui poursuit les cerfs tachetés aux pieds rapides, afin que tous deux ils viennent en aide à cette ville et aux citoyens.

Ô Étranger errant, tu ne diras pas que j’ai faussement prophétisé, car je vois les jeunes filles qui reviennent ici.

OIDIPOUS.

Où ? où ? Que dis-tu ? qu’as-tu dit ?

ANTIGONÈ.

Ô Père, Père ! quel Dieu t’accordera de voir cet homme excellent qui nous a ramenées ici vers toi ?

OIDIPOUS.

Ô mon enfant. Êtes vous-là ?

ANTIGONÈ.

Les mains de Thèseus et de ses fidèles compagnons nous ont sauvées.

OIDIPOUS.

Ô enfants, approchez de votre père et donnez-moi vos corps afin que je les serre contre moi, vous dont je n’espérais plus le retour !

ANTIGONÈ.

Tu auras ce que tu demandes, car nous le désirons aussi.

OIDIPOUS.

Où êtes-vous ? où êtes-vous ?

ANTIGONÈ.

Nous voici toutes deux.

OIDIPOUS.

Ô très-chères enfants !

ANTIGONÈ.

Tout est cher à un père.

OIDIPOUS.

Ô soutiens de l’homme !

ANTIGONÈ.

Malheureux soutiens d’un malheureux !

OIDIPOUS.

Je tiens ce qui m’est le plus cher, et je ne serai pas le plus misérable des hommes si je meurs vous ayant près de moi. Appuyez-moi, ô enfants, de l’un et l’autre côté ; pressez-vous contre votre père et mettez fin à la douloureuse solitude où l’avait laissé votre enlèvement. Et racontez-moi en très-peu de paroles les choses qui se sont passées, car un bref récit doit suffire à des jeunes filles de votre âge.

ANTIGONÈ.

Voici celui qui nous a sauvées. Il convient de l’entendre, Père. Ainsi, pour toi et pour moi, mon récit sera bref.

OIDIPOUS.

Ô Étranger, ne t’étonne point que je parle avec cette effusion à mes enfants qui m’ont été rendues inespérément. Je sais que je ne dois cette joie à nul autre qu’à toi, car aucun des mortels ne les a sauvées, si ce n’est toi. Que les Dieux te donnent tout ce que je te souhaite, et à cette ville, puisque ce n’a été qu’auprès de vous, seuls de tous les hommes, que j’ai trouvé la piété, l’équité et des paroles qui refusent de tromper. Je réponds de ceci par expérience, car tout ce que j’ai, je l’ai par toi, et non par aucun autre des mortels. Tends-moi la main, ô Roi ! tends ta main, que je la touche, et que j’embrasse ta tête, si cela est permis. Mais, qu’ai-je dit ? Comment, moi, qui suis impur, toucherais-je un homme pur en qui ne sont les traces d’aucune flétrissure ? Non, je ne te toucherai point, même si tu le permettais. Les seuls hommes que le mal a éprouvés peuvent prendre part à de telles misères. Je te salue donc là où tu es. Puisses-tu me porter toujours le même intérêt équitable qu’en ce jour !

THÈSEUS.

Je ne suis point étonné que, joyeux de tes filles, tu aies longuement parlé, et que tu aimes mieux leurs paroles que les miennes. Rien de ceci ne me blesse, car ce n’est point par des paroles plus que par des actions que je veux glorifier ma vie. Et je le prouve par le fait lui-même. En effet, vieillard, je ne t’ai point trompé en ce que je t’avais juré, puisque je te ramène tes filles vivantes et saines et sauves. Pour ce combat, bien qu’il ait eu une heureuse fin, il ne me convient pas de le raconter en me vantant, et tu sauras tout de celles-ci. Mais, en venant, un bruit m’est arrivé : prête-lui ton esprit. Si cela est bref à dire, cela est cependant digne de surprise. Il ne faut pas qu’un homme néglige rien.

OIDIPOUS.

Qu’est-ce, fils d’Aigeus ? Apprends-le-moi, car je ne sais rien de ce que tu as appris.

THÈSEUS.

On dit qu’un homme, non ton concitoyen, mais ton parent, s’est assis en suppliant, je ne sais pour quelle cause, à l’autel de Poseidôn où je faisais un sacrifice quand je suis venu vers toi.

OIDIPOUS.

Que demande-t-il ainsi par cette supplication ?

THÈSEUS.

Je ne sais, si ce n’est une seule chose : c’est qu’il désire de toi une réponse brève et facile à faire.

OIDIPOUS.

Laquelle ? Ce n’est pas pour peu de chose qu’il s’est assis.

THÈSEUS.

Il demande, dit-on, qu’il lui soit permis de te parler et de s’en retourner en sûreté comme il est venu.

OIDIPOUS.

Qui peut-il être, cet homme assis en suppliant ?

THÈSEUS.

Vois, n’as-tu point à Argos quelque parent qui voudrait obtenir ceci de toi ?

OIDIPOUS.

Ô très-cher, n’en dis pas plus long.

THÈSEUS.

Qu’as-tu ?

OIDIPOUS.

Ne me prie point de répondre.

THÈSEUS.

Explique la chose, parle.

OIDIPOUS.

Je sais par celles-ci, et sûrement, quel est ce suppliant.

THÈSEUS.

Enfin, quel est-il ? Qu’ai-je à lui reprocher ?

OIDIPOUS.

C’est mon fils, ô Roi, ma haine ! Entre tous les hommes c’est lui que j’entendrai avec le plus de douleur.

THÈSEUS.

Qu’y a-t-il ? Ne t’est-il point permis de l’écouter sans faire ce que tu ne veux pas faire ? Pourquoi te serait-il douloureux de l’entendre ?

OIDIPOUS.

Cette voix est la plus odieuse, ô Roi, qui puisse arriver à un père. Ne m’impose pas la nécessité de te céder.

THÈSEUS.

Mais, si cette supplication t’oblige, vois à sauvegarder le respect dû au Dieu.

ANTIGONÈ.

Père, obéis-moi, toute jeune que je suis. Laisse cet homme satisfaire son désir et celui du Dieu, et accorde-nous que mon frère vienne. En effet, sois-en sûr, les paroles qui te déplairont ne changeront pas ta résolution malgré toi. En quoi te sera-t-il nuisible de l’écouter ? Les desseins conçus avec une mauvaise ruse sont trahis par les paroles. Tu l’as engendré ; c’est pourquoi, même s’il agissait contre toi comme le plus pervers et le plus impie, il ne te serait point permis, ô Père, de lui rendre ces maux. Laisse-le venir. D’autres ont de mauvais enfants aussi et une vive colère, mais, conseillés par les douces paroles de leurs amis, ils apaisent leur cœur. Rappelle-toi, non tes maux présents, mais ceux qui te sont venus de ton père et de ta mère et que tu as soufferts. Si tu les contemples, tu reconnaîtras, je le sais, combien les suites d’une grande colère sont lamentables. Tu n’as pas une faible preuve de ceci, étant privé de tes yeux qui ne voient plus. Cède-nous. Il ne convient pas que ceux qui demandent des choses justes prient longtemps, ni que celui qui a reçu un accueil bienveillant refuse d’y répondre.

OIDIPOUS.

Fille, c’est une faveur cruelle que vous m’arrachez par ces paroles. Qu’il en soit donc comme il vous plaît ! Seulement, Étranger, s’il vient ici, que nul ne me saisisse de force.

THÈSEUS.

Ô vieillard, je ne veux pas entendre deux fois ceci. Il ne me plaît point de me vanter, mais, tant qu’un Dieu me gardera vivant, sache que tu es sauf.

LE CHŒUR.
Strophe.

Celui qui désire vivre outre mesure prouve, à mon sens, qu’il a l’esprit en démence ; car une longue vie contient beaucoup de maux, et qui désire trop ne voit point la joie où elle est. Et voici venir, enfin, la commune guérisseuse, la Moire d’Aidès, sans noces, sans lyre, sans danses, Thanatos, la dernière des choses !

Antistrophe.

Ne pas être né vaut mieux que tout. Le meilleur après cela, dès qu’on a vu la lumière, est de rentrer très-promptement dans la nuit d’où on est sorti ; car, dès que la jeunesse arrive avec les futilités insensées qu’elle amène, de quels maux lamentables n’est-on pas atteint ? Les meurtres, les séditions, les querelles, les combats et l’envie ; et, enfin, survient la vieillesse odieuse, sans forces, chagrine et sans amis, et qui contient toutes les misères.

Épôde.

Je n’y suis pas arrivé seul, mais ce malheureux aussi. De même qu’en hiver un rivage Boréal est ébranlé de tous côtés par les flots, de même les cruelles calamités qui ne le quittent point se ruent comme les flots contre cet homme, les unes venant de l’occident, les autres du levant, d’autres des lieux éclairés par Hèlios à midi, et d’autres du Nord plein de souffles nocturnes.

ANTIGONÈ.

Voici venir à nous, il me semble, ô Père, cet étranger sans compagnons et versant des larmes.

OIDIPOUS.

Quel est-il ?

ANTIGONÈ.

Celui à qui nous pensions depuis longtemps, Polyneikès lui-même, que voici.

POLYNEIKÈS.

Hélas ! que ferai-je ? Pleurerai-je avant tout, ô enfants, mes propres maux ou ceux que je vois, ceux de mon vieux père ? Je le trouve avec vous jeté sur une terre étrangère, sous un vêtement sale et hideux qui souille son flanc et ne fait qu’un avec son vieux corps ; et sur sa tête sans yeux sa chevelure éparse se répand au vent. Et tels aussi, sans doute, sont les aliments de son ventre misérable. Ô très-malheureux que je suis, je reconnais ces choses trop tard, et j’atteste que je suis le pire des hommes de n’être point venu pour te procurer de la nourriture. Sache-le de moi. Mais la clémence est assise sur le trône de Zeus. Qu’elle soit assise de même auprès de toi, Père ! S’il est un remède à nos fautes, on ne peut les accroître. Pourquoi te taire ? Parle, ô Père ; ne te détourne pas de moi. Ne me répondras-tu rien ? Me renverras-tu, m’ayant méprisé, ne m’ayant point parlé, ni révélé la cause de ta colère ? Ô filles de cet homme, mes sœurs, vous au moins efforcez-vous d’ouvrir la bouche triste et implacable de notre père ; et qu’il ne me renvoie point sans m’avoir parlé et m’ayant méprisé, bien que je sois le suppliant d’un Dieu !

ANTIGONÈ.

Dis, ô malheureux, pourquoi tu es venu. Toute parole, en effet, plaît, offense, touche, ou amène une réponse de ceux qui gardaient le silence obstinément.

POLYNEIKÈS.

Je parlerai donc, car tu m’as bien conseillé. Avant tout, je prierai de me venir en aide ce même Dieu à l’autel de qui j’étais, quand le roi de cette terre m’a poussé à venir ici, me promettant de parler et d’entendre et de m’en retourner sauf. Voici, ô Étrangers, ce que je désire ardemment de vous, de mes sœurs et de mon père. Je veux donc te dire, ô Père, pour quelle cause je suis venu. Je suis chassé et exilé de la terre de la patrie parce que j’ai voulu m’asseoir, selon mon droit, sur ton thrône royal, étant l’aîné. C’est pourquoi, Étéoklès, plus jeune que moi, m’a chassé de la Ville. Et il ne l’a point emporté par la force de la raison, ni par sa main ou ses actions victorieuses, mais en persuadant les citoyens. C’est ton Érinnys qui a surtout causé ces choses, et les Divinateurs me l’ont confirmé. Étant arrivé dans Argos Dôrique, j’ai pris Adrastos pour beau-père, et je me suis fait des alliés de tous ceux qui commandent sur la terre d’Apia et qui fleurissent par la lance ; de sorte qu’ayant rassemblé avec eux, contre Thèba, une armée en sept corps, je puisse ou bien mourir ou chasser les auteurs de mes maux. Mais cela est dit. Enfin, pourquoi suis-je venu ici ? Pour te prier et te supplier, ô Père, en mon propre nom et au nom de mes compagnons qui enveloppent l’enceinte Thèbaienne de sept armées ayant autant de chefs. Le premier est le brave Amphiaraos, excellent par la lance et par la science augurale ; le second est l’Aitôlien Tydeus, fils d’Oineus ; le troisième est Étéoklos né d’un père argien ; le quatrième est Hippomédôn que son père Talaos a envoyé ; le cinquième est Kapaneus qui se glorifie de renverser jusqu’aux fondements, par le feu, la ville des Thèbaiens ; le sixième est Parthénopaios, l’Arkadien, qui tient son nom de ce que sa mère resta longtemps vierge avant de l’enfanter, et c’est le fils fidèle d’Atalantès. Enfin, moi, quel que je sois, ton fils ou non, né par une destinée terrible, nommé ton fils cependant, je mène contre Thèba une armée de braves Argiens. Nous te supplions donc humblement, par ces enfants et par ta propre vie, Père, de renoncer à ta fatale colère contre moi qui vais tenter de me venger de mon frère qui m’a chassé de la patrie et qui m’a dépouillé ; car, s’il est dû quelque foi aux oracles, le Dieu a prédit la victoire à ceux que tu soutiendrais. Maintenant, je t’en supplie, par les sources, par les Dieux de ta race, cède ! Si je suis pauvre et étranger, toi aussi tu es étranger ; et nous mendions notre vie aux autres, toi et moi, ayant le même Daimôn. Mais lui, maître de la royauté, ô malheureux que je suis ! il triomphe et se rit également de nous deux ! Si tu prends part à ma résolution, je le confondrai aisément, et en peu de temps ; et, le chassant de force, je te rétablirai dans ta demeure et je m’y rétablirai moi-même. Je puis me vanter de faire cela, si tu le veux ; mais sans toi je ne puis même pas vivre.

LE CHŒUR.

En faveur de celui qui a envoyé cet homme, Oidipous, réponds-lui comme il te semblera bon. Tu le renverras après.

OIDIPOUS.

Hommes, si le roi de cette terre ne me l’avait amené, le jugeant digne d’une réponse, certes, jamais il n’aurait entendu ma voix. Il s’en ira donc, ayant entendu des paroles telles, qu’elles ne réjouiront jamais sa vie. Ô très-scélérat, lorsque tu tenais le sceptre et le thrône que ton frère possède maintenant dans Thèba, tu as chassé ton père, tu l’as exilé de la patrie et tu l’as réduit à se couvrir de ces vêtements que tu contemples aujourd’hui avec des larmes, depuis que tu as subi les mêmes misères que moi. Ce que tu déplores n’est pas à déplorer, et je supporterai mes maux, gardant, tant que je vivrai, le souvenir d’un parricide tel que toi ; car tu es cause de ma vie misérable, et tu m’as chassé, et c’est par toi que je mendie en vagabond ma nourriture de chaque jour. Si je n’avais pas engendré celles-ci, mes filles nourricières, certes, en tant qu’il dépendait de toi, je n’aurais pas survécu. Maintenant encore elles me gardent, elles me nourrissent ; elles sont des hommes, non des femmes, pour me secourir dans mes misères. Pour vous, vous n’êtes point nés de moi, mais d’un autre. C’est pourquoi le Daimôn ne te regardera pas bientôt comme maintenant, si ces armées s’avancent contre la ville des Thèbaiens. En effet, tu ne renverseras pas cette ville, mais, auparavant, tu tomberas souillé de sang, en même temps que ton frère. J’ai déjà lancé contre vous ces imprécations terribles et je les répète maintenant, afin qu’elles viennent à mon aide et que vous sachiez qu’il faut respecter vos parents et ne pas être de tels fils d’un père aveugle. Celles-ci n’ont point agi de même. C’est pourquoi mes Érinnyes se saisiront de ta demeure et de ton thrône, s’il est vrai que l’antique Déesse Dikè, gardienne des vieilles lois, s’assied encore auprès du thrône de Zeus. Va, maudit, chassé et renié par ton père, le plus scélérat des hommes, emporte avec toi ces imprécations que je fais contre toi, afin que tu ne t’empares point de ta terre, que tu ne retournes jamais dans le creux Argos, mais que tu tombes sous la main fraternelle et que tu égorges celui par qui tu as été chassé ! Ayant fait ces imprécations, j’invoque le brouillard Tartaréen où est mon père, pour qu’il t’arrache d’ici. J’invoque aussi ces Daimones, et Arès qui vous a inspiré cette haine affreuse. M’ayant entendu, va ! cours d’ici annoncer à tous les Kadméiens et à tes fidèles alliés quels ont été les présents d’Oidipous à ses fils !

LE CHŒUR.

Polyneikès, je gémis avec toi sur ton voyage inutile ; mais retourne maintenant aussi promptement que tu le pourras.

POLYNEIKÈS.

Ô voyage malheureux et fin lamentable ! Hélas, mes alliés ! Est-ce donc pour cela que nous sommes sortis d’Argos ! Ô malheureux que je suis ! il ne m’est point permis de rien révéler de ceci à mes alliés, ni de retourner en arrière ; mais il me faut courir silencieusement à ma perte ! Ô vous, mes sœurs, filles de cet homme, puisque vous avez entendu les imprécations terribles de mon père, si un jour elles doivent s’accomplir, si vous rentrez un jour dans la demeure, je vous supplie par les Dieux, ne me laissez pas sans honneurs et donnez-moi un tombeau. De même que vous êtes louées maintenant pour les soins que vous donnez à cet homme, vous aurez une gloire égale pour le service que vous me rendrez.

ANTIGONÈ.

Polyneikès, je te supplie de m’écouter.

POLYNEIKÈS.

Qu’est-ce ? dis, ô très-chère Antigonè.

ANTIGONÈ.

Hâte-toi de ramener ton armée dans Argos ; ne cours pas à ta propre ruine et à celle de la Ville.

POLYNEIKÈS.

Ceci ne peut se faire. Comment pourrais-je rassembler de nouveau une armée, si je prends une fois la fuite ?

ANTIGONÈ.

Est-il donc nécessaire, ô enfant, que tu cèdes de nouveau à la colère ? À quoi te servira de renverser ta patrie ?

POLYNEIKÈS.

Il est honteux de fuir, et honteux à moi, l’aîné, d’être raillé par mon frère.

ANTIGONÈ.

Ne vois-tu pas que les prédictions de celui-ci courent à leur fin qui annonce votre meurtre mutuel ?

POLYNEIKÈS.

Il le souhaite en effet ; mais il ne faut pas que nous cédions.

ANTIGONÈ.

Ô malheureuse ! Mais qui osera te suivre quand on connaîtra les oracles qu’il a rendus ?

POLYNEIKÈS.

Je ne révélerai pas les choses funestes. Un bon chef ne dit que les choses qui lui sont favorables, non les autres.

ANTIGONÈ.

Ainsi donc, ô enfant, tu as résolu cela ?

POLYNEIKÈS.

Ne me retiens pas ; il faut que je poursuive ma route, bien que malheureuse et funeste à cause de mon père et de ses Érinnyes. Que Zeus vous rende heureuses toutes deux si vous faites pour moi ce que j’ai dit quand je serai mort, car vous ne pourrez plus rien pour moi vivant. Laissez-moi donc. Je vous salue. Vous ne me reverrez plus vivant.

ANTIGONÈ.

Ô malheureuse que je suis !

POLYNEIKÈS.

Ne me pleure pas.

ANTIGONÈ.

Qui ne pleurerait sur toi, frère, qui te précipites dans la mort inévitable ?

POLYNEIKÈS.

Je mourrai, si cela est fatal.

ANTIGONÈ.

Ne le fais pas, mais suis mon conseil.

POLYNEIKÈS.

Ne me conseille pas ce qu’il ne convient pas de faire.

ANTIGONÈ.

Je serai très-malheureuse si je suis privée de toi.

POLYNEIKÈS.

Il appartient au Daimôn de décider si les choses futures seront telles ou autres. Je prie les Dieux que vous ne subissiez jamais aucun malheur ; car tous les hommes disent que vous ne méritez pas de souffrir.

LE CHŒUR.
Strophe I.

Des calamités nouvelles et terribles nous sont venues à cause de cet Étranger aveugle, à moins que sa Moire ne s’accomplisse ; car je n’ai pas entendu dire que la volonté des Daimones ait été manifestée en vain. Le temps voit toutes choses ; il accomplit les unes la veille et les autres le lendemain. Mais l’Aithèr gronde, ô Zeus !

OIDIPOUS.

Ô enfants, enfants ! oh ! que quelqu’un d’ici appelle à moi l’excellent Thèseus !

ANTIGONÈ.

Père, dans quel dessein le demandes-tu ?

OIDIPOUS.

La foudre ailée de Zeus va me conduire dans le Hadès. Hâtez-vous ! amenez-le promptement.

LE CHŒUR.
Antistrophe I.

Certes voici qu’un grand fracas se rue précipité ! L’horreur hérisse mes cheveux sur ma tête. Mon cœur est épouvanté, car l’éclair Ouranien flambe de nouveau. Qu’annonce-t-il ? Je tremble ! Jamais, en effet, il ne brille en vain, et sans un nouveau malheur. Ô grand Aithèr ! ô Zeus !

OIDIPOUS.

Ô enfants, voici le terme fatal de ma vie, et je ne puis y échapper.

ANTIGONÈ.

Qu’en sais-tu ? Comment le prévois-tu ?

OIDIPOUS.

Je le sais bien. Mais que quelqu’un parte promptement et m’amène le roi de cette terre !

LE CHŒUR.
Strophe II.

Hélas ! hélas ! voici que ce fracas retentissant tonne encore de tous côtés. Sois propice, ô Daimôn, sois-moi propice, si tu apportes quelque calamité à cette terre ma mère ! Puissé-je m’être rencontré avec un homme pieux et ne pas avoir vu un impie ! Ô roi Zeus, je t’invoque !

OIDIPOUS.

L’homme est-il près d’ici ? Filles, me trouvera-t-il respirant encore et possédant ma raison ?

ANTIGONÈ.

Que veux-tu lui confier ?

OIDIPOUS.

En retour du service reçu, je veux lui prouver la gratitude que je lui avais promise.

LE CHŒUR.
Antistrophe II.

Ô fils, viens, viens ! Même si tu sacrifiais, au bout de la plaine, un taureau à l’autel du Dieu marin Poseidaôn, viens ! L’Étranger, en retour du service reçu, veut te prouver, ainsi qu’à la Ville et à ses amis, la gratitude promise. Hâte-toi, viens promptement, ô Roi !

THÈSEUS.

Quelle est encore cette clameur que vous poussez tous à la fois ? C’est manifestement votre voix et celle de l’Étranger. Criez-vous à cause de la foudre de Zeus ou de la grêle qui se rue des nuées ? Il est permis de tout croire, quand une telle tempête est excitée par un Dieu.

OIDIPOUS.

Roi ! tu viens, exauçant mon désir, et c’est quelque Dieu propice qui t’amène.

THÈSEUS.

Que dois-je apprendre encore, ô enfant de Laios ?

OIDIPOUS.

Ma vie incline à sa fin. Je ne veux pas mourir sans tenir à la Ville les promesses que j’ai faites.

THÈSEUS.

Par quoi sais-tu que tu vas mourir ?

OIDIPOUS.

Les Dieux eux-mêmes me l’annoncent comme des hérauts, et ils ne négligent aucun des signes qu’ils ont révélés.

THÈSEUS.

Comment dis-tu, ô vieillard ? Quels sont ces signes ?

OIDIPOUS.

Ces tonnerres ininterrompus, ces traits flamboyants qui partent d’une main invincible.

THÈSEUS.

Tu m’as convaincu, car je sais que tu prophétises souvent et des choses vraies. Maintenant, dis ce qu’il faut faire.

OIDIPOUS.

Je te révélerai, fils d’Aigeus, des choses qui ne vieilliront jamais et qui seront toujours heureuses pour cette ville. Moi-même, sans être conduit par aucune main, je te mènerai bientôt là où je dois mourir. Ne montre jamais à aucun des mortels ni ce lieu où sera caché mon corps, ni dans quelle contrée, afin qu’à la façon d’innombrables boucliers et porteurs de lances alliés, il te soit toujours un rempart contre tes voisins. Mais la chose sacrée qu’il n’est point permis de dire, tu l’apprendras là où tu seras venu seul avec moi. Je ne la révèlerai à aucun de ceux-ci, ni même à mes filles, bien que je les aime. Sache-la, seul ; et, quand tu seras parvenu à la fin de ta vie, confie ce secret à ton seul héritier, et que celui-ci le confie à qui commandera après lui ! Tu rendras ainsi ta ville inexpugnable aux Thèbaiens. De nombreuses villes, même bien régies, ont été entraînées à l’iniquité. Les Dieux, tôt ou tard, découvrent celui qui, plein de démence, méprise les choses divines. Ô fils d’Aigeus, ne sois jamais tel. Mais je t’enseigne ce que tu sais. Le Dieu me presse de me rendre à l’endroit voulu. Ne tardons pas plus longtemps. Suivez-moi, ô enfants. Guide extraordinaire, je vous mène à mon tour comme vous avez conduit votre père. Marchez et ne me touchez pas. Laissez-moi trouver seul le tombeau sacré où il est fatal que je sois enfermé dans cette terre. Ici ! là ! par ici ! Hermès conducteur me mène, et la Déesse souterraine. Ô sombre lumière, qui étais à moi autrefois, tu touches pour la dernière fois mon corps ! Je vais enfermer dans le Hadès ce qui reste de ma vie. Ô le plus cher des hôtes, ô terre, ô serviteurs du chef, soyez heureux ! Et du milieu de vos félicités sans fin, souvenez-vous de moi qui serai mort !

LE CHŒUR.
Strophe.

S’il m’est permis de supplier la Déesse invisible, ainsi que toi, Aidoneus, Aidoneus, roi des Nocturnes ! Je vous demande que l’Étranger n’arrive point par une mort difficile et triste aux Campagnes souterraines des morts, à la demeure Stygienne où tous sont enfermés. Ayant été accablé par tant de maux non mérités, il serait juste que le Daimôn lui vînt en aide.

Antistrophe.

Je vous supplie, ô Déesses souterraines, et toi, Monstre invaincu, qui es couché, selon la renommée, devant les portes bien polies, et qui aboies toujours du fond de ton antre, indomptable Gardien du Hadès ! Et je te supplie, ô toi, fille de Gaia et de Tartaros, de laisser passer l’Étranger qui s’avance vers les demeures souterraines des morts ! Je t’invoque, ô toi qui endors éternellement !

UN MESSAGER.

Hommes citoyens, je vous dirai en paroles très-brèves qu’Oidipous est mort ; mais les faits qui se sont accomplis ne sont pas de nature à être dits brièvement.

LE CHŒUR.

Le malheureux est-il donc mort ?

LE MESSAGER.

Sache que sa longue vie misérable a cessé.

LE CHŒUR.

Comment ? Avec l’aide des Dieux et sans peine ?

LE MESSAGER.

Ceci est digne d’admiration. De quelle façon il est parti, tu le sais, puisque tu étais là, non conduit par aucun de ses amis, mais nous conduisant tous lui-même. Dès qu’il fut arrivé au seuil de ce gouffre qui descend au fond de la terre par des degrés d’airain, il s’arrêta là où le chemin se partage en plusieurs autres, auprès du kratèr creux où sont les éternels gages d’alliance de Thèseus et de Peirithoos ; et il s’assit en ce lieu, entre la roche Thorique, un poirier sauvage et creux, et un tombeau de pierre. Et puis, il se dépouilla de ses haillons, et, ayant appelé ses enfants, il leur ordonna d’apporter de l’eau vive pour les purifications et les libations. Étant allées sur la colline qui regarde Dèmètèr féconde en fruits, elles obéirent promptement à leur père ; et elles le lavèrent et le vêtirent selon le rite. Quand il eut été satisfait en tout, et que rien n’eut été oublié de ce qu’il voulait, le Zeus souterrain tonna ; et dès qu’elles l’eurent entendu, tremblantes, elles se jetèrent aux genoux de leur père, répandant des larmes, ne cessant de se frapper la poitrine et de se lamenter à haute voix. Mais lui, dès qu’il eut entendu le son effrayant, il les entoura de ses bras et dit : — Ô enfants, de ce jour vous n’avez plus de père, et tout est fini pour moi, et vous n’aurez pas plus longtemps le fardeau de me nourrir, et c’était une dure peine ; mais une seule chose adoucit tout ce qui nous a fait souffrir, c’est que personne ne vous a aimées d’un plus grand amour que moi dont vous serez désormais privées jusqu’à la fin de votre vie. — Et ils se tenaient embrassés tous trois et pleuraient par sanglots. Quand ils eurent cessé de se lamenter et de crier, que le silence se fut fait, une Voix soudainement entendue l’appela, qui nous saisit tous de terreur, et nos cheveux se dressèrent sur nos têtes. Et c’était un Dieu qui l’appelait et l’appelait mille fois : — Holà ! holà ! Oidipous, que tardons-nous ? Tu es déjà en retard ! — Dès qu’il eut entendu le Dieu qui l’appelait, il demanda que le roi de cette terre, Thèseus, vînt à lui, et, quand il fut venu, il dit : — Ô chère tête, donne ta main à mes filles en gage d’une foi qui durera toujours ; et vous, ô enfants, donnez-lui la vôtre en retour. Engage-moi ta foi que tu ne les trahiras jamais volontairement et de toujours faire pour elles tout ce que tu méditeras dans ta bienveillance. — Et Thèseus, sans se lamenter, tel qu’un homme de bonne race, promit par serment ce qui lui était demandé par l’Étranger. Dès qu’il eut juré, Oidipous, de ses bras incertains, entoura sa fille et dit : — Ô enfant, il faut supporter ceci avec une âme courageuse et quitter ce lieu, afin de ne point voir et de ne point entendre les choses défendues. Partez promptement, et que le seul Thèseus reste, car ceci le concerne seul, et il faut qu’il le connaisse. — L’ayant tous entendu parler ainsi, nous partîmes avec les jeunes vierges, en gémissant et en pleurant. Après nous être éloignés un peu, nous regardâmes et vîmes que l’homme avait disparu et que le Roi tenait la main devant sa face et ses yeux, comme à l’aspect d’une chose terrible dont il ne pouvait soutenir la vue. Et, après peu de temps nous le vîmes, se prosternant, vénérer la terre et l’Olympos des Dieux. De quelle façon l’homme a-t-il péri ? Aucun mortel ne le dira, si ce n’est la tête de Thèseus. En effet, la foudre flamboyante de Zeus ne l’a point achevé, ni quelque tempête de la mer ; mais un envoyé des Dieux l’a emmené, ou les gouffres amis et ténébreux de la terre où sont les morts se sont ouverts pour lui. Et il est parti sans gémissements et sans douleurs, et nul des mortels n’est mort plus étrangement. Si quelqu’un juge que je dis des choses insensées, je ne tenterai pas de le persuader.

LE CHŒUR.

Où sont les jeunes filles et les amis qui les ont emmenées ?

LE MESSAGER.

Non loin d’ici. Le bruit de leurs lamentations annonce qu’elles approchent.

ANTIGONÈ.
Strophe I.

Hélas ! Combien il nous est permis, malheureuses, de gémir sur le sang impie que nous tenons de notre père ! C’est par lui qu’ayant déjà subi tant de maux en un autre temps, nous subissons enfin ceux-ci, plus grands que tous, que nous voyons et que nous souffrons.

LE CHŒUR.

Qu’y a-t-il ?

ANTIGONÈ.

On ne saurait imaginer cela, amis.

LE CHŒUR.

Est-il mort ?

ANTIGONÈ.

De la meilleure mort qu’on puisse désirer. En effet, ni Arès ne s’est rué sur lui, ni la mer ; mais les contrées souterraines que les yeux ne peuvent voir l’ont englouti par une destinée mystérieuse. Malheureuse ! une nuit funeste obscurcit nos yeux. Sur quelle terre éloignée, sur quelle mer agitée irons-nous, errantes, vivre d’une vie lamentable ?

ISMÈNÈ.

Je ne sais. Que le sanglant Aidès m’enlève avec mon père ! La vie qui me reste n’est pas la vie.

LE CHŒUR.

Ô les plus excellentes des filles, puisqu’un Dieu vous accorde quelque chose d’heureux, ne vous livrez point à une douleur trop grande. Vous ne devez pas accuser votre destinée.

ANTIGONÈ.
Antistrophe I.

Il arrive donc qu’on regrette ses maux ! Ce qui n’est doux à personne m’était doux quand je le soutenais de mes mains. Ô Père, ô cher Père ! Ô toi qui es enveloppé des éternelles ténèbres de la terre, tu ne cesseras jamais d’être aimé de moi et de celle-ci !

LE CHŒUR.

Il a eu…

ANTIGONÈ.

Ce qu’il a voulu.

LE CHŒUR.

Qu’est-ce ?

ANTIGONÈ.

Il est mort sur la terre étrangère, ce qu’il désirait ; il a sous la terre un lit couvert d’une ombre éternelle, et il n’est point mort non pleuré, car mes yeux, ô Père, ne cesseront jamais de verser des larmes, et jamais ton regret amer ne me quittera, car tu es mort abandonné de moi !

ISMÈNÈ.

Ô malheureuse ! Quelle destinée nous attend, ô chère, ainsi privées de notre père ?

LE CHŒUR.

Puisque le dernier jour de sa vie a été heureux, cessez de gémir, ô chères. Personne n’est affranchi des misères.

ANTIGONÈ.
Strophe II.

Retournons, chère.

ISMÈNÈ.

Que ferons-nous ?

ANTIGONÈ.

Le désir me prend…

ISMÈNÈ.

Qu’est-ce ?

ANTIGONE.

De voir l’autel souterrain…

ISMÈNÈ.

De qui ?

ANTIGONÈ.

De mon père. Ô malheureuse !

ISMÈNÈ.

Ne vois-tu pas qu’il est défendu d’en approcher ?

ANTIGONÈ.

Que me réponds-tu là ?

ISMÈNÈ.

Et puis…

ANTIGONÈ.

Qu’est-ce encore ?

ISMÈNÈ.

Il est sans tombeau et n’a été porté par personne.

ANTIGONÈ.

Mène-moi, et tue-moi sur lui !

ISMÈNÈ.

Ô très-malheureuse que je suis ! abandonnée et manquant de tout, où mener ma misérable vie ?

LE CHŒUR.
Antistrophe II.

Chères, ne craignez rien.

ANTIGONÈ.

Où me réfugierai-je ?

LE CHŒUR.

Il vous a déjà épargnées…

ANTIGONÈ.

Qui ?

LE CHŒUR.

Le malheur qui vous a menacées.

ANTIGONÈ.

Je pense…

LE CHŒUR.

Que penses-tu ?

ANTIGONÈ.

Comment retourner dans notre demeure ? Je ne sais.

LE CHŒUR.

Ne cherche pas.

ANTIGONÈ.

Je suis accablée de maux !

LE CHŒUR.

Ils t’accablaient déjà auparavant.

ANTIGONÈ.

Ils étaient inextricables, ils le sont plus encore maintenant.

LE CHŒUR.

Certes, vous êtes tombées dans une large mer de maux.

ANTIGONÈ.

Hélas ! hélas ! où irons-nous, ô Zeus ? À quelle espérance un Dieu nous conviera-t-il maintenant ?

THÈSEUS.

Cessez de gémir, enfants. Il ne faut pas déplorer la faveur souterraine. Cela n’est point permis.

ANTIGONÈ.

Ô fils d’Aigeus, nous tombons à tes genoux.

THÈSEUS.

Quel est votre désir, ô enfants, afin que je le satisfasse ?

ANTIGONÈ.

Nous désirons contempler nous-mêmes le tombeau de notre père.

THÈSEUS.

Cela n’est point permis.

ANTIGONÈ.

Que dis-tu, ô Roi, chef des Athènaiens ?

THÈSEUS.

Ô enfants, il m’a défendu de permettre à aucun mortel d’approcher de ce lieu sacré où il est, ni d’y invoquer les Ombres. Il m’a dit que si je me conformais à ces ordres, je garderais toujours cette terre heureuse et tranquille. Notre Daimôn sait cela, et le serment de Zeus aussi, lui qui entend tout.

ANTIGONÈ.

Si les choses lui plaisent ainsi, il est juste que nous obéissions. Renvoie-nous donc à l’antique Thèba, afin que nous nous opposions au meurtre de nos frères, si nous le pouvons.

THÈSEUS.

Je le ferai, ainsi que toutes les autres choses qui vous seront utiles et qui pourront plaire à celui qui vient de mourir, car il ne convient pas que je me décourage en ceci.

LE CHŒUR.

Apaisez-vous donc et ne vous lamentez pas outre mesure, car toutes ces choses seront accomplies.



<span class="pagenum ws-pagenum" id="IV. Antigonè" title="Page:Sophocle, trad. Leconte de Lisle, 1877.djvu/240">

IV

ANTIGONÈ


ANTIGONÈ



PERSONNAGES
Antigonè.
Ismènè.
Le Chœur des Vierges Argiennes.
Kréôn.
Un Gardien.
Haimôn.
Teirésias.
Eurydikè.
Un Envoyé.


ANTIGONÈ.


Ô chère tête fraternelle d’Ismènè, sais-tu quels sont les maux venus d’Oidipous que Zeus ne nous inflige pas, à nous qui vivons encore ? En effet, il n’est rien de cruel, d’amer, de honteux et d’ignominieux que je n’aie vu parmi tes maux et les miens. Et, maintenant, quel est cet édit récent que le maître de la Ville a imposé à tous les citoyens ? Le connais-tu ? L’as-tu entendu ? Ou les maux te sont-ils cachés qu’on médite contre nos amis et qu’on a coutume de souffrir de la part d’un ennemi ?

ISMÈNÈ.

Aucune nouvelle de nos amis, Antigonè, n’est venue à moi, joyeuse ou triste, depuis que nous avons été privées de nos deux frères, morts en un seul jour, l’un par l’autre. L’armée des Argiens s’en étant allée cette nuit, je ne sais rien de plus qui puisse me rendre plus heureuse ou plus malheureuse.

ANTIGONÈ.

Je le sais bien ; mais je t’ai demandé de sortir de la demeure, afin que tu m’entendisses seule.

ISMÈNÈ.

Qu’est-ce ? Il est manifeste que tu roules quelque chose dans ton esprit.

ANTIGONÈ.

Kréôn n’a-t-il pas décrété les honneurs de la sépulture pour l’un de nos frères, en les refusant indignement à l’autre ? On dit qu’il a enfermé Étéoklès dans la terre, pour qu’il fût honoré des morts ; mais il a défendu aux citoyens de mettre au tombeau le misérable cadavre de Polyneikès mort et de le pleurer. Et on doit le livrer, non enseveli, non pleuré, en proie aux oiseaux carnassiers à qui cette pâture est agréable. On dit que le bon Kréôn a décrété cela pour toi et pour moi, certes, pour moi, et qu’il va venir ici afin de l’annoncer hautement à ceux qui l’ignorent. Et il ne pense point que ce soit une chose vaine. Celui qui agira contre ce décret devra être écrasé de pierres par le peuple, dans la Ville. Voilà ce qui te menace, et tu montreras avant peu si tu es bien née ou si tu es la fille lâche de pères irréprochables.

ISMÈNÈ.

Ô malheureuse ! si la chose est telle, à quoi me résoudre ?

ANTIGONÈ.

Vois si tu veux agir avec moi et m’aider !

ISMÈNÈ.

Que médites-tu ? Quelle est ta pensée ?

ANTIGONÈ.

Veux-tu enlever le cadavre avec moi ?

ISMÈNÈ.

Penses-tu à l’ensevelir, quand cela est défendu aux citoyens ?

ANTIGONÈ.

Certes, j’ensevelirai mon frère qui est le tien, si tu ne le veux pas. Jamais on ne m’accusera de trahison.

ISMÈNÈ.

Ô malheureuse ! Puisque Kréôn l’a défendu ?

ANTIGONÈ.

Il n’a nul droit de me repousser loin des miens.

ISMÈNÈ.

Hélas ! songe, ô sœur, que notre père est mort détesté et méprisé, et qu’ayant connu ses actions impies, il s’est arraché les deux yeux de sa propre main ; que celle qui portait le double nom de sa mère et de son épouse, s’affranchit de la vie à l’aide d’un lacet terrible ; et que nos deux frères enfin, en un même jour, se tuant eux-mêmes, les malheureux ! se sont donné la mort l’un l’autre. Maintenant que nous voici toutes deux seules, songe que nous devrons mourir plus lamentablement encore, si, contre la loi, nous méprisons la force et la puissance des maîtres. Il faut penser que nous sommes femmes, impuissantes à lutter contre des hommes, et que, soumises à ceux qui sont les plus forts, nous devons leur obéir, même en des choses plus dures. Pour moi, ayant prié les Ombres souterraines de me pardonner, parce que je suis contrainte par la violence, je cèderai à ceux qui possèdent la puissance, car il est insensé de tenter au delà de ses forces.

ANTIGONÈ.

Je ne demanderai plus rien. Même si tu voulais agir avec moi, je ne me servirai pas volontiers de toi. Fais ce que tu veux, mais moi, je l’ensevelirai, et il me sera beau de mourir pour cela. Ayant commis un crime pieux, chère je me coucherai auprès de qui m’est cher ; car j’aurai plus longtemps à plaire à ceux qui sont sous terre qu’à ceux qui sont ici. C’est là que je serai couchée pour toujours. Mais toi, méprise à ton gré ce qu’il y a de plus sacré pour les Dieux.

ISMÈNÈ.

Je ne le méprise pas, mais je n’ai pas la force de rien faire malgré les citoyens.

ANTIGONÈ.

Prends ce prétexte. Moi j’irai élever un tombeau à mon très-cher frère.

ISMÈNÈ.

Hélas ! combien je crains pour toi, malheureuse !

ANTIGONÈ.

Ne crains rien pour moi ; ne t’inquiète que de ce qui te regarde.

ISMÈNÈ.

Ne confie au moins ton dessein à personne. Agis secrètement. Je me tairai aussi.

ANTIGONÈ.

Hélas ! parle hautement. Tu me seras plus odieuse si tu te tais que si tu révèles ceci à tous.

ISMÈNÈ.

Tu as un cœur chaud pour ce qui exige le sang-froid.

ANTIGONÈ.

Je plais ainsi, je le sais, à ceux auxquels il convient que je plaise.

ISMÈNÈ.

Si tu le peux, pourtant ; mais tu tentes au delà de tes forces.

ANTIGONÈ.

Je m’arrêterai donc quand je ne pourrai faire plus.

ISMÈNÈ.

Quand les choses sont au-dessus de nos forces, il convient de ne pas les tenter.

ANTIGONÈ.

Si tu parles ainsi, je te prendrai en haine et tu seras justement odieuse à celui qui est mort. Mais laisse-moi braver ce que j’ose, car, certes, quelque destinée cruelle que je subisse, je mourrai glorieusement.

ISMÈNÈ.

Si cela te semble ainsi, va ! Sache que tu es insensée, mais que tu aimes sincèrement tes amis.

LE CHŒUR.
Strophe I.

Clarté splendide ! La plus belle des lumières qui aient lui sur Thèba aux sept portes, tu as enfin paru au-dessus des sources Dirkaiennes. Œil du jour d’or ! Tu as repoussé et contraint de fuir, lâchant les rênes, l’homme au bouclier blanc, sorti tout armé d’Argos, et qui, levé contre notre terre pour la cause douteuse de Polyneikès, et poussant des cris aigus, s’est abattu ici comme un aigle à l’aile de neige, avec d’innombrables armes et des casques chevelus.

Antistrophe I.

Plus haut que nos demeures, il était là, dévorant, de toute part, avec ses lances avides de meurtre, autour des sept portes ; et il s’en est allé avant de s’être rassasié de notre sang, et avant que Hèphaistos résineux ait saisi nos tours crénelées ; tant a éclaté derrière lui le ressentiment d’Arès, invincible pour le Drakôn ennemi. Car Zeus hait l’impudence d’une langue orgueilleuse, et, les ayant vus se ruer impétueusement, très-fiers de leur or strident, il a renversé, de la foudre dardée, celui qui se préparait à pousser le cri de la victoire au faîte de nos murailles.

Strophe II.

Renversé, il tomba, retentissant contre terre et portant le feu, lui qui, naguère, ivre d’une fureur insensée, avait le souffle des vents les plus terribles. Et Arès, grand et impétueux, détourna ces maux et leur en infligea d’autres en les bouleversant tous. Et les sept Chefs, dressés aux sept portes contre sept autres, laissèrent leurs armes d’airain à Zeus qui met en fuite, excepté ces deux malheureux qui, nés du même père et de la même mère, se sont frappés l’un l’autre de leurs lances et ont reçu une commune mort.

Antistrophe II.

Mais Nika, au nom illustre, est venue sourire à Thèba aux chars innombrables. Oublions donc ces combats, et menons des chœurs nocturnes dans tous les temples des Dieux, et que Bakkhos les conduise, lui qui ébranle la terre Thèbaienne ! Voici le roi du pays, Kréôn Ménoikéide. Il vient à cause des faits récents qu’ont voulus les Dieux, roulant quelque dessein, puisqu’il a convoqué cette assemblée de vieillards réunis par un appel commun.

KRÉÔN.

Hommes ! Les Dieux ont enfin sauvé cette ville qu’ils avaient battue de tant de flots. Je vous ai ordonné par des envoyés de vous réunir ici, choisis entre tous, parce que vous avez, je le sais, toujours honoré la puissance de Laios, et gardé la même foi constante à Oidipous quand il commandait dans la Ville, et, lui mort, à ses enfants. Puisqu’ils ont péri tous deux en un même jour, tués l’un par l’autre en un meurtre mutuel et impie, je possède maintenant la puissance et le thrône, étant le plus proche parent des morts. L’esprit, l’âme et les desseins d’un homme ne peuvent être connus avant qu’il ait mené la chose publique et appliqué les lois. Quiconque régit la Ville et ne se conforme point aux meilleurs principes, mais réprime sa langue par frayeur, celui-là est le pire des hommes, je l’ai toujours pensé et je le pense encore ; et je n’estime en aucune façon celui qui préfère un ami à sa patrie. J’en atteste Zeus qui voit toutes choses ! Je ne me tais point quand je vois qu’une calamité menace le salut des citoyens, et jamais je n’ai en amitié un ennemi de la patrie ; car je sais que c’est le salut de la patrie qui sauve les citoyens, et que nous ne manquons point d’amis tant qu’elle est en sûreté. C’est par de telles pensées que j’accroîtrai cette ville. Et j’ai ordonné par un édit qu’on enfermât dans un tombeau Étéoklès qui, en combattant pour cette ville, est mort bravement, et qu’on lui rendît les honneurs funèbres dus aux ombres des vaillants hommes. Mais, pour son frère Polyneikès qui, revenu de l’exil, a voulu détruire par la flamme sa patrie et les Dieux de sa patrie, qui a voulu boire le sang de ses proches et réduire les citoyens en servitude, je veux que nul ne lui donne un tombeau, ni ne le pleure, mais qu’on le laisse non enseveli, et qu’il soit honteusement déchiré par les oiseaux carnassiers et par les chiens. Telle est ma volonté. Les impies ne recevront jamais de moi les honneurs dus aux justes ; mais quiconque sera l’ami de cette ville, vivant, ou mort, sera également honoré par moi.

LE CHŒUR.

Il te plaît d’agir ainsi, Kréôn, fils de Ménoikeus, envers l’ennemi de cette ville et envers son ami. Tous, tant que nous sommes, vivants ou morts, nous sommes soumis à ta loi, quelle qu’elle soit.

KRÉÔN.

Veillez donc à ce que l’édit soit respecté.

LE CHŒUR.

Confie ce soin à de plus jeunes.

KRÉÔN.

Il y a déjà des gardiens du cadavre.

LE CHŒUR.

Que nous ordonnes-tu donc de plus ?

KRÉÔN.

De ne point permettre qu’on désobéisse.

LE CHŒUR.

Nul n’est assez insensé pour désirer mourir.

KRÉÔN.

Certes, telle est la récompense promise ; mais l’espoir d’un gain a souvent perdu les hommes.

LE GARDIEN.

Roi, je ne dirai pas sans doute que je suis venu, haletant, d’un pas rapide et pressé. Je me suis attardé en proie à beaucoup de soucis, et retournant souvent en arrière sur mon chemin. En effet, je me suis dit bien des fois : — Malheureux ! pourquoi courir à ton propre châtiment ? Mais t’arrêteras-tu, malheureux ? Si Kréôn apprend ceci de quelque autre, comment échapperas-tu à ta perte ? — Roulant ces choses dans mon esprit, j’ai marché lentement de sorte que la route est devenue longue, bien qu’elle soit courte. Enfin j’ai résolu de venir à toi, et quoique je ne rapporte rien de certain, je parlerai cependant. En effet, je viens dans l’espoir de ne souffrir que ce que la destinée a décidé.

KRÉÔN.

Qu’est-ce ? Pourquoi es-tu inquiet dans ton esprit ?

LE GARDIEN.

Je veux avant tout te révéler ce qui me concerne. Je n’ai point fait ceci et je n’ai point vu qui l’a fait. Je ne mérite donc pas d’en souffrir.

KRÉÔN.

Certes, tu parles avec précaution et tu te garantis de toute façon. Je vois que tu as à m’annoncer quelque chose de grave.

LE GARDIEN.

Le danger inspire beaucoup de crainte.

KRÉÔN.

Ne parleras-tu point afin de sortir, la chose dite ?

LE GARDIEN.

Je te dirai tout. Quelqu’un a enseveli le mort, et s’en est allé après avoir jeté de la poussière sèche sur le cadavre et accompli les rites funèbres selon la coutume.

KRÉÔN.

Que dis-tu ? Qui a osé faire cela ?

LE GARDIEN.

Je ne sais, car rien n’avait été tranché par la bêche ni creusé par la houe. La terre était dure, âpre, intacte, non sillonnée par les roues d’un char ; et celui qui a fait la chose n’a point laissé de trace. Dès que le premier veilleur du matin nous eut appris le fait, ceci nous sembla un triste prodige. Le mort n’était plus visible, non qu’il fût enfermé sous terre cependant, mais entièrement couvert d’une poussière légère afin d’échapper à toute souillure. Et il n’y avait aucune trace de bête fauve ou de chien qui fût venu et qui eût traîné le cadavre. Alors, nous commençâmes à nous injurier, chaque gardien en accusant un autre. Et la chose en serait venue aux coups, car nul n’était là pour s’y opposer, et tous semblaient coupables ; mais rien n’était prouvé contre personne et chacun se défendait du crime. Nous étions prêts à saisir de nos mains un fer rouge, à traverser les flammes, à jurer par les Dieux que nous n’avions rien fait, que nous ne savions ni qui avait médité le crime, ni qui l’avait commis. Enfin, comme en cherchant nous ne trouvions rien, un d’entre nous dit une parole qui fit que nous baissâmes tous la tête de terreur ; car nous ne pouvions ni la contredire, ni savoir si cela tournerait heureusement pour nous. Et cette parole était qu’il fallait t’annoncer la chose et ne rien te cacher. Cette résolution l’emporta, et le sort m’a condamné, moi, malheureux, à porter cette belle nouvelle ! Je suis ici contre mon gré et contre votre gré à tous. Personne n’aime à être un messager de malheur.

LE CHŒUR.

Certes, ô Roi, j’y pense depuis longtemps : ceci n’a-t-il point été fait par les Dieux ?

KRÉÔN.

Tais-toi, avant que tes paroles aient excité ma colère et de peur d’être pris pour vieux et insensé. Tu dis une chose intolérable en disant que les Daimones s’inquiètent de ce mort. Lui ont-ils donc accordé comme à un bienfaiteur l’honneur de la sépulture, à lui qui est venu brûler leurs temples soutenus de colonnes et les dons sacrés, dévaster leur terre et détruire leurs lois ? Vois-tu les Dieux honorer les pervers ? Cela n’est pas. Mais depuis longtemps quelques citoyens, supportant ceci avec peine, murmuraient contre moi, secouant silencieusement leurs têtes ; et ils ne courbaient point le cou sous le joug, comme il convient, et ils n’obéissaient point à mon commandement. Je sais qu’ils ont excité par une récompense ces gardiens à faire cela ; car l’argent est la plus funeste des inventions des hommes. Il dévaste les villes, il chasse les hommes de leurs demeures, et il pervertit les esprits sages, afin de les pousser aux actions honteuses ; il enseigne les ruses aux hommes et les accoutume à toutes les impiétés. Mais ceux qui ont fait ceci pour une récompense ne se sont attiré que des châtiments certains. Si le respect de Zeus est encore puissant sur moi, sachez-le sûrement : je dis et jure que, si vous n’amenez point devant moi l’auteur de cet ensevelissement, vous ne serez point seulement punis de mort, mais pendus vivants, tant que vous n’aurez point révélé qui a commis ce crime ; vous apprendrez désormais où il faut chercher le gain désiré, et qu’on ne doit point l’obtenir par tous les moyens ; car beaucoup sont plutôt perdus que sauvés par les gains honteux.

LE GARDIEN.

Permets-tu que je parle encore, ou m’en retournerai-je ?

KRÉÔN.

Ne sais-tu pas que tu me blesses par tes paroles ?

LE GARDIEN.

Ton oreille est-elle blessée, ou ton âme ?

KRÉÔN.

Pourquoi cherches-tu où est mon mal ?

LE GARDIEN.

Celui qui a commis le crime blesse ton âme, et moi, je blesse ton oreille.

KRÉÔN.

Ah ! tu es né pour mon malheur.

LE GARDIEN.

Certes, je n’ai point commis le crime.

KRÉÔN.

Tu as donné ta vie pour le désir de l’argent.

LE GARDIEN.

Ah ! c’est un malheur, quand on soupçonne, de soupçonner faussement.

KRÉÔN.

Argumente autant que tu le voudras contre le soupçon ; mais si vous ne révélez ceux qui ont fait cela, vous apprendrez, l’ayant éprouvé, que les maux sont engendrés par les gains iniques.

LE GARDIEN.

Certes, je désire ardemment qu’on trouve le coupable ; mais qu’il soit découvert ou non, et c’est à la destinée d’en décider, tu ne me verras plus revenir ici. En effet, sauvé maintenant contre mon espérance et ma pensée, je dois rendre mille grâces aux Dieux.

LE CHŒUR.
Strophe I.

Beaucoup de choses sont admirables, mais rien n’est plus admirable que l’homme. Il est porté par le Notos orageux à travers la sombre mer, au milieu de flots qui grondent autour de lui ; il dompte, d’année en année, sous les socs tranchants, la plus puissante des Déesses, Gaia, immortelle et infatigable, et il la retourne à l’aide du cheval.

Antistrophe I.

L’homme, plein d’adresse, enveloppe, dans ses filets faits de cordes, la race des légers oiseaux et les bêtes sauvages et la génération marine de la mer ; et il asservit par ses ruses la bête farouche des montagnes ; et il met sous le joug le cheval chevelu et l’infatigable taureau montagnard, et il les contraint de courber le cou.

Strophe II.

Il s’est donné la parole et la pensée rapide et les lois des cités, et il a mis ses demeures à l’abri des gelées et des pluies fâcheuses. Ingénieux en tout, il ne manque jamais de prévoyance en ce qui concerne l’avenir. Il n’y a que le Hadès auquel il ne puisse échapper, mais il a trouvé des remèdes aux maladies dangereuses.

Antistrophe II.

Plus intelligent en inventions diverses qu’on ne peut l’espérer, il fait tantôt le bien, tantôt le mal, violant les lois de la patrie et le droit sacré des Dieux. Celui qui excelle dans la Ville mérite d’en être rejeté, quand, par audace, il agit honteusement. Que je n’aie ni le même toit, ni les mêmes pensées que celui qui agit ainsi ! Par un prodige incroyable, ce ne peut être Antigonè, bien que ce soit elle que je vois. Ô malheureuse fille du malheureux Oidipous, qu’y a-t-il ? Ceux-ci t’amènent-ils pour avoir méprisé la loi royale et avoir osé une action insensée ?

LE GARDIEN.

Celle-ci a commis le crime. Nous l’avons saisie ensevelissant le cadavre. Mais où est Kréôn ?

LE CHŒUR.

Le voici qui sort de la demeure, et à propos.

KRÉÔN.

Qu’est-ce ? Qu’est-il arrivé qui rende ma venue opportune ?

LE GARDIEN.

Roi, les mortels ne doivent rien nier par serment, car une seconde pensée dément la première. Je n’aurais certes point cru que je dusse jamais revenir ici, troublé que j’étais par tes menaces ; mais la joie qui arrive inespérée et inattendue ne peut être surpassée par aucun autre bonheur. Je reviens donc, ayant abjuré mon serment et menant ici cette jeune fille qui a été surprise préparant la sépulture. En ceci le sort n’a point été interrogé, mais c’est moi seul qui ai le mérite de l’action, et non un autre. Et maintenant, Roi, puisque je l’ai prise, questionne-la et convaincs-la, comme il te plaira. Moi je suis absous et justement affranchi du châtiment.

KRÉÔN.

Comment et où as-tu pris celle que tu amènes ?

LE GARDIEN.

Elle ensevelissait l’homme. Tu sais tout.

KRÉÔN.

Comprends-tu ce que tu dis, et dis-tu vrai ?

LE GARDIEN.

Je l’ai vue ensevelissant le cadavre que tu avais défendu d’ensevelir. Ai-je parlé assez ouvertement et clairement ?

KRÉÔN.

Et comment a-t-elle été aperçue et surprise commettant le crime ?

LE GARDIEN.

La chose s’est passée ainsi. Dès que nous fûmes retournés, pleins de terreur à cause de tes menaces terribles, ayant enlevé toute la poussière qui couvrait le corps et l’ayant mis à nu tout putréfié, nous nous assîmes au sommet des collines, contre le vent, pour fuir l’odeur et afin qu’elle ne nous atteignît pas, et nous nous excitions l’un l’autre par des injures, dès qu’un d’entre nous négligeait de veiller. La chose fut ainsi jusqu’à l’heure où l’orbe de Hèlios s’arrêta au milieu de l’Aithèr et que son ardeur brûla. Alors un brusque tourbillon, soulevant une tempête sur la terre et obscurcissant l’air, emplit la plaine et dépouilla tous les arbres de leur feuillage, et le grand Aithèr fut enveloppé d’une épaisse poussière. Et, les yeux fermés, nous subissions cette tempête envoyée par les Dieux. Enfin, après un long temps, quand l’orage eut été apaisé, nous aperçûmes cette jeune fille qui se lamentait d’une voix aiguë, telle que l’oiseau désolé qui trouve le nid vide de ses petits. De même celle-ci, dès qu’elle vit le cadavre nu, hurla des lamentations et des imprécations terribles contre ceux qui avaient fait cela. Aussitôt elle apporte de la poussière sèche, et, à l’aide d’un vase d’airain forgé au marteau, elle honore le mort d’une triple libation. L’ayant vue, nous nous sommes élancés et nous l’avons saisie brusquement sans qu’elle en fût effrayée. Et nous l’avons interrogée sur l’action déjà commise et sur la plus récente, et elle n’a rien nié. Et ceci m’a plu et m’a attristé en même temps ; car, s’il est très-doux d’échapper au malheur, il est triste d’y mener ses amis. Mais tout est d’un moindre prix que mon propre salut.

KRÉÔN.

Et toi qui courbes la tête contre terre, je te parle : Avoues-tu ou nies-tu avoir fait cela ?

ANTIGONÈ.

Je l’avoue, je ne nie pas l’avoir fait.

KRÉÔN.

Pour toi, va où tu voudras ; tu es absous de ce crime. Mais toi, réponds-moi en peu de mots et brièvement : Connaissais-tu l’édit qui défendait ceci ?

ANTIGONÈ.

Je le connaissais. Comment l’aurais-je ignoré ? Il est connu de tous.

KRÉÔN.

Et ainsi, tu as osé violer ces lois ?

ANTIGONÈ.

C’est que Zeus ne les a point faites, ni la Justice qui siége auprès des Dieux souterrains. Et je n’ai pas cru que tes édits pussent l’emporter sur les lois non écrites et immuables des Dieux, puisque tu n’es qu’un mortel. Ce n’est point d’aujourd’hui, ni d’hier, qu’elles sont immuables ; mais elles sont éternellement puissantes, et nul ne sait depuis combien de temps elles sont nées. Je n’ai pas dû, par crainte des ordres d’un seul homme, mériter d’être châtiée par les Dieux. Je savais que je dois mourir un jour, comment ne pas le savoir ? même sans ta volonté, et si je meurs avant le temps, ce me sera un bien, je pense. Quiconque vit comme moi au milieu d’innombrables misères, celui-là n’a-t-il pas profit à mourir ? Certes, la destinée qui m’attend ne m’afflige en rien. Si j’avais laissé non enseveli le cadavre de l’enfant de ma mère, cela m’eût affligée ; mais ce que j’ai fait ne m’afflige pas. Et si je te semble avoir agi follement, peut-être suis-je accusée de folie par un insensé.

LE CHŒUR.

L’esprit inflexible de cette enfant vient d’un père semblable à elle. Elle ne sait point céder au malheur.

KRÉÔN.

Sache cependant que ces esprits inflexibles sont domptés plus souvent que d’autres. C’est le fer le plus solidement forgé au feu et le plus dur que tu vois se rompre le plus aisément. Je sais que les chevaux fougueux sont réprimés par le moindre frein, car il ne convient point d’avoir un esprit orgueilleux à qui est au pouvoir d’autrui. Celle-ci savait qu’elle agissait injurieusement en osant violer des lois ordonnées ; et, maintenant, ayant accompli le crime, elle commet un autre outrage en riant et en se glorifiant de ce qu’elle a fait. Que je ne sois plus un homme, qu’elle en soit un elle-même, si elle triomphe impunément, ayant osé une telle chose ! Mais, bien qu’elle soit née de ma sœur, bien qu’elle soit ma plus proche parente, ni elle, ni sa sœur n’échapperont à la plus honteuse destinée, car je soupçonne cette dernière non moins que celle-ci d’avoir accompli cet ensevelissement. Appelez-la. Je l’ai vue dans la demeure, hors d’elle-même et comme insensée. Le cœur de ceux qui ourdissent le mal dans les ténèbres a coutume de les dénoncer avant tout. Certes, je hais celui qui, saisi dans le crime, se garantit par des belles paroles.

ANTIGONÈ.

Veux-tu faire plus que me tuer, m’ayant prise ?

KRÉÔN.

Rien de plus. Ayant ta vie, j’ai tout ce que je veux.

ANTIGONÈ.

Que tardes-tu donc ? De toutes tes paroles aucune ne me plaît, ni ne saurait me plaire jamais, et, de même, aucune des miennes ne te plaît non plus. Pouvais-je souhaiter une gloire plus illustre que celle que je me suis acquise en mettant mon frère sous la terre ? Tous ceux-ci diraient que j’ai bien fait, si la terreur ne fermait leur bouche ; mais, entre toutes les félicités sans nombre de la tyrannie, elle possède le droit de dire et de faire ce qui lui plait.

KRÉÔN.

Tu penses ainsi, seule de tous les Kadméiens.

ANTIGONÈ.

Ils pensent de même, mais ils compriment leur bouche pour te complaire.

KRÉÔN.

N’as-tu donc point honte de ne point faire comme eux ?

ANTIGONÈ.

Certes, non ! car il n’y a aucune honte à honorer ses proches.

KRÉÔN.

N’était-il pas ton frère aussi celui qui est tombé en portant les armes pour une cause opposée ?

ANTIGONÈ.

De la même mère et du même père.

KRÉÔN.

Pourquoi donc, en honorant celui-là, es-tu impie envers celui-ci ?

ANTIGONÈ.

Celui qui est mort ne rendrait pas ce témoignage.

KRÉÔN.

Il le ferait sans doute, puisque tu honores l’impie autant que lui.

ANTIGONÈ.

Polyneikès est mort son frère et non son esclave.

KRÉÔN.

Il est mort en dévastant cette terre, tandis que l’autre combattait vaillamment pour elle.

ANTIGONÈ.

Aidès applique à tous les mêmes lois.

KRÉÔN.

Mais le bon et le mauvais n’ont pas le même traitement.

ANTIGONÈ.

Qui peut savoir si cela est ainsi dans le Hadès ?

KRÉÔN.

Jamais un ennemi, même mort, ne devient un ami.

ANTIGONÈ.

Je suis née non pour une haine mutuelle, mais pour un mutuel amour.

KRÉÔN.

Si ta nature est d’aimer, va chez les morts et aime-les. Tant que je vivrai, une femme ne commandera pas.

LE CHŒUR.

Voici, devant les portes, Ismènè qui verse des larmes à cause de sa sœur. Le nuage qui tombe de ses sourcils altère son visage qui rougit, et sillonne de larmes ses belles joues.

KRÉÔN.

Holà ! toi, qui es entrée secrètement dans ma demeure, comme une vipère, pour boire tout mon sang, car je ne savais pas que je nourrissais deux calamités, deux pestes de mon thrône, viens ! Parle enfin : avoueras-tu que tu as aidé à cet ensevelissement, ou jureras-tu que tu l’ignorais ?

ISMÈNÈ.

J’ai commis ce crime, si celle-ci l’avoue pour sa part. J’ai participé au fait et au crime.

ANTIGONÈ.

La justice ne consent point à cela, car tu n’as point voulu agir et je n’ai rien fait en commun avec toi.

ISMÈNÈ.

Mais je n’ai point honte, dans ton malheur, de partager ta destinée.

ANTIGONÈ.

Aidès et les Ombres savent qui a fait cela. Je n’aime pas qui ne m’aime qu’en paroles.

ISMÈNÈ.

Je te supplie, sœur, de ne point dédaigner que je meure avec toi pour avoir rendu de légitimes devoirs au mort.

ANTIGONÈ.

Tu ne mourras pas avec moi et tu n’auras point l’honneur que tu n’as pas mérité. C’est assez que je meure.

ISMÈNÈ.

Comment la vie peut-elle m’être douce sans toi ?

ANTIGONÈ.

Demande-le à Kréôn, puisque tu t’es inquiétée de lui.

ISMÈNÈ.

Pourquoi m’affliges-tu ainsi sans profit pour toi ?

ANTIGONÈ.

Certes, je gémis de te railler ainsi.

ISMÈNÈ.

De quelle façon puis-je te venir en aide maintenant ?

ANTIGONÈ.

Sauve ta propre vie. Je ne t’envie point d’échapper à la mort.

ISMÈNÈ.

Oh ! malheureuse que je suis ! je ne partagerai point ta destinée.

ANTIGONÈ.

Tu as souhaité de vivre, et j’ai souhaité de mourir.

ISMÈNÈ.

Mes conseils du moins ne t’ont pas manqué.

ANTIGONÈ.

Tu parlais sagement pour ceux-ci, et moi je semblais sage aux morts.

ISMÈNÈ.

Mais cette faute est la nôtre à toutes deux.

ANTIGONÈ.

Prends courage, vis ! Pour moi, mon âme est déjà partie et ne sert plus qu’aux morts.

KRÉÔN.

Je pense que l’une de ces jeunes filles a perdu l’esprit et que l’autre est née insensée.

ISMÈNÈ.

L’esprit des malheureux, ô Roi, ne reste pas ce qu’il a été et change de nature.

KRÉÔN.

Certes, le tien est changé, puisque tu veux avoir mal agi de moitié avec les impies.

ISMÈNÈ.

Comment pourrai-je vivre seule et sans elle ?

KRÉÔN.

Ne parle plus d’elle, car elle n’est plus désormais.

ISMÈNÈ.

Tueras-tu donc la fiancée de ton propre fils ?

KRÉÔN.

On peut ensemencer d’autres seins.

ISMÈNÈ.

Rien ne convenait mieux à l’un et à l’autre.

KRÉÔN.

Je hais de mauvaises épouses pour mes fils.

ANTIGONÈ.

Ô très-cher Haimôn, combien ton père t’outrage !

KRÉÔN.

Vous m’êtes importunes, toi et tes noces.

LE CHŒUR.

Priveras-tu ton fils de celle-ci ?

KRÉÔN.

Aidès mettra fin à ces noces.

LE CHŒUR.

Il est résolu, semble-t-il, qu’elle recevra la mort.

KRÉÔN.

Il te semble comme à moi. Que tout retard cesse, et menez-les dans la demeure, esclaves ! Il convient de garder ces femmes avec vigilance et de ne pas les laisser aller librement, car les audacieux s’échappent, quand ils voient que le Hadès est proche.

LE CHŒUR.
Strophe I.

Heureux ceux qui ont vécu à l’abri des maux ! Quand une demeure, en effet, a été frappée divinement, il ne manque, jusqu’à leur dernière postérité, aucune calamité à ceux-ci. De même, lorsque le flot de la mer, poussé par les vents Thrèkiens, parcourt l’obscurité sous-marine, il fait monter du fond la vase noire et bouillonnante, et les rivages qu’il frappe sont pleins de clameurs.

Antistrophe I.

Je vois, dès un temps ancien, dans la maison des Labdakides, les calamités s’ajouter aux calamités de ceux qui sont morts. Une génération n’en sauve pas une autre génération, mais toujours quelque Dieu l’accable et ne lui laisse aucun repos. Une lumière brillait encore, dans la maison d’Oidipous, sur la fin de sa race ; mais voici qu’elle est moissonnée, insensée et furieuse, par la faux sanglante des Dieux souterrains.

Strophe II.

Ô Zeus, quel homme orgueilleux peut réprimer ta puissance qui n’est domptée ni par le sommeil maître de toutes choses, ni par les années infatigables des Dieux ? Sans jamais vieillir, tu règnes éternellement dans la splendeur du flamboyant Olympos ! Une loi, en effet, prévaudra toujours, comme elle a toujours prévalu parmi les hommes.

Antistrophe II.

L’Espérance mensongère est utile aux mortels, mais elle déjoue les désirs de beaucoup. Elle les excite au mal, à leur insu, avant qu’ils aient mis le pied sur le feu ardent. Je ne sais qui a dit cette parole célèbre : — Celui qu’un Dieu pousse à sa perte prend souvent le mal pour le bien, et il n’est garanti de la ruine que pour très-peu de temps. — Mais voici Haimôn, le dernier de tes enfants. Vient-il, gémissant sur la destinée d’Antigonè, affligé à cause du lit nuptial qui lui est refusé ?

KRÉÔN.

Nous le saurons bientôt et plus sûrement que des divinateurs. Ô enfant, ayant appris la sentence irrévocable qui est rendue contre ta fiancée, viens-tu en ennemi de ton père ? Ou, quoi que nous fassions, te sommes-nous chers ?

HAIMÔN.

Père, je t’appartiens ; tu me diriges par tes sages conseils, et je les suis. Le désir d’aucun mariage ne sera plus puissant sur moi que ta sagesse.

KRÉÔN.

Certes, ô enfant, il convient que tu aies ceci dans le cœur de mettre la volonté de ton père avant toutes choses. Si les hommes désirent avoir des enfants dans leur demeure, c’est afin qu’ils vengent leur père de ses ennemis et qu’ils honorent ses amis autant que lui-même. Mais celui qui a des enfants inutiles, que dire de lui, sinon qu’il a engendré sa propre injure et ce qui le livre en risée à ses ennemis ? Maintenant, ô enfant, vaincu par la volupté, ne sacrifie pas ta sagesse à une femme. Sache bien qu’il est glacé l’embrassement de la femme perverse qu’on a dans sa demeure pour compagne de son lit. Quelle plus grande misère, en effet, qu’un mauvais ami ? Dédaigne donc cette jeune fille, comme une ennemie, et laisse-la se marier chez Aidès. Après l’avoir saisie, seule entre tous les citoyens, désobéissant à mes ordres, je ne passerai point pour menteur devant la Ville, je la tuerai. Qu’elle implore Zeus, protecteur de la famille ! Si je laisse faire à ceux qui sont de mon sang, que sera-ce pour les étrangers ? Celui qui est équitable dans les choses domestiques se montrera équitable aussi dans la Ville ; mais celui qui viole insolemment les lois et qui pense commander à ses chefs, ne sera point loué par moi. Il faut obéir à celui que la Ville a pris pour maître, dans les choses petites ou grandes, justes ou iniques. Je ne douterai jamais d’un tel homme : il commandera bien et se laissera commander. En quelque lieu qu’il soit placé, dans la tempête du combat, il y restera avec loyauté et soutiendra vaillamment ses compagnons. Il n’est point de mal pire que l’anarchie : elle ruine les villes, elle rend les demeures désertes, elle pousse, dans le combat, les troupes à la fuite ; tandis que l’obéissance fait le salut de tous ceux qui sont disciplinés. Ainsi les règles stables doivent être défendues, et il ne faut en aucune façon céder à une femme. Il vaut mieux, si cela est nécessaire, reculer devant un homme, afin qu’on ne dise pas que nous sommes au-dessous des femmes.

LE CHŒUR.

À moins que nous nous abusions à cause de notre vieillesse, il nous semble que tu parles sagement.

HAIMÔN.

Père, les Dieux ont donné aux hommes la raison qui est, pour tous, tant que nous sommes, la richesse la plus précieuse. Pour moi, je ne puis ni penser, ni dire que tu n’as point bien parlé. Cependant, d’autres paroles seraient sages aussi. En effet, je sais naturellement, avant que tu le saches, ce que chacun dit, fait, ou blâme, car ton aspect frappe le peuple de terreur, et il tait ce que tu n’entendrais pas volontiers. Mais il m’est donné d’entendre ce qu’on dit en secret et de savoir combien la Ville plaint la destinée de cette jeune fille, digne des plus grandes louanges pour ce qu’elle a fait, et qui, de toutes les femmes, a le moins mérité de mourir misérablement. Celle qui n’a point voulu que son frère tué dans le combat, et non enseveli, servît de pâture aux chiens mangeurs de chair crue et aux oiseaux carnassiers, n’est-elle pas digne d’un prix d’or ? Telle est la rumeur qui court dans l’ombre. Père, rien ne m’est plus à cœur que ton heureuse destinée. Quelle plus grande gloire y a-t-il pour des enfants que la prospérité d’un père, ou pour un père que celle de ses enfants ? Ne te mets donc pas dans l’esprit qu’il n’y a que tes seules paroles qui soient sages. En effet, quiconque s’imagine que lui seul est sage, et que nul ne le vaut par l’âme et par la langue, est le plus souvent vide quand on l’examine. Il n’est point honteux à un homme, quelque sage qu’il soit, de beaucoup apprendre et de ne point résister outre mesure. Vois comme les arbres, le long des cours d’eau gonflés par les pluies hivernales, se courbent afin de conserver leurs rameaux, tandis que tous ceux qui résistent meurent déracinés. De même le navigateur qui tient résolument tête au vent et ne cède pas, voit sa nef renversée et flotte sur les bancs de rameurs. Apaise-toi donc et change de résolution. Si je puis en juger, bien que je sois jeune, je dis que le mieux pour un homme est de posséder une abondante sagesse, sinon — car la coutume n’est pas qu’il en soit ainsi — il est beau d’en croire de sages conseillers.

LE CHŒUR.

Roi, s’il a bien parlé, il est juste que tu te laisses instruire, et toi par ton père, car vos paroles sont bonnes à tous deux.

KRÉÔN.

Apprendrons-nous la sagesse, à notre âge, d’un homme si jeune ?

HAIMÔN.

N’écoute rien qui ne soit juste. Si je suis jeune, il convient que tu considères mes actions, non mon âge.

KRÉÔN.

Faut-il donc honorer ceux qui n’obéissent point aux lois ?

HAIMÔN.

Certes, je ne serai jamais cause que tu honores les mauvais.

KRÉÔN.

Celle-ci n’a-t-elle pas été atteinte par ce mal ?

HAIMÔN.

Tout le peuple de Thèba le nie.

KRÉÔN.

Ainsi la Ville me prescrirait ce que je dois vouloir ?

HAIMÔN.

Ne vois-tu pas que tes paroles sont celles d’un homme encore trop jeune ?

KRÉÔN.

Cette terre est-elle soumise à la puissance d’un autre, et non à la mienne ?

HAIMÔN.

Il n’est point de ville qui soit à un seul homme.

KRÉÔN.

La Ville n’est-elle pas censée appartenir à qui la commande ?

HAIMÔN.

Certes, tu régnerais fort bien seul dans une terre déserte.

KRÉÔN.

Il combat, semble-t-il, pour cette femme.

HAIMÔN.

Si tu es femme, car je prends souci de toi.

KRÉÔN.

Ô le pire de tous les hommes, est-ce en plaidant contre ton père ?

HAIMÔN.

Je te vois en effet faillir contre la justice.

KRÉÔN.

Je faillis donc, en respectant ma propre puissance ?

HAIMÔN.

Tu ne la respectes pas en foulant aux pieds les droits des Dieux.

KRÉÔN.

Ô cœur impie et dompté par une femme !

HAIMÔN.

Tu ne m’accuseras jamais d’être dompté par de honteuses pensées.

KRÉÔN.

Cependant toutes tes paroles sont pour elle.

HAIMÔN.

Pour toi, pour moi, et pour les Dieux souterrains.

KRÉÔN.

Jamais tu ne l’épouseras vivante.

HAIMÔN.

Elle mourra donc, et sa mort tuera quelqu’un.

KRÉÔN.

Es-tu audacieux au point de me menacer ?

HAIMÔN.

Blâmer des choses insensées, est-ce menacer ?

KRÉÔN.

Tu ne m’instruiras pas sans peine, étant toi-même insensé.

HAIMÔN.

Si tu n’étais mon père, je dirais que tu délires.

KRÉÔN.

Esclave d’une femme, épargne-moi ton bavardage.

HAIMÔN.

Veux-tu toujours parler et ne rien écouter ?

KRÉÔN.

Est-ce ainsi ? J’atteste l’Olympos que voilà, sache-le bien : tu ne te réjouiras pas de m’avoir insulté. Amenez ici celle que je hais, afin qu’elle meure aussitôt devant son fiancé, à ses côtés, sous ses yeux !

HAIMÔN.

Non, certes, pas devant moi ! Non, ne crois point ceci. Elle ne mourra jamais devant moi, et jamais aussi tu ne me reverras de tes yeux, afin que tu puisses délirer au milieu de tes amis qui y consentent.

LE CHŒUR.

Cet homme s’en va plein de colère, ô Roi ! Dans un tel esprit, une ardente et cruelle douleur est chose redoutable.

KRÉÔN.

Qu’il s’en aille, et qu’il fasse ou médite de faire au-delà de ce que peut un homme : il n’affranchira point ces jeunes filles de leur destinée.

LE CHŒUR.

Tu les destines donc toutes deux à la mort ?

KRÉÔN.

Non celle qui n’a point touché le cadavre. Tu m’as bien averti.

LE CHŒUR.

Par quel supplice as-tu décidé que l’autre périrait ?

KRÉÔN.

Je l’emmènerai en un lieu non foulé par les hommes, je l’enfermerai vivante dans un antre de pierres, avec aussi peu de nourriture qu’il en faut à l’expiation, afin que la Ville ne soit point souillée de sa mort. Là, par ses prières, elle obtiendra peut-être d’Aidès, le seul des Dieux qu’elle honore, de ne point mourir ; et, alors, elle apprendra enfin combien la tâche est vaine d’honorer le Hadès.

LE CHŒUR.
Strophe I.

Érôs ! invincible Érôs, qui t’abats sur les puissants, qui te reposes sur les joues délicates de la jeune fille, qui te transportes par delà les mers et dans les étables agrestes, aucun des Immortels ne peut te fuir, ni aucun des hommes qui vivent peu de jours ; mais qui te possède est plein de fureur !

Antistrophe I.

Tu entraînes à l’iniquité les pensées des justes, et tu pousses à la dissension les hommes du même sang. Le charme désirable qui resplendit dans les yeux d’une jeune femme est victorieux et l’emporte sur les grandes lois. La Déesse Aphrodita est invincible et se rit de tout. Et moi-même, devant ceci, j’enfreins ce qui est permis et je ne puis retenir les sources de mes larmes, lorsque je vois Antigonè s’avancer vers le lit où tous vont dormir.

ANTIGONÈ.
Strophe II.

Voyez-moi, ô citoyens de la terre de ma patrie, faisant mon dernier chemin et regardant le dernier éclat du jour pour ne plus jamais le regarder ! Aidès, qui ensevelit tout, m’emmène vivante vers l’Akhérôn, sans que j’aie connu les noces, sans que l’hymne nuptial m’ait chantée, car j’épouserai l’Akhérôn.

LE CHŒUR.

Ainsi, illustre et louée, tu vas dans les retraites des Morts, non consumée par les flétrissures des maladies, non livrée comme un butin de guerre ; mais, seule entre les mortels, libre et vivante, tu descends chez Aidès.

ANTIGONÈ.
Antistrophe II.

Certes, j’ai entendu dire que la Phrygienne étrangère, fille de Tantalos, est morte très-malheureuse au sommet du Sipylos où l’accroissement de la pierre l’enveloppa, l’ayant étreinte rigidement comme un lierre. Ni les pluies, ni jamais les neiges ne l’abandonnent tandis qu’elle se fond, et toujours elle trempe son cou des larmes de ses yeux. Un Daimôn va m’endormir comme elle.

LE CHŒUR.

Mais celle-ci était Déesse et issue d’une race divine, et nous sommes mortels et issus d’une race mortelle ; mais il est glorieux, pour qui va mourir, de subir une destinée semblable à celle des Dieux.

ANTIGONÈ.
Strophe III.

Hélas ! on se rit de moi. Par les Dieux de la patrie ! pourquoi m’accabler d’outrages, n’étant point morte encore et sous vos yeux ? Ô Ville, ô très-riches citoyens de la Ville, ô sources Dirkaiennes, ô bois sacrés de Thèba aux beaux chars, je vous atteste tous à la fois. Telle, non pleurée par mes amis, frappée par une loi inique, je vais vers cette prison sépulcrale qui sera mon tombeau. Hélas ! malheureuse ! je n’habiterai ni parmi les vivants, ni parmi les morts !

LE CHŒUR.

En ton extrême audace, tu as heurté le siége élevé de Dika, ô ma fille ! Tu expies quelque crime paternel.

ANTIGONÈ.
Antistrophe III.

Tu as touché à mes plus amères douleurs, à la destinée bien connue de mon père, aux désastres de toute la race des illustres Labdakides. Ô calamité des noces maternelles ! Ô embrassement de ma mère malheureuse et de mon père, elle qui m’a conçue, et lui, malheureux, qui m’a engendrée ! Je vais à eux, chargée d’imprécations et non mariée. Ô frère, tu as joui d’un hymen funeste, et, mort, tu m’as tuée !

LE CHŒUR.

C’est une piété que d’honorer les morts ; mais il n’est jamais permis de ne point obéir à qui tient la puissance. C’est ton esprit inflexible qui t’a perdue.

ANTIGONÈ.

Non pleurée, sans amis et vierge, je fais mon dernier chemin. Je ne regarderai plus l’œil sacré de Hèlios, ô malheureuse ! Aucun ami ne gémira, ne pleurera sur ma destinée.

KRÉÔN.

Ne savez-vous pas que, si les chants et les plaintes pouvaient servir à ceux qui vont mourir, personne n’en finirait ? Ne l’emmènerez-vous point promptement ? Enfermez-la, comme je l’ai ordonné, et laissez-la seule, abandonnée, dans le sépulcre couvert, afin qu’elle y meure, si elle veut, ou qu’elle y vive ensevelie. Nous serons ainsi purs de toute souillure venant d’elle, et elle ne pourra plus habiter sur la terre.

ANTIGONÈ.

Ô sépulcre ! ô lit nuptial ! ô demeure creusée que je ne quitterai plus, où je rejoins les miens, que Perséphassa a reçus, innombrables, parmi les morts ! La dernière d’entre eux, et, certes, par une fin bien plus misérable, je m’en vais avant d’avoir vécu ma part légitime de la vie. Mais, en partant, je garde la très-grande espérance d’être la bien venue pour mon père, et pour toi, Mère, et pour toi, tête fraternelle ! Car, morts, je vous ai lavés de mes mains, et ornés, et je vous ai porté les libations funéraires. Et maintenant, Polyneikès, parce que j’ai enseveli ton cadavre, je reçois cette récompense. Mais je t’ai honoré, approuvée par les sages. Jamais, si j’eusse enfanté des fils, jamais, si mon époux eût pourri mort, je n’eusse fait ceci contre la loi de la cité. Et pourquoi parlé-je ainsi ? C’est que, mon époux étant mort, j’en aurais eu un autre ; ayant perdu un enfant, j’en aurais conçu d’un autre homme ; mais de mon père et de ma mère enfermés chez Aidès jamais aucun autre frère ne peut me naître. Et, cependant, c’est pour cela, c’est parce que je t’ai honorée au-dessus de tout, ô tête fraternelle, que j’ai mal fait selon Kréôn, et que je lui semble très-coupable. Et il me fait saisir et emmener violemment, vierge, sans hyménée, n’ayant eu ma part ni du mariage, ni de l’enfantement. Sans amis et misérable, je suis descendue, vivante, dans l’ensevelissement des morts. Quelle justice des Dieux ai-je violée ? Mais à quoi me sert, malheureuse, de regarder encore vers les Dieux ? Lequel appeler à l’aide, si je suis nommée impie pour avoir agi avec piété ? Si les Dieux approuvent ceci, j’avouerai l’équité de mon châtiment ; mais, si ces hommes sont iniques, je souhaite qu’ils ne souffrent pas plus de maux que ceux qu’ils m’infligent injustement.

LE CHŒUR.

Les agitations de son âme sont toujours les mêmes.

KRÉÔN.

C’est pourquoi ceux qui l’emmènent si lentement s’en repentiront.

ANTIGONÈ.

Hélas ! ma mort est très-proche de cette parole.

LE CHŒUR.

Je ne te recommanderai pas de te rassurer, comme si cette parole devait être vaine.

ANTIGONÈ.

Ô Ville paternelle de la terre Thèbaienne ! Ô Dieux de mes aïeux ! Je suis emmenée sans plus de retard. Voyez, ô chefs de Thèba, de quels maux m’accablent les hommes, parce que j’ai honoré la piété !

LE CHŒUR.
Strophe I.

Danaa fut aussi condamnée, dans une prison d’airain, à perdre la lumière Ouranienne, et elle subit le joug, enfermée dans ce sépulcre, sa chambre nuptiale. Et cependant, ô mon enfant, elle était de bonne race et elle portait dans son sein les semences d’or de Zeus. Mais la force de la Moire est inéluctable, et ni les richesses, ni Arès, ni les tours, ni les noires nefs battues des flots n’y échappent.

Antistrophe I.

Il fut aussi chargé de liens, le fils furieux de Dryas, le prince des Édônes, lui que Dionysos, à cause de son esprit insolent, enferma dans une prison de pierre. Ainsi s’écoule et s’apaise la force terrible de la colère. Et il connut le Dieu que, dans sa démence, il avait blessé de paroles injurieuses ; car il avait voulu réfréner les femmes furieuses, éteindre les torches d’Évios et outrager les Muses qui aiment les flûtes.

Strophe II.

Auprès des mers Kyanéennes sont les rivages Bosporiens et l’inhospitalière Salmydèsos des Thrèkiens, où Arès, qui habitait les contrées voisines, vit la blessure exécrable des deux Phinéiades, qu’avait faite leur marâtre féroce qui leur avait arraché les yeux, non avec le fer, mais de ses mains ensanglantées et à l’aide d’une navette pointue.

Antistrophe II.

Et ils pleuraient la destinée de leur mère et les noces dont ils étaient nés ; car elle descendait de l’antique race des Érekhtides, et elle avait été nourrie dans les antres reculés, au milieu des tempêtes paternelles, étant la fille de Boréas et l’enfant des Dieux ; et elle gravissait d’un pied sûr, telle qu’un cheval qui court, l’escarpement des collines. Cependant les Moires éternelles l’atteignirent aussi, ô mon enfant !

TEIRÉSIAS.

Princes de Thèba, nous sommes venus ensemble, voyant par les yeux d’un seul, car il faut que les aveugles soient conduits pour marcher.

KRÉÔN.

Qu’y a-t-il de nouveau, ô vieillard Teirésias ?

TEIRÉSIAS.

Certes, je te l’apprendrai ; mais obéis au divinateur.

KRÉÔN.

Je n’ai point encore repoussé tes conseils.

TEIRÉSIAS.

C’est pourquoi tu as heureusement gouverné cette ville.

KRÉÔN.

Je puis attester que tu m’es venu en aide.

TEIRÉSIAS.

Sache que tu es de nouveau exposé à d’autres malheurs.

KRÉÔN.

Qu’est-ce ? Tes paroles me frappent de crainte.

TEIRÉSIAS.

Tu le sauras, ayant appris les indices révélés par ma science. Tandis que j’étais assis dans l’antique lieu augural où se réunissent toutes les divinations, j’ai entendu un bruit strident d’oiseaux qui criaient d’une façon sinistre et sauvage. Et ils se déchiraient l’un l’autre de leurs ongles meurtriers. Le battement de leurs ailes me le révéla. C’est pourquoi, épouvanté, je consultai les victimes sur les autels allumés. Mais Hèphaistos ne s’unissait point à elles, et la graisse fondue des cuisses, absorbée par la cendre, fumait et pétillait, et le foie éclatait et se dissipait, et les os des cuisses gisaient nus et humides de leur gaîne de graisse. Telle est la divination malheureuse de ce sacrifice vain, et que j’ai sue de cet enfant, car il est mon conducteur, comme je suis celui des autres. C’est à cause de ta résolution que la Ville subit ces maux. En effet, tous les autels et tous les foyers sont pleins des morceaux arrachés par les chiens et les oiseaux carnassiers du cadavre du misérable fils d’Oidipous. De sorte que les Dieux se refusent aux prières sacrées et à la flamme des cuisses brûlées, et que les oiseaux, rassasiés du sang gras d’un cadavre humain, ne font plus entendre aucun cri augural. Donc, fils, songe à ceci. Il arrive à tous de faillir ; mais celui qui a failli, n’est ni privé de sens, ni malheureux, si, étant tombé dans l’erreur, il s’en guérit au lieu d’y persister. L’opiniâtreté est une preuve d’ineptie. Pardonne à un mort, ne frappe pas un cadavre. Quelle vaillance y a-t-il à tuer un mort ? Je te conseille par bienveillance pour toi. Il est très-doux d’écouter un bon conseiller, quand il enseigne ce qui est utile.

KRÉÔN.

Ô vieillards, tous comme des archers dans le but, vous envoyez vos flèches contre moi. Je n’ai point été épargné par les divinateurs ; j’ai été trahi et vendu depuis longtemps par mes proches. Faites des gains, acquérez l’ambre jaune des Sardes et l’or indien, à votre gré ; mais vous ne mettrez pas celui-ci dans le tombeau. Quand même les aigles de Zeus porteraient jusqu’à son thrône les lambeaux de cette pâture, je ne permettrai pas de l’ensevelir, car je ne crains pas cette souillure, sachant que les forces d’aucun mortel ne suffisent pour qu’il puisse souiller les Dieux. Ô vieillard Teirésias, les plus habiles des hommes tombent d’une chute honteuse, quand, par le désir du gain, ils prononcent avec emphase des paroles honteuses.

TEIRÉSIAS.

Hélas ! qui sait, quel homme songe…

KRÉÔN.

Qu’est-ce ? Que dis-tu par ces paroles banales ?

TEIRÉSIAS.

Combien la prudence est au-dessus de toutes les richesses !

KRÉÔN.

Autant, je pense, que la démence est le plus grand des malheurs.

TEIRÉSIAS.

Ce malheur est pourtant le tien.

KRÉÔN.

Je ne veux pas rendre ses injures à un divinateur.

TEIRÉSIAS.

C’est ce que tu fais en disant que mes divinations sont fausses.

KRÉÔN.

Toute la race des divinateurs, en effet, est l’amie de l’argent.

TEIRÉSIAS.

Et la race des tyrans aime les gains honteux.

KRÉÔN.

Sais-tu bien que tu parles à ton maître ?

TEIRÉSIAS.

Certes, je le sais, car c’est par mon aide que tu as sauvé cette ville.

KRÉÔN.

Tu es un divinateur habile, mais aimant les mauvaises ruses.

TEIRÉSIAS.

Tu me contrains de révéler les secrets cachés dans mon esprit.

KRÉÔN.

Parle, mais ne dis rien par le désir du gain.

TEIRÉSIAS.

Je ne pense pas avoir parlé ainsi en ce qui te concernait.

KRÉÔN.

Sache que tu ne me feras point changer de pensée.

TEIRÉSIAS.

Sache bien à ton tour qu’il n’y aura pas beaucoup de révolutions des rapides roues de Hèlios, avant que tu n’aies payé les morts par la mort de quelqu’un de ton propre sang, pour avoir envoyé sous terre une âme encore vivante, pour l’avoir ignominieusement enfermée vivante dans le tombeau, et parce que tu retiens ici, loin des Dieux souterrains, un cadavre non enseveli et non honoré. Et ceci n’appartient ni à toi, ni aux Dieux Ouraniens, et tu agis ainsi par violence. C’est pourquoi les Érinnyes vengeresses du Hadès et des Dieux te dressent des embûches, afin que tu subisses les mêmes maux. Vois si je parle ainsi corrompu par l’argent. Avant peu de temps les lamentations des hommes et des femmes éclateront dans tes demeures. Tel qu’un archer, je t’envoie sûrement ces flèches de colère au cœur, car tu m’irrites, et tu n’éviteras pas leur blessure cuisante. Toi, enfant, ramène-moi dans ma demeure, afin qu’il répande la fureur de son âme contre de plus jeunes, et qu’il apprenne à parler plus modérément, et qu’il nourrisse une pensée meilleure que celle qu’il a maintenant.

LE CHŒUR.

Ô Roi, cet homme s’en va, ayant prédit de terribles choses. Et nous savons, depuis que nos cheveux noirs sont devenus blancs, qu’il n’a jamais rien prophétisé de faux à cette ville.

KRÉÔN.

Je le sais moi-même, et je suis troublé dans mon esprit, car il est dur de céder ; mais il y a péril à résister.

LE CHŒUR.

Il s’agit d’être prudent, Kréôn, fils de Ménoikeus.

KRÉÔN.

Que faut-il faire ? Parle ; j’obéirai.

LE CHŒUR.

Va retirer la jeune fille de l’antre souterrain, et construis un tombeau à celui qui gît délaissé.

KRÉÔN.

Tu me conseilles ceci et tu penses que je dois le faire ?

LE CHŒUR.

Certes, Ô Roi, et très-promptement. Les châtiments des Dieux ont des pieds rapides et atteignent en peu de temps ceux qui font le mal.

KRÉÔN.

Hélas ! je renonce avec peine à ma première pensée, mais j’y renonce. Il est vain de lutter contre la nécessité.

LE CHŒUR.

Va donc ! Agis toi-même, et ne remets ce soin à aucun autre.

KRÉÔN.

J’irai aussitôt. Allez, allez, serviteurs, tous, tant que vous êtes, présents et absents, avec des haches en mains, vers ce lieu élevé. Pour moi, puisque je m’y suis résolu, de même que je l’ai liée, je la délivrerai moi-même. Je crains, en effet, que le mieux ne soit de vivre en respectant les lois établies.

LE CHŒUR.
Strophe I.

Illustre sous mille noms, délices de la vierge Kadméienne, Race de Zeus qui tonne dans les hauteurs, qui protéges la glorieuse Italia, qui commandes à la vallée commune à tous les hommes de Dèmètèr Éleusinienne, Bakkhos, ô Bakkhos, qui habites Thèba, la ville mère des Bakkhantes, auprès du courant limpide de l’Isménos, là où est la moisson du Dragon farouche !

Antistrophe I.

Une vapeur splendide t’éclaire sur le double sommet où courent les Bakkhides, les Nymphes Kôrykiennes, et où flue l’eau de Kastalia. Les cimes couvertes de lierres des monts Nysaiens et leurs vignes verdoyantes t’envoient, au milieu des clameurs sacrées, visiter les carrefours de Thèba.

Strophe II.

Elle que tu honores merveilleusement plus que toutes les autres villes, ainsi que ta mère frappée de la foudre. Maintenant que toute notre ville est en proie à un mal terrible, viens d’un pied sauveur, franchissant l’escarpement du Parnèsos ou le détroit retentissant de la mer.

Antistrophe II.

Ô Conducteur des astres qui respirent le feu, qui présides aux clameurs nocturnes, Race de Zeus, apparais avec les Thyiades de Naxos, tes compagnes, qui, furieuses durant toute la nuit, glorifient par des chœurs dansants leur maître Iakkhos !

LE MESSAGER.

Habitants des demeures de Kadmos et d’Amphiôn, la vie est toujours telle, que je ne puis ni la louer, ni l’accuser. En effet, la fortune élève et renverse toujours l’homme heureux et l’homme malheureux, et aucun divinateur ne peut révéler jamais avec certitude la destinée future des mortels. Kréôn, selon moi, était digne d’envie parce qu’il avait sauvé de ses ennemis cette terre Kadméienne. Ayant ici la puissance suprême, il régnait heureusement et florissait par une noble race ; mais voici que tout s’est évanoui. En effet, quand un homme a perdu le bonheur, je pense qu’il est moins un vivant qu’un cadavre animé. Autant que tu le voudras, jouis de tes richesses dans ta demeure et de l’orgueil de la tyrannie ; cependant, si tu ne possèdes pas la joie, je n’achèterais pas tout cela, comparé au bonheur, pour l’ombre d’une fumée.

LE CHŒUR.

Quelle nouvelle calamité des rois viens-tu nous annoncer ?

LE MESSAGER.

Ils sont morts, et les vivants ont été cause de leur mort.

LE CHŒUR.

Qui a tué ? qui est tué ? Parle.

LE MESSAGER.

Haimôn est mort : il a été tué de sa main.

LE CHŒUR.

De la main de son père ou de sa propre main ?

LE MESSAGER.

De sa propre main, étant irrité contre son père à cause du meurtre d’Antigonè.

LE CHŒUR.

Ô Divinateur, combien ta prédiction était certaine !

LE MESSAGER.

La chose étant ainsi, il faut songer au reste.

LE CHŒUR.

Mais je vois la malheureuse Eurydikè, l’épouse de Kréôn. Est-elle sortie de la demeure par hasard ou ayant appris le malheur de son fils ?

EURYDIKÈ.

Ô vous tous, citoyens, j’ai entendu ce que vous disiez au moment où je sortais afin d’aller supplier la Déesse Pallas. Le verrou retiré, j’enlevais la barre de la porte, quand le bruit d’un malheur domestique a frappé mes oreilles. Épouvantée, je suis tombée à la renverse entre les bras des servantes, et le cœur m’a manqué. Redites-moi ces paroles, quelles qu’elles soient. Je les entendrai, ayant déjà subi assez de maux pour cela.

LE MESSAGER.

Certes, chère Maîtresse, je dirai ce dont j’ai été témoin et je ne cacherai rien de la vérité. Pourquoi, en effet, te flatterais-je par mes paroles, si je dois être convaincu d’avoir menti ? La meilleure chose est la vérité. J’ai suivi ton époux jusqu’à la hauteur où gisait encore le misérable cadavre de Polyneikès déchiré par les chiens. Là, ayant prié la Déesse des carrefours et Ploutôn de ne point s’irriter, nous l’avons lavé d’ablutions pieuses, et nous avons brûlé ses restes à l’aide d’un amas de rameaux récemment coupés ; et nous lui avons élevé un tertre funèbre avec la terre natale. Puis, de là nous sommes allés vers l’antre creux de la jeune vierge, cette chambre nuptiale d’Aidès. Un de nous entend de loin un cri perçant sortir de cette tombe privée d’honneurs funèbres, et, accourant, il l’annonce au maître Kréôn. Tandis que celui-ci approche, le bruit du gémissement se répand confusément autour de lui, et, en soupirant, il dit d’une voix lamentable : — Ô malheureux que je suis ! l’ai-je donc pressenti ? Ce chemin ne me mène-t-il pas au plus grand malheur que j’aie encore subi ? La voix de mon fils a effleuré mon oreille. Allez promptement, serviteurs, et, parvenus au tombeau, ayant arraché la pierre qui le ferme, pénétrez dans l’antre, afin que je sache si j’ai entendu la voix de Haimôn, ou si je suis trompé par les Dieux. — Nous faisons ce que le maître effrayé a ordonné et nous voyons la jeune fille pendue, ayant noué à son cou une corde faite de son linceul. Et lui tenait la vierge embrassée par le milieu du corps, pleurant la mort de sa fiancée envoyée dans le Hadès, et l’action de son père, et ses noces lamentables. Dès que Kréôn l’aperçoit, avec un profond soupir, il va jusqu’à lui, et, plein de sanglots, il l’appelle : — Ô malheureux ! Qu’as-tu fait ? Quelle a été ta pensée ? Comment t’es-tu perdu ? Je t’en supplie, sors, mon fils ! — Mais l’enfant, le regardant avec des yeux sombres, et comme ayant horreur de le voir, ne répond rien et tire l’épée à deux tranchants ; mais la fuite dérobe le père au coup. Alors le malheureux, furieux contre lui-même, se jette sur l’épée et se perce de la pointe au milieu des côtes. Et de ses bras languissants, encore maître de sa pensée, il embrasse la vierge, et, haletant, il expire en faisant jaillir un sang pourpré sur les pâles joues de la jeune fille. Ainsi il est couché mort auprès de sa fiancée morte, ayant accompli, le malheureux, ses noces fatales dans la demeure d’Aidès, enseignant aux hommes par son exemple que l’imprudence est le plus grand des maux.

LE CHŒUR.

Que pressens-tu de ceci ? La femme a disparu avant d’avoir prononcé une parole, soit bonne, soit mauvaise.

LE MESSAGER.

J’en suis étonné comme toi-même. Cependant je me flatte de l’espoir qu’ayant appris la mort de son fils, elle n’a pas voulu se lamenter par la Ville, mais que, retirée dans sa demeure, elle va en avertir ses servantes, afin qu’elles pleurent ce malheur domestique. Car elle ne manque pas de sagesse au point de faillir en quelque chose.

LE CHŒUR.

Je ne sais ; mais il me semble qu’un trop grand silence annonce d’aussi cruels malheurs que des cris répétés et sans frein.

LE MESSAGER.

Nous saurons bientôt, entrés dans la demeure, ce qu’elle cache dans son cœur irrité ; car, tu dis bien : un trop grand silence est effrayant en effet.

LE CHŒUR.

Voici venir le Roi lui-même, portant dans ses bras, s’il m’est permis de le dire, un gage éclatant du malheur qui lui est infligé, non par un autre, mais par sa propre faute.

KRÉÔN.
Strophe I.

Ô fautes amères et mortelles d’un esprit insensé ! Oh ! voyez ces meurtriers et ces victimes, tous d’une même famille ! Ô fatale résolution ! Hélas ! enfant, tu es mort jeune d’une mort hâtive, hélas ! hélas ! non par ta démence, mais par la mienne !

LE CHŒUR.

Hélas ! que tu as connu tard la justice !

KRÉÔN.

Hélas ! je l’ai connue, malheureux ! Alors un Dieu furieux contre moi m’a frappé sur la tête et m’a inspiré de funestes desseins, renversant du pied mes joies. Hélas ! hélas ! ô travaux misérables des hommes !

UN ENVOYÉ.

Ô Maître, tu as rencontré et tu possèdes tous les maux, portant les uns dans tes bras et devant bientôt contempler les autres dans ta demeure.

KRÉÔN.

Qu’y a-t-il encore ?

L’ENVOYÉ.

Ta malheureuse femme vient de se frapper mortellement, prouvant ainsi qu’elle était bien la mère de ce mort.

KRÉÔN.
Antistrophe I.

Ô seuil de l’inexorable Aidès, pourquoi me perds-tu ? Ô messager d’un lamentable malheur, quelle parole as-tu dite ? Hélas ! hélas ! Tu as achevé un homme déjà mort. Que dis-tu ? Hélas ! quelle calamité nouvelle m’annonces-tu ? La mort sanglante de ma femme après celle-ci !

L’ENVOYÉ.

Tu peux regarder. Elle n’est plus dans ta demeure.

KRÉÔN.

Hélas ! malheureux ! Je vois cette nouvelle misère. Laquelle me reste-t-il à subir désormais ? Ô malheureux que je suis, j’ai dans mes bras mon fils mort, et je vois d’un autre côté celle-ci morte ! Hélas ! hélas ! malheureuse mère ! Hélas ! mon fils !

L’ENVOYÉ.

Ayant embrassé l’autel, elle s’est frappée et elle a fermé ses paupières chargées d’ombre, après avoir pleuré l’illustre destinée de Mégareus et celle de Haimôn ; et, enfin, elle a jeté des imprécations contre toi qui as tué son enfant.

KRÉÔN.
Strophe II.

Hélas ! hélas ! je suis frappé de terreur. Pourquoi quelqu’un ne m’a-t-il pas percé par devant d’une épée à deux tranchants ? Malheureux que je suis ! Hélas ! hélas ! je suis accablé de misères !

L’ENVOYÉ.

Cette morte t’a accusé de ces deux morts.

KRÉÔN.

De quelle façon a-t-elle cessé de vivre ?

L’ENVOYÉ.

De sa propre main elle s’est frappée de l’épée sous le foie, des qu’elle a su la destinée lamentable de son fils.

KRÉÔN.
Strophe III.

Hélas sur moi ! Jamais je n’accuserai aucun autre homme des maux que j’ai seul causés ; car c’est moi qui t’ai tuée, misérable que je suis ! moi-même ! et c’est la vérité. Ô serviteurs, emmenez-moi très-vite, emmenez-moi au loin, moi qui ne suis plus rien !

LE CHŒUR.

Tu as raison, s’il est rien de bon dans le malheur. Le mal présent est le meilleur qui cesse le premier.

KRÉÔN.
Antistrophe II.

Allons, allons ! vienne une dernière mort qui amène mon suprême jour tant désiré ! Allons ! qu’elle vienne, afin que je ne voie pas de lendemain !

LE CHŒUR.

Les choses sont futures. Il convient de s’occuper des choses présentes. C’est à ceux que l’avenir concerne de s’en inquiéter.

KRÉÔN.

Mais aussi n’ai-je demandé par mes prières que ce que je désire.

LE CHŒUR.

Ne désire rien maintenant. Les mortels ne peuvent échapper à un malheur fatidique.

KRÉÔN.
Antistrophe III.

Emmenez au loin un insensé, moi qui t’ai tué, ô enfant, et toi que voilà, aussi ! Ô malheureux ! Je ne sais, n’ayant plus rien, de quel côté me tourner. Tout ce que j’avais en mains est tombé ; une insupportable destinée s’est ruée sur ma tête.

LE CHŒUR.

La meilleure part du bonheur est la sagesse. Il faut toujours révérer les droits des Daimones. Les paroles superbes attirent aux orgueilleux de terribles maux qui leur enseignent tardivement la sagesse.


<span class="pagenum ws-pagenum" id="V. Philoktètès" title="Page:Sophocle, trad. Leconte de Lisle, 1877.djvu/300">

V

PHILOKTÈTÈS


PHILOKTÈTÈS



PERSONNAGES
Odysseus.
Néoptolémos.
Le Chœur.
Philoktètès.
Un Espion.
Hèraklès.


ODYSSEUS.

Voici le rivage de la terre de Lemnos entourée des flots, non foulé et non habité par les hommes, où, autrefois, ô rejeton du plus brave des Hellènes, j’abandonnai, par l’ordre des Rois, le Malien, fils de Paias, dont le pied distillait un sang corrompu. Il ne nous était plus permis de faire tranquillement ni libations, ni sacrifices, car il emplissait tout le camp de plaintes et d’horribles imprécations, hurlant et gémissant. Mais que sert de dire ces choses ? Ce n’est pas le temps des longues paroles. Qu’il sache que je suis ici, et toute la ruse sera vaine à l’aide de laquelle je pense me saisir bientôt de lui. C’est à toi de faire le reste et de découvrir où est la roche s’ouvrant par deux issues, qui est chauffée par Hèlios de l’un et de l’autre côté en hiver, et où, en été, le vent circule et convie au sommeil. Il est possible que tu voies un peu plus bas, à gauche, une eau de source, si elle dure encore. Approche en silence et apprends-moi si ces choses sont encore en ce lieu, afin que tu entendes ce qui me reste à te dire et que nous le fassions tous deux.

NÉOPTOLÉMOS.

Roi Odysseus, voici ce dont tu parles. Il me semble voir l’antre tel que tu l’as dit.

ODYSSEUS.

En bas ou en haut ? car je ne comprends pas.

NÉOPTOLÉMOS.

Là-haut. Je n’entends aucun bruit de pas.

ODYSSEUS.

Vois s’il n’est pas couché dans sa demeure pour dormir.

NÉOPTOLÉMOS.

Je vois que cette demeure est vide et sans habitants.

ODYSSEUS.

Ne s’y trouve-t-il aucune chose d’un usage familier ?

NÉOPTOLÉMOS.

Un monceau de feuilles foulées, comme si quelqu’un y couchait.

ODYSSEUS.

Le reste est-il vide ? N’y a-t-il rien de plus ?

NÉOPTOLÉMOS.

Une coupe de bois, faite grossièrement, ouvrage d’un mauvais ouvrier, puis de quoi faire du feu.

ODYSSEUS.

C’est toute sa richesse que tu vois.

NÉOPTOLÉMOS.

Ah ! ah ! je vois, en outre, quelques haillons qui sont à sécher, pleins d’un sang corrompu.

ODYSSEUS.

Certes, l’homme habite ici, et il n’est pas loin. Comment, en effet, irait-il loin celui dont le pied souffre d’un mal ancien ? Il est allé, comme d’habitude, chercher de la nourriture, ou quelque plante, s’il en connaît, qui apaise ses douleurs. Envoie cet homme que voici à la découverte, afin que Philoktètès ne tombe pas soudainement sur moi, car, de tous les Argiens, c’est moi qu’il préférerait saisir.

NÉOPTOLÉMOS.

Il est parti et il observera les traces. Pour toi, si tu veux autre chose, parle de nouveau.

ODYSSEUS.

Enfant d’Akhilleus, pour accomplir la tâche qui nous amène ici, il ne faut pas être seulement brave et fort ; il faut encore, si tu entends dire ce que tu n’as pas entendu déjà, agir comme moi, puisque tu es ici pour m’aider.

NÉOPTOLÉMOS.

Qu’ordonnes-tu donc ?

ODYSSEUS.

Il faut que tu trompes l’âme de Philoktètès par des paroles faites pour l’abuser. Quand il te demandera qui tu es et d’où tu viens, dis-lui que tu es fils d’Akhilleus. Ceci n’est pas à cacher ; que tu navigues vers ta demeure, ayant abandonné l’armée navale des Akhaiens que tu hais violemment, qui, t’ayant fait quitter ta demeure par leurs prières afin d’assiéger Ilios, n’ont pas voulu, à ton arrivée, te donner les armes d’Akhilleus, que tu demandais à bon droit, et les ont livrées à Odysseus. Dis cela en m’accablant d’autant de paroles outrageantes que tu voudras. Je n’en serai blessé en rien. Mais si tu ne le fais pas, tu causeras des malheurs à tous les Argiens. Car, si l’arc et les flèches de Philoktètès ne sont pris, tu ne pourras jamais renverser la ville de Dardanos. Apprends pourquoi tu peux parler à cet homme avec confiance et en sûreté, et pourquoi cela ne m’est point permis. Tu as navigué, en effet, n’étant lié par aucun serment, ni par force, et tu n’étais pas de la première expédition. Quant à moi, je ne puis nier aucune de ces choses. C’est pourquoi, s’il tient son arc et s’il me reconnaît, je suis mort, et je te perdrai avec moi. Il te faut donc ruser avec lui, afin de lui enlever à la dérobée ses armes invincibles. Je sais, enfant, qu’il n’est pas dans ta nature de mal parler et de mal agir ; mais remporter la victoire est chose douce. Maintenant, pour une petite partie de ce jour, abandonne-toi à moi sans réserve, et sois appelé ensuite, pour tout le temps à venir, le plus pieux des hommes.

NÉOPTOLÉMOS.

Pour moi, Laertiade, je hais de faire ce que je suis indigné d’entendre. Je ne suis point né pour user de ruses, ni moi, ni, dit-on, celui qui m’a engendré. Je suis prêt à emmener cet homme de force, non par ruse. N’ayant qu’un pied, il ne l’emportera pas sur nous qui sommes si nombreux. Envoyé ici pour t’aider, je crains d’être appelé traître. J’aime mieux, ô Roi, être déçu en agissant honnêtement, que triompher par un acte honteux.

ODYSSEUS.

Fils d’un noble père, moi aussi, quand j’étais jeune, autrefois, j’avais la langue paresseuse et la main prompte ; mais, maintenant, toute chose considérée et tentée, je vois que la parole, et non l’action, mène tout parmi les mortels.

NÉOPTOLÉMOS.

Que m’ordonnes-tu donc, si ce n’est de mentir ?

ODYSSEUS.

Je dis que tu dois te saisir de Philoktètès par ruse.

NÉOPTOLÉMOS.

Pourquoi le tromper plutôt que le persuader ?

ODYSSEUS.

On ne le persuadera pas, et tu ne pourras te saisir de lui par la force.

NÉOPTOLÉMOS.

Est-il si orgueilleusement sûr de ses forces ?

ODYSSEUS.

Ses flèches donnent inévitablement la mort.

NÉOPTOLÉMOS.

Il n’est donc pas d’un homme brave de l’approcher ?

ODYSSEUS.

Tu ne le prendras jamais que par ruse, comme je le dis.

NÉOPTOLÉMOS.

Mais tu ne penses donc pas qu’il est honteux de dire des choses fausses ?

ODYSSEUS.

Non, si le mensonge apporte le salut.

NÉOPTOLÉMOS.

De quel front ose-t-on parler ainsi ?

ODYSSEUS.

Quand on agit pour un profit, il ne convient pas d’hésiter.

NÉOPTOLÉMOS.

Quel profit ai-je à ce qu’il vienne à Troia ?

ODYSSEUS.

Ses flèches seules prendront Troia.

NÉOPTOLÉMOS.

N’est-ce donc pas moi, moi, comme il est dit, qui la prendrai ?

ODYSSEUS.

Ni toi sans elles, ni elles sans toi.

NÉOPTOLÉMOS.

Si la chose est ainsi, il faut nous en saisir.

ODYSSEUS.

Si tu fais cela, tu y auras un double avantage.

NÉOPTOLÉMOS.

Lequel ? Dis, et je ne refuserai point d’agir.

ODYSSEUS.

Tu seras tenu à la fois pour habile et brave.

NÉOPTOLÉMOS.

Allons ! j’agirai et mettrai toute honte de côté.

ODYSSEUS.

As-tu bien dans l’esprit tout ce que je t’ai enseigné ?

NÉOPTOLÉMOS.

N’en doute pas, puisque j’ai consenti.

ODYSSEUS.

Reste donc ici et attends-le. Moi je m’en vais, afin de n’être pas vu ici, et je renverrai l’espion à la nef. Si vous me semblez perdre du temps, je renverrai ce même homme ici sous un vêtement de marin, afin qu’il soit pris pour un inconnu. S’il parle avec artifice, toi, enfant, prends de ses paroles ce qui pourra te servir. Moi, je vais à la nef. Que Hermès, qui ourdit des ruses et qui nous a conduits ici, nous guide, et la victorieuse Athana Polias qui me protége toujours !

LE CHŒUR.
Strophe I.

Maître, étranger sur cette terre étrangère, que dirai-je à cet homme défiant ? Enseigne-le-moi. En effet, la science de qui tient le sceptre divin de Zeus l’emporte sur la science de tous les autres, et le commandement suprême, ô fils, t’a été légué depuis les anciens âges. C’est pourquoi dis-moi comment je puis te servir.

NÉOPTOLÉMOS.

Si tu désires voir le fond du lieu où il couche, regarde maintenant en toute confiance ; mais, dès que l’homme effrayant viendra, sors de l’antre, et, toujours à portée de ma main, viens à mon aide au moment opportun.

LE CHŒUR.
Antistrophe I.

Tu m’ordonnes, ô Roi, ce dont je m’inquiète depuis longtemps, et j’ai surtout l’œil ouvert sur ce qui t’intéresse. Dis-moi maintenant quelle retraite il habite, où il est. Il convient, en effet, que je sois instruit de ceci, pour qu’il ne survienne pas subitement. Quel est le lieu, quelle est la demeure ? Quel chemin suit-il ? Est-il dedans ou dehors ?

NÉOPTOLÉMOS.

Tu vois sa demeure, ce rocher à deux ouvertures.

LE CHŒUR.

Où le malheureux est-il allé ?

NÉOPTOLÉMOS.

Sans doute il est allé chercher de la nourriture, et il suit ce sentier qui est proche d’ici. On dit, en effet, que telle est sa vie accoutumée, perçant misérablement, le malheureux, les bêtes sauvages de ses flèches ailées, et ne pouvant trouver de remède à ses maux.

LE CHŒUR.
Strophe II.

À la vérité j’ai pitié de lui, car personne ne s’en inquiète, et le malheureux n’est consolé par l’aspect d’aucun mortel ; mais, toujours seul, il souffre d’un mal affreux, et il va errant, en proie au désir toujours déçu de toute chose nécessaire. Comment le malheureux résiste-t-il ? Ô industrie vainement habile des mortels ! Ô misérables générations des hommes pour qui la vie mauvaise passe toute mesure !

Antistrophe II.

Celui-ci qui, peut-être, n’est au-dessous d’aucune des familles anciennes, privé des choses de la vie, manque de tout, éloigné des autres hommes, jeté au milieu des bêtes sauvages tachetées ou velues, dévoré d’une faim terrible et de douleurs, et en proie à d’intolérables inquiétudes ; et l’écho résonne au loin de ses cris affreux et répétés.

NÉOPTOLÉMOS.

Il n’est rien en ceci dont je sois étonné. Si je comprends bien, ses maux lui viennent des Dieux, de la cruelle Khrysè. Si, maintenant, il souffre de ce mal, sans être soigné par personne, c’est que la volonté des Dieux n’est pas qu’il lance ses flèches divines et invincibles contre Troia, avant que le temps soit venu où ils ont décidé qu’elle serait renversée.

LE CHŒUR.
Strophe III.

Tais-toi, enfant.

NÉOPTOLÉMOS.

Qu’est-ce ?

LE CHŒUR.

J’ai entendu un bruit, tel que celui d’un homme qui souffre. Est-ce ici ou là ? C’est le bruit de quelqu’un qui marche avec peine. La voix lamentable entendue de loin ne m’a pas trompé et navre ceux qui l’entendent. Voici qu’il se lamente distinctement.

Antistrophe III.

Mais songe, enfant…

NÉOPTOLÉMOS.

À quoi ?

LE CHŒUR.

À de nouvelles inquiétudes. Il n’est pas loin ; le voici. Ce n’est pas un pasteur qui joue de la flûte, mais un homme qui hurle affreusement, soit qu’il ait heurté son pied, soit qu’il ait vu la nef sur la côte inhospitalière, car il crie affreusement.

PHILOKTÈTÈS.

Ah ! Étrangers, qui êtes-vous, qui avez abordé à l’aide de l’aviron marin cette terre sans port et inhabitée ? Dirai-je vraiment de quelle patrie et de quelle race vous êtes ? Voici, en effet, le vêtement helladien qui m’est très-cher. Mais je désire entendre votre voix. Ne reculez pas, épouvantés de moi, farouche ; mais ayez pitié d’un malheureux homme seul, abandonné, sans amis. Parlez à un homme accablé de maux, si vous venez en amis. Répondez, car il n’est point convenable que vous ne me parliez ou que je ne vous réponde point.

NÉOPTOLÉMOS.

Sache donc ceci d’abord, Étranger, que nous sommes Hellènes, puisque tu veux le savoir.

PHILOKTÈTÈS.

Ô très-cher langage ! Ah ! qu’il me plaît d’entendre parler un tel homme après un si long temps ! Qui t’a poussé ici, ô fils ? Quelle nécessité t’a amené ? Quel dessein ? Quel vent, le plus cher de tous les vents ? Révèle-moi tout cela, afin que je sache qui tu es.

NÉOPTOLÉMOS.

Je suis né dans Skyros entourée des flots, et je navigue vers ma demeure. On me nomme Néoptolémos, enfant d’Akhilleus. Tu sais tout.

PHILOKTÈTÈS.

Ô enfant d’un père très-cher, et né dans une chère patrie ! Ô nourrisson du vieux Lykomèdès ! comment as-tu été poussé ici ? D’où as-tu navigué ?

NÉOPTOLÉMOS.

Maintenant je viens d’Ilios.

PHILOKTÈTÈS.

Que dis-tu ? Tu n’as pas monté avec nous sur les nefs, quand nous sommes partis d’abord pour Ilios.

NÉOPTOLÉMOS.

Et toi, as-tu pris ta part de cette calamité ?

PHILOKTÈTÈS.

Ô fils, ne me connais-tu point, moi que tu regardes ?

NÉOPTOLÉMOS.

Comment connaîtrais-je qui je n’ai jamais vu ?

PHILOKTÈTÈS.

Tu n’as jamais entendu ni mon nom, ni aucun bruit des maux par lesquels je péris misérablement ?

NÉOPTOLÉMOS.

Sache que je ne sais rien des choses dont tu parles.

PHILOKTÈTÈS.

Ô très-misérable et haï des Dieux, puisque le bruit de mon sort n’est parvenu ni dans ma demeure, ni dans Hellas ! Mais ceux qui m’ont rejeté avec impiété se taisent et me raillent, tandis que mon mal s’accroît et que chaque jour le rend plus amer. Ô fils, ô enfant d’Akhilleus, je suis celui — peut-être l’as-tu appris — qui possède les flèches de Hèraklès, Philoktètès, fils de Paias, que les deux chefs de guerre et le roi des Képhallènes ont jeté honteusement, seul, sur cette terre déserte, rongé d’un mal cruel et blessé par la morsure amère d’une vipère tueuse d’hommes. Avec cela, enfant, ils m’ont abandonné et s’en sont allés, ayant abordé ici sur les nefs, au retour de Khrysa entourée des flots. Joyeux, dès qu’ils m’eurent vu, après une violente prostration, dormant sous un rocher creux du rivage, ils s’en allèrent, m’ayant laissé, comme à un mendiant, des haillons et un peu de nourriture. Puissent-ils en subir autant ! Tu penses, ô fils, ce que je ressentis, sortant du sommeil, après qu’ils furent partis, que de larmes je versai, avec quelles lamentations sur mes maux, lorsque je vis qu’elles avaient toutes disparu, les nefs sur lesquelles je naviguais, et qu’aucun homme n’était plus ici qui me secourût et pût soulager mon mal. Et, regardant tout autour de moi, je ne vis rien que mes misères ; et, de celles-ci, ô fils, j’avais une grande abondance. Et le temps faisait succéder le jour au jour, et il me fallait, seul, sous ce misérable abri, songer à quelque nourriture. Cet arc me procurait les choses nécessaires, en perçant les colombes ailées ; et, alors, vers ce que la flèche partie de la corde avait atteint, je rampais, traînant mon pied misérable. Et quand il fallait boire ou couper un peu de bois, si les gelées étaient répandues sur la terre, comme c’est la coutume en hiver, j’y allais, rampant avec angoisse. Et je n’avais point de feu ; mais, en heurtant le silex au silex, j’en fis jaillir à peine un peu de flamme cachée, et cette flamme m’a toujours sauvé ; car, avec le feu, j’ai tout ce qu’il faut dans cette demeure, hors la fin de mon mal. Maintenant, ô fils, apprends quelle est cette île. Aucun marin n’y aborde volontiers. Il ne s’y trouve en effet aucun port, ni aucun lieu où celui qui navigue fasse du gain ou soit reçu par un hôte. Il n’y a ici nulle navigation d’hommes prudents. Peut-être y aborde-t-on contre son gré, car ces choses arrivent fréquemment dans une longue vie d’homme. Ceux qui viennent ici, ô fils, me parlent avec pitié, plaignent ma destinée et me donnent par surcroît quelques aliments et quelques vêtements ; mais, dès que j’en parle, tous refusent de me conduire en sûreté dans ma demeure ; et, misérable, je suis rongé par la faim et par les douleurs, voici déjà la dixième année, et nourrissant une plaie vorace. Voilà ce que m’ont fait, ô fils, les Atréides et Odysseus. Que les Dieux leur infligent à leur tour des maux tels que ceux que j’ai subis !

LE CHŒUR.

Moi aussi, non moins que les étrangers qui déjà sont venus ici, je ne puis qu’avoir pitié de toi, fils de Paias.

NÉOPTOLÉMOS.

Et moi je sais que tes paroles sont vraies, et je puis l’attester, ayant souffert par ces mauvais hommes, les Atréides et Odysseus.

PHILOKTÈTÈS.

As-tu, toi aussi, as-tu reçu quelque injure des Atréides très-maudits, que tu sois ainsi irrité ?

NÉOPTOLÉMOS.

Plaise aux Dieux que, de ma main, j’assouvisse un jour ma colère et que Mykènè et Sparta apprennent que Skyros aussi nourrit des hommes braves !

PHILOKTÈTÈS.

Bien, ô fils ! Mais d’où te vient cette grande colère qui fait que tu es ici ?

NÉOPTOLÉMOS.

Ô fils de Paias, je dirai, bien qu’avec peine, les outrages que j’ai reçus d’eux quand je vins. Dès que la Moire eut tranché la destinée d’Akhilleus…

PHILOKTÈTÈS.

Ô Dieux ! n’en dis pas plus, avant que je sache d’abord si le fils de Pèleus est vraiment mort.

NÉOPTOLÉMOS.

Il est mort, non par la main d’aucun homme, mais par celle d’un Dieu. Il a été dompté par l’arc de Phoibos.

PHILOKTÈTÈS.

Le vainqueur et le vaincu sont tous deux de bonne race. J’hésite, ne sachant, ô fils, si je t’interrogerai d’abord sur ce que tu as souffert, ou si je pleurerai Akhilleus.

NÉOPTOLÉMOS.

Je pense que tu as assez de tes malheurs sans pleurer encore ceux d’autrui.

PHILOKTÈTÈS.

Tu as bien parlé ; c’est pourquoi raconte-moi dès le commencement ce qui te concerne et l’outrage qui t’a été fait.

NÉOPTOLÉMOS.

Le divin Odysseus et le nourricier de mon père vinrent à moi sur une nef peinte, disant, avec vérité ou faussement, je ne sais, qu’il n’était permis à nul autre, depuis que mon père était mort, de renverser Pergamos. Comme ils parlaient ainsi, ils ne me pressèrent point longtemps, Étranger, de partir promptement sur la nef. Je désirais grandement voir mon père mort et non enseveli encore, car je ne l’avais jamais vu auparavant. Certes, un autre désir glorieux me poussait aussi, qui était de renverser la citadelle de Troia. Après le deuxième jour de navigation favorable, j’abordai à l’âpre promontoire Sigéen. Et, aussitôt sorti de la nef, toute l’armée, m’entourant, me salua. Et ils juraient qu’ils revoyaient, vivant, Akhilleus qui n’était plus. Et celui-ci gisait, prêt à être enseveli. Pour moi, malheureux, après l’avoir pleuré, j’allai aux Atréides qui devaient être mes amis, comme il était juste, et je réclamai les armes et les autres biens de mon père. Mais, hélas ! ils me donnèrent une très-impudente parole : — Ô fils d’Akhilleus, tu peux prendre tous les autres biens de ton père ; mais un autre homme, le fils de Laertès, possède ses armes. — Alors, avec des larmes, je me levai plein de colère et m’indignant : — Donc, ô misérables, vous avez osé livrer mes armes sans que j’y aie consenti ? — Et Odysseus, qui était là, me dit : — Oui, enfant, ils me les ont données à très-bon droit, car je les ai sauvées en sauvant le corps de ton père. — Et moi, dans ma colère, je l’outrageai de toutes les injures, n’épargnant rien, s’il voulait m’enlever mes armes. Poussé à ce point, et blessé, bien qu’il soit patient, il répondit à ce qu’il avait entendu : — Tu n’étais pas où nous étions, et tu étais où il ne fallait pas que tu fusses. Puisque tu parles si insolemment, tu ne remporteras jamais ces armes à Skyros. — Ayant reçu cet outrage, je retourne dans ma demeure, dépouillé par l’exécrable Odysseus issu d’exécrables pères ; mais je ne le blâme pas autant que ceux qui possèdent le commandement. En effet, toute une ville, toute une armée, sont à ceux qui les commandent, et les hommes deviennent mauvais et agissent mal à l’exemple de leurs chefs. J’ai tout dit. Que celui qui hait les Atréides soit mon ami et celui des Dieux !

LE CHŒUR.
Strophe.

Toi qui te réjouis des montagnes, Gaia, Nourrice universelle, Mère de Zeus lui-même, qui possèdes le grand Paktôlos plein d’or, je t’ai implorée, ô Mère vénérable, ô Bienheureuse traînée par les lions tueurs de taureaux, quand les Atréides ont violemment outragé celui-ci, et ont livré, honneur suprême, les armes paternelles au fils de Laertès.

PHILOKTÈTÈS.

Vous apportez un signe manifeste de douleur, et vous vous plaignez de même que moi. Je reconnais les mauvaises actions des Atréides et d’Odysseus. Je sais que celui-ci ne refuse à sa langue aucune parole perfide ni aucune méchanceté, et qu’il n’est point d’iniquités qu’il ne puisse commettre. Rien de ceci ne m’étonne ; mais je suis surpris que le grand Aias, voyant ces choses, les ait souffertes.

NÉOPTOLÉMOS.

Il n’était plus parmi les vivants, ô Étranger. Jamais, en effet, lui vivant, je n’aurais été dépouillé de ces armes.

PHILOKTÈTÈS.

Que dis-tu ? Est-il donc mort ?

NÉOPTOLÉMOS.

Sache qu’il ne jouit plus de la lumière.

PHILOKTÈTÈS.

Malheur à moi ! Et le fils de Tydeus et cette race de Sisyphos achetée par Laertès, il n’est pas à craindre qu’ils soient morts ! C’était à eux de ne plus vivre.

NÉOPTOLÉMOS.

Certes, ils ne sont point morts, sache-le. Ils fleurissent maintenant dans l’armée des Argiens.

PHILOKTÈTÈS.

Et ce vieillard qui était brave, mon ami, Nestôr le Pylien, existe-t-il ? Il avait coutume de refréner leurs mauvais desseins par ses sages conseils.

NÉOPTOLÉMOS.

Maintenant il est très-malheureux, depuis la mort de son fils Antilokhos qui était avec lui.

PHILOKTÈTÈS.

Hélas ! Tu m’annonces de tristes choses des deux hommes dont j’aurais le moins voulu apprendre la mort. Hélas ! hélas ! à quoi faut-il s’attendre, quand ceux-ci périssent et quand Odysseus survit et n’est point où il fallait qu’il fût, au lieu de ceux-ci qui sont morts ?

NÉOPTOLÉMOS.

C’est un lutteur rusé ; mais, ô Philoktètès, les desseins rusés sont souvent déçus.

PHILOKTÈTÈS.

Mais, je t’en supplie, où était alors Patroklos qui était très-cher à ton père ?

NÉOPTOLÉMOS.

Lui aussi était mort. Je t’apprendrai ceci en peu de paroles : la guerre ne tue volontiers aucun homme mauvais, mais elle tue toujours les meilleurs.

PHILOKTÈTÈS.

Je l’atteste avec toi. C’est pour cela que je t’interrogerai sur cet homme méprisable, prompt de la langue et rusé. Que fait-il maintenant ?

NÉOPTOLÉMOS.

Sur qui m’interroges-tu, si ce n’est sur Odysseus ?

PHILOKTÈTÈS.

Je ne parle point de lui. Mais il y avait un certain Thersitès qui se refusait à ne dire qu’une fois ce qui ne plaisait à personne. Sais-tu s’il vit encore ?

NÉOPTOLÉMOS.

Je ne l’ai pas vu. J’ai entendu dire qu’il vivait.

PHILOKTÈTÈS.

Certes, ceci devait être. Aucun méchant ne meurt en effet. Les Daimones les entourent de soins. Ceux qui sont rusés et accoutumés à mal faire, ils les rappellent volontiers du Hadès ; ceux qui sont justes et irréprochables, ils ont coutume de les y envoyer. Que penser de ces choses ? Par qui seront-elles louées ? Je voudrais louer les actions des Dieux, et je trouve les Dieux eux-mêmes iniques !

NÉOPTOLÉMOS.

Pour moi, à la vérité, ô fils d’un père Oitaien, désormais je regarderai de loin Ilios et les Atréides, et je me garantirai d’eux. Puisque, là où ils sont, le pire l’emporte sur le bon, la vertu périt et le lâche est puissant, jamais je n’aimerai de tels hommes. La pierreuse Skyros me suffira désormais, et je me réjouirai dans ma demeure. Maintenant je vais à ma nef. Pour toi, fils de Paias, sois heureux ! Que les Daimones te délivrent de ton mal, comme tu le désires. Nous, allons ! afin de partir dès qu’un Dieu nous accordera de naviguer heureusement.

PHILOKTÈTÈS.

Ô fils, partez-vous déjà ?

NÉOPTOLÉMOS.

Il nous faut guetter plutôt de près que de loin l’instant de la navigation.

PHILOKTÈTÈS.

Par ton père, par ta mère, ô fils, par tout ce qui t’est cher dans ta demeure, je te supplie et t’implore, afin que tu ne me laisses point seul, abandonné à ces maux dont tu me vois accablé ou que tu as appris ! Mais prends-moi comme un surcroît de charge. Je sais assez la pesanteur de ce fardeau, cependant, porte-le. Ce qui est honteux est en horreur aux généreux, et ils se glorifient de ce qui est honnête. Si cela m’est refusé par toi, ton opprobre sera horrible. Si tu me sauves, ô enfant, et si je reviens vivant dans la terre Oitaienne, tu seras très-glorieusement loué. Allons ! Cette peine ne sera pas d’un jour entier. Ose, et, m’emmenant, jette-moi où tu voudras, dans la sentine, à la proue, à la poupe, là où je serai le moins à charge aux tiens. Consens ! Je t’adjure par Zeus vengeur des suppliants, ne sois point inexorable, ô fils ! Je me roule à tes genoux, bien que perclus et boiteux. Ne me laisse point, je t’en conjure, abandonné ici, loin de toute trace humaine ; mais emporte-moi, soit dans ta demeure, soit dans l’Euboia de Khalkodôn. De là, la navigation ne me sera pas longue jusqu’à l’Oita, la hauteur Trakhinienne et le Sperkhios au beau cours. Rends-moi à mon père qui m’est très-cher. Je crains depuis longtemps qu’il soit mort. Souvent, en effet, par ceux qui sont venus ici, je lui ai envoyé mes supplications afin qu’il me ramenât lui-même sur une nef dans ses demeures ; mais, ou il a subi la destinée, ou ceux que j’ai envoyés, peu soucieux de mes intérêts, comme c’est la coutume, se sont hâtés vers leurs demeures. Maintenant, je viens à toi pour que tu sois mon conducteur et mon messager. Sauve-moi, aie compassion, songeant combien toutes choses, prospères ou non, sont pleines de terreurs et de dangers pour les mortels. Il faut que celui qui n’est point en proie aux maux songe à les prévoir. Si quelqu’un vit heureux, alors, qu’il veille grandement, de peur de périr par son imprudence !

LE CHŒUR.
Antistrophe.

Aie pitié, ô Roi. Il a raconté les misères sans nombre et intolérables dont il a été accablé. Qu’aucun de ceux qui me sont chers n’en subisse autant ! Si tu hais, ô Roi, les amers Atréides, certes, moi, je tournerais à son profit l’outrage qu’ils t’ont fait et à lui, et, fuyant la vengeance des Dieux, je le transporterais dans sa demeure, comme il le désire ardemment, sur la nef rapide et bien munie.

NÉOPTOLÉMOS.

Vois si, maintenant, tu n’es pas trop facile, et prends garde de ne plus parler ainsi quand tu seras sous l’ennui de sa présence et de son mal.

LE CHŒUR.

Non, non. Jamais tu ne me reprocheras cela avec justice.

NÉOPTOLÉMOS.

Il serait honteux que je fusse plus lent que toi à venir en aide à cet étranger, comme il en est temps. Donc, s’il te semble ainsi, mettons en mer. Qu’il parte à la hâte ! La nef l’emportera, et il n’aura point de refus. Seulement, que les Dieux nous conduisent sains et saufs de cette terre à l’endroit où nous dirigeons notre navigation !

PHILOKTÈTÈS.

Ô jour très-heureux ! Ô le plus doux des hommes ! Ô chers rameurs ! Que je puisse vous prouver combien je vous suis reconnaissant, moi que vous avez secouru ! Allons, enfant, après avoir salué cette demeure qu’on ne peut habiter, afin que tu saches de quelle façon j’ai supporté la vie et combien j’ai été courageux. Je pense, en effet, que nul autre que moi n’aurait pu seulement regarder ce que j’ai subi, mais j’ai appris de la nécessité à me soumettre à mes maux avec résignation.

LE CHŒUR.

Arrêtez ! Écoutons. Deux hommes viennent ici ; l’un est un marin de la nef et l’autre est étranger. Quand vous les aurez écoutés, vous entrerez.

UN MARCHAND.

Fils d’Akhilleus, j’ai demandé à cet homme, ton compagnon, qui, avec deux autres, gardait la nef, de me montrer le lieu où tu étais, puisque, contre mon attente, je t’ai rencontré, ayant été poussé par hasard vers cette terre. Je naviguais, en effet, comme marchand, avec peu de compagnons, d’Ilios vers mon pays, Péparèthos riche en vignes, quand j’ai entendu dire que tous ces marins avaient navigué avec toi. Il m’a semblé que je devais ne pas me taire et ne pas faire voile, avant de venir à toi et d’être récompensé de ma nouvelle ; car il se peut que tu ne connaisses rien des nouveaux desseins des Argiens sur toi ; et ce ne sont pas seulement des desseins, mais des actes qui ne tarderont pas à être accomplis.

NÉOPTOLÉMOS.

Ta sollicitude, Étranger, si je n’ai pas le cœur ingrat, fera que je te serai toujours reconnaissant. Explique-moi donc ce que tu as dit, afin que je sache ce que tu as appris des nouveaux desseins des Argiens contre moi.

LE MARCHAND.

Le vieux Phoinix et les fils de Thèseus se sont embarqués pour te poursuivre.

NÉOPTOLÉMOS.

Est-ce par la force ou par la parole qu’ils veulent me ramener ?

LE MARCHAND.

Je ne sais ; je t’annonce ce que j’ai appris.

NÉOPTOLÉMOS.

Phoinix et ceux qui ont monté avec lui sur la nef viennent-ils avec cette ardeur pour plaire aux Atréides ?

LE MARCHAND.

Sache que la chose n’est pas à faire, mais qu’elle se fait.

NÉOPTOLÉMOS.

Et Odysseus n’était-il pas prêt à partir pour porter lui-même cet ordre ? Est-ce la crainte qui l’a arrêté ?

LE MARCHAND.

Odysseus et le fils de Tydeus allaient faire route pour chercher un autre homme quand j’ai mis à la voile.

NÉOPTOLÉMOS.

Qui est celui-ci vers qui Odysseus naviguait lui-même ?

LE MARCHAND.

Certes, c’était… mais, d’abord, dis-moi quel est cet homme-ci, et ce que tu diras, ne le dis pas tout haut.

NÉOPTOLÉMOS.

Étranger, c’est l’illustre Philoktètès.

LE MARCHAND.

Ne m’en demande pas plus ; mais détache très-promptement ta nef et fuis de cette terre.

PHILOKTÈTÈS.

Que dit-il, ô fils ? Pourquoi ce marin veut-il me trahir en t’adressant ces paroles obscures ?

NÉOPTOLÉMOS.

Je ne comprends pas ce qu’il veut dire. Il faut qu’il parle tout haut et clairement à moi, à toi et à ceux-ci.

LE MARCHAND.

Ô fils d’Akhilleus, ne me rends pas odieux à l’armée, en me faisant dire ce que je ne devrais pas révéler. J’ai reçu d’eux, en effet, de grandes récompenses pour les services que je leur rends, autant que peut le faire un homme pauvre.

NÉOPTOLÉMOS.

Je suis irrité contre les Atréides, et cet homme m’est très-cher parce qu’il hait les Atréides. Il te faut donc, étant venu à moi avec bienveillance, ne me rien cacher de ce que tu sais d’eux.

LE MARCHAND.

Vois ce que tu fais, fils.

NÉOPTOLÉMOS.

Je l’ai vu depuis longtemps.

LE MARCHAND.

Je dirai que tu es seul en faute.

NÉOPTOLÉMOS.

Soit ! Parle.

LE MARCHAND.

Je parlerai. Les deux hommes que j’ai dits, le fils de Tydeus et la force d’Odysseus, viennent vers celui-ci, ayant juré qu’ils le persuaderaient ou qu’ils l’emmèneraient de force. Tous les Akhaiens ont entendu Odysseus le déclarer hautement, car il était plus assuré que l’autre d’accomplir ceci.

NÉOPTOLÉMOS.

Pour quelle cause, après de longues années, les Atréides s’inquiétaient-ils autant de Philoktètès qu’ils ont rejeté depuis si longtemps ? Y étaient-ils poussés par un regret, ou par la force et la vengeance des Dieux qui châtient les actions criminelles ?

LE MARCHAND.

Je t’apprendrai tout ceci, car, sans doute, tu ne le sais pas. Il y avait un divinateur de bonne race, fils de Priamos, qu’on nommait Hélénos. Le subtil Odysseus, dont les oreilles sont accoutumées à entendre toute espèce d’outrages et d’injures, étant sorti seul pendant la nuit, prit Hélénos, et, l’emmenant, lié, au milieu des Akhaiens, leur montra cette belle proie. Celui-ci, entre autres divinations, leur prédit qu’ils ne détruiraient jamais la citadelle de Troia, à moins d’emmener Philoktètès, par la persuasion, hors de cette île qu’il habite maintenant. Le fils de Laertès eut à peine entendu le Divinateur qu’il résolut aussitôt de ramener Philoktètès parmi les Akhaiens. Il pensait s’emparer de lui de son propre consentement, ou, du moins, par force ; et il donnait sa tête à couper, s’il ne le faisait. Tu sais tout, enfant. Pars à la hâte, toi et celui à qui tu t’intéresses.

PHILOKTÈTÈS.

Hélas ! malheureux que je suis ! Cet homme, cette peste, a juré qu’il me ramènerait par la persuasion parmi les Akhaiens ! Il me persuaderait tout autant, une fois mort, de revenir du Hadès à la lumière, comme a fait son père.

LE MARCHAND.

Je ne sais rien de ceci, mais je vais à ma nef. Qu’un Dieu vous soit en aide !

PHILOKTÈTÈS.

N’est-il pas amer, Ô enfant, que le fils de Laertès espère m’emmener, après m’avoir persuadé par de douces paroles, et me montrer au milieu des Akhaiens ? Non, certes. J’écouterais plus volontiers l’exécrable vipère qui m’a rendu boiteux ! Mais il n’est rien qu’il ne dise ou qu’il n’ose. Maintenant, je le sais bien, il viendra. Ô fils, partons ! Que beaucoup de mers nous séparent de la nef d’Odysseus ! Allons ! Qui se hâte à temps peut jouir du sommeil et du repos, son travail étant achevé.

NÉOPTOLÉMOS.

Quand le vent qui souffle de la proue tombera, nous détacherons la nef. Maintenant il est contraire.

PHILOKTÈTÈS.

Le vent est toujours favorable quand on fuit le malheur.

NÉOPTOLÉMOS.

Je le sais, mais ce souffle leur est aussi contraire.

PHILOKTÈTÈS.

Nul vent n’est contraire pour les voleurs, s’ils veulent piller et violenter.

NÉOPTOLÉMOS.

Viens donc, si cela te plaît. Allons, et prends dans ta demeure ce dont tu te sers et que tu désires le plus.

PHILOKTÈTÈS.

En effet, il y a des choses dont j’ai besoin, mais je n’ai pas à choisir entre beaucoup de richesses.

NÉOPTOLÉMOS.

Qu’y a-t-il ici qui ne soit dans ma nef ?

PHILOKTÈTÈS.

J’ai une plante à l’aide de laquelle j’ai coutume d’apaiser mon mal et d’en diminuer la douleur.

NÉOPTOLÉMOS.

Emporte-la donc. Y a-t-il autre chose que tu veuilles prendre ?

PHILOKTÈTÈS.

Je verrai si quelqu’une de ces flèches n’a pas été oubliée, de peur d’en laisser prendre par personne.

NÉOPTOLÉMOS.

N’est-ce point là cet arc illustre que tu possèdes ?

PHILOKTÈTÈS.

C’est lui-même que je porte dans mes mains. Je n’en ai point d’autre.

NÉOPTOLÉMOS.

M’est-il permis de le contempler de près, de le toucher et de le baiser comme s’il était un Dieu ?

PHILOKTÈTÈS.

Ô mon enfant, cela t’est permis, lui et tout ce que tu désireras des choses que je possède.

NÉOPTOLÉMOS.

Je le désire à la vérité, mais autant que mon désir soit légitime ; sinon, refuse.

PHILOKTÈTÈS.

Tu parles avec piété, et cela t’est permis, ô fils, toi qui seul m’as accordé de voir la splendeur de Hèlios, et la terre Oitaienne, et mon vieux père, et mes amis, et qui m’as retiré de ma prostration sous les pieds de mes ennemis pour m’élever au-dessus d’eux. Rassure-toi. Il te sera permis de toucher cet arc, et tu le rendras à qui te l’a confié, et tu pourras te glorifier de ce que, par ta vertu, et seul de tous les mortels, tu as pu le toucher. Moi-même, c’est pour un service rendu que je l’ai acquis.

NÉOPTOLÉMOS.

Entre donc.

PHILOKTÈTÈS.

Je t’introduirai, mais la violence de mon mal réclame ton aide.

LE CHŒUR.
Strophe I.

J’ai entendu dire, car je ne l’ai point vu, que le tout-puissant fils de Kronos avait attaché Ixiôn à une roue tournante, parce qu’il avait désiré le lit de Zeus ; mais je n’ai jamais entendu dire, que je sache, et je n’ai jamais vu qu’aucun des mortels ait subi une destinée plus terrible que celui-ci qui, n’ayant jamais commis une action mauvaise ou violente, périt aussi indignement. Et je suis plein d’étonnement de ce que, seul, et entendant de tous côtés le grondement des flots qui se brisent, il ait pu mener sa vie lamentable.

Antistrophe I.

Il n’avait aucun compagnon, aucun témoin de sa misère, auprès de qui et avec lequel il pût pleurer sur sa plaie sanglante et vorace, qui adoucît, à l’aide des douces herbes arrachées à la terre nourricière, le flux brûlant du sang jaillissant de la blessure. Il avait coutume alors, quand la cruelle ardeur du mal s’arrêtait, d’aller çà et là, rampant comme un enfant sans nourrice, chercher quelque soulagement à ses douleurs.

Strophe II.

Il ne faisait point sa nourriture des fruits de la terre sacrée, ni d’aucune des autres choses dont se nourrissent les hommes industrieux ; mais il ne se nourrissait que de ce qu’il frappait des flèches ailées de son arc. Oh ! le malheureux ! qui n’a point bu de vin pendant dix ans, et qui se traînait toujours vers l’eau stagnante, quand il en apercevait !

Antistrophe II.

Maintenant il a rencontré le fils d’hommes braves, et, affranchi victorieusement de ses maux, il sera heureux désormais. La nef qui court sur la mer le rapportera, après des mois sans nombre, vers la demeure des Nymphes Maliades et les rives du Sperkhios, où l’Homme, couvert d’un bouclier d’airain, s’est réuni aux Dieux, brûlé tout entier par la flamme sacrée, sur les sommets de l’Oita !

NÉOPTOLÉMOS.

Avance, si tu le veux. Pourquoi te taire et rester comme stupéfait ?

PHILOKTÈTÈS.

Ah ! ah ! ah !

NÉOPTOLÉMOS.

Qu’est-ce ?

PHILOKTÈTÈS.

Rien, rien. Marche, ô fils.

NÉOPTOLÉMOS.

Est-ce la douleur de ton mal qui te saisit ?

PHILOKTÈTÈS.

Non, certes. Je pense qu’il s’est calmé. Ô Dieux !

NÉOPTOLÉMOS.

Pourquoi invoques-tu ainsi les Dieux en gémissant ?

PHILOKTÈTÈS.

Pour qu’ils viennent à nous propices et tutélaires. Ah ! ah ! ah !

NÉOPTOLÉMOS.

Que t’arrive-t-il ? Ne le diras-tu pas ? Resteras-tu muet ? Tu sembles être saisi de quelque mal.

PHILOKTÈTÈS.

Je meurs, ô fils, et je ne puis vous cacher mon mal. Ah ! ah ! ah ! hélas ! Il me pénètre, il me pénètre ! Malheureux, ô malheureux ! Je meurs, enfant, je suis dévoré. Ah ! ah ! ah ! hélas ! Je t’en conjure par les Dieux, ô fils, si tu as une épée en mains, coupe le bout de mon pied ! coupe très-promptement. N’épargne pas ma vie, va, je t’en supplie, ô fils !

NÉOPTOLÉMOS.

Que t’est-il arrivé de nouveau qui te fasse pousser de tels hurlements et gémissements ?

PHILOKTÈTÈS.

Tu le sais, ô enfant.

NÉOPTOLÉMOS.

Qu’y a-t-il ?

PHILOKTÈTÈS.

Tu le sais, ô enfant.

NÉOPTOLÉMOS.

Qu’est-ce ? Je ne sais pas.

PHILOKTÈTÈS.

Comment ne le sais-tu pas ? Ah ! ah ! ah !

NÉOPTOLÉMOS.

C’est la terrible douleur de ton mal ?

PHILOKTÈTÈS.

Terrible, en effet, et ineffable. Mais aie pitié de moi.

NÉOPTOLÉMOS.

Que ferai-je donc ?

PHILOKTÈTÈS.

Ne me trahis pas par crainte de mon mal. Il vient après avoir erré longtemps, et il fait rage comme il a coutume de faire rage.

NÉOPTOLÉMOS.

Hélas ! ô malheureux ! hélas, toi qui es misérablement accablé de tant de maux ! veux-tu que je te prenne, que je te touche ?

PHILOKTÈTÈS.

Non, pas cela ; mais prends cet arc, comme tu me le demandais récemment ; prends et garde-le, jusqu’à ce que la douleur de mon mal s’apaise. En effet, le sommeil me saisit aussitôt que mon mal a cessé, et je n’en suis pas délivré auparavant. Mais il faut que tu me permettes de dormir tranquille. Si, pendant ce temps, ils arrivent, par les Dieux ! je te recommande de ne point leur remettre ces armes, ni volontairement, ni de force, ni d’aucune façon, de peur de te tuer en même temps que moi qui suis ton suppliant.

NÉOPTOLÉMOS.

Ceci regarde ma vigilance. Rassure-toi : elles ne seront remises qu’à toi et à moi. Donne-les-moi, confiant en la fortune.

PHILOKTÈTÈS.

Les voici, enfant, prends-les, et prie l’Envie divine qu’il ne t’en arrive pas malheur comme à moi et à celui qui les a eues avant moi.

NÉOPTOLÉMOS.

Ô Dieux ! que ces choses nous soient accordées, ainsi qu’une heureuse et rapide navigation qui nous mène là où un Dieu trouve juste que nous allions !

PHILOKTÈTÈS.

Je crains, ô enfant, que ce vœu ne soit inutile. Voici de nouveau qu’un sang noir flue et jaillit du fond de mon ulcère, et je m’attends à une nouvelle angoisse. Ah ! ah ! hélas ! Ô pied, de quels maux tu m’accables ! Le mal avance, le voici ! Hélas ! malheureux ! Vous savez tout maintenant. Ne fuyez pas, je vous en conjure. Ah ! ah ! ah ! Ô Étranger Képhallénien, plût aux Dieux que cette douleur fût attachée à ton cœur ! Hélas sur moi ! Ah ! ah ! ah ! hélas encore ! hélas ! Ô chefs de l’armée, Agamemnôn, Ménélaos, puissiez-vous à votre tour être déchirés du même mal pendant un aussi long temps ! Hélas sur moi ! hélas ! Ô mort ! mort, que j’appelle chaque jour, ne peux-tu jamais venir ? Ô enfant, ô bien né, prends-moi, brûle-moi avec le feu célèbre de Lemnos ! Certes, en retour de ces armes que tu tiens maintenant, j’ai, autrefois, rendu le même service au fils de Zeus. Que dis-tu, enfant ? que dis-tu ? Pourquoi te taire ? À quoi songes-tu, ô enfant ?

NÉOPTOLÉMOS.

Je suis affligé depuis longtemps, gémissant sur tes maux.

PHILOKTÈTÈS.

Prends courage, ô fils, car si ce mal arrive promptement, il part de même. Mais, je t’en conjure, ne m’abandonne pas seul.

NÉOPTOLÉMOS.

Rassure-toi, nous resterons.

PHILOKTÈTÈS.

Resteras-tu certainement ?

NÉOPTOLÉMOS.

Sache-le bien.

PHILOKTÈTÈS.

Ô fils, je ne veux pas te contraindre par un serment.

NÉOPTOLÉMOS.

Il ne m’est point permis de partir sans toi.

PHILOKTÈTÈS.

Donne ta main en gage de ta foi.

NÉOPTOLÉMOS.

La voici, car je resterai.

PHILOKTÈTÈS.

Là, maintenant, là…

NÉOPTOLÉMOS.

Où dis-tu ?

PHILOKTÈTÈS.

En haut…

NÉOPTOLÉMOS.

Délires-tu de nouveau ? Pourquoi regardes-tu la voûte d’en haut ?

PHILOKTÈTÈS.

Laisse-moi, laisse-moi !

NÉOPTOLÉMOS.

Où te laisserai-je ?

PHILOKTÈTÈS.

Laisse-moi enfin.

NÉOPTOLÉMOS.

Je refuse de m’éloigner de toi.

PHILOKTÈTÈS.

Tu me tueras si tu me touches.

NÉOPTOLÉMOS.

Voici que je te laisse, si tu es plus sage.

PHILOKTÈTÈS.

Ô terre, reçois-moi, devant mourir, tel que je suis, car ce mal ne me permet plus de me lever.

NÉOPTOLÉMOS.

Il semble que dans peu d’instants le sommeil va s’emparer de lui. Voici que sa tête s’incline ; la sueur inonde tout son corps, et la veine qui éclate au bout de son pied fait jaillir un sang noir. Chers, laissons-le goûter un sommeil tranquille.

LE CHŒUR.
Strophe.

Hypnos ! qui ne connais ni la douleur, ni les misères, viens à nous, ô Roi tranquille, qui apaises la vie ! Fais durer la sérénité qui est maintenant répandue sur ses yeux. Viens, ô Guérisseur ! Pour toi, ô fils, vois si tu resteras et ce qui me reste à faire. Regarde-le. Qu’attendons-nous pour agir ? L’occasion conseille excellemment en toute chose, et qui la saisit promptement remporte une grande victoire.

NÉOPTOLÉMOS.

Il n’entend rien sans doute, mais je sais que nous serons en vain les maîtres de cet arc, si nous partons sans lui. En effet, l’honneur de la victoire lui est réservé, et c’est lui qu’un Dieu ordonne d’emmener. C’est un honteux opprobre de se vanter d’une chose imparfaitement accomplie et qu’on doit à des mensonges.

LE CHŒUR.
Antistrophe.

Fils, un Dieu décidera de ceci. Ce que tu me répondras, dis-le-moi tout bas, ô fils ; car le sommeil des malades est léger et facilement interrompu. Songe, autant que tu le pourras, et à l’insu de celui-ci, à ce que tu feras ; car, si tu penses comme lui, et tu sais de qui je parle, il y a là des difficultés inextricables pour des hommes prudents.

Épôde.

Un vent propice souffle ; cet homme ne voit rien, il est sans forces, couché et plongé dans les ténèbres. Le sommeil de midi est profond. Cet homme n’a plus ni mains, ni pieds, ni rien, et il est comme gisant dans le Hadès. Vois ce que tu as à dire. Dans ma pensée, fils, la meilleure tâche est celle qui est affranchie de toute crainte.

NÉOPTOLÉMOS.

Je t’ordonne de te taire et de ne point parler sans raison. Cet homme remue les yeux et lève la tête.

PHILOKTÈTÈS.

Ô Lumière qui viens après le sommeil ! Ô Étrangers qui m’avez veillé contre toute espérance ! Jamais, en effet, ô enfant, je n’aurais pensé que tu eusses supporté mes maux avec tant de compassion et que tu fusses ainsi venu à mon aide. Certes, les Atréides, ces braves chefs, ne les ont pas supportés aussi aisément. Mais toi, ô fils, qui es d’une nature généreuse et descendu d’hommes bien nés, tu as tout supporté, bien qu’en proie à mes clameurs et à l’odeur de ma plaie. Et maintenant que voici, ce semble, l’oubli et le repos de ce mal, lève-moi, toi-même, mets-moi sur mes pieds, fils, afin, quand la faiblesse m’aura quitté, que nous allions vers ta nef et que nous partions promptement.

NÉOPTOLÉMOS.

Je me réjouis, contre mon espérance, de te voir guéri de ta douleur, les yeux ouverts et respirant encore. Tu étais accablé d’un tel mal que tu semblais un homme qui n’est plus parmi les vivants. Maintenant, lève-toi, ou, s’il te plaît mieux, ceux-ci te porteront. Ils ne refuseront pas cette peine, si nous jugeons, toi et moi, qu’il faut le faire.

PHILOKTÈTÈS.

Je te remercie, ô enfant. Lève-moi, comme tu en as la pensée. Laisse ceux-ci, pour qu’ils ne soient pas affectés de l’horrible odeur avant qu’il soit nécessaire. Il sera assez cruel pour eux d’habiter la même nef que moi.

NÉOPTOLÉMOS.

Soit ! Lève-toi et appuie-toi.

PHILOKTÈTÈS.

Rassure-toi. Je me lèverai comme j’en ai l’habitude.

NÉOPTOLÉMOS.

Hélas ! Que ferai-je maintenant ?

PHILOKTÈTÈS.

Qu’est-ce, ô fils ? Pourquoi cette parole ?

NÉOPTOLÉMOS.

Je ne sais comment tourner les choses difficiles que j’ai à dire.

PHILOKTÈTÈS.

À propos de quoi hésites-tu ? Ne dis pas cela, ô fils.

NÉOPTOLÉMOS.

Je ne puis exprimer ce que j’ai à dire.

PHILOKTÈTÈS.

L’embarras que te causera mon mal te trouble-t-il au point que tu ne veuilles plus m’emmener sur ta nef ?

NÉOPTOLÉMOS.

Toutes choses sont difficiles quand on renonce à sa propre nature et quand on entreprend ce qui est indigne de soi.

PHILOKTÈTÈS.

Mais tu ne fais et ne dis rien qui soit indigne de ton père en rendant service à un homme honnête.

NÉOPTOLÉMOS.

Je serai manifestement couvert d’opprobre : ceci me déchire depuis longtemps.

PHILOKTÈTÈS.

Non, certes, pour ce que tu fais ; mais pour tes paroles, je le crains.

NÉOPTOLÉMOS.

Ô Zeus, que faire ? Serai-je doublement mauvais en cachant ce qu’il est honteux de cacher, ou en disant d’ignominieux mensonges ?

PHILOKTÈTÈS.

Cet homme, si ma pensée ne me trompe pas, semble vouloir me trahir et partir en me laissant ici.

NÉOPTOLÉMOS.

Je ne t’abandonnerai pas ; je crains plutôt que tu aies de la douleur de ce que je t’emmène. Cette crainte me torture depuis longtemps.

PHILOKTÈTÈS.

Que veux-tu dire, enfant, je te prie ? Je ne comprends pas tes paroles.

NÉOPTOLÉMOS.

Je ne te cacherai rien. Il faut que tu navigues vers Troia, les Akhaiens et la flotte des Atréides.

PHILOKTÈTÈS.

Hélas ! qu’as-tu dit ?

NÉOPTOLÉMOS.

Ne gémis pas avant que tu aies tout appris.

PHILOKTÈTÈS.

Que dois-je apprendre ? Que penses-tu faire de moi enfin ?

NÉOPTOLÉMOS.

T’affranchir d’abord de tes misères, puis aller ravager avec toi les plaines de Troia.

PHILOKTÈTÈS.

Est-ce sérieusement que tu penses faire cela ?

NÉOPTOLÉMOS.

Cela est nécessaire par-dessus tout. Ne t’irrite donc pas quand tu m’auras entendu.

PHILOKTÈTÈS.

Je meurs, malheureux ! Je suis trahi. Tu m’as tendu ce piége ! Rends-moi tout d’abord l’arc et les flèches.

NÉOPTOLÉMOS.

Cela ne se peut. La justice et l’intérêt me contraignent d’obéir aux chefs.

PHILOKTÈTÈS.

Ô feu ! Ô vraie horreur ! Très-détestable ouvrier des plus mauvaises ruses ! Que m’as-tu fait ? Par quels mensonges m’as-tu joué ? N’as-tu point honte de me regarder, moi qui me suis roulé à tes pieds, moi qui t’ai supplié, ô misérable ? En m’arrachant mon arc tu m’as arraché la vie. Rends, je t’en conjure, rends, je t’en supplie, ô fils ! Je t’adjure par les Dieux de la patrie, ne m’enlève pas ma nourriture. Hélas ! malheureux que je suis ! Il ne me parle plus, et, comme s’il ne devait jamais me rendre mes armes, il détourne son visage. Ô ports ! Ô promontoires ! Ô cavernes des bêtes sauvages des montagnes ! Ô roches escarpées ! C’est à vous qui êtes mes compagnons accoutumés que je me plains des maux que me fait le fils d’Akhilleus, n’ayant nul autre à qui je puisse parler ! M’ayant juré qu’il me ramènerait dans ma demeure, il veut me conduire à Troia ; et mon arc, qu’il avait reçu de moi en m’engageant sa foi, il le retient, bien que ce soit l’arme sacrée de Hèraklès, fils de Zeus ! Et il veut le montrer aux Argiens ! Comme s’il s’était saisi d’un homme robuste, il m’entraîne de force, et il ne sait pas qu’il tue un mort, qu’il prend l’ombre d’une vapeur, une image vaine. Il ne m’aurait pas saisi dans ma force, puisqu’il n’a pu me prendre que par ruse, bien que malade. Malheureux ! c’est la fraude qui m’a vaincu. Que ferai-je ? Mais rends-le ! Reviens enfin à toi. Que dis-tu ? Tu te tais ? Je suis mort, malheureux ! Ô rocher, qui t’ouvres de deux côtés, je te subirai de nouveau, désarmé, manquant de nourriture ! Et je me dessécherai, seul, dans cet antre, ne pouvant plus percer de mes flèches ni l’oiseau qui vole, ni la bête sauvage qui habite cette montagne ; mais moi-même, malheureux, je serai tué et mangé par ceux dont je me nourrissais, et ils me chasseront, moi qui les chassais auparavant. Malheureux ! j’expierai leur sang par mon sang, et cela par l’œuvre de cet homme que je pensais ne point connaître le mal ! Ne péris pas avant que je sache si tu ne dois pas changer de pensée ; sinon, péris misérablement !

LE CHŒUR.

Que ferons-nous, ô Roi ? C’est à toi de dire si nous devons partir ou céder aux paroles de cet homme.

NÉOPTOLÉMOS.

En vérité, j’ai pour lui une grande pitié, non récemment, mais depuis longtemps.

PHILOKTÈTÈS.

Aie pitié de moi, ô enfant, je t’en conjure par les Dieux ! Ne fais pas que les hommes te couvrent d’opprobre en m’abandonnant lâchement.

NÉOPTOLÉMOS.

Hélas ! Que ferai-je ? Plût aux Dieux que je n’eusse jamais quitté Skyros, tant je souffre de ceci !

PHILOKTÈTÈS.

Tu n’es pas un mauvais homme, mais tu as sans doute été instruit par les mauvais à faire des choses honteuses. Maintenant, tiens ce que tu as promis à d’autres, et mets à la voile, m’ayant d’abord rendu mes armes.

NÉOPTOLÉMOS.

Que ferons-nous, ô hommes ?

ODYSSEUS.

Ô le pire des hommes, que fais-tu ? Laisse-moi cet arc, et sors !

PHILOKTÈTÈS.

Ô Dieux ! Quel est cet homme ? N’entends-je pas Odysseus ?

ODYSSEUS.

Tu le sais, c’est moi, c’est Odysseus que tu vois.

PHILOKTÈTÈS.

Hélas ! je suis trahi, je meurs ! C’est donc lui qui m’a pris et m’a dépouillé de mes armes !

ODYSSEUS.

Moi-même, sache-le, et non un autre. J’avoue tout ceci.

PHILOKTÈTÈS.

Rends-moi mon arc, ô enfant, rends-le-moi.

ODYSSEUS.

Il ne le fera jamais, même s’il le voulait ; mais il te faut partir avec ces armes, ou ceux-ci t’emporteront de force.

PHILOKTÈTÈS.

Moi ? ô le pire et le plus audacieux des hommes ! Ils m’emmèneront de force ?

ODYSSEUS.

À moins que tu ne marches de bon gré.

PHILOKTÈTÈS.

Ô terre Lemnienne ! Ô flamme éclatante qui domptes tout et que Hèphaistos allume ! Supporterez-vous qu’il m’entraîne de force d’auprès de vous ?

ODYSSEUS.

C’est Zeus, afin que tu le saches, Zeus qui commande ici, c’est Zeus qui l’a décrété. Moi, j’accomplis ses ordres.

PHILOKTÈTÈS.

Ô détesté ! Qu’as-tu résolu de dire ? Tu prétextes les Dieux, et tu les fais mentir.

ODYSSEUS.

Non, je les fais véridiques. Maintenant, il te faut marcher.

PHILOKTÈTÈS.

Moi, je ne le veux pas.

ODYSSEUS.

Moi, je le dis. Il faut que tu obéisses.

PHILOKTÈTÈS.

Malheureux que je suis ! Mon père n’a donc point engendré un homme libre, mais un esclave ?

ODYSSEUS.

Non, mais l’égal des meilleurs, avec lesquels tu prendras Troia et tu la détruiras.

PHILOKTÈTÈS.

Cela ne sera jamais, même s’il me fallait subir toute espèce de maux, aussi longtemps que la haute terre de cette île me restera.

ODYSSEUS.

Que te prépares-tu à faire ?

PHILOKTÈTÈS.

J’ensanglanterai ma tête brisée en me précipitant du haut de ce rocher.

ODYSSEUS.

Saisissez-le pour qu’il ne le puisse pas.

PHILOKTÈTÈS.

Ô mains, que ne souffrez-vous pas, privées du cher arc et liées par cet homme ! Ô toi qui n’as jamais eu de pensées droites et généreuses, comme tu m’as menti et traqué, en prenant, pour bouclier à tes ruses, cet enfant qui m’était inconnu, plus digne de moi que de toi cependant, et qui ne savait rien, si ce n’est obéir. Et maintenant il est manifestement affligé de sa faute et de ce que j’ai souffert. Mais ta mauvaise âme, qui regarde toujours dans l’ombre, l’a instruit dans la ruse et le mal, lui qui était sincère et qui s’y refusait. Et maintenant, ô mauvais, m’ayant lié, tu veux m’emmener de ce rivage sur lequel tu m’as jeté sans amis, solitaire, exilé, mort parmi les vivants ! Ah ! que tu périsses misérablement ! Je t’ai souvent lancé cette imprécation, mais les Dieux ne m’accordent rien d’heureux ! Et toi, tu vis en joie, et moi je suis désespéré de vivre au milieu de maux innombrables, raillé par toi et par les deux chefs Atréides que tu sers en tout ceci. Et cependant tu as été contraint par ruse et par force de naviguer avec eux ; et moi, très-malheureux, qui ai mis de bon gré sept nefs en mer, ils m’ont jeté ici sans honneur, ainsi que tu le dis, car ils disent que c’est toi qui l’as fait. Où m’emmènes-tu aujourd’hui ? Pourquoi m’emmènes-tu ? Pour quelle raison ? Je ne suis plus rien ; je suis déjà mort pour vous depuis longtemps. Ô très-détesté des Dieux, ne suis-je plus pour toi boiteux et fétide ? Vous sera-t-il permis davantage, si vous m’emportez avec vous, de prier les Dieux, de brûler les cuisses consacrées, et de faire des libations ? Car tel a été ton prétexte pour me rejeter. Périssez misérablement ! Vous périrez, vous qui m’avez outragé, si les Dieux ont souci de la justice. Certes, je sais bien ceci : vous n’auriez jamais fait ce chemin pour le malheureux homme que je suis, si vous n’aviez été excités divinement par l’aiguillon du remords. Ô terre de la patrie, Ô Dieux qui voyez tout, vengez, vengez-moi d’eux tous, au moins quelque jour, si vous m’avez en pitié. Je mène une vie misérable, mais si je les voyais perdus, je me croirais alors guéri de mes maux.

LE CHŒUR.

Cet étranger est violent, Odysseus, et il parle avec violence, comme un homme que le mal n’a point vaincu.

ODYSSEUS.

Si le temps m’en était donné, je répondrais beaucoup de choses à ses paroles, mais, maintenant, je ne puis dire qu’un seul mot. Là où il est nécessaire d’agir avec ruse, je suis rusé ; là où il y a une contestation d’hommes justes et bons, tu ne trouveras pas facilement un homme plus pieux que moi. Certes, il est dans ma nature de toujours désirer la victoire, excepté en ce qui te concerne. Maintenant, je te céderai volontiers. Laissez-le donc, ne le touchez plus, permettez-lui de rester. Tu ne nous feras point faute, puisque nous possédons tes armes. Teukros, habile dans cet art, est parmi nous ; et je pense que je ne vaux pas moins que toi pour manier cet arc et atteindre le but. Qu’avons-nous besoin de toi ? Vis, et habite à Lemnos. Nous partons. Cet arc me donnera peut-être la gloire que tu devais posséder.

PHILOKTÈTÈS.

Hélas ! que ferai-je, malheureux ? Tu serais vu au milieu des Argiens, orné de mes armes !

ODYSSEUS.

Ne me réponds rien de plus. Je pars.

PHILOKTÈTÈS.

Ô fils d’Akhilleus, n’entendrai-je donc plus ta voix ? T’en iras-tu ainsi en silence ?

ODYSSEUS.

Va, toi ! ne le regarde pas, bien que tu sois généreux, de peur que tu ne troubles notre heureuse fortune.

PHILOKTÈTÈS.

Et vous aussi, Étrangers, m’abandonnerez-vous seul ici ? N’aurez-vous point pitié de moi ?

LE CHŒUR.

Ce jeune homme commande sur notre nef : quelque chose qu’il te dise, nous te le disons.

NÉOPTOLÉMOS.

Dussé-je être accusé d’avoir trop pitié de celui-ci, restez cependant, si tel est son désir, jusqu’à ce qu’on ait remis dans la nef ce qu’on en avait ôté, et que nous ayons prié les Dieux. Peut-être, pendant ce temps, changera-t-il, en mieux, de sentiment pour nous. Vous, dès que nous vous appellerons, venez promptement.

PHILOKTÈTÈS.
Strophe I.

Ô Antre de la roche creuse, chaud et froid, je ne te quitterai donc plus, ô malheureux ! et tu me verras mourir ! Hélas sur moi, sur moi ! Ô Antre lamentable, très-plein de mes gémissements, où trouverai-je l’aliment de chaque jour ? D’où naîtra pour moi, ô malheureux, l’espérance de me nourrir ? Puissent les oiseaux qui fuient d’un vol strident m’emporter dans la hauteur de l’Aithèr, car je n’empêche rien !

LE CHŒUR.

Toi-même tu t’es fait cette calamité, ô très-malheureux ! Cette destinée ne te vient d’aucun autre plus puissant que toi. Tu pouvais être sage, et tu as préféré un sort pire à un Daimôn meilleur.

PHILOKTÈTÈS.
Antistrophe I.

Ô malheureux, malheureux et accablé de maux, je périrai donc ici, misérable et sans aucun des hommes ! Hélas, hélas ! Je ne me nourrirai plus désormais en dirigeant de mes fortes mains les flèches ailées. Les paroles rusées et obscures d’une âme fausse m’ont abusé. Que je puisse voir celui qui a ourdi ces ruses accablé d’autant de misères que moi et aussi longtemps !

LE CHŒUR.

Ceci est la volonté des Daimones, et ces ruses n’ont pas été ourdies par mes mains. Tourne sur d’autres tes exécrations violentes et funestes, car j’ai ce désir que tu ne repousses plus mon amitié.

PHILOKTÈTÈS.
Strophe II.

Hélas ! hélas ! assis maintenant sur le rivage blanc de la mer, il rit de moi, agitant de sa main l’arc qui m’a nourri dans ma misère et que nul n’avait jamais porté. Ô cher arc, arraché de mes mains amies, sans doute, si quelque sentiment t’anime, tu vois avec pitié le compagnon de Hèraklès qui ne se servira jamais plus de toi. Tu es la proie d’un autre, d’un homme faux, et tu vois ses honteux mensonges et cet ennemi détesté excitant par ses ruses viles mes maux innombrables, ô Zeus !

LE CHŒUR.

Il est d’un homme de dire ce qui est juste, et, l’ayant dit, de ne point répandre les paroles haineuses de sa langue. Il a été ordonné à celui-ci, entre tous, d’agir pour le bien commun de ses amis.

PHILOKTÈTÈS.
Antistrophe II.

Ô bêtes ailées que je chassais, ô bêtes fauves aux yeux bleus que nourrit cette terre montueuse, vous ne vous enfuirez plus, vous étant approchées de moi du fond des repaires, car je n’ai plus entre les mains mon ancienne défense de traits. Ô malheureux que je suis ! Maintenant, ce lieu n’est plus défendu ni à craindre désormais pour vous ! Venez ! l’instant est propice de rendre tuerie pour tuerie et de vous repaître de ma chair tachée de plaies, car je vais bientôt quitter la vie. D’où, en effet, me viendra la nourriture ? Qui peut vivre d’air, quand il n’a plus rien de ce que produit la terre nourricière ?

LE CHŒUR.

Par les Dieux ! si tu fais quelque attention à un hôte, montre-moi la même bienveillance que je t’ai montrée. Sache, sache bien qu’il est en ton pouvoir de te délivrer de ce mal. Il est, en effet, misérable à nourrir, et on ne peut le supporter à cause des douleurs infinies qui y sont jointes.

PHILOKTÈTÈS.

De nouveau, de nouveau tu rappelles ma douleur ancienne, ô toi, le meilleur de tous ceux qui ont abordé ici. Pourquoi me tuer ? Que me fais-tu ?

LE CHŒUR.

Qu’as-tu dit ?

PHILOKTÈTÈS.

As-tu espéré m’emmener vers l’odieuse terre de Troia ?

LE CHŒUR.

Je crois que ceci serait pour le mieux.

PHILOKTÈTÈS.

Abandonnez-moi donc.

LE CHŒUR.

Tu me demandes ce que je vais faire volontiers. Allons, rendons-nous dans la nef, à la place qui est celle de chacun de nous.

PHILOKTÈTÈS.

Je t’en conjure, par Zeus qui venge les suppliants, ne t’en va pas !

LE CHŒUR.

Sois plus calme.

PHILOKTÈTÈS.

Ô Étrangers, restez, par les Dieux !

LE CHŒUR.

Pourquoi cries-tu ?

PHILOKTÈTÈS.

Hélas ! hélas ! Daimôn ! Daimôn ! Je meurs, malheureux ! Ô pied, pied ! que ferai-je de toi dans cette vie misérable ? Je vous en conjure, revenez, ô Étrangers !

LE CHŒUR.

Que ferons-nous ? Sera-ce le contraire de ce que nous avons déjà fait par ton ordre ?

PHILOKTÈTÈS.

Il est digne de pardon celui qui délire en parlant, battu qu’il est par une tempête de douleurs.

LE CHŒUR.

Viens donc, ô malheureux, comme nous te l’avons conseillé.

PHILOKTÈTÈS.

Jamais, jamais ! Tiens-le pour certain, quand même le Porte-feu fulgurant me consumerait des éclairs de la foudre ! Qu’Ilios périsse ! Qu’ils périssent tous ceux qui l’assiégent et qui ont pu me repousser à cause de mon pied ! Mais, ô Étrangers, exaucez au moins un seul de mes vœux.

LE CHŒUR.

Que dis-tu ?

PHILOKTÈTÈS.

Si vous avez à vous une épée, une hache, ou tout autre arme, donnez-la-moi.

LE CHŒUR.

Qu’en veux-tu faire ?

PHILOKTÈTÈS.

Me couper la tête et les articulations des mains ! Je ne demande enfin que la mort.

LE CHŒUR.

Pourquoi ?

PHILOKTÈTÈS.

Pour retrouver mon père.

LE CHŒUR.

Où ?

PHILOKTÈTÈS.

Dans le Hadès, car sans doute il ne jouit plus de la lumière. Ô Patrie, plût aux Dieux qu’il me fût donné de te revoir, à moi, malheureux homme, qui ai quitté tes fontaines sacrées pour secourir les odieux Danaens ! Je ne suis rien désormais.

LE CHŒUR.

Je serais retourné depuis longtemps à ma nef, si je ne voyais venir à nous Odysseus et le fils d’Akhilleus.

ODYSSEUS.

Me diras-tu pourquoi tu es revenu sur tes pas en marchant avec tant de rapidité ?

NÉOPTOLÉMOS.

Pour réparer le mal que j’ai fait.

ODYSSEUS.

Tes paroles me surprennent. Quel mal as-tu donc fait ?

NÉOPTOLÉMOS.

En t’obéissant à toi et à toute l’armée…

ODYSSEUS.

Qu’as-tu fait qui ait été indigne de toi ?

NÉOPTOLÉMOS.

J’ai trompé un homme par de honteux mensonges et par des ruses.

ODYSSEUS.

Quel homme ? Ô Dieux ! à quoi songes-tu de nouveau ?

NÉOPTOLÉMOS.

À rien de nouveau, mais au fils de Paias…

ODYSSEUS.

Que vas-tu faire ? Je suis saisi de crainte.

NÉOPTOLÉMOS.

De qui j’ai reçu cet arc, et, en retour…

ODYSSEUS.

Ô Zeus ! que veux-tu dire ? Certes, tu ne penses pas à le rendre ?

NÉOPTOLÉMOS.

Je l’ai, l’ayant pris honteusement et injustement.

ODYSSEUS.

Par les Dieux ! dis-tu cela en raillant ?

NÉOPTOLÉMOS.

Si dire des choses vraies est raillerie.

ODYSSEUS.

Que dis-tu, enfant d’Akhilleus ? Quelles paroles as-tu fait entendre ?

NÉOPTOLÉMOS.

Veux-tu que je répète ces mêmes paroles deux et trois fois ?

ODYSSEUS.

Je voudrais ne pas les avoir entendues une seule fois.

NÉOPTOLÉMOS.

Sache-le donc sûrement : tu as entendu tout ce que j’avais à dire.

ODYSSEUS.

Il y a quelqu’un qui t’empêchera de faire cela.

NÉOPTOLÉMOS.

Que dis-tu ? Qui est celui qui m’empêchera de le faire ?

ODYSSEUS.

Toute l’armée des Akhaiens, et moi, parmi eux.

NÉOPTOLÉMOS.

Bien que tu sois sage, tu ne parles point sagement.

ODYSSEUS.

Et toi, tu ne parles ni n’agis sagement.

NÉOPTOLÉMOS.

Si mes actions sont justes, elles valent mieux que des actions sages.

ODYSSEUS.

Et comment serait-il juste de rendre ce que tu as acquis par mes conseils ?

NÉOPTOLÉMOS.

La faute honteuse que j’ai commise, je m’efforcerai de la réparer.

ODYSSEUS.

Et tu ne crains pas l’armée des Akhaiens en faisant cela ?

NÉOPTOLÉMOS.

Quand je fais une chose juste, je ne suis point arrêté par la crainte dont tu parles.

· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·

NÉOPTOLÉMOS.

Certes, il n’est point en ton pouvoir que je sois contraint d’agir comme tu l’entends.

ODYSSEUS.

Ce ne sera donc pas contre les Troiens, mais contre toi, que nous combattrons.

NÉOPTOLÉMOS.

Que ce qui doit être soit !

ODYSSEUS.

Vois-tu ma main sur la poignée de l’épée ?

NÉOPTOLÉMOS.

Tu verras la mienne en faire autant et sans plus tarder.

ODYSSEUS.

Je te quitterai donc, et je dirai ceci à toute l’armée qui te châtiera.

NÉOPTOLÉMOS.

Tu reviens à la raison, et si tu es toujours prudent de cette façon, tu auras sûrement le pied toujours hors du danger. Pour toi, ô fils de Paias, Philoktètès, sors, laisse ce rocher qui t’abrite.

PHILOKTÈTÈS.

Quelle clameur, quel bruit s’élève auprès de mon antre ? Pourquoi m’appelez-vous ? Que demandez-vous, ô Étrangers ? Hélas ! c’est encore quelque malheur ! Venez-vous ajouter un nouveau mal à mes autres maux ?

NÉOPTOLÉMOS.

Prends courage. Écoute les paroles que je vais te dire.

PHILOKTÈTÈS.

J’ai peur, à la vérité, car je suis déjà tombé dans le malheur, séduit par tes belles paroles et persuadé par elles.

NÉOPTOLÉMOS.

N’est-il point permis de changer de pensée ?

PHILOKTÈTÈS.

Telles étaient aussi tes paroles quand tu m’as enlevé mon arc par ruse. Tu semblais sincère et tu me nuisais en secret.

NÉOPTOLÉMOS.

Il n’en est plus de même maintenant ; mais je veux savoir de toi si tu as résolu de rester ici ou de prendre la mer avec nous.

PHILOKTÈTÈS.

Cesse ! n’en dis pas plus. Quoi que tu dises sera inutile.

NÉOPTOLÉMOS.

Est-ce ta résolution ?

PHILOKTÈTÈS.

Et plus encore, sache-le, que je ne le dis.

NÉOPTOLÉMOS.

J’aurais désiré te persuader par mes paroles, mais, si je ne parle pas utilement, je me tais.

PHILOKTÈTÈS.

En effet, tu parlerais en vain, car tu ne toucheras jamais mon cœur, toi qui m’as privé par tes ruses de ce qui me nourrissait, et qui viens ensuite me conseiller, très-honteux fils d’un père excellent ! Puissiez-vous périr, les Atréides surtout, puis le fils de Laertès, et toi !

NÉOPTOLÉMOS.

Assez d’imprécations ! et reçois ces armes de ma main.

PHILOKTÈTÈS.

Que dis-tu ? Sont-ce de nouvelles ruses ?

NÉOPTOLÉMOS.

J’atteste la majesté sacrée du suprême Zeus que cela n’est pas.

PHILOKTÈTÈS.

Oh ! que ces paroles me sont très-douces, si elles sont vraies !

NÉOPTOLÉMOS.

Le fait le prouvera. Allons, tends la main et reprends tes armes.

ODYSSEUS.

Et moi, je le défends, que les Dieux le sachent, au nom des Atréides et de toute l’armée.

PHILOKTÈTÈS.

Ô fils, n’est-ce point la voix d’Odysseus que j’entends ?

ODYSSEUS.

Certes, et tu me vois devant toi, moi qui t’emmènerai de force vers les plaines de Troia, que le fils d’Akhilleus le veuille ou non.

PHILOKTÈTÈS.

Ce ne sera pas impunément, si ce trait ne s’égare point.

NÉOPTOLÉMOS.

Oh ! non ! Par les Dieux, n’envoie pas ce trait !

PHILOKTÈTÈS.

Lâche ma main, par les Dieux, mon très-cher fils !

NÉOPTOLÉMOS.

Je ne la lâcherai pas.

PHILOKTÈTÈS.

Ah ! pourquoi m’empêches-tu de tuer de mes flèches cet homme funeste et odieux ?

NÉOPTOLÉMOS.

Parce que cela n’est beau ni pour toi, ni pour moi.

PHILOKTÈTÈS.

Sache ceci cependant, que ces chefs d’armée, ces hommes, princes des Akhaiens, sont des hérauts de mensonges, lâches au combat et vaillants par la langue.

NÉOPTOLÉMOS.

Soit ! Tu as maintenant ton arc et tu n’as plus de raison pour t’irriter contre moi et me faire des reproches.

PHILOKTÈTÈS.

Je l’avoue. Tu as montré, ô fils, de quelle race tu sors, non d’un père tel que Sisyphos, mais d’Akhilleus qui passait pour le meilleur parmi les vivants, aussi longtemps qu’il a vécu, et maintenant parmi les morts !

NÉOPTOLÉMOS.

Je me réjouis de ce que tu loues mon père et moi-même ; mais entends ce que je désire de toi. Il est nécessaire que les hommes supportent tous les maux qui leur arrivent par la volonté des Dieux ; mais il est juste de n’accorder ni pardon, ni pitié, à ceux qui se jettent d’eux-mêmes dans le malheur comme tu le fais. Tu t’effarouches et ne reçois aucun conseil, et tu hais qui t’avertit avec bienveillance, et tu le regardes comme un ennemi funeste. Je parlerai cependant, attestant Zeus qui punit le parjure. Écoute mes paroles et grave-les dans ton esprit. Tu as été affligé de ce mal par les Dieux, pour t’être approché du gardien de Khrisè, du Serpent vigilant qui, caché lui-même, garde l’autel découvert. Sache que tu ne trouveras aucun terme à ce mal terrible, aussi longtemps que Hèlios se lèvera ici et se couchera là, avant que tu sois venu de bon gré vers les plaines de Troia, où, à l’aide des Asklèpides qui sont des nôtres, tu seras guéri de ton mal et tu renverseras, avec ton arc et avec moi, la citadelle d’Ilios. Voici comment je sais ce que je dis. Hélénos, l’excellent divinateur que nous avons pris dans Troia, a prédit clairement que les choses seraient ainsi. En outre, il dit qu’il est dans la destinée que Troia tout entière soit prise dans cette même année, et il consent qu’on le tue s’il est prouvé qu’il a menti. Sachant tout ceci, cède de bon gré. Ta part sera glorieuse, si, ayant été jugé le plus brave des Hellènes, tu vas aux mains qui te guériront, et si, après avoir renversé Troia qui a fait notre deuil, tu remportes une très-haute gloire.

PHILOKTÈTÈS.

Ô détestable vie, pourquoi me retiens-tu si longtemps au milieu des vivants et ne me laisses-tu pas aller vers Aidès ? Hélas ! que ferai-je ? Comment ne pas céder aux paroles de celui-ci qui me conseille avec un esprit bienveillant ? Céderai-je donc ? Mais, alors, malheureux, de quel front me montrerai-je à la lumière, si je le fais ? Avec qui parlerai-je ? Ô mes yeux, qui avez vu tout ce qui a été fait contre moi, comment supporterez-vous de me voir vivre avec les Atréides qui m’ont perdu et avec le très-exécrable fils de Laertès ? La douleur des maux passés me déchirera moins que celle des maux qu’il me faudra subir et que je prévois. En effet, ceux dont l’âme est mère de tous les crimes sont faits pour être mauvais toujours. Mais une chose m’étonne en toi : tu devrais ne jamais retourner à Troia et tu devrais m’en éloigner, puisqu’ils t’ont outragé en te dépouillant de la gloire de ton père. Pourquoi songes-tu donc à leur venir en aide, et m’y contrains-tu aussi ? Non, ô fils ! Mais ramène-moi plutôt dans ma demeure, et, restant toi-même dans Skyros, laisse périr les pervers. Ainsi tu agiras au mieux pour moi et pour ton père, et, en n’aidant point les mauvais, tu ne paraîtras point semblable à eux.

NÉOPTOLÉMOS.

Tu dis des choses convenables. Cependant, je voudrais qu’obéissant à la volonté des Dieux et à mes conseils, tu quittasses cette terre avec un homme qui t’aime.

PHILOKTÈTÈS.

Est-ce pour aller, avec ce misérable pied, vers les plaines de Troia et l’exécrable fils d’Atreus ?

NÉOPTOLÉMOS.

Vers ceux qui te délivreront de ton mal purulent et te guériront.

PHILOKTÈTÈS.

Ô toi qui me donnes un conseil funeste, que dis-tu ?

NÉOPTOLÉMOS.

Ce qui doit nous être avantageux à toi et à moi.

PHILOKTÈTÈS.

Et, en disant ceci, tu n’as point honte en face des Dieux ?

NÉOPTOLÉMOS.

Pourquoi avoir honte de ce qui nous sera avantageux ?

PHILOKTÈTÈS.

Et cet avantage dont tu parles concerne-t-il l’Atréide ou moi ?

NÉOPTOLÉMOS.

Puisque je suis ton ami, mes paroles aussi te sont amies.

PHILOKTÈTÈS.

Comment ? Ne désires-tu pas me livrer à mes ennemis ?

NÉOPTOLÉMOS.

Ô cher, apprends de tes maux à ne pas être arrogant !

PHILOKTÈTÈS.

Tu me perdras, je le sais bien, par tes paroles.

NÉOPTOLÉMOS.

Non, certes ; mais je vois que tu ne les comprends pas.

PHILOKTÈTÈS.

Ne sais-je pas que j’ai été rejeté par les Atréides ?

NÉOPTOLÉMOS.

Vois si ceux qui t’ont rejeté ne te sauveront pas à la fin.

PHILOKTÈTÈS.

Jamais, de cette façon, je ne reverrai volontiers Troia.

NÉOPTOLÉMOS.

Que ferons-nous donc, si rien de ce que je dis ne peut te fléchir ? Le plus court est d’épargner mes paroles et de te laisser vivre sans guérison où tu vis maintenant.

PHILOKTÈTÈS.

Laisse-moi subir les maux qu’il faut que je subisse ; mais, ce que tu m’as promis par le gage de ta main, de me ramener dans ma demeure, accomplis-le, ô fils ! N’y mets plus de retard, et ne me rappelle plus Troia désormais. J’en ai assez gémi et pleuré.

NÉOPTOLÉMOS.

Partons donc, s’il le faut.

PHILOKTÈTÈS.

Ô généreuse parole !

NÉOPTOLÉMOS.

Marche maintenant, appuyé sur moi.

PHILOKTÈTÈS.

Autant que j’en aurai la force.

NÉOPTOLÉMOS.

Comment échapperai-je à la vengeance des Akhaiens ?

PHILOKTÈTÈS.

N’en aie point souci.

NÉOPTOLÉMOS.

Qu’arrivera-t-il s’ils ravagent ma terre ?

PHILOKTÈTÈS.

Je serai là.

NÉOPTOLÉMOS.

De quel secours me seras-tu ?

PHILOKTÈTÈS.

Avec les flèches de Hèraklès…

NÉOPTOLÉMOS.

Comment dis-tu ?

PHILOKTÈTÈS.

Je les chasserai au loin.

NÉOPTOLÉMOS.

Marche donc, après avoir baisé cette terre.

HÈRAKLÈS.

Non pas du moins avant d’avoir écouté mes paroles, fils de Poias. Sache que la voix de Hèraklès frappe tes oreilles et que tu vois son visage. Je suis venu ici pour toi, ayant quitté la demeure Ouranienne, afin de te révéler les desseins de Zeus et de te barrer le chemin que tu te prépares à prendre. Écoute donc mes paroles. Je te rappellerai d’abord mes diverses fortunes et les innombrables travaux que j’ai subis et accomplis avant d’avoir conquis l’immortel honneur dont tu me vois revêtu. Sache bien qu’une telle destinée t’est faite, et que tu jouiras d’une glorieuse vie en retour de tes maux. Après que tu seras arrivé avec celui-ci, à la Ville Troïque, tu guériras d’abord de ton mal terrible, et, choisi comme le plus brave de toute l’armée, à l’aide de mes flèches tu arracheras la vie à Pâris, cause de ces maux, et tu dévasteras Troia ; et, les dépouilles que tu auras reçues pour prix de ton courage, tu les enverras à ton père Poias, en ta demeure, dans les plaines qui sont aux pieds de l’Oita, ta patrie ; mais, pour celles que tu auras reçues de l’armée, porte-les à mon bûcher comme en hommage à mes flèches. Et toi, fils d’Akhilleus, je t’avertis aussi : tu ne pourras renverser Troia sans lui, ni lui sans toi ; mais, tels que deux lions unis, ne vous séparez pas. J’enverrai à Ilios Asklèpios qui te délivrera de ton mal ; car Ilios est destinée à être prise deux fois par mes flèches. Et souvenez-vous, quand vous dévasterez cette ville, d’honorer les Dieux avec piété, car le Père Zeus met la piété au-dessus de tout. La piété suit les mortels dans le Hadès, et, soit qu’ils vivent ou meurent, elle ne périt pas.

PHILOKTÈTÈS.

Ô toi qui me fais entendre ta voix désirée, et qui, après un si long temps, m’accordes de te revoir, je ne serai point rebelle à tes paroles.

NÉOPTOLÉMOS.

Et moi aussi j’ai cette résolution.

HÈRAKLÈS.

N’apportez donc point de plus longs retards. Voici l’instant favorable : le vent souffle de la poupe.

PHILOKTÈTÈS.

Allons ! Mais, en partant, je saluerai cette terre. Je vous salue, ô retraite qui m’as abrité, Nymphes, habitantes des prairies arrosées, violente clameur de la mer contre le promontoire, où souvent ma tête, dans le creux de l’antre, fut mouillée par les souffles du Notos, et toi, montagne de Hermaios, qui me renvoyas tant de fois le bruit de mes gémissements ! Maintenant, ô sources, ô breuvage Lykien, je vous quitte, sans que l’espoir m’en soit jamais venu. Je te salue, ô terre de Lemnos entourée des flots ! Envoie-moi, sain et sauf, par une heureuse navigation, là où me conduisent la grande Moire et la volonté de mes amis et le Daimôn qui dompte toute chose et qui a voulu celle-ci.

LE CHŒUR.

Partons donc tous ensemble, après avoir prié les Nymphes de la mer, afin qu’elles nous assurent le retour.


<span class="pagenum ws-pagenum" id="VI. Aias" title="Page:Sophocle, trad. Leconte de Lisle, 1877.djvu/376">

VI

AIAS


AIAS



PERSONNAGES
Athèna.
Odysseus.
Aias.
Chœur des marins Salaminiens.
Tekmèssa.
Un Messager.
Teukros.
Ménélaos.
Agamemnôn.
Eurysakès.
Le Paidagogue.
Un héraut.
ATHÈNA.


Ô fils de Laertès, je te vois toujours à l’affût et cherchant à assaillir l’ennemi. Et voici que je te rencontre auprès des tentes marines d’Aias, à l’extrémité de la flotte, déjà en chasse et mesurant les traces récentes de l’homme, afin de savoir s’il est dedans ou dehors. Tu es venu conduit comme par le flair sagace d’une chienne Lakainienne, car cet homme est là, la tête trempée de sueur et les mains ensanglantées. Tu n’as pas besoin d’épier davantage à travers cette porte. Dis-moi la raison des peines que tu t’es données, afin que je t’apprenne ce que je sais de celui-ci.

ODYSSEUS.

Ô voix d’Athèna, de celle de toutes les Déesses qui m’est la plus chère ! Bien que tu restes invisible, ta parole entre dans mes oreilles et résonne dans mon esprit, telle que le son éclatant de la trompette d’airain des Tyrrhéniens ! Et, maintenant, tu as bien compris que je rôdais autour de cet ennemi, Aias, le porteur de bouclier ; car c’est lui-même, et non un autre, que j’épie depuis longtemps. Cette nuit, il a commis contre nous une action mauvaise que nous n’avons pas vue ; s’il l’a commise cependant, car nous ne savons rien de sûr, et nous errons incertains. C’est pourquoi je me suis donné la tâche d’aller à la découverte. Nous avons trouvé tout le bétail du butin mort et égorgé par une main inconnue avec les gardiens du troupeau. Tous accusent Aias de cette action ; et un des gardes m’a rapporté et m’a affirmé qu’il l’avait vu marchant seul à grands pas à travers la plaine, tenant une épée récemment teinte de sang. J’ai aussitôt suivi ses traces et voici que j’en trouve quelques-unes non douteuses et d’autres dont je suis troublé ; et je ne sais qui me donnera une certitude. Ainsi tu viens à temps, car, pour les choses passées et pour les choses futures, je suis conduit par toi.

ATHÈNA.

Je savais cela, Odysseus, et je me suis mise en chemin depuis longtemps pour te protéger et favoriser ta chasse.

ODYSSEUS.

Chère maîtresse, ai-je pris une peine qui ne sera point inutile ?

ATHÈNA.

Certes ! car c’est lui qui a fait ces choses.

ODYSSEUS.

Par quelle démence furieuse a-t-il agi ainsi ?

ATHÈNA.

Plein de fureur de ce que les armes d’Akhilleus lui aient été refusées.

ODYSSEUS.

Et pourquoi s’est-il rué sur des troupeaux ?

ATHÈNA.

Il était persuadé qu’il trempait ses mains dans votre sang.

ODYSSEUS.

Il méditait donc ce meurtre contre les Argiens ?

ATHÈNA.

Et il l’eût fait, si j’avais été négligente.

ODYSSEUS.

Par quelle audace et par quelle arrogance d’esprit ?

ATHÈNA.

La nuit, et furtivement, il est sorti seul contre vous.

ODYSSEUS.

A-t-il approché de très-près ? A-t-il atteint le terme du chemin ?

ATHÈNA.

Il touchait déjà aux tentes des deux chefs.

ODYSSEUS.

Et comment a-t-il arrêté sa main avide de meurtre ?

ATHÈNA.

Je lui ai refusé cette joie irrémédiable, ayant jeté des images mensongères dans ses yeux. Et je l’ai détourné vers le bétail du butin, vers les troupeaux mêlés, non encore partagés, et que les bouviers gardaient confusément. Et il s’est rué, massacrant les bœufs porteurs de cornes, frappant çà et là, pensant tuer de sa main les Atréides, et se jetant tantôt sur l’un, tantôt sur l’autre. Et moi j’excitais l’homme en proie à la démence furieuse et je le poussais dans des embûches. Enfin, se reposant de sa tâche, il a lié les bœufs survivants et les autres troupeaux, et il les a tous emmenés dans ses tentes, certain de posséder des hommes et non des bêtes cornues ; et maintenant il les tourmente, liés dans sa tente. Mais je rendrai son mal manifeste, afin que tu le voies et que tu le racontes à tous les Argiens. Reste ici avec confiance et ne crains rien de cet homme. Je tournerai ses yeux d’un autre côté de peur qu’il n’aperçoive ton visage. Holà ! toi qui étreins avec des liens des mains captives ! Aias, je t’appelle, viens ici, sors !

ODYSSEUS.

Que fais-tu, Athéna ? Ne l’appelle point au dehors.

ATHÈNA.

Tais-toi et ne crains rien.

ODYSSEUS.

Par les Dieux ! qu’il reste plutôt dans sa tente !

ATHÈNA.

Qu’as-tu donc ? Celui-ci n’a-t-il pas toujours été un homme ?

ODYSSEUS.

Il est mon ennemi, et maintenant plus encore.

ATHÈNA.

N’est-il pas très-doux de rire de ses ennemis ?

ODYSSEUS.

Il me suffit qu’il reste dans sa tente.

ATHÈNA.

Tu crains de voir un homme manifestement en démence ?

ODYSSEUS.

S’il était sain d’esprit, je ne craindrais pas de le regarder.

ATHÈNA.

Mais, maintenant, il ne te verra pas, même de près.

ODYSSEUS.

Comment, s’il regarde avec ses yeux ?

ATHÈNA.

Je répandrai un brouillard sur ses yeux qui voient.

ODYSSEUS.

Tout peut être fait, quand un Dieu y travaille.

ATHÈNA.

Maintenant sois muet et reste où tu es.

ODYSSEUS.

Je resterai. Cependant j’aimerais mieux être loin d’ici.

ATHÈNA.

Holà ! toi, Aias, je t’appelle de nouveau. Pourquoi fais-tu si peu de cas de ta protectrice ?

AIAS.

Salut, ô Athèna, salut, fille de Zeus ! Combien tu viens à temps ! Je te comblerai de dépouilles dorées, en retour de ce butin.

ATHÈNA.

Tu as bien dit ; mais apprends-le-moi : As-tu bien trempé ton épée dans le sang des Argiens ?

AIAS.

Je puis m’en glorifier et je ne nierai point le fait.

ATHÈNA.

As-tu porté une main armée sur les Atréides ?

AIAS.

De façon à ce qu’ils n’outragent plus Aias.

ATHÈNA.

Ils ont péri, si je comprends tes paroles ?

AIAS.

Ils sont morts. Qu’ils m’arrachent mes armes maintenant !

ATHÈNA.

Bien. Mais le fils de Laertès ? Quel a été son sort ? Est-ce qu’il t’a échappé ?

AIAS.

Tu demandes où est ce renard subtil ?

ATHÈNA.

Sans doute : je parle d’Odysseus, ton adversaire.

AIAS.

Il est lié dans ma tente, ô maîtresse, et c’est un spectacle très-doux pour moi. Je ne veux pas qu’il meure encore.

ATHÈNA.

Que feras-tu avant cela ? Quel profit en retireras-tu ?

AIAS.

Auparavant, l’ayant lié à une colonne de la demeure…

ATHÈNA.

Quel mal feras-tu au malheureux ?

AIAS.

Il faut qu’il ait, avant de mourir, le dos tout saignant du fouet.

ATHÈNA.

Ne déchire pas ainsi ce malheureux.

AIAS.

Je ferai toutes les autres choses qui te plairont, Athèna ; mais il subira ce châtiment, non un autre.

ATHÈNA.

Puisqu’il te plaît d’agir ainsi, frappe, et n’oublie rien de ce que tu veux faire.

AIAS.

Je vais agir, et je te demande de me venir ainsi toujours en aide.

ATHÈNA.

Vois, Odysseus, combien est grande la puissance des Dieux. As-tu jamais rencontré un homme plus sensé et meilleur dans l’action que ne l’était celui-ci ?

ODYSSEUS.

Personne, à la vérité. J’ai pitié de ce malheureux, bien qu’il soit mon ennemi, parce qu’il est en proie à une destinée mauvaise, et je songe à la mienne autant qu’à la sienne, car nous ne sommes, nous tous qui vivons, rien autre chose que des images et des ombres vaines.

ATHÈNA.

Puisque tu vois ceci, garde-toi de jamais parler insolemment des Dieux, et de ne point t’enfler d’orgueil, si tu l’emportes sur quelqu’un par ta force ou par l’abondance des richesses. Un seul jour abaisse ou relève les choses humaines. Les Dieux aiment les modestes et haïssent les impies.

LE CHŒUR.

Télamonien, qui possèdes Salamis entourée des flots, si tu prospères, je me réjouis ; mais si la haine de Zeus ou la parole violente et mauvaise des Danaens t’assiége, alors je suis saisi d’une grande crainte, et je frémis comme l’œil de la colombe ailée. Ainsi les hautes clameurs d’un bruit sinistre nous ont appris que, la nuit passée, te ruant dans la prairie où saillissent les chevaux, tu as égorgé les troupeaux des Danaens et tué par le fer luisant tout ce qui restait du butin de la lance. Odysseus répand de telles rumeurs, et il les murmure à l’oreille de tous, et il les persuade sans peine. Les choses qu’il dit de toi sont aisément crues, et quiconque l’entend insulte à tes misères et s’en réjouit plus encore que celui qui les révèle. Les injures qu’on lance aux grands hommes ne dévient pas facilement ; mais qui en dirait autant de moi ne persuaderait point, car l’envie court au puissant. Les humbles, cependant, sans les puissants, sont d’un faible appui pour la cité. L’humble prospère à l’aide des puissants, et l’homme puissant s’élève à l’aide des humbles. Mais on ne peut enseigner ces choses vraies à des insensés. Et, maintenant, tu es assailli par la clameur des hommes ; et, sans toi, nous ne pouvons nous y opposer, ô Roi, car, ayant fui de tes yeux, ils bavardent comme une bande d’oiseaux. Mais, si tu t’avançais, épouvantés par le grand vautour, ils garderaient aussitôt le silence et resteraient muets.

Strophe.

Est-ce donc la fille de Zeus, portée par des taureaux, Artémis, — ô nouvelle terrible ! — ô mère de ma honte ! — qui t’a poussé contre ces troupeaux de bœufs qui sont à tous, soit qu’elle ait été laissée sans récompense de quelque victoire ou de quelque chasse, soit qu’elle ait été frustrée d’illustres dépouilles ? Est-ce Arès, vêtu d’une cuirasse d’airain, qui, te reprochant l’aide de sa lance, a vengé son injure par ces embûches nocturnes ?

Antistrophe.

Télamonien, ce n’est point de toi-même, en effet, que tu as cédé à cette démence de te ruer contre des troupeaux. N’as-tu pas été saisi plutôt d’un mal divin ? Que Zeus et Phoibos répriment donc les mauvaises paroles des Argiens ! Si les deux grands Rois, ou quelqu’un de la très-inique race des Sisyphides, répandent ces mensonges furtivement ourdis, je t’adjure, ô Roi, ne reste pas plus longtemps inerte dans tes tentes marines, de peur de confirmer contre toi ce bruit mauvais.

Épôde.

Mais lève-toi de tes demeures où tu es resté longuement dans une anxieuse inaction, irritant ainsi ton mal Ouranien. Pendant ce temps, la rage de tes ennemis, que nulle crainte ne réprime, se déploie impunément, comme le feu dans les vallées où souffle le vent. Avec des éclats de rire, ils te couvrent de très-amers outrages, et je suis rongé de douleur.

TEKMÈSSA.

Compagnons marins d’Aias, issus des Érekhthéides nés de Gaia, il nous faut gémir, nous qui avons souci de la maison de Télamôn, car le terrible, le grand, le très-vigoureux Aias gît maintenant en proie à la violence du mal.

LE CHŒUR.

Quelle calamité la nuit a-t-elle amenée après un jour tranquille ? Dis, enfant du Phrygien Téleutas, toi que le violent Aias aime et honore comme la compagne de son lit, toi, sa captive. Sachant la vérité, tu peux nous l’enseigner par tes paroles.

TEKMÈSSA.

Comment rappellerai-je cette chose affreuse ? Tu apprendras un malheur non moins terrible que la mort. Cette nuit, l’illustre Aias, saisi de démence, s’est couvert d’ignominie. Tu peux voir dans sa tente les bêtes massacrées et saignantes, victimes de l’homme.

LE CHŒUR.
Strophe.

Quelle nouvelle nous apportes-tu de l’homme furieux ? Chose accablante, inéluctable, qu’ont répandue les rumeurs des princes Danaens et que la parole publique accroît encore ! Hélas ! je crains le mal qui doit suivre. Il est manifeste qu’il devra mourir, l’homme qui a massacré d’une main furieuse et de l’épée ensanglantée les troupeaux et leurs pasteurs cavaliers.

TEKMÈSSA.

Hélas ! c’est donc de là, c’est de là qu’il est revenu, menant les troupeaux chargés de liens ; et il a égorgé les uns couchés contre terre, et il a coupé les autres par le milieu, à travers les côtes. Et il a saisi deux béliers blancs, et il a tranché la tête de l’un et le bout de la langue qu’il a jetée au loin ; et, l’autre, il l’a attaché debout contre une colonne avec une courroie de cheval, le frappant d’un fouet double et l’accablant de paroles insultantes qu’un Daimôn seul, et non un homme, lui a enseignées.

LE CHŒUR.
Antistrophe.

Voici le moment où chacun, se cachant la tête, doit prendre la fuite en secret, ou, s’asseyant au banc des rameurs, éloigner à la force des avirons la nef qui court sur la mer ; car les deux chefs Atréides éclatent en menaces contre nous. Je crains de subir une mort misérable sous les pierres et d’être soumis au même supplice que celui-ci que presse l’inévitable force de la destinée.

TEKMÈSSA.

Elle ne le presse plus. Sa fureur est tombée comme a coutume de tomber le souffle violent du Notos que n’accompagne point le brillant éclair. Mais, ayant recouvré l’esprit, il est maintenant tourmenté d’une douleur nouvelle ; car, contempler ses propres maux, quand personne ne les a causés que soi-même, accroît amèrement les douleurs.

LE CHŒUR.

Mais, s’il est apaisé, je pense que cela est très-heureux pour lui. En effet, le souci d’un mal passé est moindre.

TEKMÈSSA.

Que choisirais-tu, s’il t’était donné de choisir : ou, en affligeant tes amis, être joyeux toi-même, ou souffrir des mêmes maux ?

LE CHŒUR.

Il est plus amer, ô femme, de souffrir des deux côtés.

TEKMÈSSA.

Bien que nous soyons délivrés de ce mal, nous sommes cependant en proie au malheur.

LE CHŒUR.

Comment as-tu dit ? Je ne comprends pas tes paroles.

TEKMÈSSA.

Aussi longtemps qu’Aias a été en démence, il se réjouissait du mal qui le possédait, et le chagrin nous affligeait, nous qui étions sains d’esprit. Et maintenant que le mal le laisse respirer, il est en proie tout entier à un amer chagrin, et nous ne sommes en rien moins tourmentés qu’auparavant. Au lieu d’une douleur n’en avons-nous pas deux ?

LE CHŒUR.

À la vérité, je pense comme toi, et je crains que cette plaie n’ait été infligée à cet homme par un Dieu. Comment, en effet, puisque, délivré de son mal, il n’est pas plus joyeux que lorsqu’il était malade ?

TEKMÈSSA.

Les choses sont ainsi, sache-le bien.

LE CHŒUR.

Quels ont été les commencements de ce mal qui l’a envahi ? Dis-le-nous, à nous qui en gémissons avec toi.

TEKMÈSSA.

Je te dirai tout ce qui est arrivé, puisque tu partages ma douleur. En pleine nuit, quand les torches du soir ne brûlaient plus, ayant saisi une épée à deux tranchants, il parut vouloir sortir sans raison. Alors, je l’interpelle par ces paroles : — Que fais-tu, Aias ? Où vas-tu, non appelé, ni pressé par quelque message, ni par le son de la trompette ? Maintenant, toute l’armée dort. — Et lui me répondit cette brève parole toujours dite : — Femme, le silence est l’honneur des femmes. — L’ayant entendu, je me tus, et il s’élança seul au dehors, et je ne sais ce qui a été fait dans l’intervalle. Puis, il revint, amenant dans sa tente, liés ensemble, des taureaux, des chiens de berger et tout un butin cornu. Et il coupa la tête des uns, et, renversant les autres, il les égorgea et les mis en morceaux ; et il en lia d’autres qu’il déchira à coups de fouet, frappant ce bétail comme s’il frappait des hommes. Puis, il s’élança dehors, parlant d’une voix rauque à je ne sais quel spectre, insultant, tantôt les Atréides, tantôt Odysseus, avec des rires et se vantant de s’être vengé de leurs injures. Puis, il se rua dans sa tente, et revenant à lui après un long temps, quand il vit sa demeure pleine de carnage par sa démence, il se frappa la tête, cria et se jeta sur les cadavres du troupeau égorgé, arrachant ses cheveux avec ses ongles. Et il resta ainsi longtemps muet. Puis il me menaça d’un grand châtiment si je ne lui révélais tout ce qui était arrivé, et il me demanda enfin dans quel état il était tombé. Et moi, pleine de crainte, ô amis, je lui racontai tout, autant que je le savais. Et aussitôt il se lamenta en hurlements lugubres tels que je n’en avais jamais entendu venant de lui ; car il avait coutume de dire que gémir ainsi était d’un homme lâche et d’un cœur vil. C’est pourquoi, quand il était saisi de douleur, sans cris ni lamentations, il gémissait sourdement comme un taureau qui mugit. Maintenant, accablé par ce malheur, sans boire ni manger, il reste assis et immobile au milieu des animaux égorgés par le fer ; et il est manifeste qu’il médite quelque mauvais dessein, car il le témoigne par ses paroles et par ses gémissements. C’est pour cela, ô chers, que je suis venue. Entrez, et, si vous le pouvez, venez-lui en aide, car les hommes tels que celui-ci ont coutume d’être touchés des paroles de leurs amis.

LE CHŒUR.

Tekmèssa, fille de Téleutas, tu nous racontes des choses terribles en nous disant que cet homme est saisi de démence.

AIAS.

Hélas ! hélas !

TEKMÈSSA.

Il semble que son mal va croître. N’entendez-vous pas comme Aias pousse des clameurs ?

AIAS.

Hélas !

LE CHŒUR.

Encore ! Il semble en proie au mal ou troublé par le souvenir des maux passés.

AIAS.

Hélas ! Enfant, enfant !

TEKMÈSSA.

Malheur à moi ! Eurysakès, il t’appelle. Qu’a-t-il dans l’esprit ? Où es-tu ? Malheureuse que je suis !

AIAS.

J’appelle Teukros. Où est Teukros ? Cherchera-t-il toujours du butin ? Pour moi, je meurs.

LE CHŒUR.

On dirait qu’il revient à lui. Ouvrez l’entrée. Peut-être, s’il me voit, aura-t-il quelque honte.

TEKMÈSSA.

Voici que j’ouvre. Tu peux regarder ce qu’il a fait et comment il est lui-même.

AIAS.
Strophe I.

Ô chers compagnons marins, mes seuls amis, qui seuls m’avez gardé votre foi, voyez de quels flots de sanglante tempête je suis environné !

LE CHŒUR.

Hélas ! tu ne m’as attesté, Tekmèssa, que des choses trop vraies. Ceci ne prouve que trop qu’il est en démence.

AIAS.
Antistrophe I.

Ô habiles marins, mes compagnons, qui, sur la nef, remuez l’aviron, c’est vous, vous seuls, parmi ceux qui avaient souci de moi, qui êtes prêts à me secourir. Allons ! tuez-moi !

LE CHŒUR.

Parle mieux. Donnant un mal pour un mal, n’accrois pas la mesure de ton malheur.

AIAS.
Strophe II.

Voyez-vous cet homme audacieux, au grand cœur, intrépide autrefois dans les combats, maintenant hardi contre de paisibles animaux ? Oh ! que de rires j’exciterai ! Dans quel opprobre je suis tombé !

TEKMÈSSA.

Maître Aias, ne dis pas de telles choses, je t’en conjure !

AIAS.

N’es-tu pas sortie ? Tourne le pied en arrière ! Hélas ! hélas !

LE CHŒUR.

Par les Dieux, je t’en supplie, reviens à la raison.

AIAS.
Strophe III.

Ô malheureux ! qui ai laissé ces impies échapper de ma main, et qui, me ruant sur des bœufs aux cornes recourbées et sur des troupeaux bêlants, ai versé leur sang noir !

LE CHŒUR.

Que te tourmentes-tu de choses accomplies ? Rien ne peut faire que ce qui est ne soit pas.

AIAS.
Antistrophe II.

Ô toi qui épies tout, ouvrier de malheur, fils de Laertès, très sale vagabond de l’armée, comme tu dois rire aux éclats dans ta joie !

LE CHŒUR.

Selon qu’un Dieu le veut, chacun rit ou pleure.

AIAS.

Que ne puis-je le voir en face, bien que je sois accablé de maux, hélas !

LE CHŒUR.

Ne parle point orgueilleusement. Oublies-tu que tu es dans le malheur ?

AIAS.
Antistrophe III.

Ô Zeus, premier père de mes aïeux, puissé-je, ayant tué ce très bavard et odieux menteur et les deux Rois aussi, mourir enfin moi-même !

TEKMÈSSA.

Si tu fais cette imprécation, souhaite aussi ma mort. Que m’importe de vivre, toi mort ?

AIAS.
Strophe IV.

Ô obscurité, ma lumière ! ô Érébos très splendide pour moi ! recevez, recevez-moi pour habitant, recevez-moi ! car je ne suis digne désormais d’être secouru ni par les Dieux, ni par la race des mortels. La très puissante fille de Zeus me tourmente jusqu’à la mort. Où fuirai-je ? Où m’arrêterai-je ? Si tout me manque, amis, la vengeance, me suivant à la trace, me verra couché sur les victimes de ma démence, et il arrivera assurément que toute l’armée me tuera en m’attaquant des deux côtés.

TEKMÈSSA.

Ô malheureuse ! Se peut-il qu’un homme aussi sage parle ainsi, ce qu’il n’aurait jamais voulu faire auparavant ?

AIAS.
Antistrophe IV.

Ô détroits et antres où retentissent les flots de la mer, ô prairies du rivage, longtemps, longtemps vous m’avez retenu devant Troia, mais vous ne me verrez plus désormais respirant la vie ! Que celui qui l’entend le sache ! Ô flots prochains du Skamandros, bienveillants aux Argiens, vous ne verrez plus cet homme, je le dis orgueilleusement, qui n’a été égalé par aucun de ceux qui sont venus de la terre Hellénique à Troia. Pour lui, maintenant il gît déshonoré contre terre !

LE CHŒUR.

Tu es assiégé de maux si terribles que je ne sais s’il faut que je t’arrête ou que je te laisse parler ainsi.

AIAS.

Aïe, Aïe ! Qui aurait jamais pensé que mon nom conviendrait ainsi à mes maux ? Maintenant, en effet, pourquoi ne crierai-je pas deux ou trois fois : Aïe ! Aïe ! plongé que je suis en de tels maux ? Mon père, de cette même terre Idaienne, revint autrefois, ayant remporté les plus hauts prix des plus grandes actions guerrières et la plus illustre gloire ; et moi, son fils, qui suis venu vers cette même Troia avec un courage non moindre et qui ai fait d’aussi grandes actions, je meurs déshonoré parmi les Argiens. Mais, au moins, je tiens pour certain que si Akhilleus vivant avait décerné ses armes à qui eût emporté la palme du courage, aucun ne les aurait eues plutôt que moi. Maintenant, par leurs ruses, les Atréides les ont livrées, au mépris de mes actions glorieuses, à un homme subtil et impie. Et si ces yeux et cet esprit troublé ne m’avaient détourné de ce que j’avais résolu, ils ne pourraient plus désormais rendre un tel jugement contre quelqu’un. Mais la fille effrayante et indomptée de Zeus m’a égaré, quand je levais ma main sur eux, et m’a envoyé une démence furieuse qui a fait que j’ai souillé mes mains du sang de ces animaux. Et maintenant, m’ayant échappé contre mon gré, ils me raillent ; mais, quand un Dieu le veut, le lâche échappe au plus brave. Que faut-il donc que je fasse ? Je suis manifestement détesté des Dieux, l’armée des Hellènes me hait, et je suis odieux à Troia tout entière et à ce pays. Regagnant ma demeure, abandonnant cette station de nefs et laissant les Atréides, traverserai-je la mer Aigaienne ? Mais de quel front me montrerai-je à mon père Télamôn ? Comment soutiendra-t-il la vue de qui revient sans gloire et privé de ces prix du courage dont il avait obtenu, lui, l’illustre honneur ? Ceci n’est pas supportable. Si, me ruant contre les murailles Troiennes, je combattais seul contre eux tous, et si, accomplissant une action héroïque, je mourais enfin ? Mais je ferais une chose utile et agréable aux Atréides. Ceci ne me plaît en rien. Il faut tenter une autre voie par laquelle je prouverai à mon vieux père qu’un lâche n’est pas né de lui. En effet, il est honteux à un homme de désirer une longue vie, s’il n’y a aucun remède à ses maux. Qu’est-ce qu’un jour ajouté à un jour peut apporter de félicité, en reculant la mort au lendemain ? Je n’estime à aucun prix l’homme qui se flatte d’une vaine espérance. Ou vivre glorieusement ou mourir de même convient à un homme bien né. C’est tout ce que j’ai à dire.

LE CHŒUR.

Personne ne dira jamais, Aias, que ce langage n’est pas tien et t’a été inspiré, car il est propre à ton esprit. Réprime cependant cette colère, et, oubliant tes peines, laisse-toi fléchir par tes amis.

TEKMÈSSA.

Ô maître Aias, il n’est pas un plus terrible mal pour les hommes que la servitude. Je suis née d’un père libre et plus puissant par ses richesses qu’aucun autre entre tous les Phrygiens, et maintenant je suis esclave. Ainsi les Dieux et surtout ton bras l’ont voulu. C’est pourquoi, depuis que je suis entrée dans ton lit, je m’inquiète de ce qui te touche. Je t’adjure donc, par Zeus qui protége le foyer, par ton lit où tu t’es uni à moi, ne me laisse pas devenir la triste risée et le jouet de tes ennemis, en me livrant au caprice de chacun. Le jour où, mourant, tu me délaisseras par ta mort, ne doute pas que, violemment saisie par les Argiens, je ne mange, avec ton fils, une nourriture servile. Et quelque nouveau maître, en m’insultant, me dira peut-être cette parole amère : — Regardez l’épouse d’Aias qui fut le plus puissant de l’armée par sa force ; voyez quelle servitude elle subit au lieu de la destinée enviable qui était la sienne. — Il dira de telles paroles, et la dure nécessité me tourmentera, et ces paroles déshonoreront toi et ta race. Respecte ton père que tu abandonneras accablé d’une triste vieillesse ; respecte ta mère chargée de nombreuses années, qui supplie sans relâche les Dieux, afin que tu reviennes sain et sauf dans la demeure ! Ô Roi, aie pitié aussi de ton enfant qui, privé des soins dus à son âge, et privé de toi, sera maltraité par des tuteurs injustes, tant tu nous laisseras de misères à lui et à moi, si tu meurs ! Il n’est rien, en effet, que je puisse regarder, si ce n’est toi, puisque tu as détruit ma patrie par la lance, et que la Moire a saisi mon père et ma mère qui sont morts et habitent le Hadès. Qui pourrait, hors toi, remplacer patrie et richesses ? Mon unique salut est en toi. Souviens-toi donc de moi. Il convient qu’un homme se souvienne de ce qui lui a plu, et la gratitude amène toujours la gratitude. Celui en qui s’évanouit la mémoire d’un bienfait ne peut être tenu pour un homme bien né.

LE CHŒUR.

Je voudrais, Aias, que tu fusses touché de pitié comme moi. Tu louerais en effet ses paroles.

AIAS.

Je lui donnerais de grandes louanges si elle osait accomplir ce que je vais lui ordonner.

TEKMÈSSA.

Ô cher Aias, je t’obéirai en toute chose.

AIAS.

Amène-moi donc mon fils, afin que je le voie.

TEKMÈSSA.

Saisie de crainte, je l’avais éloigné.

AIAS.

Est-ce par terreur de mon mal, ou veux-tu parler de quelque autre crainte ?

TEKMÈSSA.

Je craignais que le malheureux mourût s’il te rencontrait par hasard.

AIAS.

Cela n’eût pas été impossible à mon Daimôn.

TEKMÈSSA.

Ainsi ai-je fait pour chasser le malheur loin de lui.

AIAS.

Je te loue pour cette action et pour ta prévoyance.

TEKMÈSSA.

Quel service puis-je te rendre maintenant ?

AIAS.

Fais que je le voie en face et que je lui parle.

TEKMÈSSA.

Il est gardé près d’ici par les serviteurs.

AIAS.

Pourquoi tarde-t-il et ne vient-il pas promptement ?

TEKMÈSSA.

Ô enfant, ton père t’appelle. Que celui des serviteurs qui prend soin de lui l’amène ici !

AIAS.

Vient-il à tes paroles, ou ne les a-t-il pas entendues ?

TEKMÈSSA.

Le voici : un serviteur l’amène.

AIAS.

Porte-le, porte-le ici. Il ne s’épouvantera pas, à la vue de cet égorgement, s’il est vraiment né de moi ; mais il faut que, tout jeune, il se forme aux mœurs farouches de son père, et qu’il ait une nature semblable à la sienne. Ô enfant, plaise aux Dieux que tu sois plus heureux que ton père et semblable à lui pour le reste ! Ainsi tu seras irréprochable. Et, maintenant, il m’est permis de te dire heureux, car tu ne ressens rien de mes maux. La vie la plus heureuse est de ne rien savoir, jusqu’à ce qu’on apprenne à se réjouir ou à gémir. Quand tu seras arrivé à cet âge, il faut que tu songes alors à montrer à mes ennemis de quel père tu es né. En attendant, nourris-toi de douces haleines et laisse croître ta jeune vie, délices de ta mère. Aucun des Akhaiens, je le sais, ne t’insultera par d’odieux outrages, bien qu’en mon absence, car je te laisserai un gardien vigilant, Teukros, qui te nourrira et t’élèvera. Maintenant il est loin d’ici, faisant du butin. Mais vous, hommes porteurs de boucliers, peuple marin, je vous ordonne, si vous consentez à l’y aider, de lui annoncer ma volonté, afin qu’ayant conduit cet enfant dans ma demeure, il le montre à mon père Télamôn et à ma mère Ériboia, pour être le soutien de leur vieillesse. Pour mes armes, que ni les juges des jeux, ni celui qui m’a perdu, ne les offrent en prix aux Akhaiens ! mais, ce bouclier, épais de sept peaux de bœuf et impénétrable, duquel tu as reçu ton nom, prends-le, enfant Eurysakès, et possède-le, afin de le faire mouvoir à l’aide de la courroie. Mes autres armes seront ensevelies avec moi. Femme, reçois cet enfant à la hâte, ferme l’entrée de la demeure, et ne te répands pas en gémissements devant la tente. Certes, la femme est toujours trop prête à pleurer. Je te dis de fermer promptement la porte. Il n’est pas d’un sage médecin de faire des incantations pour un mal qui ne demande qu’à être tranché.

LE CHŒUR.

Je suis effrayé d’entendre cette violence empressée, et tes rudes paroles ne me plaisent pas.

TEKMÈSSA.

Ô maître Aias, que médites-tu dans ton esprit ?

AIAS.

Ne le demande ni ne le recherche. Il est beau d’être prudent.

TEKMÈSSA.

Hélas ! que je suis désespérée ! Je t’en conjure par les Dieux, par ton fils, ne nous abandonne pas !

AIAS.

Tu m’importunes trop. Ne sais-tu pas que je suis affranchi de tout devoir envers les Dieux ?

TEKMÈSSA.

Prononce des paroles de bon augure !

AIAS.

Parle à qui t’entend.

TEKMÈSSA.

Ne seras-tu donc point persuadé ?

AIAS.

Tu parles outre mesure.

TEKMÈSSA.

Je suis épouvantée, en effet, ô Roi !

AIAS.

Ne l’enfermerez-vous pas promptement ?

TEKMÈSSA.

Par les Dieux, apaise-toi !

AIAS.

Tu es insensée si tu songes à redresser maintenant ma nature.

LE CHŒUR.
Strophe I.

Ô illustre Salamis entourée de flots, toi qui vis maintenant heureuse et toujours glorieuse pour tous les hommes, pour moi, malheureux, j’attends depuis longtemps la possession des plaines Idaiennes, dans le déroulement sans fin des mois, usé par le cours mobile du temps, et nourrissant l’amère espérance que je partirai enfin pour le sombre et odieux Hadès !

Antistrophe I.

Et ceci accroît mes maux de voir Aias qui ne peut guérir, hélas ! saisi d’une démence divine, lui que tu as envoyé autrefois pour être victorieux dans les luttes d’Arès, et qui, maintenant, privé de son esprit, cause une amère affliction à ses amis, car les grandes actions qu’il a déjà faites de ses vaillantes mains sont dédaignées par les Atréides ingrats.

Strophe II.

Certes, quand sa vieille mère, envahie par la blanche vieillesse, apprendra qu’il est saisi de démence, elle n’exhalera pas une douce plainte, ni un triste chant comme le malheureux rossignol, mais elle poussera des clameurs et des hurlements, et sa poitrine résonnera des coups de ses mains, et elle arrachera ses cheveux blancs.

Antistrophe II.

Car il vaudrait mieux qu’il fût enseveli dans le Hadès que d’être affligé d’un mal irrémédiable, lui qui, l’emportant sur les braves Akhaiens par l’excellence de sa race, n’a plus ses mœurs accoutumées, et dont l’esprit est égaré. Ô malheureux père, faut-il que tu apprennes la calamité lamentable de ton fils, telle que la race des Aiakides n’en a jamais subi, excepté en celui-ci !

AIAS.

Le temps long et infini manifeste à la lumière toutes choses cachées et cache les choses manifestes, et il n’est rien qui ne puisse arriver. La sainteté des serments sacrés est violée et la rigueur des fermes esprits est vaincue. Moi qui, récemment, résistais victorieusement à tout, comme le fer huilé, voici que je suis amolli par cette femme, et j’ai compassion de la laisser veuve et mon fils orphelin au milieu de mes ennemis. Mais je vais aux bains et aux prairies du rivage, afin, purifié de mes souillures, d’échapper à la colère terrible de la Déesse. Ayant atteint un lieu désert et non hanté, je cacherai cette épée, la plus odieuse des armes, dans la terre creusée, là où personne ne la verra. La nuit et Aidès la garderont sous terre, car, du jour où je l’ai reçue de Hektôr, ce très mortel ennemi, rien de bon ne m’est venu des Argiens. Et cette parole est vraie qui est dite communément : les dons d’un ennemi ne sont ni des dons, ni des choses utiles. C’est pourquoi nous saurons désormais céder aux Dieux, nous apprendrons à révérer les Atréides. Pourquoi non ? La grandeur et la puissance cèdent à qui commande ; les hivers neigeux cèdent la place aux étés fructueux ; l’astre de la nuit sombre recule quand le jour resplendit amené par ses chevaux blancs ; et le souffle des vents violents s’apaise sur la mer gémissante ; et le sommeil, qui dompte tous les vivants, délie ceux qu’il avait enchaînés, et il ne les retient pas toujours. Pourquoi nous aussi n’apprendrions-nous pas à être plus modestes ? Pour moi, je l’apprendrai enfin, sachant maintenant qu’il faut haïr notre ennemi, comme s’il pouvait nous aimer de nouveau ; et, d’autre part, j’aimerai un ami et je l’aiderai de mes services, comme si, quelque jour, il pouvait devenir mon ennemi. Pour le plus grand nombre des hommes le port de l’amitié n’est pas sûr. Mais c’est assez. Toi, femme, rentre, et supplie les Dieux afin qu’ils accomplissent ce que je désire. Et vous, compagnons, rendez-moi le même honneur, et dites à Teukros, dès qu’il sera venu, qu’il s’inquiète de nous et qu’il ait un souci égal au vôtre. Et moi, j’irai là où il faut que j’aille. Vous, faites ce que j’ai dit, et vous apprendrez promptement mon salut, tout malheureux que je suis maintenant.

LE CHŒUR.
Strophe.

Je frémis de désir, je bondis d’une haute joie ! Ô Pan ! Pan, ô Pan qui cours sur la mer, descends vers nous des rochers neigeux de Killana ! Ô toi qui conduis les chœurs des Dieux, habile à bondir par ton seul génie, viens afin de mener avec moi les danses de Nysa et de Gnôssos. Car j’ai maintenant le désir de la danse. Et toi, viens, Apollôn Dalios, viens à travers la mer Ikarienne, et sois-moi favorable !

Antistrophe.

Arès a dissipé la douleur terrible qui troublait mes yeux. Maintenant, de nouveau, ô Zeus, une pure lumière resplendit qui me laisse approcher des nefs rapides qui courent sur la mer, puisque Aias, ayant oublié ses maux, a bien agi envers les Dieux et obéi pieusement à leurs lois vénérables. Le long temps détruit toutes choses, et je ne nie point que tout ne puisse arriver, puisque Aias est revenu de sa colère désespérée et de ses querelles terribles avec les Atréides.

UN MESSAGER.

Avant tout, amis, je veux vous annoncer ceci : Teukros vient d’arriver des hautes montagnes Mysiennes. Étant parvenu au milieu du camp, il a été insulté par la multitude unanime des Argiens. Dès qu’ils l’eurent vu de loin, ils s’assemblèrent autour de lui, et, alors, ils l’accablèrent de malédictions, aucun ne modérant sa langue ; et ils le nommaient le frère de l’insensé, de celui qui trahissait l’armée, et ils affirmaient que rien ne le préserverait de mourir, écrasé par les pierres ; et ils en vinrent à tirer déjà leurs épées des gaînes. Cependant, la querelle, poussée au plus haut point, s’est apaisée, ayant été calmée par les paroles des vieillards. Mais où est Aias, afin que je lui raconte ces choses, car il faut tout dire à qui commande ?

LE CHŒUR.

Il n’est point ici, mais il vient de sortir, ayant de nouveaux desseins conformes à ses nouvelles pensées.

LE MESSAGER.

Hélas ! hélas ! Celui qui m’a envoyé a donc été trop lent à le faire, ou moi-même j’ai tardé à venir !

LE CHŒUR.

En quoi as-tu manqué à la tâche ?

LE MESSAGER.

Teukros défendait qu’Aias sortît de sa tente avant que lui-même ne fût ici.

LE CHŒUR.

Il s’en est allé, mais avec de meilleurs desseins, afin de sacrifier sa colère aux Dieux.

LE MESSAGER.

Ces paroles sont pleines de démence, si Kalkhas a prophétisé sagement.

LE CHŒUR.

Que dit-il donc, et qu’a-t-il appris sur le départ d’Aias ?

LE MESSAGER.

Je ne sais que ceci, ayant été présent moi-même. Kalkhas, étant sorti, sans les Atréides, du cercle où les Rois délibéraient, et ayant mis familièrement sa main droite dans la main de Teukros, lui dit et lui recommanda de retenir Aias dans sa tente, par tous les moyens, tant que le jour luirait, et de ne pas le laisser s’en échapper, s’il voulait le revoir vivant. Et c’était aujourd’hui seulement, à ce qu’il disait, que la colère de la divine Athana devait poursuivre Aias. Et le Divinateur disait aussi que ces hommes d’une taille très haute étaient précipités par les Dieux en de terribles calamités, car, étant hommes, ils ne pensent point comme il convient à des hommes. Dès qu’il quitta ses demeures, il manifesta sa démence en n’écoutant pas les sages conseils de son père. Et celui-ci lui dit ces paroles : — Fils, tente de vaincre par tes armes, mais toujours avec l’aide des Dieux. — Et il répondit arrogamment et stupidement : — Père, avec l’aide des Dieux un homme de rien peut être victorieux. Moi, je suis certain d’obtenir cette gloire, même sans leur aide. — Il se vantait ainsi en paroles orgueilleuses. Puis, à la divine Athana, qui l’excitait et lui commandait de porter une main terrible sur les ennemis, il répondit par cette parole superbe et impie : — Reine, secours les autres Argiens ; là où je suis, jamais l’ennemi ne rompra nos lignes. — C’est par ces paroles et en poussant son orgueil au delà de la destinée humaine, qu’il a excité la colère implacable de la Déesse. Cependant, s’il survit à ce jour, peut-être pourrons-nous le sauver, à l’aide d’un Dieu. Ainsi a parlé le Divinateur, et Teukros m’a envoyé aussitôt te porter ces ordres afin que tu surveilles Aias ; mais si je les ai portés en vain, l’homme n’est plus vivant, ou Kalkhas n’a rien prophétisé.

LE CHŒUR.

Ô malheureuse Tekmèssa, ô race lamentable, sors et entends quelles paroles il apporte ! Il coupe dans le vif et chasse toute joie.

TEKMÈSSA.

Pourquoi me fais-tu lever, moi, malheureuse, qui me repose à peine de mes maux inépuisables ?

LE CHŒUR.

Entends de la bouche de cet homme quelle triste nouvelle nous est apportée d’Aias.

TEKMÈSSA.

Hélas ! qu’annonces-tu, ô homme ? Allons-nous périr ?

LE MESSAGER.

Je ne sais ce qui arrivera de toi, mais je crains pour Aias, s’il est sorti.

TEKMÈSSA.

Certes, il est sorti ; c’est pourquoi je suis anxieuse, me demandant ce que tu veux dire.

LE MESSAGER.

Teukros ordonne de le retenir dans sa tente et que vous l’empêchiez de sortir seul.

TEKMÈSSA.

Où est Teukros et pourquoi a-t-il dit cela ?

LE MESSAGER.

Il vient d’arriver et craint que cette sortie d’Aias lui soit fatale.

TEKMÈSSA.

Hélas ! Malheureuse ! De quel homme a-t-il appris cela ?

LE MESSAGER.

Du Divinateur Thestoride qui a dit que ce jour même verrait la mort ou la vie d’Aias.

TEKMÈSSA.

Hélas ! amis, secourez-moi dans cette nécessité qui me presse. Qu’une partie d’entre vous hâte la prompte arrivée de Teukros ; que les uns aillent vers les collines occidentales, les autres vers les orientales, et qu’ils cherchent où peut être Aias fatalement sorti ! Je sens qu’il m’a trompée et qu’il m’a retiré son ancienne faveur. Hélas ! que ferai-je, ô fils ? Ce n’est pas le moment de rester. J’irai moi-même aussi promptement que je le pourrai. Allons ! hâtons-nous ; il ne faut pas s’arrêter.

LE CHŒUR.

Je suis prêt, et ce ne sont pas seulement des paroles : la promptitude de nos pieds suivra de près.




AIAS.

L’épée meurtrière est dressée de façon que, même en y songeant à loisir, elle ne pourrait mieux pénétrer. Ce don de Hektôr, de cet hôte très détesté et odieux à voir, il est enfoncé dans la terre ennemie de Troia. J’en ai récemment aiguisé le fer sur la pierre, et je l’ai fixé et apprêté pour qu’il me soit très bienveillant et que je meure promptement. Ainsi nous sommes bien préparés. Après ceci, toi, le premier, ô Zeus, aide-moi, comme il convient. Je ne te demanderai pas un grand don. Envoie pour moi un messager qui porte à Teukros la nouvelle lamentable, afin qu’avant tous les autres il m’enlève, traversé de cette épée sanglante, et de peur qu’un de mes ennemis m’ayant vu d’abord, je sois jeté en proie aux chiens et aux oiseaux carnassiers. Je ne te demande que cela, ô Zeus ! En même temps, j’invoque Hermès souterrain, conducteur des âmes, afin qu’il m’endorme doucement, et que, là où j’aurai percé mon flanc de cette épée, je meure d’une chute facile et prompte. J’appelle aussi à l’aide les Vierges qui voient toujours les actions des mortels, les vénérables Érinnyes aux pieds rapides, afin qu’elles sachent comment je meurs misérable par les Atréides. Allez, ô Érinnyes vengeresses et rapides, dévouez toute l’armée et n’épargnez rien ! Et toi, qui mènes ton char à travers le haut Ouranos, Hèlios ! quand tu verras la terre de ma patrie, retenant un peu tes rênes d’or, annonce mes calamités et ma destinée à mon vieux père et à ma mère misérable. Sans doute que la malheureuse, dès qu’elle aura entendu cette nouvelle, répandra dans toute la ville un grand hurlement. Mais que sert-il de se lamenter en vain ? Il importe plutôt d’agir promptement. Ô Thanathos, Thanathos ! viens maintenant et regarde-moi, bien que je doive t’invoquer aussi, là où nous habiterons tous deux. Et toi, vivant éclat du jour splendide, et toi, Hèlios, conducteur de char, je vous parle pour la dernière fois, et jamais plus désormais ! Ô lumière, Ô terre de la patrie, sol sacré de Salamis ! Ô foyer paternel, illustre Athènaiè ! Ô ma génération, sources, fleuves, plaines Troiennes, je vous appelle ! Salut, ô nourris avec moi ! Aias vous dit ces dernières paroles. Je raconterai le reste aux Ombres dans le Hadès.




PREMIER DEMI-CHŒUR.

Le travail ajouté au travail porte au comble. Où, en effet, n’ai-je point pénétré ? Cependant, aucun lieu ne m’a rien révélé. Mais voici, voici que j’entends quelque bruit.

DEUXIÈME DEMI-CHŒUR.

C’est nous, vos compagnons de nefs.

PREMIER DEMI-CHŒUR.

Qu’y a-t-il donc ?

DEUXIÈME DEMI-CHŒUR.

J’ai parcouru tout le côté occidental du camp naval.

PREMIER DEMI-CHŒUR.

Qu’as-tu trouvé ?

DEUXIÈME DEMI-CHŒUR.

Abondance de peine, et je n’ai vu rien de plus.

PREMIER DEMI-CHŒUR.

Moi, j’ai parcouru le côté oriental, et l’homme ne s’est laissé voir nulle part.

LE CHŒUR.
Strophe.

Qui donc, parmi les pêcheurs laborieux, éveillé et guettant sa proie, laquelle des Déesses Olympiades ou de celles qui habitent les fleuves qui coulent dans le Bosphoros, qui me dira où il a vu errant, le farouche Aias ? Il est, en effet, terrible pour moi d’avoir fait une course malheureuse avec une si grande fatigue et de n’avoir point découvert cet homme insensé et débile.

TEKMÈSSA.

Hélas ! hélas !

LE CHŒUR.

Quel cri s’est échappé de ce bois prochain ?

TEKMÈSSA.

Hélas ! malheureuse !

LE CHŒUR.

Je vois la captive Tekmèssa, la femme malheureuse, qui se répand en gémissements.

TEKMÈSSA.

Je péris, je meurs, c’en est fait, amis ; rien ne survit de moi.

LE CHŒUR.

Qu’y-a-t-il ?

TEKMÈSSA.

Voici notre Aias qui gît là, avec une blessure récente, frappé de l’épée, loin de tous !

LE CHŒUR.

Hélas ! hélas ! c’en est fait pour moi du retour. Hélas ! tu m’as tué aussi, ô Roi, moi, ton compagnon. Ô malheureux que je suis ! Ô femme lamentable !

TEKMÈSSA.

Puisqu’il en est ainsi, maintenant il convient de gémir.

LE CHŒUR.

Mais quelle misérable main a commis ce crime ?

TEKMÈSSA.

Sa propre main sans doute. Cette épée fixée en terre et sur laquelle il s’est jeté le prouve.

LE CHŒUR.

Hélas ! ô malheur ! Te voilà tout sanglant, sans l’aide d’aucun ami, et moi, stupide et inerte, j’ai négligé de veiller sur toi ! Où est-il couché, l’intraitable Aias au nom malheureux ?

TEKMÈSSA.

Je ne permettrai point qu’on le regarde, mais je le couvrirai en entier de ce vêtement. Personne, en effet, étant son ami, ne supporterait la vue du sang noir qui coule de ses narines et de la plaie qu’il s’est faite lui-même. Hélas ! que ferai-je ? Lequel de tes amis t’emportera ? Où est Teukros ? Qu’il viendrait à temps s’il venait maintenant, afin d’honorer son frère tombé ! Ô malheureux Aias, quel homme tu as été, et quel homme lamentable te voilà, fait pour arracher des larmes même à tes ennemis !

LE CHŒUR.
Antistrophe.

Donc, ô malheureux, voilà la fin que, dans ton obstination, tu devais donner, par un destin terrible, à tes misères incessantes ! C’est pour cela que, nuit et jour, tu poussais les gémissements de ton cœur farouche, répandant des paroles lamentables et terribles contre les Atréides ! Certes, il fut l’origine de grands maux, le jour où les armes d’Akhilleus furent proposées pour le prix du courage !

TEKMÈSSA.

Hélas sur moi !

LE CHŒUR.

Je sais qu’une amère douleur pénètre jusqu’au foie.

TEKMÈSSA.

Hélas sur moi !

LE CHŒUR.

Il n’est pas étonnant, femme, que tu gémisses de nouveau, quand un malheur récent te prive d’un tel ami.

TEKMÈSSA.

Tu raisonnes sur ces choses, mais je ne les sens que trop.

LE CHŒUR.

Je l’avoue.

TEKMÈSSA.

Hélas ! fils, quelle servitude nous allons subir ! Quels maîtres nous sont réservés !

LE CHŒUR.

Hélas ! certes, tu prévois, dans ce deuil, un horrible outrage des Atréides sans pitié ; mais qu’un Dieu s’y oppose !

TEKMÈSSA.

Ces choses ne seraient pas arrivées sans les Dieux.

LE CHŒUR.

Certes, ils t’ont réservé un fardeau trop lourd.

TEKMÈSSA.

La fille terrible de Zeus, la Déesse Pallas, n’a que trop ourdi cette calamité en faveur d’Odysseus.

LE CHŒUR.

Sans doute cet homme subtil nous raille dans son esprit rusé ; il rit aux éclats des maux qu’a causés la démence d’Aias, hélas ! Et les deux Rois Atréides, en les apprenant, rient avec lui.

TEKMÈSSA.

Qu’ils rient et qu’ils se réjouissent donc des maux de celui-ci ! Peut-être, le désirant moins quand il vivait, le pleureront-ils mort, dans le regret de sa lance ; car les insensés qui possédaient un bien ne l’estiment que lorsqu’ils l’ont perdu. Il est plus cruel pour moi qu’il ait péri que cela ne leur est agréable ; mais pour lui cela est doux, puisqu’il possède ce qu’il désirait et qu’il est mort comme il l’a voulu. Qu’ont donc ceux-ci à rire de lui ? Il a été tué par les Dieux, et non, certes, par eux. Qu’Odysseus prodigue donc ses vains outrages ! Désormais, pour eux, Aias n’est plus ; mais il est mort, me laissant les douleurs et les lamentations.




TEUKROS.

Malheur à moi !

LE CHŒUR.

Tais-toi, car il me semble entendre la voix de Teukros poussant une clameur qui atteint la hauteur de cette calamité.

TEUKROS.

Ô très cher Aias, ô chère tête fraternelle, c’en est-il donc fait de toi, comme le dit la renommée ?

LE CHŒUR.

L’homme est mort, Teukros, sache-le.

TEUKROS.

Hélas ! ô malheur terrible pour moi !

LE CHŒUR.

Puisque les choses sont telles…

TEUKROS.

Ô malheureux, malheureux que je suis !

LE CHŒUR.

Il ne reste qu’à gémir.

TEUKROS.

Ô calamité amère !

LE CHŒUR.

Trop amère, à la vérité, Teukros !

TEUKROS.

Hélas ! malheureux ! Qu’est devenu son fils ? En quel lieu de la terre Troadienne est-il ?

LE CHŒUR.

Il est seul dans la tente.

TEUKROS.

Amène-le promptement ici, de peur qu’un des ennemis ne l’enlève comme le petit de la lionne veuve. Va ! hâte-toi, cours ! car on a coutume d’insulter les morts.

LE CHŒUR.

À la vérité, quand il vivait, il te recommandait de prendre soin de son fils, comme tu le fais.

TEUKROS.

Ô le plus amer de tous les spectacles que j’aie vus de mes yeux ! Ô le plus triste des chemins que j’aie jamais faits, quand je suis venu ici, ô très cher Aias, à la première nouvelle de ton fatal malheur, te suivant et cherchant tes traces ! En effet, la rapide renommée, telle que la voix même d’un Dieu, avait répandu parmi les Akhaiens le bruit que tu avais péri. Et moi, malheureux, quand je l’appris loin d’ici, je gémis ; et, maintenant que je te vois, je meurs ! Hélas ! Allons ! découvre-le, afin que je voie tout mon malheur, et combien il est grand. Ô chose terrible à regarder ! Ô trop cruelle audace ! Quels amers soucis me réserve ta mort ! Où, en effet, et vers quels hommes pourrai-je aller, moi qui ne suis point venu à ton aide dans tes douleurs ? Certes, Télamôn, qui est ton père et le mien, me recevra avec un visage doux et bienveillant quand je viendrai sans toi ! Pourquoi non, lui qui ne souriait même pas, joyeux d’une heureuse nouvelle ? Que ne dira-t-il pas, que n’épargnera-t-il en me reprochant, à moi, fils illégitime d’une mère captive, de t’avoir trahi par épouvante et par lâcheté, ô très cher Aias, afin de posséder par ta mort ta demeure et tes richesses ? Cet homme plein de colère dira cela, triste de vieillesse et irritable qu’il est pour la cause la plus légère. Enfin, je serai chassé de ma patrie, traité comme un esclave, non comme un homme libre. Ces choses me sont réservées dans ma demeure ; et, devant Troia, mes ennemis sont nombreux, et peu d’autres me soutiennent, et toutes ces calamités me sont venues de ta mort. Hélas ! que ferai-je ? Comment arracher de toi cette épée aiguë et meurtrière par laquelle tu as rendu l’âme, malheureux ? Avais-tu prévu que Hektôr, tout mort qu’il est, te perdrait un jour ? Voyez, par les Dieux, la destinée de ces deux hommes ! Hektôr, attaché au char rapide par le même baudrier que lui avait donné Aias, a été déchiré jusqu’à ce qu’il ait rendu l’âme ; et Aias, se jetant sur cette épée, présent de Hektôr, a péri d’une blessure mortelle ! Érinnys n’a-t-elle point forgé cette épée, et l’horrible ouvrier Aidès ce bouclier ? C’est pourquoi je dirai que les Dieux ont ourdi ceci comme tout le reste contre les hommes. Si cette pensée semble moins certaine à quelqu’autre, qu’il croie ce qu’il préfère, et moi de même !

LE CHŒUR.

N’en dis pas plus long, mais songe plutôt à ensevelir cet homme et à la réponse que tu dois faire bientôt. En effet, j’aperçois un ennemi. Il vient peut-être, mauvais qu’il est, afin de rire de nos maux.

TEUKROS.

Quel est cet homme guerrier que tu aperçois ?

LE CHŒUR.

Ménélaos, pour qui nous avons entrepris cette navigation.

TEUKROS.

Je le vois : étant proche il est facile à reconnaître.

MÉNÉLAOS.

Holà ! toi ! je te le dis : n’ensevelis point ce cadavre et laisse-le tel qu’il est.

TEUKROS.

Pourquoi ces paroles insolentes ?

MÉNÉLAOS.

Je le veux ainsi, et celui qui commande l’armée l’ordonne.

TEUKROS.

Ne diras-tu point pour quel motif tu donnes cet ordre ?

MÉNÉLAOS.

C’est que nous avions pensé amener aux Akhaiens un compagnon et un ami, et que nous avons trouvé en lui un ennemi plus funeste que les Phrygiens eux-mêmes. Ayant médité le massacre de l’armée, il est sorti de nuit afin de nous tuer par la lance ; et, si un Dieu n’avait rompu son dessein, nous aurions subi la destinée qu’il s’est faite et nous serions couchés dans une mort honteuse, et lui vivrait. Mais un Dieu a détourné sa fureur sur nos troupeaux. C’est pourquoi nul n’est assez puissant pour mettre ce cadavre sous terre. Jeté sur le sable jaune du rivage, il sera la pâture des oiseaux de mer. Donc, ne laisse point ton cœur s’enfler outre mesure ; car, si nous n’avons pu réprimer Aias vivant, du moins le ferons-nous maintenant qu’il est mort, et, si tu ne le veux pas, nous te contraindrons par la force. Jamais, vivant, il ne voulut obéir à mes paroles. Cependant, ceci est d’un mauvais esprit qu’un simple citoyen refuse d’obéir aux magistrats. Jamais les lois ne seront respectées dans la cité, si la crainte est secouée, et jamais une armée n’obéira aux ordres des chefs, étant libre de crainte et de pudeur. Mais il faut que tout homme, quelque force qu’il possède, songe cependant qu’il peut être renversé pour une petite faute. Sache donc qu’il est sain et sauf celui qui a crainte et pudeur ; mais aussi que la cité où l’emporteront la violence et l’injure doit être telle qu’une nef qui périt après une heureuse course. Gardons une juste mesure de crainte, et songeons qu’en retour des choses qui nous réjouissent nous devons subir celles qui nous affligent. Toutes se succèdent les unes les autres. Cet homme était fougueux et injurieux ; je suis orgueilleux à mon tour, et je te commande de ne point le mettre au tombeau de peur d’y tomber toi-même en voulant l’ensevelir.

LE CHŒUR.

Ménélaos, après avoir parlé avec tant de sagesse, ne deviens pas injurieux pour les morts.

TEUKROS.

Je ne m’étonnerai plus, ô citoyens, de voir faillir un homme de race vile, quand ceux qui semblent être sortis d’une race illustre prononcent des paroles aussi insensées. Allons ! recommence tout ceci. Ne dis-tu pas que tu as amené Aias aux Akhaiens et qu’il n’a point navigué de lui-même et volontairement ? En quoi es-tu son chef ? En quoi t’est-il permis de commander à ceux qu’il a menés de la patrie ? Tu es venu, étant roi de Sparta, et non ayant sur nous aucun pouvoir, et il ne t’appartient pas plus de lui donner des ordres qu’il n’a le droit lui-même de te faire obéir aux siens. Tu es venu ici soumis à d’autres ; tu n’es point le chef de tous et tu n’as jamais été celui d’Aias. Commande à ceux que tu mènes et parle leur arrogamment ! mais, que vous le défendiez ou non, toi et l’autre Chef, j’enfermerai Aias dans le tombeau, comme il est juste, sans souci de tes menaces. En effet, jamais il n’a combattu pour ton épouse, comme ceux qui subissent tous les dangers de la guerre. Il était lié par son serment, et il n’a rien fait pour toi, car il n’avait nulle estime pour les hommes de rien. Viens donc ici, amenant avec toi le Chef lui-même suivi de nombreux hérauts ; car je ne me soucie en aucune façon de ton bavardage, tant que tu seras ce que tu es.

LE CHŒUR.

Je n’approuve pas, encore une fois, qu’on dise de telles paroles dans l’affliction, car elles sont amères, et elles blessent, quoique justes.

MÉNÉLAOS.

Cet archer ne me semble pas très-humble.

TEUKROS.

Mon adresse non plus n’est pas méprisable.

MÉNÉLAOS.

Ton esprit s’enflerait hautement si tu portais un bouclier.

TEUKROS.

Sans armes je suffirais à Ménélaos armé.

MÉNÉLAOS.

Ta langue nourrit un grand courage.

TEUKROS.

À l’aide de la justice il est permis d’avoir le cœur haut.

MÉNÉLAOS.

Tu trouves juste que celui qui m’a tué l’emporte ?

TEUKROS.

Qui t’a tué ? Tu parles merveilleusement. Tu vis et tu es mort ?

MÉNÉLAOS.

Un Dieu m’a sauvé ; mais, autant qu’il était en lui, je suis mort.

TEUKROS.

Sauvé par les Dieux, n’outrage donc point les Dieux.

MÉNÉLAOS.

Ai-je donc violé les lois des Dieux ?

TEUKROS.

Certes, si tu ne permets pas d’ensevelir les morts.

MÉNÉLAOS.

Je le défends pour mes ennemis. Cela ne convient pas.

TEUKROS.

Aias s’est-il donc jamais opposé à toi en ennemi ?

MÉNÉLAOS.

Il me haïssait et je le haïssais : cela ne t’a pas été caché.

TEUKROS.

C’est qu’il savait que tu l’avais trompé par un faux suffrage.

MÉNÉLAOS.

Cette faute fut celle des juges, non la mienne.

TEUKROS.

Tu ne peux que mal cacher tes nombreuses mauvaises actions.

MÉNÉLAOS.

Ces paroles seront funestes à quelqu’un.

TEUKROS.

Certes, nous en souffrirons moins que toi.

MÉNÉLAOS.

Je ne te dirai qu’un mot : Cet homme ne sera pas enseveli.

TEUKROS.

Apprends-le à ton tour : Il sera enseveli.

MÉNÉLAOS.

J’ai vu récemment un homme, audacieux de la langue, qui excitait les marins à naviguer, l’orage menaçant, mais tu n’aurais plus entendu sa voix tandis que la tempête grondait de toutes parts ; car, enveloppé de son manteau, il se laissait fouler aux pieds par le premier venu des matelots. Il en sera ainsi de toi, quand une grande tempête jaillira d’une petite nuée et réprimera aisément la clameur odieuse de ta bouche insolente.

TEUKROS.

Et moi, j’ai vu un homme plein de démence qui insultait aux maux des autres. Ensuite, quelqu’un, semblable à moi et qui avait le même esprit, l’ayant regardé en face, lui dit ces paroles : — Homme, ne sois pas injurieux envers les morts. Si tu agis ainsi, sache que tu en seras châtié. — C’est ainsi qu’il avertissait ce misérable. Et je vois cet homme, et si je ne me trompe, il n’est personne autre que toi. Ai-je parlé obscurément ?

MÉNÉLAOS.

Je m’en vais, car ceci serait honteux qu’on apprît qu’il a combattu en paroles celui qui peut contraindre par la force.

TEUKROS.

Va donc, car il est aussi très honteux pour moi d’entendre un insensé se répandre en paroles vaines.

LE CHŒUR.

Voici qu’une grande querelle se prépare. Autant que tu le pourras, Teukros, hâte-toi d’ouvrir une fosse creuse où il sera enfermé dans la terre noire, afin qu’il obtienne un tombeau illustre parmi les mortels.

TEUKROS.

Voici que le fils de l’homme et sa femme arrivent à temps pour célébrer les funérailles du mort malheureux. Ô enfant, viens ici, et touche en suppliant le père qui t’a engendré. Reste, en le regardant et en tenant dans tes mains mes cheveux, ceux de celle-ci et les tiens, protection des suppliants. Si quelqu’un de l’armée t’entraînait de force loin de ces funérailles, que ce mauvais homme meure et reste non enseveli loin de sa patrie, et que la racine de sa race soit coupée comme je coupe cette boucle ! Tiens ton père et garde-le, enfant, et que rien ne t’en éloigne, mais reste assis près de lui. Et vous, ne vous tenez pas tels que des femmes, au lieu de faire en hommes. Protégez-les jusqu’à ce que je revienne et que j’aie préparé son tombeau, même si personne ne le permettait.

LE CHŒUR.
Strophe I.

Quand viendra le terme de ce déroulement d’années qui, sans relâche, amènent pour moi les misères sans fin des travaux guerriers, devant cette large Troia, opprobre malheureux des Hellanes ?

Antistrophe I.

Plût aux Dieux qu’il se fût évanoui dans les souffles de l’immense Aithèr, ou qu’il eût subi le Hadès commun à tous, l’homme qui a enseigné aux Hellanes l’usage des armes lamentables, tournées les unes contre les autres ! Ô peines qu’ont précédées d’autres peines ! En effet, cet homme a perdu la race des hommes.

Strophe II.

C’est lui qui m’a refusé la joie des couronnes et des larges coupes, et du doux son des flûtes et des voluptés nocturnes. Hélas ! il m’a enlevé l’amour ! Et je suis couché, délaissé, mouillant mes cheveux de rosées abondantes, souvenir de la funeste Troia !

Antistrophe II.

Naguère le brave Aias était mon rempart contre les terreurs nocturnes et les traits cruels ; mais il a été livré à un Daimôn odieux. Quelle volupté aurai-je désormais ? Plût aux Dieux que je fusse là où le promontoire boisé de Souniôn domine la haute mer, afin de saluer la sainte Athana !

TEUKROS.

Je me suis hâté, ayant aperçu le chef Agamemnôn qui vient à nous d’un pas rapide. Certes, sa bouche va s’ouvrir à moi en paroles sinistres.

AGAMEMNÔN.

On m’annonce que tu oses te répandre impunément en insolences contre nous ? Cependant, tu es né d’une captive. Combien, te dressant sur l’extrémité de tes pieds, ne te vanterais-tu pas orgueilleusement, si tu avais été nourri par une mère libre, puisque n’étant qu’un homme de rien tu combats pour celui qui n’est plus rien, disant que nous ne sommes les chefs ni des nefs, ni des Akhaiens, ni les tiens, et qu’Aias est monté sur ses nefs par sa propre volonté ? N’est-ce point un grand opprobre d’entendre de telles choses d’un esclave ? Et pour quel homme parles-tu si insolemment ? Où est-il allé, où s’est-il arrêté, que je ne l’aie fait aussi ? N’y a-t-il point d’hommes parmi les Akhaiens, excepté celui-ci ? Nous avons mal fait de proposer les armes d’Akhilleus en prix aux Argiens, si nous sommes déclarés iniques par Teukros, et s’il ne vous plaît point, quoique vaincus, de subir le jugement de tous, nous accablant toujours d’outrages et nous mordant de ruses perfides, parce que vous avez perdu votre cause. En agissant ainsi, aucune loi ne serait jamais stable, si ceux que le jugement a déclarés vainqueurs sont contraints de céder, et si les vaincus dépossèdent les premiers. Mais cela doit être réprimé. Ce n’est point par la haute masse du corps et par les larges épaules que les hommes sont les premiers, mais ce sont ceux qui pensent sagement qui l’emportent en tout lieu. Le bœuf aux larges flancs est poussé dans le droit chemin par un petit fouet. Je prévois qu’il faudra user de ce remède pour toi, si tu ne reviens à la saine raison, toi qui, en faveur d’un homme qui ne vit plus et qui n’est plus qu’une ombre vaine, oses outrager et parler d’une bouche sans frein. Ne réprimeras-tu pas cet esprit insolent ? Ne peux-tu, songeant de qui tu es né, amener ici quelque homme libre qui parle pour toi ? Car je ne puis comprendre ce que tu dis, n’entendant point la langue barbare.

LE CHŒUR.

Plût aux Dieux que vous fussiez plus modérés l’un et l’autre ! Je n’ai rien de mieux à dire sur ce qui vous concerne tous deux.

TEUKROS.

Hélas ! combien la mémoire d’un mort et des services qu’il a rendus s’efface promptement parmi ceux qui survivent, puisque cet homme ne rappelle ton souvenir par la plus légère parole, Aias, lui pour qui, exposant ton âme, tu as subi tant de fois les travaux de la guerre ! Mais toutes ces choses sont oubliées. Ô toi qui viens de répandre tant de paroles inutiles, ne te souvient-il plus qu’étant bloqués dans vos retranchements et sur le point de périr au milieu de la fuite de tous, le seul Aias vous délivra, quand déjà flambaient les poupes et les bancs de rameurs, et quand le farouche Hektôr, ayant franchi les fossés, sautait sur les nefs ? Qui repoussa ces calamités ? N’est-ce point celui-ci que tu dis n’avoir jamais tenu de pied ferme contre l’ennemi ? Ces grandes actions d’Aias ne sont-elles point vraies ? Et, de nouveau, seul contre le seul Hektôr, ne soutint-il pas le combat, ayant couru la chance du sort de son propre mouvement et n’ayant point jeté lâchement un peu de terre grasse dans le casque chevelu, mais un gage qui en devait jaillir aisément le premier. Il a fait cela, et j’étais là, moi, l’esclave, moi, enfanté par une mère barbare ! Misérable ! comment oses-tu me parler ainsi face à face ? Ignores-tu que l’antique Pélops, qui fut ton aïeul, était un Barbare Phrygien, et que le très impie Atreus qui t’engendra a offert en festin à son frère les propres enfants de celui-ci ? Et toi-même, tu es né d’une mère krétoise que ton père, ayant surprise en adultère, ordonna de jeter à la mer pour être en pâture aux poissons muets. Tel que tu es, oses-tu donc me reprocher ma naissance, à moi qui suis né de Télamôn, qui, pour prix de son glorieux courage, reçut cet honneur de prendre ma mère pour compagne de son lit, elle qui était issue d’une race royale, fille de Laomédôn, et donnée à mon père comme une illustre récompense par l’Enfant d’Alkmèna. Moi donc, irréprochable et né de parents irréprochables, serai-je en opprobre aux miens que tu veux laisser non ensevelis, accablés déjà de tant de maux ? Et tu n’as aucune honte de l’avouer ! Mais sache ceci : où que vous jetiez celui-ci, vous vous jetterez tous trois avec lui, car il est plus beau à moi de trouver une mort glorieuse en combattant pour lui, que pour ta cause ou pour la femme de ton frère. Vois enfin, non ce qui me touche, mais ce qui t’intéresse, car si tu m’offenses en quoi que ce soit, tu regretteras un jour de n’avoir pas été plutôt timide que violent envers moi.

LE CHŒUR.

Roi Odysseus, sache que tu es venu à temps, non pour quereller comme eux, mais pour rompre la lutte.

ODYSSEUS.

Qu’est-ce, Hommes ? J’ai entendu de loin la voix des Atréides s’élever sur le corps de cet homme brave.

AGAMEMNÔN.

Roi Odysseus, n’avons-nous pas entendu de celui-ci les plus honteuses paroles ?

ODYSSEUS.

Quelles paroles ? Je pardonne à qui est provoqué par les outrages de répondre par des outrages.

AGAMEMNÔN.

Les outrages qu’il a reçus étaient tels que ceux qu’il m’a adressés.

ODYSSEUS.

Que t’a-t-il donc fait pour que tu l’insultes ?

AGAMEMNÔN.

Il ne veut pas que ce cadavre reste non enseveli, et il dit qu’il l’ensevelira malgré moi.

ODYSSEUS.

Est-il permis à un ami de te dire des choses vraies, et, néanmoins, de rester en paix avec toi comme auparavant ?

AGAMEMNÔN.

Dis. Si je te le défendais, je serais sans raison puisque je te tiens pour le plus grand de mes amis parmi les Argiens.

ODYSSEUS.

Écoute donc. Je t’en conjure par les Dieux, ne persiste pas cruellement à jeter là cet homme non enseveli ; que ta violence ne te pousse pas à tant de haine, que tu n’aies aucun souci de la justice. Cet homme était le plus grand ennemi que j’eusse dans l’armée, depuis le jour où les armes d’Akhilleus m’ont été décernées ; et cependant, quelque irrité qu’il ait été contre moi, je ne serai pas inique au point de ne pas avouer qu’il était le plus brave des Argiens, de tous, tant que nous sommes, venus à Troia, excepté Akhilleus. Donc, tu serais injuste de le priver de cet honneur, et tu l’outragerais moins encore que les lois des Dieux. Il n’est point permis d’outrager un homme après sa mort, bien qu’on l’ait haï vivant.

AGAMEMNÔN.

Alors, Odysseus, c’est toi qui me résistes en sa faveur ?

ODYSSEUS.

Certes. Je le haïssais quand il convenait de le haïr.

AGAMEMNÔN.

Ne devrais-tu pas plutôt insulter à ce mort ?

ODYSSEUS.

Ne te réjouis pas, Atréide, d’un avantage impie.

AGAMEMNÔN.

Il n’est pas facile à un roi d’être pieux.

ODYSSEUS.

Mais les rois peuvent obéir aux amis qui les conseillent bien.

AGAMEMNÔN.

Il sied à un homme juste d’obéir aux rois.

ODYSSEUS.

Arrête. Qui est vaincu par un ami n’en est pas moins vainqueur.

AGAMEMNÔN.

Souviens-toi de l’homme pour lequel tu demandes cette grâce.

ODYSSEUS.

Il était mon ennemi, mais il était noblement né.

AGAMEMNÔN.

Que t’arrivera-t-il, si tu respectes ainsi un ennemi mort ?

ODYSSEUS.

La vertu l’emporte en moi sur la haine.

AGAMEMNÔN.

Que ces hommes ont l’esprit mobile !

ODYSSEUS.

Beaucoup sont maintenant amis qui plus tard se haïront.

AGAMEMNÔN.

Approuves-tu qu’on acquière de tels amis ?

ODYSSEUS.

Je n’ai point coutume de louer une âme inflexible.

AGAMEMNÔN.

Tu feras en sorte qu’on nous prendra aujourd’hui pour des lâches.

ODYSSEUS.

Au contraire, nous semblerons équitables à tous les Hellènes.

AGAMEMNÔN.

Tu me conseilles donc de laisser ensevelir ce cadavre ?

ODYSSEUS.

Certes, car moi aussi j’en serai réduit là.

AGAMEMNÔN.

Comme chacun agit dans son propre intérêt !

ODYSSEUS.

Pourquoi aurais-je plus de souci d’un autre que de moi ?

AGAMEMNÔN.

On dira que cette action est tienne et non mienne.

ODYSSEUS.

Quoi que tu fasses, tu seras loué par tous.

AGAMEMNÔN.

Sache donc, et tiens pour certain, que je voudrais t’accorder une grâce encore plus grande ; mais cet homme, vivant et mort, ne m’en sera pas moins odieux. Tu peux faire ce que tu désires.

LE CHŒUR.

Puisque tu as eu cette bonne pensée, Odysseus, ce serait un insensé celui qui dirait que tu n’es pas sage.

ODYSSEUS.

Je déclare ceci à Teukros : autant j’ai été ennemi, autant je serai désormais un ami. Je veux ensevelir ce corps, vous venir en aide et ne rien oublier des honneurs qu’il convient de rendre aux meilleurs hommes.

TEUKROS.

Excellent Odysseus, je puis te louer de toute façon, puisque tu as entièrement trompé mon espérance. Toi qui, en effet, étais, de tous les Argiens, le plus grand ennemi d’Aias, seul tu lui es venu en aide, et, vivant, tu n’as pas insulté un mort, comme ce Stratége insensé et son frère l’ont fait en voulant le laisser outrageusement non enseveli. C’est pourquoi, que le père Zeus, maître de l’Olympos, que l’inévitable Érinnys et que la Justice qui dispense les châtiments frappent ces misérables, de même qu’ils ont voulu accabler d’outrages Aias non enseveli. Mais toi, ô race du vieux Laertès, je crains à la vérité de te laisser toucher ce tombeau, redoutant de déplaire au mort. Aide-nous dans les autres choses, et si tu veux que quelque autre de l’armée vienne aux funérailles, cela ne nous déplaira pas.

ODYSSEUS.

Je voulais en effet vous aider, mais si cela ne t’est pas agréable, je pars, cédant à ton désir.

TEUKROS.

C’est assez, un long temps s’est déjà écoulé. Pour vous, que les uns préparent une fosse creuse ; que les autres posent sur le feu un haut trépied destiné aux bains pieux, et qu’une troupe d’hommes apporte de la tente les armes d’Aias. Toi, enfant, entoure avec tendresse de tes bras le corps de ton père, autant que tu le pourras, et soulève ses flancs avec moi. En effet, les chaudes bouches de sa plaie rendent encore un sang noir. Allons ! que quiconque se dit son ami vienne et se hâte de venir en aide à cet homme bon entre tous et le meilleur des mortels !

LE CHŒUR.

Certes, l’expérience enseigne beaucoup de choses aux hommes. Avant que l’événement nous soit manifeste, aucun divinateur ne nous dira ce qui doit arriver.



<span class="pagenum ws-pagenum" id="VII. Élektra" title="Page:Sophocle, trad. Leconte de Lisle, 1877.djvu/440">

VII

ÉLEKTRA


ÉLEKTRA



PERSONNAGES
Le Paidagôgue.
Orestès.
Élektra.
Le Chœur des Vierges Argiennes.
Khrysothémis.
Klytaimnestra.
Aigisthos.


LE PAIDAGÔGUE.

Ô enfant d’Agamemnôn, du chef de l’armée devant Troia, il t’est permis maintenant de voir ce que tu as toujours désiré. Ceci est l’antique Argos, le sol consacré à la fille aiguillonnée d’Inakhos. Voici, Orestès, l’agora Lykienne du Dieu tueur de loups ; puis, à gauche, le temple illustre de Hèra. Tu vois, crois-le, la riche Mykèna, où nous sommes arrivés, et la fatidique maison des Pélopides où, autrefois, après le meurtre de ton père, je te reçus des mains de ta sœur, et, t’ayant enlevé et sauvé, je t’élevai jusqu’à cet âge pour venger la mort paternelle. Maintenant donc, Orestès, et toi, le plus cher des hôtes, Pyladès, il s’agit de promptement délibérer sur ce qu’il faut faire. Déjà le brillant éclat de Hèlios éveille les chansons matinales des oiseaux et la noire Nuit pleine d’astres tombe. Avant qu’aucun homme sorte de la demeure, tenez conseil ; car, où en sont les choses, ce n’est plus le lieu d’hésiter, mais d’agir.

ORESTÈS.

Ô le plus cher des serviteurs, que de marques certaines tu me donnes de ta bienveillance pour nous ! En effet, comme un cheval de bonne race, bien qu’il vieillisse, ne perd point courage dans le danger, mais dresse les oreilles, ainsi tu nous excites et tu nous suis des premiers. C’est pourquoi je te dirai ce que j’ai résolu. Pour toi, écoutant mes paroles de toutes tes oreilles, reprends-moi si je m’égare. Quand j’allai trouver l’Oracle Pythique, afin de savoir comment je châtierais les tueurs de mon père, le Phoibos me répondit ce que tu vas entendre : — Toi seul, sans armes, sans armée, secrètement et par des embûches, tu dois, de ta propre main, leur donner une juste mort. — Donc, puisque nous avons entendu cet oracle, toi, quand il sera temps, entre dans la demeure, afin qu’ayant appris ce qu’on y fait, tu viennes nous le dire sûrement. Ils ne te reconnaîtront ni ne te soupçonneront, après un si long temps, et tes cheveux ayant blanchi. Dis-leur que tu es un étranger Phokéen, envoyé par un homme nommé Phanoteus. Et, en effet, celui-ci est leur meilleur allié. Annonce-leur aussi, et jure-leur qu’Orestès a subi la destinée par une mort violente, étant tombé d’un char rapide, dans les Jeux Pythiques. Que tes paroles soient telles ! Pour nous, après avoir fait des libations à mon père, comme il est ordonné, et déposé sur son tombeau nos chevelures coupées, nous reviendrons ici, portant aux mains l’urne d’airain que j’ai cachée dans les buissons, comme tu le sais, je pense. Ainsi nous les tromperons par de fausses paroles, en leur portant cette heureuse nouvelle que mon corps n’est plus, qu’il est brûlé et réduit en cendre. Pourquoi, en effet, me serait-il pénible d’être mort en paroles, puisque je vis et que j’acquerrai de la gloire ? Je pense qu’il n’est aucune parole de mauvais augure, si elle sert. Déjà j’ai vu très souvent des sages qu’on disait morts, revenir dans leur demeure et n’en être que plus honorés ; d’où je suis assuré que moi aussi, vivant, j’apparaîtrai comme un astre à mes ennemis. Ô terre de la patrie, et vous, Dieux du pays, recevez-moi heureusement ; et toi aussi, ô maison paternelle, car je viens, poussé par les Dieux, afin de te purifier par l’expiation du crime. Ne me renvoyez pas déshonoré de cette terre, mais faites que j’affermisse ma maison et que je possède les richesses de mes aïeux. En voilà assez. À toi, vieillard, d’entrer et de faire ton office. Nous, sortons. L’occasion presse en effet, et c’est elle qui préside à toutes les entreprises des hommes.

ÉLEKTRA.

Hélas sur moi !

LE PAIDAGÔGUE.

Il me semble, ô fils, que j’ai entendu une des servantes soupirer dans la demeure.

ORESTÈS.

N’est-ce point la malheureuse Élektra ? Veux-tu que nous restions ici et que nous écoutions ses plaintes ?

LE PAIDAGÔGUE.

Non, certes. Toutes choses négligées, nous nous hâterons de suivre les ordres de Loxias. Il te faut, sans songer à ceci, faire des libations à ton père. Ceci nous assurera la victoire et donnera une heureuse fin à notre entreprise.

ÉLEKTRA.

Ô Lumière sacrée, Air qui emplis autant d’espace que la terre, que de fois vous avez entendu les cris sans nombre de mes lamentations et les coups précipités contre ma poitrine saignante, quand la nuit ténébreuse s’en va ! Et mon lit odieux, dans la demeure misérable, sait les longues veilles que je passe, pleurant mon malheureux père qu’Arès n’a point reçu, comme un hôte sanglant, dans une terre barbare, mais dont ma mère et son compagnon de lit, Aigisthos, ont fendu la tête avec une hache sanglante, comme les bûcherons font d’un chêne. Et nul autre que moi ne te plaint, ô Père, frappé de cette mort indigne et misérable ! Mais je ne cesserai point de gémir et de pousser d’amères lamentations, tant que je verrai les clartés étincelantes des astres, tant que je verrai le jour ; et, telle que le rossignol privé de ses petits, devant les portes des demeures paternelles je répandrai mes cris aigus en face de tous. Ô demeure d’Aidès et de Perséphonè, Hermès souterrain et puissante Imprécation, et vous, Erinnyes, Filles inexorables des Dieux, venez, secourez-moi, vengez le meurtre de notre père et envoyez-moi mon frère ; car, seule, je n’ai point la force de supporter le fardeau du deuil qui m’oppresse.

LE CHŒUR.
Strophe I.

Ô enfant, enfant d’une très indigne mère, Élektra, pourquoi répands-tu toujours les lamentations du regret insatiable d’Agamemnôn, de celui qui, enveloppé autrefois par les liens de ta mère pleine de ruses, a été frappé d’une main impie ? Qu’il périsse celui qui a fait cela, s’il est permis de le souhaiter !

ÉLEKTRA.

Filles de bonne race, vous venez consoler mes peines. Je le sais et je le comprends, et rien de ceci ne m’échappe ; cependant, je ne cesserai point de pleurer mon malheureux père ; mais, par cette amitié même, offerte tout entière, je vous adjure, hélas ! de me laisser à ma douleur.

LE CHŒUR.
Antistrophe I.

Et cependant, ni par tes lamentations, ni par tes prières, tu ne rappelleras ton père du Marais d’Aidès commun à tous ; mais, dans ton affliction insensée et sans bornes, ce sera ta perte de toujours gémir, puisqu’il n’y a point de terme à ton mal. Pourquoi désires-tu tant de douleurs ?

ÉLEKTRA.

Il est insensé celui qui oublie ses parents frappés d’une mort misérable ; mais il contente mon cœur, cet oiseau gémissant et craintif, messager de Zeus, qui pleure toujours : Itys ! Itys ! Ô Nioba ! ô la plus malheureuse entre toutes ! je t’honore en effet comme une Déesse, toi qui pleures, hélas ! dans ta tombe de pierre.

LE CHŒUR.
Strophe II.

Cependant, fille, cette calamité n’a point atteint que toi parmi les mortels, et tu ne la subis pas d’une âme égale comme ceux qui sont tiens par le sang et par l’origine, Khrysothémis, Iphianassa, et Orestès, enfant de noble race, dont la jeunesse est ensevelie dans les douleurs, et qui reviendra, heureux, quelque jour, dans la terre de l’illustre Mykèna, sous la conduite favorable de Zeus.

ÉLEKTRA.

Moi, je l’attends sans cesse, malheureuse, non mariée et sans enfants ! Et je vais toujours errante, noyée de larmes et subissant les peines sans fin de mes maux. Et il ne se souvient ni de mes bienfaits, ni des choses certaines dont je l’ai averti. Quel messager m’a-t-il envoyé, en effet, qui ne m’ait trompée ? Il désire toujours revenir, et, le désirant, il ne revient jamais !

LE CHŒUR.
Antistrophe II.

Rassure-toi, rassure-toi, fille. Il est encore dans l’Ouranos, le grand Zeus qui voit et dirige toutes choses. Remets-lui ta vengeance amère et ne t’irrite point trop contre tes ennemis, ni ne les oublie cependant. Le temps est un Dieu complaisant, car l’Agamemnonide qui habite maintenant Krisa abondante en pâturages ne tardera pas toujours, ni le Dieu qui commande auprès de l’Akhérôn.

ÉLEKTRA.

Mais voici qu’une grande part de ma vie s’est passée en de vaines espérances, et je ne puis résister davantage, et je me consume, privée de parents, sans aucun ami qui me protége ; et même, comme une vile esclave, je vis dans les demeures de mon père, indignement vêtue et me tenant debout auprès des tables vides.

LE CHŒUR.
Strophe III.

Il fut lamentable, en effet, le cri de ton père, à son retour, dans la salle du repas, quand le coup de la hache d’airain tomba sur lui. La ruse enseigna, l’amour tua ; tous deux conçurent l’horrible crime, soit qu’un Dieu ou qu’un mortel l’ait commis.

ÉLEKTRA.

Ô le plus amer de tous les jours que j’ai vécus ! Ô nuit ! Ô malheur effrayant du repas exécrable, où mon père a été égorgé par les mains de ces deux meurtriers qui m’ont arraché la vie par trahison et m’ont perdue à jamais ! Que le grand Dieu Olympien leur envoie de tels maux ! Que rien d’heureux ne leur arrive jamais, puisqu’ils ont commis un tel crime !

LE CHŒUR.
Antistrophe III.

Songe à ne point tant parler. Ne sais-tu pas, tombée de si haut, à quelles misères indignes tu te livres ainsi de ton plein gré ? Tu as, en effet, haussé tes maux jusqu’au comble, en excitant toujours des querelles par ton âme irritée. Il ne faut point provoquer de querelles avec de plus puissants que soi.

ÉLEKTRA.

L’horreur de mes maux m’a emportée. Je le sais, je reconnais le mouvement impétueux de mon âme ; mais je ne me résignerai pas à mes douleurs affreuses, tant que je vivrai. Ô chère race, de qui pourrais-je entendre une sage parole, de quel esprit prudent ? Cessez, cessez de me consoler. Mes lamentations ne finiront jamais ; jamais, dans ma douleur, je ne cesserai de me répandre en d’innombrables plaintes.

LE CHŒUR.
Épôde.

Je te parle ainsi par bienveillance, te conseillant comme une bonne mère, afin que tu n’augmentes point ton mal par d’autres maux.

ÉLEKTRA.

Est-il une mesure à mon malheur ? Est-il beau de ne point se soucier des morts ? Où est-il l’homme qui pense ainsi ? Je ne veux ni être honorée par de tels hommes, ni jouir en paix du bonheur, s’il m’en est accordé, ne me souvenant plus de rendre à mes parents l’honneur qui leur est dû, et comprimant l’ardeur de mes gémissements aigus. Car si le mort, n’étant rien, gît sous terre, si ceux-ci n’expient point le meurtre par le sang, toute pudeur et toute piété périront parmi les mortels.

LE CHŒUR.

À la vérité, ô enfant, je suis venue ici pour toi comme pour moi. Si je n’ai pas bien parlé, tu l’emportes et nous t’obéirons.

ÉLEKTRA.

Certes, j’ai honte, ô femmes, de ce que mes gémissements vous semblent trop répétés ; mais pardonnez-moi ; la nécessité m’y contraint. Quelle femme de bonne race ne gémirait point ainsi en voyant les malheurs paternels qui, jour et nuit, semblent augmenter plutôt que diminuer ? D’abord, j’ai pour ma plus cruelle ennemie la mère qui m’a conçue ; puis, je hante ma propre demeure avec les tueurs de mon père ; je suis sous leur puissance, et il dépend d’eux que je possède quelque chose ou que je manque de tout. Quels jours penses-tu que je vive, quand je vois Aigisthos s’asseoir sur le thrône de mon père, et, couvert des mêmes vêtements, répandre des libations sur ce foyer devant lequel il l’a égorgé ? Lorsqu’enfin je vois ce suprême outrage : le meurtrier couchant dans le lit de mon père avec ma misérable mère, s’il est permis de nommer mère celle qui couche avec cet homme ? Elle est tellement insensée, qu’elle habite avec lui sans redouter les Érinnyes ! Mais, au contraire, comme se réjouissant du crime accompli, quand revient le jour où elle a tué mon père à l’aide de ses ruses, elle célèbre des chœurs dansants et elle offre des victimes aux Dieux sauveurs. Et moi, malheureuse, voyant cela, je pleure dans la demeure, et je me consume, et, seule avec moi-même, je déplore ces repas funestes qui portent le nom de mon père ; car je ne puis me lamenter ouvertement autant que je le voudrais. Alors, ma mère bien née, à haute voix, m’accable d’injures telles que celles-ci : — Ô détestée des Dieux et de moi, es-tu la seule dont le père soit mort ? Nul autre des mortels n’est-il dans le deuil ? Que tu périsses misérablement ! Que les Dieux souterrains ne te délivrent jamais de tes larmes ! — Elle m’accable de ces outrages. Mais si, parfois, quelqu’un annonce qu’Orestès doit revenir, alors elle crie, pleine de fureur : — N’es-tu point cause de ceci ? N’est-ce point là ton œuvre, toi qui, ayant enlevé Orestès de mes mains, l’as fait nourrir secrètement ? Mais sache que tu subiras des châtiments mérités ! — Elle aboie ainsi, et, debout à côté d’elle, son amant illustre l’excite, lui, très lâche et mauvais, et qui ne combat qu’à l’aide des femmes. Et moi, attendant toujours que le retour d’Orestès mette un terme à ces maux, je péris pendant ce temps, malheureuse que je suis ! Car, promettant toujours et n’accomplissant rien, il détruit mes espérances présentes et passées. C’est pourquoi, amies, je ne puis me modérer en de telles misères, ni respecter aisément la piété. Qui est sans cesse accablé par le mal applique forcément son esprit au mal.

LE CHŒUR.

Dis-moi, pendant que tu nous parles ainsi, Aigisthos est-il dans la demeure ou dehors ?

ÉLEKTRA.

Il est sorti. Crois-moi, s’il eût été dans la demeure, je n’aurais point passé le seuil. Il est aux champs.

LE CHŒUR.

S’il en est ainsi, je te parlerai avec plus de confiance.

ÉLEKTRA.

Il est sorti. Dis donc ce que tu veux.

LE CHŒUR.

Et, d’abord, je te le demande : que penses-tu de ton frère ? Doit-il revenir, ou tardera-t-il encore ? Je désire le savoir.

ÉLEKTRA.

Il dit qu’il reviendra, mais il n’agit pas comme il parle.

LE CHŒUR.

On a coutume d’hésiter avant d’entreprendre une chose difficile.

ÉLEKTRA.

Mais moi, je l’ai sauvé sans hésiter.

LE CHŒUR.

Prends courage : il est généreux et il viendra en aide à ses amis.

ÉLEKTRA.

J’en suis sûre, sinon, je n’aurais pas vécu longtemps.

LE CHŒUR.

N’en dis pas plus, car je vois sortir de la demeure ta sœur, née du même père et de la même mère, Khrysothémis, qui porte des offrandes, telles qu’on a coutume d’en faire aux morts.

KHRYSOTHÉMIS.

Ô sœur, pourquoi viens-tu de nouveau pousser des clameurs devant ce vestibule ? Ne peux-tu apprendre, après un si long temps, à ne plus t’abandonner à une vaine colère ? Certes, moi-même, je sais aussi que l’état des choses est cruel, et, si j’en avais les forces, je montrerais ce que j’ai pour eux dans le cœur ; mais, enveloppée de maux, pour naviguer il me faut plier mes voiles, et je pense qu’il m’est interdit d’agir contre ceux que je ne puis atteindre. Je voudrais que tu fisses de même. Cependant, il n’est pas juste que tu agisses comme je te le conseille et non comme tu le juges bon ; mais moi, pour vivre libre, il faut que j’obéisse à ceux qui ont la toute-puissance.

ÉLEKTRA.

Il est indigne à toi, née d’un tel père, d’oublier de qui tu es la fille pour ne t’inquiéter que de ta mère ! car les paroles que tu m’as dites, et par lesquelles tu me blâmes, t’ont été suggérées par elle. Tu ne les dis pas de toi-même. C’est pourquoi, choisis : ou tu es insensée, ou, si tu as parlé avec raison, tu abandonnes tes amis. Tu disais que, si tu en avais les forces, tu montrerais la haine que tu as pour eux, et tu refuses de m’aider quand je veux venger mon père, et tu m’exhortes à ne rien faire ! Tout ceci n’ajoute-t-il pas la lâcheté à tous nos autres maux ? Enseigne ou apprends-moi quel profit j’aurais à finir mes gémissements. Est-ce que je ne vis pas ? Mal, à la vérité, je le sais, mais cela me suffit. Or, je suis importune à ceux-ci, et je rends ainsi honneur à mon père mort, si quelque chose plaît aux morts. Mais toi, qui dis haïr, tu ne hais qu’en paroles, et tu fais en réalité cause commune avec les tueurs de ton père. Si les avantages qui te sont faits, et dont tu jouis, m’étaient offerts, je ne m’y soumettrais pas. À toi la riche table et la nourriture abondante ; pour moi c’est une nourriture suffisante que de ne point cacher ma douleur. Je ne désire nullement partager tes honneurs. Tu ne les désirerais point toi-même, si tu étais sage. Maintenant, quand tu pourrais te dire la fille du plus illustre des pères, dis-toi la fille de ta mère. C’est ainsi que tu seras jugée mauvaise par le plus grand nombre, toi qui trahis tes amis et ton père mort.

LE CHŒUR.

Point trop de colère, par les Dieux ! Vos paroles, à toutes deux, porteront d’ailleurs leur fruit, si tu apprends d’elle à bien parler, et celle-ci, de toi.

KHRYSOTHÉMIS.

Depuis longtemps, ô femmes, je suis accoutumée à de telles paroles d’elle, et je ne m’en souviendrais même pas, si je n’avais appris qu’un grand malheur la menace qui fera taire ses gémissements continuels.

ÉLEKTRA.

Parle donc, dis quel est ce grand malheur, car si tu as à m’apprendre quelque chose de pire que mes maux, je ne répondrai pas davantage.

KHRYSOTHÉMIS.

Or, je te dirai tout ce que je sais de ceci. Ils ont résolu, si tu ne cesses tes lamentations, de t’envoyer en un lieu où tu ne verras plus désormais l’éclat de Hèlios. Vivante, au fond d’un antre noir, tu te répandras en gémissements loin de cette terre. C’est pourquoi, songes-y, et ne m’accuse pas quand ce malheur sera venu. Maintenant, il est temps de prendre une sage résolution.

ÉLEKTRA.

Est-ce là ce qu’ils ont décidé de me faire ?

KHRYSOTHÉMIS.

Certes, dès qu’Aigisthos sera revenu dans la demeure.

ÉLEKTRA.

Plaise aux Dieux qu’il revienne très promptement pour cela !

KHRYSOTHÉMIS.

Ô malheureuse, pourquoi cette imprécation contre toi-même ?

ÉLEKTRA.

Puisse-t-il venir, s’il pense à faire cela !

KHRYSOTHÉMIS.

Quel mal veux-tu souffrir ? Es-tu insensée ?

ÉLEKTRA.

C’est afin de fuir très-loin de vous.

KHRYSOTHÉMIS.

Ne te soucies-tu point de ta vie ?

ÉLEKTRA.

Certes, ma vie est belle et admirable !

KHRYSOTHÉMIS.

Elle serait belle, si tu étais sage.

ÉLEKTRA.

Ne m’enseigne point à trahir mes amis.

KHRYSOTHÉMIS.

Je ne t’enseigne point cela, mais à te soumettre aux plus forts.

ÉLEKTRA.

Flatte-les par tes paroles ; ce que tu dis n’est point dans ma nature.

KHRYSOTHÉMIS.

Cependant, il est beau de ne point succomber par imprudence.

ÉLEKTRA.

Nous succomberons, s’il le faut, ayant vengé notre père.

KHRYSOTHÉMIS.

Notre père lui-même, je le sais, me pardonne ceci.

ÉLEKTRA.

Il n’appartient qu’aux lâches d’approuver ces paroles.

KHRYSOTHÉMIS.

Ne céderas-tu point ? Ne seras-tu point persuadée par moi ?

ÉLEKTRA.

Non, certes. Je ne suis point insensée à ce point.

KHRYSOTHÉMIS.

J’irai donc là où je dois aller.

ÉLEKTRA.

Où vas-tu ? À qui portes-tu ces offrandes sacrées ?

KHRYSOTHÉMIS.

Ma mère m’envoie faire des libations au tombeau de mon père.

ÉLEKTRA.

Que dis-tu ? Au plus détesté des mortels ?

KHRYSOTHÉMIS.

Qu’elle a tué elle-même. C’est cela que tu veux dire.

ÉLEKTRA.

Quel ami l’a conseillée ? D’où vient que ceci lui ait plu ?

KHRYSOTHÉMIS.

D’une épouvante nocturne, m’a-t-il semblé.

ÉLEKTRA.

Ô Dieux paternels, venez ! venez maintenant !

KHRYSOTHÉMIS.

Cette épouvante t’apporte-t-elle donc quelque confiance ?

ÉLEKTRA.

Si tu me racontais son rêve, je te le dirais.

KHRYSOTHÉMIS.

Je n’en pourrais dire que peu de chose.

ÉLEKTRA.

Dis au moins cela. Peu de paroles ont souvent élevé ou renversé les hommes.

KHRYSOTHÉMIS.

On dit qu’elle a vu ton père et le mien, revenu de nouveau à la lumière, puis, ayant apparu dans la demeure, saisir le sceptre qu’il portait autrefois et que porte maintenant Aigisthos, et l’enfoncer en terre, et qu’alors un haut rameau végéta et en sortit, et que toute la terre de Mykèna en fut ombragée. J’ai entendu dire ces choses par quelqu’un qui était présent quand elle racontait son rêve à Hèlios. Je n’en sais pas plus, si ce n’est qu’elle m’envoie à cause de la terreur que lui a causée ce songe. Je te supplie donc, par les Dieux de la patrie, de m’écouter et de ne point te perdre par imprudence ; car si, maintenant, tu me repousses, tu me rappelleras quand tu seras en proie au malheur.

ÉLEKTRA.

Ô chère, n’apporte rien au tombeau de ce que tu as aux mains, car il ne t’est point permis et il n’est pas pieux de porter à notre père ces offrandes d’une femme odieuse et de répandre ces libations. Jette-les aux vents ou cache-les dans la terre profondément creusée, afin que rien n’en approche jamais du tombeau de notre père ; mais, jusqu’à ce qu’elle meure, que ce trésor lui soit réservé sous terre ! En effet, si cette femme n’était pas née la plus audacieuse de toutes, jamais elle n’aurait destiné ces libations détestables au tombeau de celui qu’elle a tué elle-même. Demande-toi, en effet, si le mort enfermé dans ce tombeau doit accepter volontiers ces offrandes-ci de celle par qui il a été indignement égorgé, qui lui a coupé l’extrémité des membres comme à un ennemi et qui a essuyé sur sa tête les souillures du meurtre. Penses-tu que ce meurtre puisse être expié par ces libations ? Non, jamais, cela ne se peut. C’est pourquoi, n’en fais rien. Coupe l’extrémité de tes tresses. Voici les miennes, à moi, malheureuse ! C’est peu de chose, mais je n’ai que cela. Donne ces cheveux non soignés et ma ceinture sans aucun ornement. Ploie les genoux, suppliante, afin qu’il vienne à nous, propice, de dessous terre, afin qu’il nous aide contre nos ennemis et que, vivant, son fils Orestès les renverse d’une main victorieuse et les foule aux pieds, et pour que nous ornions ensuite son tombeau de plus riches dons et de nos propres mains. Je pense, en effet, je pense qu’il a résolu quelque dessein en envoyant à celle-ci ce songe effrayant. Mais, ô sœur, fais ce que je te commande, ce qui servira ta vengeance et la mienne, ainsi qu’au plus cher des mortels, à notre père qui est maintenant sous terre.

LE CHŒUR.

Elle a parlé pieusement. Si tu es sage, ô chère, tu lui obéiras.

KHRYSOTHÉMIS.

Je le ferai comme elle l’ordonne ; car, pour une chose juste, il ne faut point se quereller, mais se hâter de la faire. Pendant que je vais agir, je vous prie, par les Dieux, ô amies, gardez le silence ; car si ma mère apprenait ceci, je crois que ce ne serait pas sans un grand danger que je l’aurais osé.

LE CHŒUR.
Strophe.

À moins que je ne sois une divinatrice sans intelligence et privée de la droite raison, la Justice annoncée viendra, ayant aux mains la force légitime, et elle châtiera dans peu de temps, ô enfant. La nouvelle de ce songe m’a été douce, et ma confiance en est affermie ; car ni ton père, roi des Hellanes, n’est oublieux, ni cette antique hache d’airain à deux tranchants qui l’a tué très ignominieusement.

Antistrophe.

Elle viendra, l’Érinnys aux pieds d’airain, aux pieds et aux mains sans nombre, qui se cache en d’horribles retraites ; car le désir impie de noces criminelles et souillées par le meurtre les a saisis. C’est pourquoi je suis certaine que ce prodige qui nous apparaît menace les auteurs du crime et leurs compagnons. Ou les mortels n’ont aucune divination des songes et des oracles, ou ce spectre nocturne mènera tout à bien pour nous.

Épôde.

Ô laborieuse chevauchée de Pélops, combien tu as été lamentable pour cette terre ! En effet, du jour où Myrtilos périt, arraché violemment et outrageusement de son char doré et précipité dans la mer, d’horribles misères ont toujours assailli cette demeure.

KLYTAIMNESTRA.

Tu vagabondes de nouveau, et librement, semble-t-il. Aigisthos, en effet, n’est point ici, lui qui a coutume de te retenir, afin que tu n’ailles pas au dehors diffamer tes parents. Maintenant qu’il est sorti, tu ne me respectes point. Et, certes, tu as dit souvent et à beaucoup que j’étais emportée, commandant contre tout droit et justice et t’accablant d’outrages, toi et les tiens. Mais je n’ai pas coutume d’outrager ; si je te parle injurieusement, c’est que tu m’injuries plus souvent encore. Ton père, et tu n’as point d’autre prétexte de querelle, a été tué par moi, par moi-même, je le sais bien, et il n’y a aucune raison pour que je le nie. Car, non moi seule, mais la Justice aussi l’a frappé ; et il convenait que tu me vinsses en aide, si tu avais été sage, puisque ton père, sur qui tu ne cesses de gémir, seul des Hellènes, a osé sacrifier ta sœur aux Dieux, bien qu’il n’eût point autant souffert pour l’engendrer que moi pour l’enfanter. Mais, soit ! dis-moi pourquoi il l’a égorgée. Est-ce en faveur des Argiens ? Or, ils n’avaient aucun droit de tuer ma fille. Si, comme je le crois, il l’a tuée pour son frère Ménélaos, ne devait-il pas en être châtié par moi ? Ce même Ménélaos n’avait-il pas deux enfants qu’il était plus juste de faire mourir, nés qu’ils étaient d’un père et d’une mère pour qui cette expédition était entreprise ? le Hadès désirait-il dévorer mes enfants plutôt que les leurs ? L’amour de cet exécrable père pour les enfants que j’avais conçus était-il éteint, et en avait-il un plus grand pour ceux de Ménélaos ? Ces choses ne sont-elles pas d’un père mauvais et insensé ? Je pense ainsi, bien que tu penses le contraire, et ma fille morte dirait comme moi, si elle pouvait parler. C’est pourquoi je ne me repens point de ce que j’ai fait ; et toi, si je te semble avoir mal agi, blâme aussi les autres, comme il est juste.

ÉLEKTRA.

Maintenant tu ne diras pas que tu m’interpelles ainsi, ayant été provoquée par mes paroles amères. Mais, si tu me le permets, je te répondrai, comme il convient, pour mon père mort et pour ma sœur.

KLYTAIMNESTRA.

Va ! je le permets. Si tu m’avais toujours adressé de telles paroles, jamais tu n’aurais été blessée par mes réponses.

ÉLEKTRA.

Je te parle donc. Tu dis avoir tué mon père. Que peut-on dire de plus honteux, qu’il ait eu raison ou tort ? Mais je te dirai que tu l’as tué sans aucun droit. Le mauvais homme avec lequel tu vis t’a persuadée et poussée. Interroge la chasseresse Artémis, et sache ce qu’elle punissait, quand elle retenait tous les vents en Aulis ; ou plutôt je te le dirai, car il n’est point permis de le savoir d’elle. Mon père, autrefois, comme je l’ai appris, s’étant plu à poursuivre, dans un bois sacré de la Déesse, un beau cerf tacheté et à haute ramure, laissa échapper, après l’avoir tué, je ne sais quelle parole orgueilleuse. Alors, la vierge Lètoide, irritée, retient les Akhaiens jusqu’à ce que mon père eut égorgé sa propre fille à cause de cette bête fauve qu’il avait tuée. C’est ainsi qu’elle a été égorgée, car l’armée ne pouvait, par aucun autre moyen, partir pour Ilios ou retourner dans ses demeures. C’est pourquoi mon père, contraint par la force et après y avoir résisté, la sacrifia avec douleur, mais non en faveur de Ménélaos. Cependant si je disais comme toi qu’il a fait cela dans l’intérêt de son frère, fallait-il donc qu’il fût tué par toi ? Au nom de quelle loi ? Songe à quelle douleur et quel repentir tu te livrerais, si tu rendais une telle loi stable parmi les hommes. En effet, si nous tuons l’un pour en avoir tué un autre, tu dois mourir toi-même afin de subir la peine méritée. Mais reconnais que tu avances un faux prétexte. Apprends-moi, en effet, si tu le peux, pourquoi tu commets cette très honteuse action de vivre avec cet homme abominable à l’aide duquel tu as autrefois tué mon père, et pourquoi tu as conçu des enfants de lui, et pourquoi tu rejettes les enfants légitimes nés de légitimes noces. Comment puis-je approuver de telles choses ? Diras-tu que tu venges ainsi la mort de ta fille ? Si tu le disais, certes, cela serait honteux. Il n’est point honnête d’épouser ses ennemis pour la cause de sa fille. Mais il ne m’est permis de le conseiller sans que tu ne m’accuses partout avec des cris que j’outrage ma mère. Or, je vois que tu agis envers nous moins en mère qu’en maîtresse, moi qui mène une vie misérable au milieu des maux continuels dont vous m’accablez, toi et ton amant. Mais cet autre, qui s’est à grand’peine échappé de tes mains, le misérable Orestès, il traîne une vie malheureuse, lui que tu m’as souvent accusée d’élever pour être ton meurtrier. Et, si je le pouvais, je le ferais, certes, sache-le sûrement. Désormais déclare à tous que je suis mauvaise, injurieuse, ou, si tu l’aimes mieux, pleine d’impudence. Si je suis coupable de tous ces vices, je n’ai pas dégénéré de toi et je ne te suis pas à déshonneur.

LE CHŒUR.

Elle respire la colère, je le vois, mais je ne vois pas qu’on se soucie de savoir si elle en a le droit.

KLYTAIMNESTRA.

Et pourquoi me soucierais-je d’elle qui adresse à sa mère des paroles tellement injurieuses, à l’âge qu’elle a ? Ne te semble-t-il pas qu’elle doive oser quelque mauvaise action que ce soit, ayant rejeté toute pudeur ?

ÉLEKTRA.

À la vérité, sache-le, j’ai honte de ceci, quoi qu’il te semble ; je comprends que ces choses ne conviennent ni à mon âge, ni à moi-même ; mais ta haine et tes actions me contraignent : le mal enseigne le mal.

KLYTAIMNESTRA.

Ô insolente bête, est-ce moi, sont-ce mes paroles et mes actions qui te donnent l’audace de tant parler ?

ÉLEKTRA.

C’est toi-même qui parles, non moi ; car tu accomplis des actes, et les actes font naître les paroles.

KLYTAIMNESTRA.

Certes, par la maîtresse Artémis ! je jure que tu n’échapperas pas au châtiment de ton audace, dès qu’Aigisthos sera revenu dans la demeure.

ÉLEKTRA.

Vois ! maintenant tu es enflammée de colère, après m’avoir permis de dire ce que je voudrais, et tu ne peux m’entendre.

KLYTAIMNESTRA.

Ne peux-tu m’épargner tes clameurs et me laisser tranquillement sacrifier aux Dieux, parce que je t’ai permis de tout dire ?

ÉLEKTRA.

Je le permets, je le veux bien, sacrifie, et n’accuse pas ma bouche, car je ne dirai rien de plus.

KLYTAIMNESTRA.

Toi, servante, qui es ici, apporte ces offrandes de fruits de toute espèce, afin que je fasse à ce Roi des vœux qui dissipent les terreurs dont je suis troublée. Entends, Phoibos tutélaire, ma prière cachée, car je ne parle point entre amis, et il ne convient pas que je dise tout devant celle-ci, de peur que, poussée par la haine, elle ne répande à grands cris de vaines rumeurs par la Ville. Comprends donc ainsi ce que je dirai. Si la vision qui m’est apparue cette nuit m’annonce des choses heureuses, accomplis-les, Roi Lykien ! Si elles sont funestes, détourne-les sur mes ennemis. S’ils me tendent des embûches, ne permets pas qu’ils m’enlèvent mes richesses ; mais accorde-moi de vivre, toujours saine et sauve, possédant le sceptre et la demeure des Atréides, jouissant d’une heureuse destinée au milieu de mes amis et de ceux de mes enfants qui m’entourent maintenant, qui ne me haïssent pas et ne me veulent point de mal. Écoute-nous favorablement, Apollôn Lykien, et donne-nous ce que nous te demandons. Pour les autres choses, bien que je me taise, je pense qu’étant Dieu tu les connais bien, car les enfants de Zeus voient tout.

LE PAIDAGÔGUE.

Femmes étrangères, je voudrais savoir si cette demeure est celle du roi Aigisthos ?

LE CHŒUR.

C’est elle, Étranger ; tu as bien pensé.

LE PAIDAGÔGUE.

Ai-je raison de penser que voici son épouse ? En effet, son aspect est celui d’une reine.

LE CHŒUR.

Certes : c’est elle-même.

LE PAIDAGÔGUE.

Salut, ô Reine. J’apporte une heureuse nouvelle à toi et à Aigisthos, de la part d’un homme qui vous aime.

KLYTAIMNESTRA.

J’accepte l’augure ; mais je désire savoir d’abord qui t’a envoyé.

LE PAIDAGÔGUE.

Phanoteus le Phokéen, qui t’annonce un grand événement.

KLYTAIMNESTRA.

Lequel, Étranger ? Dis. Envoyé par un ami, je sais assez que tes paroles seront bonnes.

LE PAIDAGÔGUE.

Je dis la chose en peu de mots : Orestès est mort.

ÉLEKTRA.

Hélas ! malheureuse ! je meurs aujourd’hui.

KLYTAIMNESTRA.

Que dis-tu, que dis-tu, Étranger ? n’écoute point celle-ci.

LE PAIDAGÔGUE.

Je dis et je répète qu’Orestès est mort.

ÉLEKTRA.

Je meurs, malheureuse ! Je ne suis plus !

KLYTAIMNESTRA.

Songe à ce qui te regarde. Mais toi, Étranger, dis-moi avec vérité de quelle façon il a péri.

LE PAIDAGÔGUE.

C’est pour cela que je suis envoyé, et je te raconterai tout. Orestès étant venu dans la plus noble assemblée de la Hellas, afin de combattre dans les Jeux Delphiques, entendit la voix du héraut annoncer la course par laquelle s’ouvraient les luttes ; et il entra, éclatant de beauté, et tous l’admiraient ; et quand il eut franchi le stade d’une borne à l’autre, il sortit, emportant l’honneur de la victoire. Je ne saurais dire en peu de paroles les innombrables grandes actions et la force d’un tel héros. Sache seulement qu’il remporta les prix victorieux de tous les combats proposés par les juges des Jeux. Et tous le disaient heureux et proclamaient l’Argien Orestès, fils d’Agamemnôn qui rassembla autrefois l’illustre armée de Hellas. Mais les choses sont ainsi, que, si un Dieu nous envoie un malheur, nul n’est assez fort pour y échapper. En effet, le lendemain, lorsque le rapide combat des chars eut lieu au lever de Hèlios, il entra avec de nombreux rivaux. L’un était Akhaïen, un autre de Sparta, et deux autres étaient Libyens et habiles à conduire un char à quatre chevaux. Orestès lui-même, le cinquième, menait des juments thessaliennes ; le sixième venait de l’Aitolia avec des chevaux fauves ; le septième était Magnète ; le huitième, avec des chevaux blancs, était d’Ainia ; le neuvième était d’Athèna fondée par les Dieux ; enfin, un Boiôtien était dans le dixième char. Se tenant debout, après que les juges eurent assigné, d’après le sort, la place de chacun d’eux, dès que la trompette d’airain eut donné le signal, ils se précipitèrent, excitant leurs chevaux et secouant les rênes, et tout le stade s’emplit du fracas des chars retentissants ; et la poussière s’amoncelait dans l’air ; et tous, mêlés ensemble, n’épargnaient point les aiguillons et chacun voulait devancer les roues et les chevaux frémissants de l’autre ; car ceux-ci répandaient leur écume et leurs souffles ardents sur les dos des conducteurs de chars et sur l’orbe des roues. Orestès, en approchant de la dernière borne, l’effleurait avec l’essieu de la roue, et, lâchant les rênes au cheval de droite, retenait celui de gauche. Or, dans ce moment, tous les chars étaient encore debout ; mais alors, les chevaux de l’homme d’Ainia, devenus durs de la bouche, emportèrent le char avec violence ; et, au retour, comme, le sixième tour achevé, ils commençaient le septième, ils heurtèrent de front les quadriges des Libyens. L’un brise l’autre et tombe avec lui, et toute la plaine Krisaienne s’emplit de ce naufrage de chars. L’Athènaien, ayant vu cela, se détourna de la voie et retint les rênes en habile conducteur, et laissa toute cette tempête de chars se mouvoir dans la plaine. Pendant ce temps, Orestès, le dernier de tous, menait ses chevaux, avec l’espoir d’être victorieux à la fin ; mais voyant que l’Athènaien était resté seul, il frappa les oreilles de ses chevaux rapides du son aigu de son fouet, et il le poursuivit. Et les deux chars étaient emportés sur une même ligne, et la tête des chevaux dépassait tantôt l’un, tantôt l’autre quadrige. L’imprudent Orestès avait achevé toutes les autres courses sain et sauf, se tenant droit sur son char ; mais alors, lâchant les rênes au cheval de gauche, il heurta l’extrémité de la borne, et, le moyeu de la roue étant rompu, il roula de son char, embarrassé dans les rênes, et les chevaux, effrayés de le voir étendu contre terre, s’emportèrent à travers le stade. Quand la foule le vit arraché du char, elle se lamenta sur ce jeune homme qui, ayant accompli de belles actions, et par une cruelle destinée, était traîné tantôt sur le sol, tantôt levant les jambes en l’air, jusqu’à ce que les conducteurs de char, arrêtant avec peine les chevaux qui couraient, l’eurent relevé tout sanglant et tel qu’aucun de ses amis n’eût reconnu ce misérable corps. Et ils le brûlèrent aussitôt sur un bûcher ; et des hommes Phokéens, choisis pour cela, apportèrent ici, dans une petite urne d’airain, la cendre de ce grand corps, afin qu’il soit enseveli dans sa patrie. Voilà les paroles que j’avais à te dire ; elles sont tristes, mais le spectacle que nous avons vu est la chose la plus cruelle de toutes celles que nous ayons jamais contemplées.

LE CHŒUR.

Hélas ! hélas ! toute la race de nos anciens maîtres est donc anéantie radicalement !

KLYTAIMNESTRA.

Ô Zeus, que dirai-je de ces choses ? Les dirai-je heureuses, ou terribles, mais utiles cependant ? Il est triste pour moi de ne sauver ma vie que par mes propres malheurs.

LE PAIDAGÔGUE.

Pourquoi, ô femme, ayant appris ceci, es-tu ainsi tourmentée ?

KLYTAIMNESTRA.

La maternité a une grande puissance. En effet, une mère, bien qu’elle soit outragée, ne peut haïr ses enfants.

LE PAIDAGÔGUE.

C’est inutilement, semble-t-il, que nous sommes venus ici !

KLYTAIMNESTRA.

Non, pas inutilement. Comment aurais-tu parlé inutilement, si tu es venu, m’apportant des preuves certaines de la mort de celui qui, né de moi, fuyant mes mamelles qui l’ont nourri et mes soins, exilé, a mené une vie lointaine, qui ne m’a jamais vue depuis qu’il a quitté cette terre, et qui, m’accusant du meurtre de son père, me menaçait d’un châtiment horrible ? De sorte que, ni pendant la nuit, ni pendant le jour, je ne goûtais le doux sommeil, et que, quelque temps qui s’écoulât, je songeais toujours que j’allais mourir. Or, maintenant que je suis délivrée du péril et que je ne crains plus rien désormais de lui et de celle-ci, — car elle m’était une calamité plus amère, habitant avec moi et épuisant toujours le pur sang de mon âme, — nous mènerons une vie tranquille, du moins en ce qui concerne ses menaces.

ÉLEKTRA.

Hélas ! malheureuse ! C’est maintenant, Orestès, que je déplorerai ta destinée, puisque, même mort, tu es outragé par ta mère ! Tout n’est-il pas pour le mieux ?

KLYTAIMNESTRA.

Non, certes, pour toi, mais pour lui. Ce qui lui est arrivé est bien fait.

ÉLEKTRA.

Entends, Némésis vengeresse de celui qui est mort !

KLYTAIMNESTRA.

Elle a entendu ceux qu’il fallait qu’elle entendît, et elle a accompli leurs vœux.

ÉLEKTRA.

Insulte, car maintenant tu es heureuse.

KLYTAIMNESTRA.

Désormais, ni Orestès ni toi ne détruirez cette félicité.

ÉLEKTRA.

Nous sommes détruits nous-mêmes, loin que nous puissions te détruire.

KLYTAIMNESTRA.

Tu mérites beaucoup, Étranger, si, nous apportant cette nouvelle, tu as fait taire ses clameurs furieuses.

LE PAIDAGÔGUE.

Je m’en vais donc, si toutes choses sont au mieux.

KLYTAIMNESTRA.

Non, certes, ceci ne serait digne ni de moi ni de l’hôte qui t’a envoyé. Entre donc, et laisse-la pleurer dehors ses propres misères et celles de ses amis.

ÉLEKTRA.

Ne vous semble-t-il pas que, triste et gémissante, elle pleure et se lamente sur son fils frappé d’une mort misérable ? Elle est entrée là en riant ! Ô malheureuse que je suis ! Ô très cher Orestès, tu m’as perdue par ta mort ! Tu as arraché de mon esprit cette espérance qui me restait que, vivant, tu reviendrais un jour venger ton père et moi, malheureuse ! Et maintenant de quel côté me tourner, seule et privée de toi et de mon père ? Il me faut maintenant rester esclave parmi les plus détestés des hommes, tueurs de mon père ! N’ai-je pas la meilleure des destinées ? Mais je n’habiterai plus jamais avec eux, dans leurs demeures, et je me consumerai, prosternée, sans amis, devant le seuil. Et, si je suis à charge à quelqu’un de ceux qui sont dans la demeure, qu’il me tue ! Sinon, ce sera la douleur qui me tuera, car je n’ai plus aucun désir de vivre !

LE CHŒUR.
Strophe I.

Où sont les foudres de Zeus, où est le brillant Hélios, si, voyant ces choses, ils restent tranquilles !

ÉLEKTRA.

Ah ! ah ! Hélas ! hélas !

LE CHŒUR.

Fille, pourquoi pleures-tu ?

ÉLEKTRA.

Hélas !

LE CHŒUR.

Ne te lamente pas trop haut.

ÉLEKTRA.

Tu me tues.

LE CHŒUR.

Comment ?

ÉLEKTRA.

Si tu me conseilles d’espérer en ceux qui sont manifestement partis pour le Hadès, tu m’insultes, consumée que je suis de douleur.

LE CHŒUR.
Antistrophe I.

Je sais, en effet, que le roi Amphiaraos est mort, enveloppé dans les rêts d’or d’une femme, et que, cependant, maintenant sous la terre…

ÉLEKTRA.

Ah ! ah ! hélas !

LE CHŒUR.

Il règne sur toutes les âmes.

ÉLEKTRA.

Hélas !

LE CHŒUR.

Hélas ! En effet, la femme exécrable…

ÉLEKTRA.

A reçu le châtiment du crime ?

LE CHŒUR.

Oui !

ÉLEKTRA.

Je sais, je sais : quelqu’un vint qui vengea celui qui avait souffert ; mais personne ne survit pour moi : le vengeur que j’avais m’a été enlevé par la destinée.

LE CHŒUR.
Strophe II.

Tu es la plus malheureuse de toutes les femmes.

ÉLEKTRA.

Je ne le sais que trop, ma vie n’ayant toujours été que triste et lamentable.

LE CHŒUR.

Nous savons ce que tu pleures.

ÉLEKTRA.

Ne me console donc pas davantage, maintenant que…

LE CHŒUR.

Que dis-tu ?

ÉLEKTRA.

Nulle espérance de secours ne me reste de l’Eupatride fraternel.

LE CHŒUR.
Antistrophe II.

La destinée de tous les hommes est de mourir.

ÉLEKTRA.

Quoi ! dans une lutte de chevaux aux pieds rapides, et embarrassés dans les rênes, comme ce malheureux ?

LE CHŒUR.

Calamité non prévue !

ÉLEKTRA.

Sans doute, en effet. Sur une terre étrangère, loin de mes bras…

LE CHŒUR.

Hélas !

ÉLEKTRA.

Qui eût prévu qu’il serait enfermé dans l’urne, sans tombeau et privé de nos lamentations ?

KHRYSOTHÉMIS.

À cause de ma joie, ô très chère, laissant de côté toute décence, j’arrive en hâte, car j’apporte d’heureuses choses et le repos des maux qui te déchiraient et dont tu gémissais.

ÉLEKTRA.

Où as-tu trouvé une consolation à mes maux auxquels on ne saurait trouver aucun remède ?

KHRYSOTHÉMIS.

Orestès est près de nous. Sache que ce que je te dis est sûr, aussi vrai que tu me vois en ce moment.

ÉLEKTRA.

Es-tu insensée, ô malheureuse, et railles-tu tes maux et les miens ?

KHRYSOTHÉMIS.

J’en atteste le foyer paternel ! Certes, je ne raille point en disant ceci ; mais sois certaine qu’il est ici.

ÉLEKTRA.

Ô malheureuse que je suis ! Et de quel homme as-tu appris cette nouvelle à laquelle tu ajoutes foi si aisément ?

KHRYSOTHÉMIS.

C’est par moi-même, non par un autre, que j’en ai vu les preuves certaines, et c’est en ceci que j’ai foi.

ÉLEKTRA.

Ô malheureuse, quelle preuve as-tu découverte ? Qu’as-tu vu qui ait allumé en toi une joie aussi insensée ?

KHRYSOTHÉMIS.

Écoute donc, par les Dieux ! et tu diras, sachant tout, si je suis insensée ou sage.

ÉLEKTRA.

Parle donc, si tel est ton plaisir.

KHRYSOTHÉMIS.

Or, je vais te dire tout ce que j’ai vu. Étant arrivée à l’antique tombeau de mon père, je vois, au sommet, des sources de lait récemment répandues, et le sépulcre paternel orné de toute espèce de fleurs. Voyant cela, étonnée, je regarde si aucun homme ne se montre à moi ; mais tout ce lieu étant tranquille, je m’approchai du tombeau, et je vis, au sommet, des cheveux récemment coupés. Dès que je les eus aperçus, malheureuse, une image familière frappa mon âme, comme si je voyais une marque d’Orestès, du plus cher de tous les hommes ; et je les pris dans mes mains, sans rien dire et répandant des larmes à cause de ma joie. Maintenant, comme auparavant, il est manifeste pour moi que ces offrandes n’ont pu être apportées que par lui ; car ce n’est ni moi, ni toi. Je n’ai point porté ces offrandes, certes, je le sais bien ; ni toi, car le pouvais-tu, puisque tu ne peux sortir librement de la demeure, même pour supplier les Dieux ? De telles pensées n’ont point coutume de venir à l’esprit de notre mère, et, l’eût-elle fait, cela ne nous eût point échappé. Sans aucun doute ces dons funèbres sont d’Orestès. Rassure-toi, ô chère. Les mêmes n’ont pas toujours la même fortune. À la vérité, la nôtre nous a été contraire déjà, mais peut-être que ce jour sera l’augure de nombreux biens.

ÉLEKTRA.

Hélas ! J’ai depuis longtemps pitié de ta démence.

KHRYSOTHÉMIS.

Quoi ! ce que je te dis ne te réjouit pas ?

ÉLEKTRA.

Tu ne sais en quels lieux tu erres, ni en quelles pensées.

KHRYSOTHÉMIS.

Je ne saurais pas ce que j’ai vu clairement moi-même ?

ÉLEKTRA.

Il est mort, ô malheureuse ! Tout espoir de salut, venant de lui, est perdu pour toi. Ne cherche plus à voir jamais Orestès.

KHRYSOTHÉMIS.

Malheur à moi ! De qui as-tu appris cela ?

ÉLEKTRA.

De quelqu’un qui était présent quand il est mort.

KHRYSOTHÉMIS.

Où est celui-ci ? Je reste stupéfaite.

ÉLEKTRA.

Il est dans la demeure, le bien venu de notre mère, loin de lui être importun.

KHRYSOTHÉMIS.

Hélas ! malheureuse ! De qui étaient donc ces offrandes nombreuses sur le tombeau de notre père ?

ÉLEKTRA.

Je pense que, sûrement, elles ont été déposées là par quelqu’un, en honneur d’Orestès mort.

KHRYSOTHÉMIS.

Ô malheureuse ! moi qui, pleine de joie, m’empressais de t’apporter une telle nouvelle, ignorant dans quelle calamité nous étions plongées ! Et voici que je trouve, en arrivant, de nouvelles misères ajoutées à toutes les autres !

ÉLEKTRA.

Certes ; mais, si tu m’en crois, tu nous délivreras du poids de nos maux présents.

KHRYSOTHÉMIS.

Puis-je ressusciter les morts ?

ÉLEKTRA.

Ce n’est pas ce que je dis. Je ne suis pas tellement en démence.

KHRYSOTHÉMIS.

Qu’ordonnes-tu donc, que j’aie la force d’accomplir ?

ÉLEKTRA.

Que tu oses ce que je te conseillerai.

KHRYSOTHÉMIS.

Si cela est utile, je ne refuserai pas.

ÉLEKTRA.

Vois ! rien ne réussit sans peine.

KHRYSOTHÉMIS.

Je le sais. Je ferai ce que je pourrai.

ÉLEKTRA.

Sache donc comment j’ai résolu d’agir. Tu sais déjà que nous n’avons l’aide d’aucun ami. Le Hadès, en les prenant tous, nous en a privées. Nous sommes seules et abandonnées. À la vérité, aussi longtemps que j’ai entendu dire que mon frère était parmi les vivants et florissant de jeunesse, j’ai eu l’espérance qu’il viendrait un jour venger le meurtre paternel ; mais, maintenant, depuis qu’il n’est plus, je songe à toi, afin que tu venges la mort de ton père et que tu n’hésites pas à tuer Aigisthos avec l’aide de ta sœur ; car il ne m’est plus permis de te rien taire. Jusques à quand te reposeras-tu, ayant encore une ferme espérance, toi, à qui il ne reste, privée des richesses paternelles, qu’une abondance de lamentations et de chagrins, aussi longtemps que tu vieilliras, privée de noces ? Car, certes, tu n’espères point te marier quelque jour. Aigisthos n’est point tellement stupide qu’il permette, pour son malheur, qu’il naisse une postérité de toi ou de moi. Mais, si tu es docile à mes conseils, d’abord, tu seras louée de ta piété par ton père mort et par ton frère. Puis, de même que tu es née libre, tu seras dite libre à l’avenir, et tu célébreras des noces dignes de toi ; car chacun a coutume d’admirer les choses honnêtes. Ne vois-tu pas quelle illustre renommée nous sera acquise, à toi et à moi, si tu m’obéis ? Quel citoyen, en effet, ou quel étranger, en nous voyant, ne nous poursuivra de louanges telles que celles-ci : — Voyez, amis, ces deux sœurs qui ont sauvé la demeure paternelle, et qui, n’épargnant point leur vie, ont donné la mort à leurs ennemis possesseurs d’immenses richesses. Il convient que tous les aiment et les révèrent ; il convient que dans les fêtes sacrées des Dieux, et dans les assemblées des citoyens, tous les honorent à cause de leur mâle vertu. — Chacun dira cela de nous, tant que nous vivrons, et, même après la mort, jamais notre gloire ne décroîtra. Ô chère, obéis ! viens à l’aide de ton père et de ton frère, délivre-moi de mes misères, délivre-toi toi-même, en songeant combien il est honteux à ceux qui sont bien nés de vivre dans l’opprobre.

LE CHŒUR.

En de telles choses, la prévoyance est utile à qui parle et à qui écoute.

KHRYSOTHÉMIS.

Avant de parler ainsi, ô femmes, si son esprit n’eût été troublé, elle eût montré une prudence qu’elle semble avoir rejetée depuis. À quoi songes-tu, en effet, que tu veuilles agir avec tant d’audace et que tu me demandes de t’aider ? Ne le vois-tu pas ? Tu es une femme, non un homme, et tu as beaucoup moins de forces que tes ennemis. Leur Daimôn est très prospère aujourd’hui ; le nôtre est affaibli, réduit à rien. Qui donc tenterait d’attaquer un tel homme sans encourir le plus grand malheur ? Songes-y, de peur que, déjà accablées de maux, nous en subissions de plus cruels encore, si quelqu’un entendait tes paroles. Nous n’aurons ni consolation, ni profit à mériter une glorieuse renommée, si nous périssons honteusement. Le plus amer n’est point de mourir, mais de désirer la mort et de ne pouvoir l’atteindre. C’est pourquoi, je t’en supplie, réprime ta colère, avant que nous ayons entièrement péri et que toute notre race ait été anéantie. Je tiendrai pour non avenu ce que tu as dit et je te garderai le secret. Pour toi, commence au moins à être sage, et apprends, étant sans forces, à céder aux plus forts que toi.

LE CHŒUR.

Obéis-lui. Il n’est rien de très utile aux hommes qui ne puisse être acquis par la prudence et la sagesse.

ÉLEKTRA.

Tu n’as rien dit que je n’attendisse de toi. Je savais bien que tu repousserais mes conseils ; mais j’agirai seule et de ma propre main, et jamais nous ne laisserons ceci non accompli.

KHRYSOTHÉMIS.

Ah ! Plût aux Dieux que cet esprit eût été le tien, quand notre père fut tué ! Tu aurais tout achevé.

ÉLEKTRA.

J’étais alors la même en pensée, mais j’avais le cœur plus faible.

KHRYSOTHÉMIS.

Fais en sorte que tu aies toujours le cœur ainsi.

ÉLEKTRA.

Tu m’avertis par ces paroles que tu ne m’aideras pas.

KHRYSOTHÉMIS.

À mauvais commencement mauvaise fin.

ÉLEKTRA.

J’admire ta prudence et je hais ta lâcheté.

KHRYSOTHÉMIS.

Un jour aussi je t’entendrai me louer.

ÉLEKTRA.

Jamais tu n’obtiendras cela de moi.

KHRYSOTHÉMIS.

Le temps sera assez long pour juger entre nous.

ÉLEKTRA.

Va-t’en, puisque tu ne m’es d’aucune aide.

KHRYSOTHÉMIS.

Cela serait, mais il te manque un esprit docile.

ÉLEKTRA.

Va raconter tout ceci à ta mère.

KHRYSOTHÉMIS.

Je ne suis point enflammée d’une telle haine contre toi.

ÉLEKTRA.

Sache au moins combien tu me couvres d’opprobre.

KHRYSOTHÉMIS.

Je ne te conseille point l’opprobre, mais la prudence pour toi-même.

ÉLEKTRA.

Faut-il donc me soumettre à ce qui te semble juste ?

KHRYSOTHÉMIS.

Quand tu seras sage, alors tu nous conduiras.

ÉLEKTRA.

Il est cruel de bien parler et de ne point réussir.

KHRYSOTHÉMIS.

Tu parles clairement de ton propre défaut.

ÉLEKTRA.

Quoi donc ? Te semble-t-il que j’aie mal parlé ?

KHRYSOTHÉMIS.

Les actions les plus justes nuisent quelquefois.

ÉLEKTRA.

Moi, je ne veux point vivre selon de telles règles.

KHRYSOTHÉMIS.

Si tu agis ainsi, tu me loueras après l’événement.

ÉLEKTRA.

J’agirai ainsi, sans me soucier de tes menaces.

KHRYSOTHÉMIS.

Cela est donc certain ? Tu ne changeras point de dessein ?

ÉLEKTRA.

Rien ne m’est plus odieux qu’un mauvais conseil.

KHRYSOTHÉMIS.

Tu sembles ne point te soucier de ce que je te dis.

ÉLEKTRA.

J’ai déjà résolu ceci depuis longtemps.

KHRYSOTHÉMIS.

Je m’en vais donc, car tu ne saurais approuver mes paroles, pas plus que je n’approuve ta résolution.

ÉLEKTRA.

Rentre dans la demeure. Je ne t’accompagnerai jamais désormais, quel qu’en soit ton désir, car ta démence est grande de poursuivre ce qui n’est pas.

KHRYSOTHÉMIS.

Si tu te crois sage pour toi-même, pense ainsi ; mais, quand tu seras tombée dans le malheur, tu approuveras mes paroles.

LE CHŒUR.
Strophe I.

Pourquoi donc voyons-nous les oiseaux qui volent le plus haut et qui sont les plus courageux s’inquiéter de la nourriture de ceux de qui ils sont nés et qui les ont élevés, et n’agissons-nous pas de même ? Mais, par les foudres de Zeus et Thémis Ouranienne ! le châtiment n’épargnera pas longtemps ceux-ci. Ô Renommée des mortels, voix entendue de ceux qui sont sous la terre, parle aux Atréides morts et annonce-leur ces opprobres lamentables.

Antistrophe I.

Dis-leur l’abaissement de leur chose domestique, et que leurs filles, divisées par la discorde, ne sont plus unies par l’amitié. Seule, Élektra, abandonnée, gémissant sur ses maux infinis, battue par un deuil sans fin, et, comme le plaintif rossignol, n’ayant nul souci de sa vie, est prête à mourir pourvu qu’elle triomphe de ces deux Érinnyes. Y a-t-il une fille aussi bien née ?

Strophe II.

Nul, étant bien né, ne se résignerait à déshonorer son sang, ni à faire que la gloire de son nom périsse. Et c’est pourquoi, enfant, ô enfant, tu as mieux aimé la destinée commune à tous, afin de mériter cette double louange d’être sage et d’être une fille irréprochable.

Antistrophe II.

Plaise aux Dieux que tu vives aussi supérieure à tes ennemis par la puissance et les richesses, que tu es maintenant accablée par eux ! Car je te vois moins accablée par la destinée que très excellente par le respect que tu as des lois très sacrées qui fleurissent parmi les hommes et par la piété envers Zeus.




ORESTÈS.

Ô femmes, sommes-nous bien avertis ? Sommes-nous arrivés où nous voulions aller ?

LE CHŒUR.

Que cherches-tu, et dans quel désir es-tu venu ?

ORESTÈS.

Je cherche depuis longtemps où habite Aigisthos.

LE CHŒUR.

Tu y es venu tout droit. Celui qui t’a montré la route n’est point en faute.

ORESTÈS.

Qui de vous annoncera dans la demeure notre présence désirée, à nous qui sommes venus ensemble ?

LE CHŒUR.

Celle-ci, si à la vérité il convient qu’un des proches par le sang porte cette nouvelle.

ORESTÈS.

Va, femme ! Entre, et dis que des hommes Phôkéens cherchent Aigisthos.

ÉLEKTRA.

Hélas ! malheureuse ! N’apportez-vous pas les preuves de ce dont nous avons entendu parler ?

ORESTÈS.

Je ne sais quel est ce bruit, mais le vieillard Strophios m’a ordonné de porter une nouvelle qui concerne Orestès.

ÉLEKTRA.

Qu’est-ce, Étranger ? La terreur me saisit !

ORESTÈS.

Comme tu le vois, nous apportons le peu qui reste de lui dans cette petite urne.

ÉLEKTRA.

Malheur à moi ! Le fait est donc certain ! Je vois manifestement ce qui m’accable !

ORESTÈS.

Si tu es émue par le malheur d’Orestès, sache que son corps est enfermé dans cette urne.

ÉLEKTRA.

Permets-moi, je t’en supplie par les Dieux, ô Étranger, de prendre cette urne dans mes mains, s’il y est enfermé, afin que je me lamente sur moi et sur toute ma race en pleurant sur cette cendre !

ORESTÈS.

Quelle qu’elle soit, vous qui portez cette urne donnez-la-lui, car elle ne la demande pas dans un esprit ennemi, mais elle est de ses amis ou de son sang.

ÉLEKTRA.

Ô souvenir de celui qui me fut le plus cher des hommes, qui me restes seul de mon âme, Orestès, combien je te revois dissemblable à ce que j’espérais de toi quand je t’ai fait partir ! Car, maintenant, je te tiens, chose vaine, entre mes mains, et je t’ai fait partir de cette demeure, ô enfant, tout brillant de jeunesse ! Plût aux Dieux que je fusse morte quand je t’envoyai sur la terre étrangère, t’ayant emporté de mes mains et sauvé du meurtre ! Tu serais mort ce jour-là, et tu aurais eu le même tombeau que ton père ! Et voici que tu as péri hors de la demeure, misérablement exilé sur un sol étranger, et loin de ta sœur. Et moi, malheureuse, je ne t’ai point lavé de mes mains, ni retiré ce lamentable fardeau du feu vorace, comme il convenait. Mais, malheureux, tu as été enseveli par des mains étrangères, et tu reviens, pesant peu, dans une urne étroite ! Ô malheureuse ! Ô soins inutiles que je t’ai si souvent rendus avec une si douce peine ! Jamais, en effet, tu ne fus plus cher à ta mère qu’à moi. Aucun autre, dans la demeure, mais moi seule, j’étais ta nourrice, et tu m’appelais toujours ta sœur. Tout me manque à la fois en ce jour par ta mort, et, comme une tempête, tu m’as tout enlevé en mourant. Mon père a péri, moi je suis morte, et tu n’es plus ! Nos ennemis rient ; notre mère impie est insensée de joie, parce que tu m’avais fait annoncer souvent que tu reviendrais en vengeur. Mais un Daimôn, funeste à toi et à moi, a tout renversé, et il amène ici, au lieu de ta chère forme, ta cendre et une ombre vaine. Hélas ! ô misérable corps ! Hélas, hélas ! ô funeste voyage, hélas ! Tu l’as fait, ô très cher, afin de me perdre ! Oui, tu m’as perdue, ô tête fraternelle ! C’est pourquoi, reçois-moi dans ta demeure, moi qui ne suis plus, afin que, n’étant plus rien, j’habite avec toi sous terre. Quand tu étais parmi les vivants, nous partagions la même destinée, et maintenant que tu es mort, je veux partager ton tombeau, car je ne crois pas que les morts puissent souffrir.

LE CHŒUR.

Tu es née d’un père mortel, Élektra. Songe à cela. Orestès aussi était mortel. Réprime donc tes trop longs gémissements. Tous, nous devons nécessairement souffrir.

ORESTÈS.

Hélas ! hélas ! que dirai-je ? Je ne trouve plus de paroles, et je ne puis plus retenir ma langue.

ÉLEKTRA.

Quelle douleur te trouble, que tu parles ainsi ?

ORESTÈS.

N’est-ce point l’illustre Élektra que je vois ?

ÉLEKTRA.

Elle-même, et très-misérable.

ORESTÈS.

Ô destinée très malheureuse !

ÉLEKTRA.

Ô Étranger, pourquoi gémis-tu sur nous ?

ORESTÈS.

Ô corps indignement outragé !

ÉLEKTRA.

Certes, c’est moi, non une autre, que tu plains, Étranger.

ORESTÈS.

Hélas ! tu vis malheureuse et non mariée.

ÉLEKTRA.

Étranger, pourquoi pleures-tu en me regardant ?

ORESTÈS.

Combien de mes maux j’ignorais encore !

ÉLEKTRA.

Par quelles paroles de moi les as-tu appris ?

ORESTÈS.

Je t’ai vue accablée de nombreuses douleurs.

ÉLEKTRA.

Et, certes, tu ne vois que peu de mes maux.

ORESTÈS.

Comment peut-on en voir de plus amers ?

ÉLEKTRA.

Je suis contrainte de vivre avec des tueurs.

ORESTÈS.

De qui ? D’où est venu le malheur dont tu parles ?

ÉLEKTRA.

Avec les tueurs de mon père. Et je suis forcée de les servir.

ORESTÈS.

Et qui peut t’y forcer ?

ÉLEKTRA.

Ma mère ! Mais elle n’a rien d’une mère.

ORESTÈS.

Comment ? Par la violence ou par la faim ?

ÉLEKTRA.

Par la violence, par la faim, par toute sorte de misères.

ORESTÈS.

Et nul ne te vient en aide, ni ne te défend ?

ÉLEKTRA.

Certes, personne. Je n’avais qu’un seul ami dont tu m’as apporté la cendre.

ORESTÈS.

Ô malheureuse, il y a longtemps que j’ai compassion de toi !

ÉLEKTRA.

Tu es le seul de tous les mortels qui m’ait en pitié.

ORESTÈS.

Seul, je souffre aussi des mêmes maux.

ÉLEKTRA.

Serais-tu de notre race ?

ORESTÈS.

Je parlerais si je savais que celles-ci nous fussent amies.

ÉLEKTRA.

Elles sont amies. Tu parleras devant des femmes fidèles.

ORESTÈS.

Laisse donc cette urne, afin que tu saches tout.

ÉLEKTRA.

Je te supplie par les Dieux, Étranger, ne me l’ôte pas !

ORESTÈS.

Obéis à mes paroles, et tu ne seras point trompée.

ÉLEKTRA.

Par ton menton ! ne m’enlève pas cette urne très chère.

ORESTÈS.

Il ne t’est point permis de la garder.

ÉLEKTRA.

Oh ! malheureuse, si on me prive de ta cendre, Orestès !

ORESTÈS.

Parle mieux. Tu ne te lamentes pas justement.

ÉLEKTRA.

Je ne me lamente pas justement sur mon frère mort ?

ORESTÈS.

Il ne convient pas que tu parles ainsi.

ÉLEKTRA.

Dois-je donc être méprisée de lui ?

ORESTÈS.

De personne ; mais cette urne que tu tiens ne te touche en rien.

ÉLEKTRA.

Comment ? Puisque je porte la cendre d’Orestès ?

ORESTÈS.

La cendre d’Orestès n’est point là, si ce n’est en paroles.

ÉLEKTRA.

Où donc est le tombeau de ce malheureux ?

ORESTÈS.

Nulle part. Les vivants n’ont point de tombeau.

ÉLEKTRA.

Que dis-tu, enfant ?

ORESTÈS.

Je ne dis rien de faux.

ÉLEKTRA.

Il vit donc ?

ORESTÈS.

Puisque mon âme est en moi.

ÉLEKTRA.

Es-tu donc Orestès ?

ORESTÈS.

Regarde ce signe de mon père, et reconnais que je dis vrai.

ÉLEKTRA.

Ô très chère lumière !

ORESTÈS.

Très chère ! Je l’atteste.

ÉLEKTRA.

Ô voix, je t’entends !

ORESTÈS.

Ne me recherche donc plus.

ÉLEKTRA.

Je te tiens dans mes bras !

ORESTÈS.

Et tu m’y tiendras toujours.

ÉLEKTRA.

Ô très chères femmes, ô citoyennes, voyez cet Orestès que des paroles rusées disaient mort et que la même ruse nous rend sain et sauf !

LE CHŒUR.

Nous le voyons, ô enfant, et, à cause de la joie d’un si heureux événement, les larmes jaillissent de nos yeux.

ÉLEKTRA.
Strophe.

Ô race, race d’un très cher père, tu es enfin venu, tu as retrouvé, tu as approché, tu as vu ceux que tu désirais grandement !

ORESTÈS.

Nous voici. Mais attends en silence.

ÉLEKTRA.

Qu’est-ce donc ?

ORESTÈS.

Le mieux est de se taire, de peur que quelqu’un entende dans la demeure.

ÉLEKTRA.

Mais, par la vierge Artémis qui me protége, il n’y a rien à redouter de cet inutile troupeau de femmes qui sont dans la demeure.

ORESTÈS.

Songe cependant que l’esprit d’Arès est aussi dans les femmes, comme tu l’as éprouvé toi-même autrefois.

ÉLEKTRA.

Hélas ! hélas ! Tu me rends le clair souvenir du malheur qui nous a frappés, et qui ne peut être ni oublié, ni anéanti.

ORESTÈS.

Je le sais aussi, mais il ne faudra se rappeler ceci qu’au moment précis.

ÉLEKTRA.
Antistrophe.

Ah ! tout moment, tout moment est bon pour déclarer légitimement ces choses, car voici que je puis enfin parler librement.

ORESTÈS.

Je pense comme toi. C’est pourquoi conserve cette liberté.

ÉLEKTRA.

De quelle façon ?

ORESTÈS.

En ne parlant pas longuement quand cela est inopportun.

ÉLEKTRA.

Qui donc songerait qu’il est sage de se taire au lieu de parler, quand il m’est donné de te revoir soudainement et contre toute espérance ?

ORESTÈS.

Tu m’as revu quand les Dieux m’ont ordonné de revenir.

ÉLEKTRA.

Je suis inondée d’une joie plus grande encore en apprenant qu’un Dieu a fait que tu vinsses dans cette demeure, car je pense que cela est vraiment d’un Dieu.

ORESTÈS.

Je ne voudrais pas réprimer ta joie, cependant j’ai une crainte que tu ne t’y abandonnes outre mesure.

ÉLEKTRA.

Ô toi qui, après un si long temps, as fait ce voyage bienheureux, et qui as daigné te montrer à moi, en me voyant accablée de maux, ne me…

ORESTÈS.

Que ne dois-je pas faire ?

ÉLEKTRA.

Ne me défends pas de jouir de la volupté de ta présence.

ORESTÈS.

Je serais au contraire très irrité, si je voyais qu’on te le défendît.

ÉLEKTRA.

Tu m’approuves donc ?

ORESTÈS.

Pourquoi non ?

ÉLEKTRA.

Ô amies, quand j’appris cette nouvelle que je n’avais jamais espérée, bien que je fusse désespérée, j’ai écouté, muette et malheureuse. Mais je te possède maintenant ; tu m’es apparu, ayant ton très cher visage que je n’ai jamais oublié, même accablée des plus grands malheurs.

ORESTÈS.

Assez de paroles superflues ! Ne m’apprends ni que ma mère est mauvaise, ni qu’Aigisthos, épuisant la demeure des richesses paternelles, les répand et les dissipe sans mesure ; car les paroles inutiles perdraient un temps propice. Renseigne-moi plutôt sur les choses présentes, dis en quel lieu nous devons apparaître, ou rester cachés, afin que nous réprimions par notre arrivée nos ennemis insolents. Et prends garde, étant entrée dans la demeure, de te trahir, par ton visage joyeux, devant ta mère cruelle ; mais gémis du faux malheur qui t’a été annoncé. Quand la chose sera heureusement terminée, alors il sera permis de rire et de se réjouir librement.

ÉLEKTRA.

Ô frère, tout ce qui te plaira me plaira également, car je reçois de toi et non de moi-même le bonheur dont je jouis ; et je n’oserais t’être importune, même à mon plus grand avantage, car je servirais mal ainsi le Daimôn qui nous est maintenant propice. Tu sais les choses qui se font ici ; pourquoi non, en effet ? Tu as appris qu’Aigisthos est absent de la demeure et que ma mère s’y trouve ; mais ne crains pas qu’elle me voie jamais un visage joyeux, car une vieille haine est immuable en moi, et, après t’avoir vu, je ne cesserai jamais de répandre des larmes de joie. Et comment cesserai-je de pleurer, moi qui, en un même moment, t’ai vu mort et vivant ? Tu m’as fait une joie si inespérée, que, si mon père revenait vivant, son retour ne me semblerait plus un prodige, et je croirais le voir en effet. Puisque tu es ainsi revenu vers nous, mène la chose comme tu en as le dessein ; car, si j’eusse été seule, j’eusse atteint un de ces deux buts : ou je me serais glorieusement délivrée, ou j’aurais succombé glorieusement.

LE CHŒUR.

Je vous conseille le silence, car j’entends quelqu’un sortir de la demeure.

ÉLEKTRA.

Entrez, ô Étrangers ! D’ailleurs, ce que vous apportez ne trouvera personne dans cette demeure qui le rejette ou qui l’accueille volontiers.

LE PAIDAGÔGUE.

Ô très insensés et très imprévoyants, ne vous souciez-vous donc point de votre vie, ou avez-vous perdu l’esprit, que vous ne vous aperceviez pas que le malheur est proche, ou que, plutôt, vous y êtes plongés le plus dangereusement ? Si je ne veillais pas depuis longtemps devant les portes, les desseins que vous méditez seraient entrés dans la demeure avant vous. Mais j’ai prévu cela. C’est pourquoi, cessant les longs discours et les clameurs joyeuses et sans mesure, entrez ; car il est mal d’hésiter en une telle entreprise, et voici l’occasion d’agir très-promptement.

ORESTÈS.

Comment les choses se présenteront-elles quand je serai entré ?

LE PAIDAGÔGUE.

Au mieux, car, par bonheur, personne ne te connaît.

ORESTÈS.

Assurément, tu as annoncé que j’étais mort.

LE PAIDAGÔGUE.

Sache que tu es ici un habitant du Hadès.

ORESTÈS.

Se réjouissent-ils de cette nouvelle ? Que disent-ils ?

LE PAIDAGÔGUE.

Je te répondrai, la chose faite. Pour le moment, tout ce qui est d’eux est bien, même ce qui est mauvais.

ÉLEKTRA.

Quel est celui-ci, frère ? Dis-le-moi, par les Dieux !

ORESTÈS.

Ne le connais-tu pas ?

ÉLEKTRA.

Il ne m’en vient rien dans l’esprit.

ORESTÈS.

Ne te souvient-il plus de celui aux mains de qui tu m’as remis autrefois ?

ÉLEKTRA.

De qui ? que dis-tu ?

ORESTÈS.

Dont les mains, par ta prévoyance, me portèrent sur la terre Phôkhéenne ?

ÉLEKTRA.

Est-ce lui ? Le seul que je trouvai fidèle entre tous, autrefois, quand mon père fut livré à la mort ?

ORESTÈS.

C’est lui. Ne m’en demande pas plus.

ÉLEKTRA.

Ô très chère lumière ! Ô unique sauveur de la maison Agamemnonienne, comment es-tu venu ici ? Es-tu celui qui nous a sauvés, lui et moi, de maux innombrables ? Ô très chères mains ! Ô toi dont les pieds nous ont rendu un très heureux service, pourquoi me trompais-tu, quand tu étais présent, et ne te révélais-tu pas à moi, mais, au contraire, me tuais-tu par tes paroles, ayant pour moi de si bienveillants desseins ? Salut, ô Père ! car il me semble voir un père. Salut ! Sache que, de tous les hommes, tu es celui qu’en un même jour j’ai le plus haï et le plus aimé !

LE PAIDAGÔGUE.

C’est assez. De nombreuses nuits et de nombreux jours s’écouleraient, Élektra, s’il me fallait te raconter ce qui s’est passé depuis ce temps ; mais à vous deux, qui êtes là, je dis que le temps d’agir est venu. Klytaimnestra est maintenant seule et il n’y a aucun homme dans la demeure ; mais, si vous tardez, songez que vous devrez combattre, avec ceux-ci, bien d’autres ennemis plus habiles.

ORESTÈS.

Il n’est pas besoin de plus longs discours, Pyladès ! Il faut entrer à la hâte, ayant salué d’abord les images des Dieux paternels, toutes, tant qu’elles sont, sous ce propylée.

ÉLEKTRA.

Roi Apollôn ! Entends-nous favorablement, eux, et moi qui ai souvent tendu vers toi mes mains pleines de dons, autant que je l’ai pu. Maintenant, ô Apollôn Lykien, je viens à toi, te suppliant en paroles, la seule chose que je possède ; et je te demande et je te supplie de nous aider bienveillamment dans cette entreprise, et de montrer aux hommes quelles récompenses les Dieux réservent à l’impiété.

LE CHŒUR.
Strophe I.

Voyez où se rue Arès qui respire un sang inéluctable ! Ils entrent dans la demeure, les Chiens inévitables, vengeurs des crimes horribles. C’est pourquoi je n’attendrai pas plus longtemps, et l’événement va s’accomplir que mon esprit avait prévu ; car il entre d’un pied furtif dans la demeure où sont les antiques richesses paternelles, le Vengeur des morts, tenant en mains l’épée récemment aiguisée. Et le fils de Maïa, Hermès, l’abritant de ténèbres, le mène au but sans plus tarder.

ÉLEKTRA.
Antistrophe I.

Ô très chères femmes, les hommes vont faire leur œuvre, gardez le silence.

LE CHŒUR.

Comment ? Que font-ils maintenant ?

ÉLEKTRA.

Elle apprête l’urne funéraire, et ils sont debout auprès d’elle.

LE CHŒUR.

Pourquoi es-tu sortie ?

ÉLEKTRA.

Afin de veiller à ce qu’Aigisthos ne rentre pas sous ce toit par notre imprudence.

KLYTAIMNESTRA.

Hélas ! hélas ! Ô demeure vide d’amis et pleine de tueurs !

ÉLEKTRA.

Quelqu’un crie dans la demeure. N’entendez-vous pas, ô amies ?

LE CHŒUR.

Malheureuse ! j’ai entendu des clameurs effrayantes, et je suis toute saisie d’horreur.

KLYTAIMNESTRA.

Malheur à moi ! Aigisthos, où es-tu ?

ÉLEKTRA.

Quelqu’un crie de nouveau.

KLYTAIMNESTRA.

Ô fils, fils ! aie pitié de ta mère !

ÉLEKTRA.

Mais toi, tu n’as pas eu pitié de lui autrefois, ni du père qui l’engendra.

LE CHŒUR.

Ô Ville ! Ô race misérable, ta destinée est de périr, de périr à la lumière de ce jour !

KLYTAIMNESTRA.

Malheur à moi ! je suis frappée !

ÉLEKTRA.

Frappe-la de nouveau, si tu le peux.

KLYTAIMNESTRA.

Hélas ! encore !

ÉLEKTRA.

Plût aux Dieux qu’Aigisthos le fût en même temps que toi !

LE CHŒUR.

Les imprécations sont accomplies : ils vivent ceux que la terre recouvre. Ceux qui ont été tués versent enfin à leur tour le sang de leurs meurtriers. Mais les voici, tout saignants de la victime sacrifiée à Arès, et je n’ai rien à dire.

ÉLEKTRA.

Orestès, où en est votre œuvre ?

ORESTÈS.

Tout est bien dans la demeure, si Apollôn a bien prophétisé.

ÉLEKTRA.

La misérable est-elle morte ?

ORESTÈS.

Tu ne craindras plus désormais d’être outragée par les paroles injurieuses de ta mère.

LE CHŒUR.

Faites silence, car je vois Aigisthos.

ÉLEKTRA.

Ô enfants, ne rentrerez-vous point ?

ORESTÈS.

Où voyez-vous l’homme ?

ÉLEKTRA.

Le voici. Il vient à nous, joyeux, au sortir du faubourg.

LE CHŒUR.

Retirez-vous promptement sous le portique ; achevez heureusement ce que vous avez heureusement accompli déjà.

ORESTÈS.

Rassure-toi ; nous l’achèverons.

ÉLEKTRA.

Fais donc vite ce que tu as résolu.

ORESTÈS.

M’y voici.

ÉLEKTRA.

Je m’occuperai de ce qu’il faut faire ici.

LE CHŒUR.

Il faut glisser quelques douces paroles dans les oreilles de cet homme pour qu’il se jette imprudemment dans le combat caché de la justice.

AIGISTHOS.

Qui de vous sait où sont ces Étrangers Phôkéens, qui sont venus nous annoncer qu’Orestès avait perdu la vie dans un naufrage de chars ? Certes, c’est à toi que je parle, à toi, dis-je, toujours si opiniâtre jusqu’ici ; car je pense que tu dois être en grand souci de cette nouvelle et que tu dois la savoir au mieux.

ÉLEKTRA.

Je la sais, comment ne la saurais-je pas ? Je serais en effet ignorante de ce qui m’est le plus cher.

AIGISTHOS.

Où sont donc ces Étrangers ? dis-le moi.

ÉLEKTRA.

Dans la demeure. Ils y ont reçu une hospitalité amicale.

AIGISTHOS.

Ont-ils annoncé qu’il était sûrement mort ?

ÉLEKTRA.

Ils ont rendu la chose manifeste ; ils n’ont point parlé seulement.

AIGISTHOS.

Il nous est donc permis de nous en assurer clairement.

ÉLEKTRA.

Sans doute, et c’est un spectacle lamentable.

AIGISTHOS.

Certes, contre ta coutume, tu me causes une grande joie.

ÉLEKTRA.

Réjouis-toi, si cela est de nature à te réjouir.

AIGISTHOS.

J’ordonne qu’on se taise et qu’on ouvre les portes, afin que toute la multitude des Mykènaiens et des Argiens regarde, et que, si quelqu’un d’entre eux était encore plein d’espoir, il désespère du retour de cet homme en le voyant mort, et, revenant à de saines résolutions, accepte mon frein, sans y être contraint par la force ou par le châtiment.

ÉLEKTRA.

J’ai fait ce qui pouvait être fait par moi. J’ai appris enfin à être sage et à me soumettre aux plus forts.

AIGISTHOS.

Ô Zeus ! Je vois la forme d’un homme tué par la jalousie des Dieux. S’il n’est point permis de parler ainsi, je n’ai rien dit. Enlevez ce voile hors de mes yeux, afin que par mes lamentations j’honore mon parent.

ORESTÈS.

Enlève-le toi-même. C’est à toi et non à moi de regarder ces restes et de leur parler affectueusement.

AIGISTHOS.

Tu me conseilles bien, et je ferai ce que tu dis. Pour toi, appelle Klytaimnestra, si elle est dans la demeure.

ORESTÈS.

Elle est là, près de toi. Ne regarde rien autre chose.

AIGISTHOS.

Malheur à moi ! Que vois-je ?

ORESTÈS.

Que crains-tu ? Ne la reconnais-tu pas ?

AIGISTHOS.

Malheureux ! au milieu des piéges de quels hommes suis-je tombé ?

ORESTÈS.

Ne devines-tu pas que tu parles depuis longtemps à des vivants comme s’ils étaient morts ?

AIGISTHOS.

Hélas ! je comprends cette parole, et celui qui me parle ne peut être autre qu’Orestès.

ORESTÈS.

Bien que tu sois un excellent divinateur, tu t’es trompé longtemps.

AIGISTHOS.

Hélas ! je suis mort. Mais permets-moi au moins de dire quelques mots.

ÉLEKTRA.

Par les Dieux, frère, ne permets pas qu’il parle plus longtemps et qu’il prolonge ses discours. Pourquoi, en effet, quand un homme, en proie au malheur, doit mourir, lui donner un peu de délai ? Tue-le donc promptement et abandonne-le, mort, à ceux qui l’enseveliront loin de nos yeux, d’une façon digne de lui. Ce sera le seul remède à mes longues misères.

ORESTÈS.

Hâte-toi d’entrer. Il ne s’agit pas maintenant de discours, mais de ta vie.

AIGISTHOS.

Pourquoi me conduis-tu dans la demeure ? Si l’action que tu commets est bonne, pourquoi l’accomplir dans les ténèbres ? Pourquoi ne pas me tuer à l’instant ?

ORESTÈS.

Ne commande pas. Va où tu as tué mon père, afin de mourir à la même place.

AIGISTHOS.

Il était donc dans la destinée que cette demeure vît les calamités présentes et futures des Pélopides ?

ORESTÈS.

Pour les tiennes, assurément. En ceci je serai pour toi un très véridique divinateur.

AIGISTHOS.

Tu te vantes d’une science que ne possédait pas ton père.

ORESTÈS.

Tu parles trop, et tu ne fais pas un pas. Marche donc.

AIGISTHOS.

Va devant.

ORESTÈS.

Il faut que tu me précèdes.

AIGISTHOS.

Crains-tu que je te fuie ?

ORESTÈS.

Certes, tu ne mourras point comme tu l’entends, mais comme il me convient, afin que ta mort ne manque même pas de cette amertume. Ce châtiment devrait être celui de tous ceux qui veulent être plus puissants que les lois, c’est-à-dire la mort. De cette façon, les scélérats seraient moins nombreux.

LE CHŒUR.

Ô race d’Atreus, que d’innombrables calamités tu as subies avant de t’affranchir par ce dernier effort !




TABLE



Pages
IV. 
 231
VI. 
 367
VII. 
 431

Achevé d’imprimer

LE QUINZE AVRIL MIL HUIT CENT SOIXANTE DIX-SEPT.

PAR A. QUANTIN

ANCIENNE MAISON J. CLAYE.

POUR A. LEMERRE, LIBRAIRE

À PARIS