Utilisateur:Pibewiki/Valéry/Charmes

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Pibewiki/Valéry (1920)
Œuvres de Paul ValéryÉditions de la N.R.F.O.C. 3 (p. couverture-215).
ŒUVRES
DE
PAUL VALÉRY
Album de Vers Anciens (1920) — La
Jeune Parque (1917) — Charmes (1922)
Calepin d’un Poète (1928)
M DCCCC XXXIII


ALBUM DE VERS ANCIENS
LA JEUNE PARQUE. CHARMES
CALEPIN D’UN POÈTE












PAUL VALÉRY Album de Vers Anciens La Jeune Parque. Charmes Calepin d’un Poète ÉDITIONS DE LA N. R. F. PARIS Album de vers anciens

Note de l’éditeur 
 15
La fileuse 
 17
Naissance de Vénus 
 21
Féérie 
 22
Baignée 
 24
Au bois dormant 
 25
Le bois amical 
 27
Un feu distinct 
 29
Narcisse parle 
 30
Épisode 
 33
Vue 
 34
Valvins 
 35
Été 
 36
Anne 
 44
Air de sémiramis 
 47
L’amateur de poèmes 
 53

La jeune parque

Charmes

Poèmes inédits

Pour votre hêtre « suprême »  
 175
La caresse 
 177

Calepin d’un poète

Calepin d’un poète 
 181
Poésie pure 
 198


ALBUM
DE VERS ANCIENS













NOTE DE L’ÉDITEUR[1]

Presque tous ces petits poèmes, — (ou d’autres qu’ils supposent et qui leur ressemblent assez), — ont été publiés entre 1890 et 1893, dans quelques revues dont la carrière ne s’est pas poursuivie jusqu’à nos jours.

La Conque, Le Centaure, La Syrinx, L’Ermitage, La Plume, ont bien voulu jadis accueillir ces essais, qui conduisirent assez promptement leur auteur à un sincère et durable éloignement de la poésie.

On y a joint deux pièces inachevées, et abandonnées dans leur état vers l’an 1899, ainsi qu’une page de prose qui se rapporte à l’art des vers, mais qui ne prétend rien apprendre, ni rien interdire à personne.


LA FILEUSE Lilia... Nejue nent Assise, la fileuse au bleu de la croisée Où le jardin mélodieux se dodeline ; Le rouet ancien qui ronfle l’a grisée. Lasse, ayant bu l’azur, de filer la câline Chevelure, à ses doigts si faibles évasive, Elle songe, et sa tête petite s’incline. Un arbuste et l’air pur font une source vive Qui suspendue au jour, délicieuse arrose De ses pertes de fleurs le jardin de l’oisive. Une tige, où le vent vagabond se repose, Courbe le salut vain de sa grâce étoilée, Dédiant magnifique, au vieux rouet, sa rose.

POÉSIES Mais la dormeuse file une laine isolée ; Mystérieusement l’ombre frêle se tresse Au fil de ses doigts longs et qui dorment, filée. Le songe se dévide avec une paresse Angélique, et sans cesse, au doux fuseau crédule, La chevelure ondule au gré de la caresse... Derrière tant de fleurs, l’azur se dissimule, Fileuse de feuillage et de lumière ceinte : Tout le ciel vert se meurt. Le dernier arbre brûle. Ta sœur, la grande rose où sourit une sainte, Parfume ton front vague au vent de son haleine Innocente, et tu crois languir... Tu es éteinte

Au bleu de la croisée où tu filais la laine.

Hélène

Azur ! c’est moi… Je viens des grottes de la mort
Entendre l’onde se rompre aux degrés sonores,
Et je revois les galères dans les aurores
Ressusciter de l’ombre au fil des rames d’or.

Mes solitaires mains appellent les monarques
Dont la barbe de sel amusait mes doigts purs ;
Je pleurais. Ils chantaient leurs triomphes obscurs
Et les golfes enfuis aux poupes de leurs barques.

J’entends les conques profondes et les clairons
Militaires rythmer le vol des avirons ;
Le chant clair des rameurs enchaîne le tumulte,

Et les Dieux, à la proue héroïque exaltés
Dans leur sourire antique et que l’écume insulte,
Tendent vers moi leurs bras indulgents et sculptés.


ORPHÉE


... Je compose en esprit, sous les myrtes, Orphée
L’Admirable !... le feu, des cirques purs descend ;
Il change le mont chauve en auguste trophée
D’où s’exhale d’un dieu l’acte retentissant.

Si le dieu chante, il rompt le site tout-puissant ;
Le soleil voit l’horreur du mouvement des pierres ;
Une plainte inouïe appelle éblouissants
Les hauts murs d’or harmonieux d’un sanctuaire.

Il chante, assis au bord du ciel splendide, Orphée !
Le roc marche, et trébuche ; et chaque pierre fée
Se sent un poids nouveau qui vers l’azur délire !

D’un Temple à demi nu le soir baigne l’essor,
Et soi-même il s’assemble et s’ordonne dans l’or
À l’âme immense du grand hymne sur la lyre !

NAISSANCE DE VÉNUS De sa profonde mère, encor froide et fumante, Voici qu’au seuil battu de tempêtes, la chair Amèrement vomie au soleil par la mer, Se délivre des diamants de la tourmente. Son sourire se forme, et suit sur ses bras blancs Qu’éploré l’orient d’une épaule meurtrie, De l’humide Thétis la pure pierrerie, Et sa tresse se fraye un frisson sur ses flancs. Le frais gravier, qu’arrose et fuit sa course agile Croule, creuse rumeur de soif, et le facile Sable a bu les baisers de ses bonds puérils ; Mais de mille regards ou perfides ou vagues, Son œil mobile mêle aux éclairs de périls L’eau riante, et la danse infidèle des vagues.

FÉERIE La lune mince verse une lueur sacrée, Toute une jupe d’un tissu d’argent léger, Sur les bases de marbre où vient l’Ombre songer Que suit d’un char de perle une gaze nacrée. Pour les cygnes soyeux qui frôlent les roseaux De carènes de plume à demi-lumineuse, Elle effeuille infinie une rose neigeuse Dont les pétales font des cercles sur les eaux... Est-ce vivre ?.. O désert de volupté pâmée Où meurt le battement faible de l’eau lamée, Usant le seuil secret des échos de cristal... La chair confuse des molles roses commence A frémir, si d’un cri le diamant fatal Fêle d’un fil de jour toute la fable immense.

MÊME FÉERIE


La lune mince verse une lueur sacrée,
Comme une jupe d’un tissu d’argent léger,
Sur les masses de marbre où marche et croit songer
Quelque vierge de perle et de gaze nacrée.

Pour les cygnes soyeux qui frôlent les roseaux
De carènes de plume à demi lumineuse,
Sa main cueille et dispense une rose neigeuse
Dont les pétales font des cercles sur les eaux.

Délicieux désert, solitude pâmée,
Quand le remous de l’eau par la lune lamée
Compte éternellement ses échos de cristal,

Quel cœur pourrait souffrir l’inexorable charme
De la nuit éclatante au firmament fatal,
Sans tirer de soi-même un cri pur comme une arme ?

BAIGNÉE Un fruit de chair se baigne en quelque jeune vasque, (Azur dans les jardins tremblants) mais hors de l’eau, Isolant la torsade aux puissances de casque, Luit le chef d’or que tranche à la nuque un tombeau. Éclose la beauté par la rose et l’épingle ! Du miroir même issue où trempent ses bijoux, Bizarres feux brisés dont le bouquet dur cingle L’oreille abandonnée aux mots nus des flots doux. Un bras vague inondé dans le néant limpide Pour une ombre de fleur à cueillir vainement S’effile, ondule, dort par le délice vide, Si l’autre, courbé pur sous le beau firmament, Parmi la chevelure immense qu’il humecte, Capture dans l’or simple un vol ivre d’insecte.

AU BOIS DORMANT La princesse, dans un palais de rose pure, Sous les murmures, sous la mobile ombre dort, Et de corail ébauche une parole obscure Quand les oiseaux perdus mordent ses bagues d’or. Elle n’écoute ni les gouttes, dans leurs chutes, Tinter d’un siècle vide au lointain le trésor, Ni, sur la forêt vague, un vent fondu de flûtes Déchirer la rumeur d’une phrase de cor. Laisse, longue, l’écho rendormir la diane, O toujours plus égale à la molle liane Qui se balance et bat tes yeux ensevelis. Si proche de ta joue et si lente la rose Ne va pas dissiper ce délice de plis Secrètement sensible au rayon qui s’y pose.

CÉSAR


César, calme César, le pied sur toute chose,
Les poings durs dans la barbe, et l’œil sombre peuplé
D’aigles et des combats du couchant contemplé,
Ton cœur s’enfle, et se sent toute-puissante Cause.

Le lac en vain palpite et lèche son lit rose ;
En vain d’or précieux brille le jeune blé ;
Tu durcis dans les nœuds de ton corps rassemblé
L’ordre, qui doit enfin fendre ta bouche close.

L’ample monde, au delà de l’immense horizon,
L’Empire attend l’éclair, le décret, le tison
Qui changeront le soir en furieuse aurore.

Heureux là-bas sur l’onde, et bercé du hasard,
Un pêcheur indolent qui flotte et chante, ignore
Quelle foudre s’amasse au centre de César.


LE BOIS AMICAL


Nous avons pensé des choses pures
Côte à côte, le long des chemins,
Nous nous sommes tenus par les mains
Sans dire... parmi les fleurs obscures ;

Nous marchions comme des fiancés
Seuls, dans la nuit verte des prairies ;
Nous partagions ce fruit de féeries
La lune amicale aux insensés.

Et puis, nous sommes morts sur la mousse,
Très loin, tout seuls parmi l’ombre douce
De ce bois intime et murmurant ;

Et là-haut, dans la lumière immense,
Nous nous sommes trouvés en pleurant
O mon cher compagnon de silence !

LES VAINES DANSEUSES


Celles qui sont des fleurs légères sont venues,
Figurines d’or et beautés toutes menues
Où s’irise une faible lune… Les voici
Mélodieuses fuir dans le bois éclairci.
De mauves et d’iris et de nocturnes roses
Sont les grâces de nuit sous leurs danses écloses.
Que de parfums voilés dispensent leurs doigts d’or !
Mais l’azur doux s’effeuille en ce bocage mort
Et de l’eau mince luit à peine, reposée
Comme un pâle trésor d’une antique rosée
D’où le silence en fleur monte… Encor les voici
Mélodieuses fuir dans le bois éclairci.
Aux calices aimés leurs mains sont gracieuses ;
Un peu de lune dort sur leurs lèvres pieuses
Et leurs bras merveilleux aux gestes endormis
Aiment à dénouer sous les myrtes amis
Leurs liens fauves et leurs caresses… Mais certaines,
Moins captives du rythme et des harpes lointaines,
S’en vont d’un pas subtil au lac enseveli
Boire des lys l’eau frêle où dort le pur oubli.

UN FEU DISTINCT... Un feu distinct m’habite, et je vois froidement La violente vie illuminée entière... Je ne puis plus aimer seulement qu’en dormant Ses actes gracieux mélangés de lumière. Mes jours viennent la nuit me rendre des regards, Après le premier temps de sommeil malheureux ; Quand le malheur lui-même est dans le noir épars Ils reviennent me vivre et me donner des yeux. Que si leur joie éclate, un écho qui m’éveille N’a rejeté qu’un mort sur ma rive de chair, Et mon rire étranger suspend à mon oreille, Comme à la vide conque un murmure de mer, Le doute, — sur le bord d’une extrême merveille, Si je suis, si je fus, si je dors ou je veille ?

NARCISSE PARLE Narcissæ placandis manihus O frères ! tristes lys, je languis de beauté Pour m’être désiré dans votre nudité, Et vers vous, Nymphe, Nymphe, ô Nymphe des fontaines, Je viens au pur silence offrir mes larmes vaines. Un grand calme m’écoute, où j’écoute l’espoir. La voix des sources change et me parle du soir ; J’entends l’herbe d’argent grandir dans l’ombre sainte, Et la lune perfide élève son miroir Jusque dans les secrets de la fontaine éteinte. Et moi ! De tout mon cœur dans ces roseaux jeté, Je languis, ô saphir, par ma triste beauté ! Je ne sais plus aimer que l’eau magicienne Où j’oubliai le rire et la rose ancienne. Que je déplore ton éclat fatal et pur, Si mollement de moi fontaine environnée, Où puisèrent mes yeux dans un mortel azur Mon image de fleurs humides couronnée !

Hélas ! L’image est vaine et les pleurs éternels ! A travers les bois bleus et les bras fraternels, Une tendre lueur d’heure ambiguë existe, Et d’un reste du jour me forme un fiancé Nu, sur la place pâle où m’attire l’eau triste... Délicieux démon, désirable et glacé ! Voici dans l’eau ma chair de lune et de rosée, O forme obéissante à mes yeux opposée ! Voici mes bras d’argent dont les gestes sont purs !.. Mes lentes mains dans l’or adorable se lassent D’appeler ce captif que les feuilles enlacent, Et je crie aux échos les noms des dieux obscurs !.. Adieu, reflet perdu sur l’onde calme et close, Narcisse... ce nom même est un tendre parfum Au cœur suave. Effeuille aux mânes du défunt Sur ce vide tombeau la funérale rose. Sois, ma lèvre, la rose effeuillant le baiser Qui fasse un spectre cher lentement s’apaiser, Car la nuit parle à demi-voix, proche et lointaine, Aux calices pleins d’ombre et de sommeils légers. Mais la lune s’amuse aux myrtes allongés.

Je t’adore, sous ces myrtes, ô l’incertaine, Chair pour la solitude éclose tristement Qui se mire dans le miroir au bois dormant. Je me délie en vain de ta présence douce, L’heure menteuse est molle aux membres sur la mousse Et d’un sombre délice enfle le vent profond. Adieu, Narcisse... Meurs ! Voici le crépuscule. Au soupir de mon cœur mon apparence ondule, La flûte, par l’azur enseveli module Des regrets de troupeaux sonores qui s’en vont. Mais sur le froid mortel où l’étoile s’allume, Avant qu’un lent tombeau ne se forme de brume, Tiens ce baiser qui brise un calme d’eau fatal ! L’espoir seul peut suffire à rompre ce cristal. La ride me ravisse au souffle qui m’exile Et que mon souffle anime une flûte gracile Dont le joueur léger me serait indulgent !.. Évanouissez-vous, divinité troublée ! Et toi, verse à la lune, humble flûte isolée, Une diversité de nos larmes d’argent.

ÉPISODE Un soir favorisé de colombes sublimes, La pucelle doucement se peigne au soleil. Aux nénuphars de l’onde elle donne un orteil Ultime, et pour tiédir ses froides mains errantes Parfois trempe au couchant leurs roses transparentes. Tantôt, si d’une ondée innocente, sa peau Frissonne, c’est le dire absurde d’un pipeau, Flûte dont le coupable aux dents de pierrerie Tire un futile vent d’ombre et de rêverie Par l’occulte baiser qu’il risque sous les fleurs. Mais presque indifférente aux feintes de ces pleurs, Ni se divinisant par aucune parole De rose, elle démêle une lourde auréole ; Et tirant de sa nuque un plaisir qui la tord, Ses poings délicieux pressent la touffe d’or Dont la lumière coule entre ses doigts limpides, ...Une feuille meurt sur ses épaules humides, Une goutte tombe de la flûte sur l’eau, Et le pied pur s’épeure comme un bel oiseau Ivre d’ombre...

VUE Si la plage penche, si L’ombre sur l’œil s’use et pleure Si l’azur est larme, ainsi Au sel des dents pure affleure La vierge fumée ou l’air Que berce en soi puis expire Vers l’eau debout d’une mer Assoupie en son empire Celle qui sans les ouïr Si la lèvre au vent remue Se joue à évanouir Mille mots vains où se mue Sous l’humide éclair de dents Le très doux feu du dedans.

VALVINS Si tu veux dénouer la forêt qui t’aère Heureuse, tu te fonds aux feuilles, si tu es Dans la fluide yole à jamais littéraire, Traînant quelques soleils ardemment situés Aux blancheurs de son flanc que la Seine caresse Émue, ou pressentant l’après-midi chanté, Selon que le grand bois trempe une longue tresse, Et mélange ta voile au meilleur de l’été. Mais toujours près de toi que le silence livre Aux cris multipliés de tout le brut azur, L’ombre de quelque page éparse d’aucun livre Tremble, reflet de voile vagabonde sur La poudreuse peau de la rivière verte Parmi le long regard de la Seine entr’ouverte.

ÉTÉ A Francis Viélé-Griffin Été, roche d’air pur, et toi, ardente ruche, O mer ! Éparpillée en mille mouches sur Les touffes d’une chair fraîche comme une cruche, Et jusque dans la bouche où bourdonne l’azur ; Et toi, maison brûlante, Espace, cher Espace Tranquille, où l’arbre fume et perd quelques oiseaux, Où crève infiniment la rumeur de la masse De la mer, de la marche et des troupes des eaux, Tonnes d’odeurs, grands ronds par les races heureuses Sur le golfe qui mange et qui monte au soleil, Nids purs, écluses d’herbe, ombres des vagues creuses, Bercez l’enfant ravie en un poreux sommeil ! Dont les jambes, (mais l’une est fraîche et se dénoue De la plus rose), les épaules, le sein dur, Le bras qui se mélange à l’écumeuse joue Brillent abandonnés autour du vase obscur Où filtrent les grands bruits pleins de bêtes puisées Dans les cages de feuille et les mailles de mer Par les moulins marins et les huttes rosées Du jour... Toute la peau dore les treilles d’air.


PROFUSION DU SOIR,
POÈME ABANDONNÉ...


Du Soleil soutenant la puissante paresse
Qui plane et s’abandonne à l’œil contemplateur,
Regard !.. Je bois le vin céleste, et je caresse
Le grain mystérieux de l’extrême hauteur.

Je porte au sein brûlant ma lucide tendresse,
Je joue avec les feux de l’antique inventeur ;
Mais le dieu par degrés qui se désintéresse
Dans la pourpre de l’air s’altère avec lenteur.

Laissant dans le champ pur battre toute l’idée,
Les travaux du couchant dans la sphère vidée
Connaissent sans oiseaux leur entière grandeur.

L’Ange frais de l’œil nu pressent dans sa pudeur
Haute nativité d’étoile élucidée,
Un diamant agir qui perce la splendeur...




O Soir, tu viens épandre un délice tranquille,
Horizon des sommeils, stupeur des cœurs pieux,
Persuasive approche, insidieux reptile,
Et rose que respire un mortel immobile
Dont l’œil doré s’engage aux promesses des cieux !



Sur tes ardents autels son regard favorable
Brûle, l’âme distraite, un passé précieux.
Il adore dans l’or qui se rend adorable
Bâtir d’une vapeur un temple mémorable,
Suspendre au sombre éther son risque et son récif,
Et vole, ivre des feux d’un triomphe passif,
Sur l’abîme aux ponts d’or rejoindre la Fortune ;
— Tandis qu’aux bords lointains du Théâtre pensif,
Sous un masque léger glisse la mince lune...



...Ce vin bu, l’homme bâille, et brise le flacon.
Aux merveilles du vide il garde une rancune ;
Mais le charme du soir fume sur le balcon
Une confusion de femme et de flocon...


— O Conseil !.. Station solennelle !.. Balance
D’un doigt doré pesant les motifs du silence !
O sagesse sensible entre les dieux ardents !
— De l’espace trop beau, préserve-moi, balustre !
Là, m’appelle la mer !.. Là, se penche l’illustre
Vénus Vertigineuse avec ses bras fondants !



Mon œil, quoiqu’il s’attache au sort souple des ondes
Et boive comme en songe à l’éternel verseau,
Garde une chambre fixe et capable des mondes ;
Et ma cupidité des surprises profondes
Voit à peine au travers du transparent berceau
Cette femme d’écume et d’algue et d’or que roule
Sur le sable et le sel la meule de la houle.



Pourtant je place aux cieux les ébats d’un esprit ;
Je vois dans leurs vapeurs des terres inconnues,
Des déesses de fleurs feindre d’être des nues,
Des puissances d’orage errer à demi nues,
Et sur les roches d’air du soir qui s’assombrit,
Telle divinité s’accoude. Un ange nage.
Il restaure l’espace à chaque tour de rein.
Moi, qui jette ici-bas l’ombre d’un personnage,

Toutefois délié dans le plein souverain,
Je me sens qui me trempe, et pur qui me dédaigne !
Vivant au sein futur le souvenir marin,
Tout le corps de mon choix dans mes regards se baigne !



    Une crête écumeuse, énorme et colorée
Barre, puissamment pure, et plisse le parvis.
    Roule jusqu’à mon cœur la distance dorée,
Vague !.. Croulants soleils aux horizons ravis,
Tu n’iras pas plus loin que la ligne ignorée
Qui divise les dieux des ombres où je vis.



    Une volute lente et longue d’une lieue
Semant les charmes lourds de sa blanche torpeur
Où se joue une joie, une soif d’être bleue,
Tire le noir navire épuisé de vapeur...



    Mais pesants et neigeux les monts du crépuscule,
Les nuages trop pleins et leurs seins copieux,
Toute la majesté de l’Olympe recule,
Car voici le signal, voici l’or des adieux,
Et l’espace a humé la barque minuscule...



    Lourds frontons du sommeil toujours inachevés,
Rideaux bizarrement d’un rubis relevés
Pour le mauvais regard d’une sombre planète,
Les temps sont accomplis, les désirs se sont tus,
Et dans la bouche d’or, bâillements combattus,
S’écartèlent les mots que charmait le poète...
    Les temps sont accomplis, les désirs se sont tus.



    Adieu, Adieu !.. Vers vous, ô mes belles images,
Mes bras tendent toujours l’insatiable port !
Venez, effarouchés, hérissant vos plumages,
Voiliers aventureux que talonne la mort !
Hâtez-vous, hâtez-vous !.. La nuit presse !.. Tantale
Va périr ! Et la joie éphémère des cieux !
Une rose naguère aux ténèbres fatale,
Une toute dernière rose occidentale
Pâlit affreusement sur le soir spacieux...
    Je ne vois plus frémir au mât du belvédère
Ivre de brise un sylphe aux couleurs de drapeau,
Et ce grand port n’est plus qu’un noir débarcadère
Couru du vent glacé que sent venir ma peau !


    Fermez vous ! Fermez vous ! Fenêtres offensées !
Grands yeux qui redoutez la véritable nuit !
    Et toi, de ces hauteurs d’astres ensemencées,
Accepte, fécondé de mystère et d’ennui,
Une maternité muette de pensées...

ANNE

À André Lebey

Anne qui se mélange au drap pâle et délaisse
Des cheveux endormis sur ses yeux mal ouverts
Mire ses bras lointains tournés avec mollesse
Sur la peau sans couleur du ventre découvert.

Elle vide, elle enfle d’ombre sa gorge lente,
Et comme un souvenir pressant ses propres chairs,
Une bouche brisée et pleine d’eau brûlante
Roule le goût immense et le reflet des mers.

Enfin désemparée et libre d’être fraîche,
La dormeuse déserte aux touffes de couleur
Flotte sur son lit blême, et d’une lèvre sèche,
Tette dans la ténèbre un souffle amer de fleur.

Et sur le linge où l’aube insensible se plisse,
Tombe, d’un bras de glace effleuré de carmin,
Toute une main défaite et perdant le délice
À travers ses doigts nus dénoués de l’humain.


Au hasard ! À jamais, dans le sommeil sans hommes
Pur des tristes éclairs de leurs embrassements,
Elle laisse rouler les grappes et les pommes
Puissantes, qui pendaient aux treilles d’ossements,

Qui riaient, dans leur ambre appelant les vendanges,
Et dont le nombre d’or de riches mouvements
Invoquait la vigueur et les gestes étranges
Que pour tuer l’amour inventent les amants…

+

Sur toi, quand le regard de leurs âmes s’égare,
Leur cœur bouleversé change comme leurs voix,
Car les tendres apprêts de leur festin barbare
Hâtent les chiens ardents qui tremblent dans ces rois…

À peine effleurent-ils de doigts errants ta vie,
Tout leur sang les accable aussi lourd que la mer,
Et quelque violence aux abîmes ravie
Jette ces blancs nageurs sur tes roches de chair…

Récifs délicieux, Île toute prochaine,
Terre tendre, promise aux démons apaisés,
L’amour t’aborde, armé des regards de la haine,
Pour combattre dans l’ombre une hydre de baisers !


+

Ah, plus nue et qu’imprègne une prochaine aurore
Si l’or triste interroge un tiède contour,
Rentre au plus pur de l’ombre où le Même s’ignore,
Et te fais un vain marbre ébauché par le jour !

Laisse au pâle rayon ta lèvre violée
Mordre dans un sourire un long germe de pleur,
Masque d’âme au sommeil à jamais immolée
Sur qui la paix soudaine a surpris la douleur !

Plus jamais redorant tes ombres satinées,
La vieille aux doigts de feu qui fendent les volets
Ne viendra t’arracher aux grasses matinées
Et rendre au doux soleil tes joyeux bracelets…

Mais suave, de l’arbre extérieur, la palme
Vaporeuse remue au delà du remords,
Et dans le feu, parmi trois feuilles, l’oiseau calme
Commence le chant seul qui réprime les morts.


AIR DE SÉMIRAMIS A Camille Mauclair Dès l’aube, chers rayons, mon front songe à vous ceindre ! A peine il se redresse, il voit d’un œil qui dort Sur le marbre absolu, le temps pâle se peindre, L’heure sur moi descendre et croître jusqu’à l’or... + ...« Existe !.. Sois enfin toi-même ! dit l’Aurore, 0 grande âme, il est temps que tu formes un corps ! Hâte-toi de choisir un jour digne d’éclore, Parmi tant d’autres feux, tes immortels trésors ! Déjà, contre la nuit lutte l’âpre trompette ! Une lèvre vivante attaque l’air glacé ; L’or pur, de tour en tour, éclate et se répète, Rappelant tout l’espace aux splendeurs du passé ! Remonte aux Vrais regards ! Tire-toi de tes ombres, Et comme du nageur, dans le plein de la mer, Le talon tout-puissant l’expulse des eaux sombres, Toi, frappe au fond de l’être ! Interpelle ta chair,

Traverse sans retard ses invincibles trames,

Épuise T infini de T effort impuissant,

Et débarrasse-toi d'un désordre de drames

Qu'engendrent sur ton lit les monstres de ton sang !

J'accours de l'Orient suffire à ton caprice !

Et je te tiens offrir mes plus purs aliments ;

Que d'espace et de tent ta flamme se nourrisse !

Viens te joindre à l'éclat de mes pressentiments !

4

— Je réponds !.. Je surgis de ma profonde absence ! Mon cœur m’arrache aux morts que frôlait mon sommeil, Et vers mon but, grand aigle éclatant de puissance, Il m’emporte !.. Je vole au devant du soleil !

Je ne prends qu’une rose et fuis... La belle flèche Au flanc !.. Ma tête enfante une foule de pas...

Ils courent vers ma tour favorite, où la fraîche

Altitude m’appelle, et je lui tends les bras !

Monte, ô Sémiramis, maîtresse d’une spire

Qui d’un cœur sans amour s’élance au seul honneur !

Ton œil impérial a soif du grand empire

A qui ton sceptre dur fait sentir le bonheur... Ose l’abîme !.. Passe un dernier pont de roses !

Je t’approche, péril ! Orgueil plus irrité !

Ces fourmis sont à moi ! Ces villes sont mes choses, Ces chemins sont les traits de mon autorité !

C’est une vaste peau fauve que mon royaume !

J’ai tué le lion qui portait cette peau ;

Mais encor le fumet du féroce fantôme

Flotte chargé de mort, et garde mon troupeau !

Enfin, j’offre au soleil le secret de mes charmes ! Jamais il n’a doré de seuil si gracieux !

De ma fragilité je goûte les alarmes

Entre le double appel de la terre et des cieux.

Repas de ma puissance, intelligible orgie, Quel parvis vaporeux de toits et de forêts Place aux pieds de la pure et divine vigie, Ce calme éloignement d’événements secrets !

L’âme enfin sur ce faîte a trouvé ses demeures !

O de quelle grandeur, elle tient sa grandeur Quand mon cœur soulevé d’ailes intérieures Ouvre au ciel en moi-même une autre profondeur ! Anxieuse d’azur, de gloire consumée,

Poitrine, gouffre d’ombre aux narines de chair, Aspire cet encens d’âmes et de fumée Qui monte d’une ville analogue à la mer !

Soleil, soleil, regarde en toi rire mes ruches ! L’intense et sans repos Babylone bruit,

Toute rumeur de chars, clairons, chaînes de cruches Et plaintes de la pierre au mortel qui construit.

Qu’ils flattent mon désir de temples implacables, Les sons aigus de scie et les cris des ciseaux, Et ces gémissements de marbres et de câbles Qui peuplent l’air vivant de structure et d’oiseaux !

Je vois mon temple neuf naître parmi les mondes, Et mon vœu prendre place au séjour des destins ; Il semble de soi-même au ciel monter par ondes Sous le bouillonnement des actes indistincts.

Peuple stupide, à qui ma puissance m’enchaîne, Hélas ! mon orgueil même a besoin de tes bras ! Et que ferait mon cœur s’il n’aimait cette haine Dont l’innombrable tête est si douce à mes pas ? Plate, elle me murmure une musique telle

Que le calme de l’onde en fait de sa fureur, Quand elle se rapaise aux pieds d’une mortelle

Mais qu’elle se réserve un retour de terreur.

En vain j’entends monter contre ma face auguste Ce murmure de crainte et de férocité :

A l’image des dieux la grande âme est injuste Tant elle s’appareille à la nécessité !

Des douceurs de l’amour quoique parfois touchée, Pourtant nulle tendresse et nuis renoncements

Ne me laissent captive et victime couchée Dans les puissants liens du sommeil des amants !

Baisers, baves d’amour, basses béatitudes, O mouvements marins des amants confondus,

Mon cœur m’a conseillé de telles solitudes,

Et j ’ai placé si haut mes jardins suspendus

Que mes suprêmes fleurs n’attendent que la foudre Et qu’en dépit des pleurs des amants les plus beaux A mes roses, la main qui touche tombe en poudre Mes plus doux souvenirs bâtissent des tombeaux ! Qu’ils sont doux à mon cœur les temples qu’il enfante, Quand tiré lentement du songe de mes seins

Je vois un monument de masse triomphante

Joindre dans mes regards l’ombre de mes desseins !

Battez, cymbales d’or, mamelles cadencées,

Et roses palpitant sur ma pure paroi !

Que je m’évanouisse en mes vastes pensées,

Sage Sémiramis, enchanteresse et roi !

L’AMATEUR DE POÈMES

Si je regarde tout à coup ma véritable pensée, je ne me console pas de devoir subir cette parole intérieure sans personne et sans origine ; ces figures éphémères ; et cette infinité d’entreprises interrompues par leur propre facilité, qui se transforment l’une dans l’autre, sans que rien ne change avec elles. Incohérente sans le paraître, nulle instantanément comme elle est spontanée, la pensée, par sa nature, manque de style.

Mais je n’ai pas tous les jours la puissance de proposer à mon attention quelques êtres nécessaires, ni de feindre les obstacles spirituels qui formeraient une apparence de commencement, de plénitude et de fin, au lieu de mon insupportable fuite.

Un poème est une durée, pendant laquelle, lecteur, je respire une loi qui fut préparée ; je donne mon souffle et les machines de ma voix ; ou seulement leur pouvoir, qui se concilie avec le silence.

Je m’abandonne à l’adorable allure : lire, vivre où mènent les mots. Leur apparition est écrite. Leurs sonorités concertées. Leur ébranlement se compose, d’après une méditation antérieure, et ils se précipiteront en groupes magnifiques ou purs, dans la résonance. Même mes étonnements sont assurés : ils sont cachés d’avance, et font partie du nombre.

Mu par l’écriture fatale, et si le mètre toujours futur enchaîne sans retour ma mémoire, je ressens chaque parole dans toute sa force, pour l’avoir indéfiniment attendue. Cette mesure qui me transporte et que je colore, me garde du vrai et du faux. Ni le doute ne me divise, ni la raison ne me travaille. Nul hasard, mais une chance extraordinaire se fortifie. Je trouve sans effort le langage de ce bonheur ; et je pense par artifice, une pensée toute certaine, merveilleusement prévoyante, — aux lacunes calculées, sans ténèbres involontaires, dont le mouvement me commande et la quantité me comble : une pensée singulièrement achevée.


LA JEUNE PARQUE




À
ANDRÉ GIDE
depuis bien des années
j’avais laissé l’art des vers
essayant de m’y astreindre encore
j’ai fait cet exercice
que je te dédie
1917


Le ciel a-t-il formé cet amas de merveilles
Pour la demeure d’un serpent ?


PIERRE CORNEILLE


LA JEUNE PARQUE


Qui pleure là, sinon le vent simple, à cette heure
Seule, avec diamants extrêmes ?.. Mais qui pleure,
Si proche de moi-même au moment de pleurer ?

Cette main, sur mes traits qu’elle rêve effleurer,
Distraitement docile à quelque fin profonde,
Attend de ma faiblesse une larme qui fonde,
Et que de mes destins lentement divisé,
Le plus pur en silence éclaire un cœur brisé.
La houle me murmure une ombre de reproche,
Ou retire ici-bas, dans ses gorges de roche,
Comme chose déçue et bue amèrement,
Une rumeur de plainte et de resserrement…
Que fais-tu, hérissée, et cette main glacée,
Et quel frémissement d’une feuille effacée
Persiste parmi vous, îles de mon sein nu ?…

Je scintille, liée à ce ciel inconnu…
L’immense grappe brille à ma soif de désastres.

Tout-puissants étrangers, inévitables astres
Qui daignez faire luire au lointain temporel
Je ne sais quoi de pur et de surnaturel ;
Vous qui dans les mortels plongez jusques aux larmes
Ces souverains éclats, ces invincibles armes,
Et les élancements de votre éternité,
Je suis seule avec vous, tremblante, ayant quitté
Ma couche ; et sur l’écueil mordu par la merveille,
J’interroge mon cœur quelle douleur l’éveille,
Quel crime par moi-même ou sur moi consommé ?…
… Ou si le mal me suit d’un songe refermé,
Quand (au velours du souffle envolé l’or des lampes)
J’ai de mes bras épais environné mes tempes,
Et longtemps de mon âme attendu les éclairs ?
Toute ? Mais toute à moi, maîtresse de mes chairs,
Durcissant d’un frisson leur étrange étendue,
Et dans mes doux liens, à mon sang suspendue,
Je me voyais me voir, sinueuse, et dorais
De regards en regards, mes profondes forêts.

J’y suivais un serpent qui venait de me mordre.

Quel repli de désirs, sa traîne !… Quel désordre
De trésors s’arrachant à mon avidité,
Et quelle sombre soif de la limpidité !

Ô ruse !… À la lueur de la douleur laissé
Je me sentis connue encor plus que blessée…
Au plus traître de l’âme, une pointe me naît ;
Le poison, mon poison, m’éclaire et se connaît :
Il colore une vierge à soi-même enlacée,
Jalouse… Mais de qui, jalouse et menacée ?
Et quel silence parle à mon seul possesseur ?

Dieux ! Dans ma lourde plaie une secrète sœur
Brûle, qui se préfère à l’extrême attentive.

Va ! je n’ai plus besoin de ta race naïve,
Cher Serpent… Je m’enlace, être vertigineux !
Cesse de me prêter ce mélange de nœuds
Ni ta fidélité qui me fuit et devine…
Mon âme y peut suffire, ornement de ruine !
Elle sait, sur mon ombre égarant ses tourments,
De mon sein, dans les nuits, mordre les rocs charmants ;
Elle y suce longtemps le lait des rêveries…
Laisse donc défaillir ce bras de pierreries
Qui menace d’amour mon sort spirituel…
Tu ne peux rien sur moi qui ne soit moins cruel,
Moins désirable… Apaise alors, calme ces ondes,
Rappelle ces remous, ces promesses immondes…
Ma surprise s’abrège, et mes yeux sont ouverts.
Je n’attendais pas moins de mes riches déserts
Qu’un tel enfantement de fureur et de tresse :
Leurs fonds passionnés brillent de sécheresse
Si loin que je m’avance et m’altère pour voir
De mes enfers pensifs les confins sans espoir…
Je sais… Ma lassitude est parfois un théâtre.
L’esprit n’est pas si pur que jamais idolâtre
Sa fougue solitaire aux élans de flambeau
Ne fasse fuir les murs de son morne tombeau.

Tout peut naître ici-bas d’une attente infinie.
L’ombre même le cède à certaine agonie,
L’âme avare s’entr’ouvre, et du monstre s’émeut
Qui se tord sur les pas d’une porte de feu…
Mais, pour capricieux et prompt que tu paraisses,
Reptile, ô vifs détours tout courus de caresses,
Si proche impatience et si lourde langueur,
Qu’es-tu, près de ma nuit d’éternelle longueur ?
Tu regardais dormir ma belle négligence…
Mais avec mes périls, je suis d’intelligence,
Plus versatile, ô Thyrse, et plus perfide qu’eux.
Fuis-moi ! du noir retour reprends le fil visqueux !
Va chercher des yeux clos pour tes danses massives.
Coule vers d’autres lits tes robes successives,
Couve sur d’autres cœurs les germes de leur mal,
Et que dans les anneaux de ton rêve animal
Halète jusqu’au jour l’innocence anxieuse !…
Moi, je veille. Je sors, pâle et prodigieuse,
Toute humide des pleurs que je n’ai point versés,
D’une absence aux contours de mortelle bercés
Par soi seule… Et brisant une tombe sereine,
Je m’accoude inquiète et pourtant souveraine,
Tant de mes visions parmi la nuit et l’œil,
Les moindres mouvements consultent mon orgueil. »

Mais je tremblais de perdre une douleur divine !
Je baisais sur ma main cette morsure fine,
Et je ne savais plus de mon antique corps
Insensible, qu’un feu qui brûlait sur mes bords :

Adieu, pensai-je, MOI, mortelle sœur, mensonge…

Harmonieuse MOI, différente d’un songe,
Femme flexible et ferme aux silences suivis
D’actes purs !… Front limpide, et par ondes ravis,
Si loin que le vent vague et velu les achève
Longs brins légers qu’au large un vol mêle et soulève,
Dites !… J’étais l’égale et l’épouse du jour,
Seul support souriant que je formais d’amour
À la toute-puissante altitude adorée…

Quel éclat sur mes cils aveuglément dorée,
Ô paupières qu’opprime une nuit de trésor,
Je priais à tâtons dans vos ténèbres d’or !
Poreuse à l’éternel qui me semblait m’enclore,
Je m’offrais dans mon fruit de velours qu’il dévore ;
Rien ne me murmurait qu’un désir de mourir
Dans cette blonde pulpe au soleil pût mûrir :
Mon amère saveur ne m’était point venue.
Je ne sacrifiais que mon épaule nue

À la lumière ; et sur cette gorge de miel,
Dont la tendre naissance accomplissait le ciel,
Se venait assoupir la figure du monde.
Puis, dans le dieu brillant, captive vagabonde,
Je m’ébranlais brûlante et foulais le sol plein,
Liant et déliant mes ombres sous le lin.
Heureuse ! À la hauteur de tant de gerbes belles,
Qui laissais à ma robe obéir les ombelles,
Dans les abaissements de leur frêle fierté
Et si, contre le fil de cette liberté,
Si la robe s’arrache à la rebelle ronce,
L’arc de mon brusque corps s’accuse et me prononce,
Nu sous le voile enflé de vivantes couleurs
Que dispute ma race aux longs liens de fleurs !

Je regrette à demi cette vaine puissance…
Une avec le désir, je fus l’obéissance
Imminente, attachée à ces genoux polis ;
De mouvements si prompts mes vœux étaient remplis
Que je sentais ma cause à peine plus agile !
Vers mes sens lumineux nageait ma blonde argile,
Et dans l’ardente paix des songes naturels,
Tous ces pas infinis me semblaient éternels.
Si ce n’est, ô Splendeur, qu’à mes pieds l’Ennemie,

Mon ombre ! la mobile et la souple momie,
De mon absence peinte effleurait sans effort
La terre où je fuyais cette légère mort.
Entre la rose et moi je la vois qui s’abrite ;
Sur la poudre qui danse, elle glisse et n’irrite
Nul feuillage, mais passe, et se brise partout…
Glisse ! Barque funèbre…

 Et moi vive, debout,
Dure, et de mon néant secrètement armée,
Mais, comme par l’amour une joue enflammée,
Et la narine jointe au vent de l’oranger,
Je ne rends plus au jour qu’un regard étranger…
Oh ! combien peut grandir dans ma nuit curieuse
De mon cœur séparé la part mystérieuse,
Et de sombres essais s’approfondir mon art !…
Loin des purs environs, je suis captive, et par
L’évanouissement d’arômes abattue,
Je sens sous les rayons, frissonner ma statue,
Des caprices de l’or, son marbre parcouru.
Mais je sais ce que voit mon regard disparu ;
Mon œil noir est le seuil d’infernales demeures !
Je pense, abandonnant à la brise les heures
Et l’âme sans retour des arbustes amers,
Je pense, sur le bord doré de l’univers,

À ce goût de périr qui prend la Pythonisse
En qui mugit l’espoir que le monde finisse.
Je renouvelle en moi mes énigmes, mes dieux,
Mes pas interrompus de paroles aux cieux,
Mes pauses, sur le pied portant la rêverie
Qui suit au miroir d’aile un oiseau qui varie,
Cent fois sur le soleil joue avec le néant,
Et brûle, au sombre but de mon marbre béant.

Ô dangereusement de son regard la proie !

Car l’œil spirituel sur ses plages de soie
Avait déjà vu luire et pâlir trop de jours
Dont je m’étais prédit les couleurs et le cours.
L’ennui, le clair ennui de mirer leur nuance,
Me donnait sur ma vie une funeste avance :
L’aube me dévoilait tout le jour ennemi.
J’étais à demi morte ; et peut-être, à demi
Immortelle, rêvant que le futur lui-même
Ne fût qu’un diamant fermant le diadème
Où s’échange le froid des malheurs qui naîtront
Parmi tant d’autres feux absolus de mon front.

Osera-t-il, le Temps, de mes diverses tombes,
Ressusciter un soir favori des colombes,
Un soir qui traîne au fil d’un lambeau voyageur
De ma docile enfance un reflet de rougeur,
Et trempe à l’émeraude un long rose de honte ?

Souvenir, ô bûcher, dont le vent d’or m’affronte,
Souffle au masque la pourpre imprégnant le refus
D’être en moi-même en flamme une autre que je fus…
Viens, mon sang, viens rougir la pâle circonstance
Qu’ennoblissait l’azur de la sainte distance,
Et l’insensible iris du temps que j’adorai !
Viens consumer sur moi ce don décoloré
Viens ! que je reconnaisse et que je les haïsse,
Cette ombrageuse enfant, ce silence complice,
Ce trouble transparent qui baigne dans les bois…
Et de mon sein glacé rejaillisse la voix
Que j’ignorais si rauque et d’amour si voilée…
Le col charmant cherchant la chasseresse ailée.

Mon cœur fut-il si près d’un cœur qui va faiblir ?

Fut-ce bien moi, grands cils qui crus m’ensevelir
Dans l’arrière douceur riant à vos menaces…
Ô pampres ! sur ma joue errant en fils tenaces,
Ou toi… de cils tissue et de fluides fûts,
Tendre lueur d’un soir brisé de bras confus ?

« Que dans le ciel placés, mes yeux tracent mon temple !
Et que sur moi repose un autel sans exemple ! »

Criaient de tout mon corps la pierre et la pâleur…
La terre ne m’est plus qu’un bandeau de couleur
Qui coule et se refuse au front blanc de vertige…
Tout l’univers chancelle et tremble sur ma tige,
La pensive couronne échappe à mes esprits,
La mort veut respirer cette rose sans prix
Dont la douceur importe à sa fin ténébreuse !

Que si ma tendre odeur grise ta tête creuse,
Ô mort, respire enfin cette esclave de roi :
Appelle-moi, délie !… Et désespère-moi,
De moi-même si lasse, image condamnée !
écoute… N’attends plus… La renaissante année
À tout mon sang prédit de secrets mouvements :
Le gel cède à regret ses derniers diamants…
Demain, sur un soupir des Bontés constellées,
Le printemps vient briser les fontaines scellées :
L’étonnant printemps rit, viole… On ne sait d’où
Venu ? Mais la candeur ruisselle à mots si doux

Qu’une tendresse prend la terre à ses entrailles…
Les arbres regonflés et recouverts d’écailles
Chargés de tant de bras et de trop d’horizons,
Meuvent sur le soleil leurs tonnantes toisons,
Montent dans l’air amer avec toutes leurs ailes
De feuilles par milliers qu’ils se sentent nouvelles…
N’entends-tu pas frémir ces noms aériens,
Ô Sourde !… Et dans l’espace accablé de liens,
Vibrant de bois vivace infléchi par la cime,
Pour et contre les dieux ramer l’arbre unanime,
La flottante forêt de qui les rudes troncs
Portent pieusement à leurs fantasques fronts,
Aux déchirants départs des archipels superbes,
Un fleuve tendre, ô mort, et caché sous les herbes ?

Quelle résisterait, mortelle, à ces remous ?
Quelle mortelle ?

                        Moi si pure, mes genoux
Pressentent les terreurs de genoux sans défense…
L’air me brise. L’oiseau perce de cris d’enfance
Inouïs…l’ombre même où se serre mon cœur,
Et roses ! mon soupir vous soulève, vainqueur
Hélas ! des bras si doux qui ferment la corbeille…
Oh ! parmi mes cheveux pèse d’un poids d’abeille,
Plongeant toujours plus ivre au baiser plus aigu,
Le point délicieux de mon jour ambigu…
Lumière !… Ou toi, la mort ! Mais le plus prompt me prenne !…
Mon cœur bat ! mon cœur bat ! Mon sein brûle et m’entraîne !
Ah ! qu’il s’enfle, se gonfle et se tende, ce dur
Très doux témoin captif de mes réseaux d’azur…
Dur en moi… mais si doux à la bouche infinie !…

Chers fantômes naissants dont la soif m’est unie,
Désirs ! Visages clairs !… Et vous, beaux fruits d’amour,
Les dieux m’ont-ils formé ce maternel contour

Et ces bords sinueux, ces plis et ces calices,
Pour que la vie embrasse un autel de délices,
Où mêlant l’âme étrange aux éternels retours,
La semence, le lait, le sang coulent toujours ?
Non ! L’horreur m’illumine, exécrable harmonie !
Chaque baiser présage une neuve agonie…
Je vois, je vois flotter, fuyant l’honneur des chairs
Des mânes impuissants les millions amers…
Non, souffles ! Non, regards, tendresses… mes convives,
Peuple altéré de moi suppliant que tu vives,
Non, vous ne tiendrez pas de moi la vie !… Allez,
Spectres, soupirs la nuit vainement exhalés,
Allez joindre des morts les impalpables nombres !
Je n’accorderai pas la lumière à des ombres,
Je garde loin de vous, l’esprit sinistre et clair…
Non ! Vous ne tiendrez pas de mes lèvres l’éclair !…
Et puis… mon cœur aussi vous refuse sa foudre.
J’ai pitié de nous tous, ô tourbillons de poudre !

Grands Dieux ! Je perds en vous mes pas déconcertés !

Je n’implorerai plus que tes faibles clartés,
Longtemps sur mon visage envieuse de fondre,
Très imminente larme, et seule à me répondre,
Larme qui fais trembler à mes regards humains
Une variété de funèbres chemins ;
Tu procèdes de l’âme, orgueil du labyrinthe,
Tu me portes du cœur cette goutte contrainte,
Cette distraction de mon suc précieux
Qui vient sacrifier mes ombres sur mes yeux,
Tendre libation de l’arrière-pensée !
D’une grotte de crainte au fond de moi creusée
Le sel mystérieux suinte muette l’eau.
D’où nais-tu ? Quel travail toujours triste et nouveau
Te tire avec retard, larme, de l’ombre amère ?
Tu gravis mes degrés de mortelle et de mère,
Et déchirant ta route, opiniâtre faix,
Dans le temps que je vis, les lenteurs que tu fais
M’étouffent… Je me tais, buvant ta marche sûre…
— Qui t’appelle au secours de ma jeune blessure !

Mais blessures, sanglots, sombres essais, pourquoi ?
Pour qui, joyaux cruels, marquez-vous ce corps froid,
Aveugle aux doigts ouverts évitant l’espérance !
Où va-t-il, sans répondre à sa propre ignorance,
Ce corps dans la nuit noire étonné de sa foi ?

Terre trouble… et mêlée à l’algue, porte-moi,
Porte doucement moi… Ma faiblesse de neige,
Marchera-t-elle tant qu’elle trouve son piège ?
Où traîne-t-il, mon cygne, où cherche-t-il son vol ?
… Dureté précieuse… Ô sentiment du sol,
Mon pas fondait sur toi l’assurance sacrée !
Mais sous le pied vivant qui tâte et qui la crée
Et touche avec horreur à son pacte natal,
Cette terre si ferme atteint mon piédestal.
Non loin, parmi ces pas, rêve mon précipice…
L’insensible rocher, glissant d’algues, propice
À fuir (comme en soi-même ineffablement seul),
Commence… Et le vent semble au travers d’un linceul
Ourdir de bruits marins une confuse trame,
Mélange de la lame en ruine, et de rame…
Tant de hoquets longtemps, et de râles heurtés,
Brisés, repris au large… et tous les sorts jetés
éperdument divers roulant l’oubli vorace…

Hélas ! de mes pieds nus qui trouvera la trace
Cessera-t-il longtemps de ne songer qu’à soi ?

Terre trouble, et mêlée à l’algue, porte-moi !

Mystérieuse MOI, pourtant, tu vis encore !
Tu vas te reconnaître au lever de l’aurore
Amèrement la même…
                          Un miroir de la mer
Se lève… Et sur la lèvre, un sourire d’hier
Qu’annonce avec ennui l’effacement des signes,
Glace dans l’orient déjà les pâles lignes
De lumière et de pierre, et la pleine prison
Où flottera l’anneau de l’unique horizon…
Regarde : un bras très pur est vu, qui se dénude.
Je te revois, mon bras… Tu portes l’aube…

                                    Ô rude
Réveil d’une victime inachevée… et seuil
Si doux… si clair, que flatte, affleurement d’écueil,
L’onde basse, et que lave une houle amortie !…
L’ombre qui m’abandonne, impérissable hostie,
Me découvre vermeille à de nouveaux désirs,
Sur le terrible autel de tous mes souvenirs.

Là, l’écume s’efforce à se faire visible ;
Et là, titubera sur la barque sensible
À chaque épaule d’onde, un pêcheur éternel.

Tout va donc accomplir son acte solennel
De toujours reparaître incomparable et chaste,
Et de restituer la tombe enthousiaste
Au gracieux état du rire universel.

Salut ! Divinités par la rose et le sel,
Et les premiers jouets de la jeune lumière,
Îles !… Ruches bientôt quand la flamme première
Fera que votre roche, îles que je prédis,
Ressente en rougissant de puissants paradis ;
Cimes qu’un feu féconde à peine intimidées,
Bois qui bourdonnerez de bêtes et d’idées,
D’hymnes d’hommes comblés des dons du juste éther,
Îles ! dans la rumeur des ceintures de mer,
Mères vierges toujours, même portant ces marques,
Vous m’êtes à genoux de merveilleuses Parques :
Rien n’égale dans l’air les fleurs que vous placez,
Mais dans la profondeur, que vos pieds sont glacés !

De l’âme les apprêts sous la tempe calmée,
Ma mort, enfant secrète et déjà si formée,
Et vous, divins dégoûts qui me donniez l’essor,
Chastes éloignements des lustres de mon sort,
Ne fûtes-vous, ferveur, qu’une noble durée ?
Nulle jamais des dieux plus près aventurée
N’osa peindre à son front leur souffle ravisseur,
Et de la nuit parfaite implorant l’épaisseur,
Prétendre par la lèvre au suprême murmure.

Je soutenais l’éclat de la mort toute pure
Telle j’avais jadis le soleil soutenu…
Mon corps désespéré tendait le torse nu
Où l’âme, ivre de soi, de silence et de gloire,
Prête à s’évanouir de sa propre mémoire,
écoute, avec espoir, frapper au mur pieux
Ce cœur, — qui se ruine à coups mystérieux
Jusqu’à ne plus tenir que de sa complaisance
Un frémissement fin de feuille, ma présence…

Attente vaine, et vaine… Elle ne peut mourir
Qui devant son miroir pleure pour s’attendrir.

Ô n’aurait-il fallu, folle, que j’accomplisse
Ma merveilleuse fin de choisir pour supplice
Ce lucide dédain des nuances du sort ?
Trouveras-tu jamais plus transparente mort
Ni de pente plus pure où je rampe à ma perte
Que sur ce long regard de victime entr’ouverte,
Pâle, qui se résigne et saigne sans regret ?
Que lui fait tout le sang qui n’est plus son secret ?
Dans quelle blanche pais cette pourpre la laisse,
À l’extrême de l’être et belle de faiblesse !
Elle calme le temps qui la vient abolir,
Le moment souverain ne la peut plus pâlir,
Tant la chair vide baise une sombre fontaine !
Elle se fait toujours plus seule et plus lointaine…
Et moi, d’un tel destin, le cœur toujours plus près,
Mon cortège, en esprit, se berçait de cyprès…
Vers un aromatique avenir de fumée,
Je me sentais conduite, offerte et consumée ;
Toute, toute promise aux nuages heureux !
Même, je m’apparus cet arbre vaporeux,
De qui la majesté légèrement perdue
S’abandonne à l’amour de toute l’étendue.
L’être immense me gagne, et de mon cœur divin
L’encens qui brûle expire une forme sans fin…
Tous les corps radieux tremblent dans mon essence !…

Non, non !… N’irrite plus cette réminiscence !
Sombre lys ! Ténébreuse allusion des cieux,
Ta vigueur n’a pu rompre un vaisseau précieux…
Parmi tous les instants tu touchais au suprême…
— Mais qui l’emporterait sur la puissance même,
Avide par tes yeux de contempler le jour
Qui s’est choisi ton front pour lumineuse tour ?

Cherche, du moins, dis-toi, par quelle sourde suite
La nuit, d’entre les morts, au jour t’a reconduite ?
Souviens-toi de toi-même, et retire à l’instinct
Ce fil (ton doigt doré le dispute au matin),
Ce fil dont la finesse aveuglément suivie
Jusque sur cette rive a ramené ta vie…
Sois subtile… cruelle… ou plus subtile !… Mens !…
Mais sache !… Enseigne-moi par quels enchantements,
Lâche que n’a su fuir sa tiède fumée,
Ni le souci d’un sein d’argile parfumée,
Par quel retour sur toi, reptile, as-tu repris
Tes parfums de caverne et tes tristes esprits ?

Hier la chair profonde, hier, la chair maîtresse
M’a trahie… Oh ! sans rêve, et sans une caresse !…
Nul démon, nul parfum ne m’offrit le péril
D’imaginaires bras mourant au col viril ;
Ni, par le Cygne-Dieu, de plumes offensée
Sa brûlante blancheur n’effleura ma pensée…

Il eût connu pourtant le plus tendre des nids !
Car toute à la faveur de mes membres unis,
Vierge, je fus dans l’ombre une adorable offrande…
Mais le sommeil s’éprit d’une douceur si grande,
Et nouée à moi-même au creux de mes cheveux,
J’ai mollement perdu mon empire nerveux.
Au milieu de mes bras, je me suis faite une autre…
Qui s’aliène ?… Qui s’envole ?… Qui se vautre ?…
À quel détour caché, mon cœur s’est-il fondu ?
Quelle conque a redit le nom que j’ai perdu ?
Le sais-je, quel reflux traître m’a retirée
De mon extrémité pure et prématurée,
Et m’a repris le sens de mon vaste soupir ?
Comme l’oiseau se pose, il fallut m’assoupir.

Ce fut l’heure, peut-être, où la devineresse

Intérieure s’use et se désintéresse :
Elle n’est plus la même… Une profonde enfant
Des degrés inconnus vainement se défend,
Et redemande au loin ses mains abandonnées.
Il faut céder aux vœux des mortes couronnées
Et prendre pour visage un souffle…
Doucement, Me voici : mon front touche à ce consentement…
Ce corps, je lui pardonne, et je goûte à la cendre
Je me remets entière au bonheur de descendre,
Ouverte aux noirs témoins, les bras suppliciés,
Entre des mots sans fin, sans moi, balbutiés.
Dors, ma sagesse, dors. Forme-toi cette absence ;
Retourne dans le germe et la sombre innocence,
Abandonne-toi vive aux serpents, aux trésors.
Dors toujours ! Descends, dors toujours ! Descends, dors, dors !

(La porte basse c’est une bague… où la gaze
Passe… Tout meurt, tout rit dans la gorge qui jase…
L’oiseau boit sur ta bouche et tu ne peux le voir…
Viens plus bas, parle bas… Le noir n’est pas si noir…)

Délicieux linceuls, mon désordre tiède,
Couche où je me répands, m’interroge et me cède,
Où j’allai de mon cœur noyer les battements,
Presque tombeau vivant dans mes appartements,
Qui respire, et sur qui l’éternité s’écoute,
Place pleine de moi qui m’avez prise toute,
Ô forme de ma forme et la creuse chaleur
Que mes retours sur moi reconnaissaient la leur,
Voici que tant d’orgueil qui dans vos plis se plonge
À la fin se mélange aux bassesses du songe !
Dans vos nappes, où lisse elle imitait sa mort
L’idole malgré soi se dispose et s’endort,
Lasse femme absolue, et les yeux dans ses larmes,
Quand, de ses secrets nus les antres et les charmes,
Et ce reste d’amour que se gardait le corps
Corrompirent sa perte et ses mortels accords.

Arche toute secrète, et pourtant si prochaine,
Mes transports, cette nuit, pensaient briser ta chaîne ;
Je n’ai fait que bercer de lamentations

Tes flancs chargés de jour et de créations !
Quoi ! mes yeux froidement que tant d’azur égare
Regardent là périr l’étoile fine et rare,
Et ce jeune soleil de mes étonnements
Me paraît d’une aïeule éclairer les tourments,
Tant sa flamme aux remords ravit leur existence,
Et compose d’aurore une chère substance
Qui se formait déjà substance d’un tombeau !…
O, sur toute la mer, sur mes pieds, qu’il est beau !
Tu viens !… Je suis toujours celle que tu respires,
Mon voile évaporé me fuit vers tes empires…

… Alors, n’ai-je formé vains adieux si je vis,
Que songes ?… Si je viens, en vêtements ravis,
Sur ce bord, sans horreur, humer la haute écume,
Boire des yeux l’immense et riante amertume,
L’être contre le vent, dans le plus vif de l’air,
Recevant au visage un appel de la mer ;
Si l’âme intense souffle, et renfle furibonde
L’onde abrupte sur l’onde abattue, et si l’onde
Au cap tonne, immolant un monstre de candeur,
Et vient des hautes mers vomir la profondeur
Sur ce roc, d’où jaillit jusque vers mes pensées
Un éblouissement d’étincelles glacées,

Et sur toute ma peau que morde l’âpre éveil,
Alors, malgré moi-même, il le faut, ô Soleil,
Que j’adore mon cœur où tu te viens connaître,
Doux et puissant retour du délice de naître,

Feu vers qui se soulève une vierge de sang
Sous les espèces d’or d’un sein reconnaissant !

CHARMES


DEDUCERE CARMEN

Aurore


À Paul Poujaud.

La confusion morose
Qui me servait de sommeil,
Se dissipe dès la rose
Apparence du soleil.
Dans mon âme je m’avance,
Tout ailé de confiance :
C’est la première oraison !
À peine sorti des sables,
Je fais des pas admirables
Dans les pas de ma raison.

Salut ! encore endormies
À vos sourires jumeaux,
Similitudes amies
Qui brillez parmi les mots !

Au vacarme des abeilles
Je vous aurai par corbeilles,
Et sur l’échelon tremblant
De mon échelle dorée,
Ma prudence évaporée
Déjà pose son pied blanc.

Quelle aurore sur ces croupes
Qui commencent de frémir !
Déjà s’étirent par groupes
Telles qui semblaient dormir :
L’une brille, l’autre bâille ;
Et sur un peigne d’écaille
Égarant ses vagues doigts,
Du songe encore prochaine,
La paresseuse l’enchaîne
Aux prémisses de sa voix.

Quoi ! c’est vous, mal déridées !
Que fîtes-vous, cette nuit,
Maîtresses de l’âme, Idées,
Courtisanes par ennui ?
— Toujours sages, disent-elles,
Nos présences immortelles
Jamais n’ont trahi ton toit !

Nous étions non éloignées,
Mais secrètes araignées
Dans les ténèbres de toi !

Ne seras-tu pas de joie
Ivre ! à voir de l’ombre issus
Cent mille soleils de soie
Sur tes énigmes tissus ?
Regarde ce que nous fîmes :
Nous avons sur tes abîmes
Tendu nos fils primitifs,
Et pris la nature nue
Dans une trame ténue
De tremblants préparatifs…

Leur toile spirituelle,
Je la brise, et vais cherchant
Dans ma forêt sensuelle
Les oracles de mon chant.
Être ! Universelle oreille !
Toute l’âme s’appareille
À l'extrême du désir...
Elle s’écoute qui tremble
Et parfois ma lèvre semble
Son frémissement saisir.

Voici mes vignes ombreuses,
Les berceaux de mes hasards !
Les images sont nombreuses
À l’égal de mes regards...
Toute feuille me présente
Une source complaisante
Où je bois ce frêle bruit...
Tout m’est pulpe, tout amande,
Tout calice me demande
Que j’attende pour son fruit.

Je ne crains pas les épines !
L’éveil est bon, même dur !
Ces idéales rapines
Ne veulent pas qu’on soit sûr :
Il n’est pour ravir un monde
De blessure si profonde
Qui ne soit au ravisseur
Une féconde blessure,
Et son propre sang l’assure
D’être le vrai possesseur.

J’approche la transparence
De l’invisible bassin
Où nage mon Espérance

Que l’eau porte par le sein.
Son col coupe le temps vague
Et soulève cette vague
Que fait un col sans pareil...
Elle sent sous l’onde unie
La profondeur infinie,
Et frémit depuis l’orteil.

AU PLATANE

À André Fontainas.


Tu penches, grand Platane, et te proposes nu,
            Blanc comme un jeune Scythe,
Mais ta candeur est prise, et ton pied retenu
            Par la force du site.

Ombre retentissante en qui le même azur
            Qui t’emporte, s’apaise,
La noire mère astreint ce pied natal et pur
            À qui la fange pèse.

De ton front voyageur les vents ne veulent pas ;
            La terre tendre et sombre,
Ô Platane, jamais ne laissera d’un pas
            S’émerveiller ton ombre !
  
Ce front n’aura d’accès qu’aux degrés lumineux
            Où la sève l’exalte ;
Tu peux grandir, candeur, mais non rompre les nœuds
            De l’éternelle halte !

Pressens autour de toi d’autres vivants liés
            Par l’hydre vénérable ;
Tes pareils sont nombreux, des pins aux peupliers,
            De l’yeuse à l’érable,

Qui, par les morts saisis, les pieds échévelés
            Dans la confuse cendre,
Sentent les fuir les fleurs, et leurs spermes ailés,
            Le cours léger descendre.

Le tremble pur, le charme, et ce hêtre formé
            De quatre jeunes femmes,
Ne cessent point de battre un ciel toujours fermé,
            Vêtus en vain de rames.
 
Ils vivent séparés, ils pleurent confondus
            Dans une seule absence,
Et leurs membres d’argent sont vainement fendus
            À leur douce naissance.

Quand l’âme lentement qu’ils expirent le soir
            Vers l’Aphrodite monte,
La vierge doit dans l’ombre, en silence, s’asseoir,
            Toute chaude de honte.

Elle se sent surprendre, et pâle, appartenir
            À ce tendre présage
Qu’une présente chair tourne vers l’avenir
            Par un jeune visage…

Mais toi, de bras plus purs que les bras animaux,
            Toi qui dans l’or les plonges,
Toi qui formes au jour le fantôme des maux
            Que le sommeil fait songes,

Haute profusion de feuilles, trouble fier
            Quand l’âpre tramontane
Sonne, au comble de l’or, l’azur du jeune hiver
            Sur tes harpes, Platane,

Ose gémir !… Il faut, ô souple chair du bois,
            Te tordre, te détordre,
Te plaindre sans te rompre, et rendre aux vents la voix
            Qu’ils cherchent en désordre !
 
Flagelle-toi !… Parais l’impatient martyr
            Qui soi-même s’écorche,
Et dispute à la flamme impuissante à partir
            Ses retours vers la torche !

Afin que l’hymne monte aux oiseaux qui naîtront,
            Et que le pur de l’âme
Fasse frémir d’espoir les feuillages d’un tronc
            Qui rêve de la flamme,

Je t’ai choisi, puissant personnage d’un parc,
            Ivre de ton tangage,
Puisque le ciel t’exerce, et te presse, ô grand arc,
            De lui rendre un langage !

Ô qu’amoureusement des Dryades rival,
            Le seul poète puisse
Flatter ton corps poli comme il fait du Cheval
            L’ambitieuse cuisse !…

— Non, dit l’arbre. Il dit : Non ! par l’étincellement
            De sa tête superbe,
Que la tempête traite universellement
            Comme elle fait une herbe !

CANTIQUE DES COLONNES

À Léon-Paul Fargue.



Douces colonnes, aux
Chapeaux garnis de jour,
Ornés de vrais oiseaux
Qui marchent sur le tour,

Douces colonnes, ô
L’orchestre de fuseaux !
Chacun immole son
Silence à l’unisson.

— Que portez-vous si haut,
Égales radieuses ?
— Au désir sans défaut
Nos grâces studieuses !


Nous chantons à la fois
Que nous portons les cieux  !
Ô seule et sage voix
Qui chantes pour les yeux !

Vois quels hymnes candides !
Quelle sonorité
Nos éléments limpides
Tirent de la clarté !

Si froides et dorées
Nous fûmes de nos lits
Par le ciseau tirées,
Pour devenir ces lys !

De nos lits de cristal
Nous fûmes éveillées,
Des griffes de métal
Nous ont appareillées.

Pour affronter la lune,
La lune et le soleil,
On nous polit chacune
Comme ongle de l’orteil  !


Servantes sans genoux,
Sourires sans figures,
La belle devant nous
Se sent les jambes pures.

Pieusement pareilles,
Le nez sous le bandeau
Et nos riches oreilles
Sourdes au blanc fardeau,

Un temple sur les yeux
Noirs pour l’éternité,
Nous allons sans les dieux
À la divinité !

Nos antiques jeunesses,
Chair mate et belles ombres,
Sont fières des finesses
Qui naissent par les nombres !

Filles des nombres d’or,
Fortes des lois du ciel,
Sur nous tombe et s’endort
Un dieu couleur de miel.


Il dort content, le Jour,
Que chaque jour offrons
Sur la table d’amour
Étale sur nos fronts.

Incorruptibles sœurs,
Mi-brûlantes, mi-fraîches,
Nous prîmes pour danseurs
Brises et feuilles sèches,

Et les siècles par dix,
Et les peuples passés,
C’est un profond jadis,
Jadis jamais assez !

Sous nos mêmes amours
Plus lourdes que le monde
Nous traversons les jours
Comme une pierre l’onde !

Nous marchons dans le temps
Et nos corps éclatants
Ont des pas ineffables
Qui marquent dans les fables…


L’ABEILLE

À Francis de Miomandre.


Quelle, et si fine, et si mortelle,
Que soit ta pointe, blonde abeille,
Je n’ai, sur ma tendre corbeille,
Jeté qu’un songe de dentelle.

Pique du sein la gourde belle,
Sur qui l’Amour meurt ou sommeille,
Qu’un peu de moi-même vermeille
Vienne à la chair ronde et rebelle !

J’ai grand besoin d’un prompt tourment :
Un mal vif et bien terminé
Vaut mieux qu’un supplice dormant !

Soit donc mon sens illuminé
Par cette infime alerte d’or
Sans qui l’Amour meurt ou s’endort !

POÉSIE


Par la surprise saisie,
Une bouche qui buvait
Au sein de la Poésie
En sépare son duvet :

— Ô ma mère Intelligence,
De qui la douceur coulait,
Quelle est cette négligence
Qui laisse tarir son lait ?

À peine sur ta poitrine,
Accablé de blancs liens,
Me berçait l’onde marine
De ton cœur chargé de biens ;

À peine, dans ton ciel sombre,
Abattu sur ta beauté,
Je sentais, à boire l’ombre,
M’envahir une clarté !


Dieu perdu dans son essence,
Et délicieusement
Docile à la connaissance
Du suprême apaisement,

Je touchais à la nuit pure,
Je ne savais plus mourir,
Car un fleuve sans coupure
Me semblait me parcourir...

Dis, par quelle crainte vaine,
Par quelle ombre de dépit,
Cette merveilleuse veine
À mes lèvres se rompit ?

Ô rigueur, tu m’es un signe
Qu’à mon âme je déplus !
Le silence au vol de cygne
Entre nous ne règne plus !

Immortelle, ta paupière
Me refuse mes trésors,
Et la chair s’est faite pierre
Qui fut tendre sous mon corps !


Des cieux même tu me sèvres,
Par quel injuste retour ?
Que seras-tu sans mes lèvres ?
Que serai-je sans amour ?

Mais la Source suspendue
Lui répond sans dureté :
— Si fort vous m’avez mordue
Que mon cœur s’est arrêté !


LES PAS


Tes pas, enfants de mon silence,
Saintement, lentement placés,
Vers le lit de ma vigilance
Procèdent muets et glacés.

Personne pure, ombre divine,
Qu’ils sont doux, tes pas retenus !
Dieux !... tous les dons que je devine
Viennent à moi sur ces pieds nus !

Si, de tes lèvres avancées,
Tu prépares pour l’apaiser,
À l'habitant de mes pensées
La nourriture d’un baiser,

Ne hâte pas cet acte tendre,
Douceur d’être et de n’être pas,
Car j’ai vécu de vous attendre,
Et mon cœur n’était que vos pas.


LA CEINTURE


Quand le ciel couleur d’une joue
Laisse enfin les yeux le chérir
Et qu’au point doré de périr
Dans les roses le temps se joue,

Devant le muet de plaisir
Qu’enchaîne une telle peinture,
Danse une Ombre à libre ceinture
Que le soir est près de saisir.

Cette ceinture vagabonde
Fait dans le souffle aérien
Frémir le suprême lien
De mon silence avec ce monde...

Absent, présent... Je suis bien seul,
Et sombre, ô suave linceul !


LA DORMEUSE

À Lucien Fabre.


Quels secrets dans son cœur brûle ma jeune amie,
Âme par le doux masque aspirant une fleur ?
De quels vains aliments sa naïve chaleur
Fait ce rayonnement d’une femme endormie ?

Souffles, songes, silence, invincible accalmie,
Tu triomphes, ô paix plus puissante qu’un pleur,
Quand de ce plein sommeil l’onde grave et l’ampleur
Conspirent sur le sein d’une telle ennemie.

Dormeuse, amas doré d’ombres et d’abandons,
Ton repos redoutable est chargé de tels dons,
Ô biche avec langueur longue auprès d’une grappe,

Que malgré l’âme absente, occupée aux enfers,
Ta forme au ventre pur qu’un bras fluide drape,
Veille ; ta forme veille, et mes yeux sont ouverts.


FRAGMENTS DU NARCISSE

I


Cur aliquid vidi ?


Que tu brilles enfin, terme pur de ma course !

Ce soir, comme d’un cerf, la fuite vers la source
Ne cesse qu’il ne tombe au milieu des roseaux,
Ma soif me vient abattre au bord même des eaux.
Mais, pour désaltérer cette amour curieuse,
Je ne troublerai pas l’onde mystérieuse :
Nymphes ! si vous m’aimez, il faut toujours dormir !
La moindre âme dans l’air vous fait toutes frémir ;
Même, dans sa faiblesse, aux ombres échappée,
Si la feuille éperdue effleure la napée,
Elle suffit à rompre un univers dormant…
Votre sommeil importe à mon enchantement,
Il craint jusqu’au frisson d’une plume qui plonge !
Gardez-moi longuement ce visage pour songe
Qu’une absence divine est seule à concevoir !
Sommeil des nymphes, ciel, ne cessez de me voir !

Rêvez, rêvez de moi !… Sans vous, belles fontaines,
Ma beauté, ma douleur, me seraient incertaines.
Je chercherais en vain ce que j’ai de plus cher,
Sa tendresse confuse étonnerait ma chair,
Et mes tristes regards, ignorants de mes charmes,
À d’autres que moi-même adresseraient leurs larmes…

    Vous attendiez, peut-être, un visage sans pleurs,
Vous calmes, vous toujours de feuilles et de fleurs,
Et de l’incorruptible altitude hantées,
Ô Nymphes !… Mais docile aux pentes enchantées
Qui me firent vers vous d’invincibles chemins,
Souffrez ce beau reflet des désordres humains !

    Heureux vos corps fondus, Eaux planes et profondes !
Je suis seul !… Si les Dieux les échos et les ondes
Et si tant de soupirs permettent qu’on le soit !
Seul !… mais encor celui qui s’approche de soi
Quand il s’approche aux bords que bénit ce feuillage…
    Des cimes, l’air déjà cesse le pur pillage ;
La voix des sources change, et me parle du soir ;
Un grand calme m’écoute, où j’écoute l’espoir.
J’entends l’herbe des nuits croître dans l’ombre sainte,
Et la lune perfide élève son miroir
Jusque dans les secrets de la fontaine éteinte…

Jusque dans les secrets que je crains de savoir,
Jusque dans le repli de l’amour de soi-même,
Rien ne peut échapper au silence du soir…
La nuit vient sur ma chair lui souffler que je l’aime.
Sa voix fraîche à mes vœux tremble de consentir ;
À peine, dans la brise, elle semble mentir,
Tant le frémissement de son temple tacite
Conspire au spacieux silence d’un tel site.

    Ô douceur de survivre à la force du jour,
Quand elle se retire enfin rose d’amour,
Encore un peu brûlante, et lasse, mais comblée,
Et de tant de trésors tendrement accablée
Par de tels souvenirs qu’ils empourprent sa mort,
Et qu’ils la font heureuse agenouiller dans l’or,
Puis s’étendre, se fondre, et perdre sa vendange,
Et s’éteindre en un songe en qui le soir se change.
    Quelle perte en soi-même offre un si calme lieu !
L’âme, jusqu’à périr, s’y penche pour un Dieu
Qu’elle demande à l’onde, onde déserte, et digne
Sur son lustre, du lisse effacement d’un cygne…
    À cette onde jamais ne burent les troupeaux !
D’autres, ici perdus, trouveraient le repos,
Et dans la sombre terre, un clair tombeau qui s’ouvre…
Mais ce n’est pas le calme, hélas ! que j’y découvre !

Quand l’opaque délice où dort cette clarté,
Cède à mon corps l’horreur du feuillage écarté,
Alors, vainqueur de l’ombre, ô mon corps tyrannique,
Repoussant aux forêts leur épaisseur panique,
Tu regrettes bientôt leur éternelle nuit !
Pour l’inquiet Narcisse, il n’est ici qu’ennui !
Tout m’appelle et m’enchaîne à la chair lumineuse
Que m’oppose des eaux la paix vertigineuse !

Que je déplore ton éclat fatal et pur,
Si mollement de moi, fontaine environnée,
Où puisèrent mes yeux dans un mortel azur,
Les yeux mêmes et noirs de leur âme étonnée !

Profondeur, profondeur, songes qui me voyez,
    Comme ils verraient une autre vie,
Dites, ne suis-je pas celui que vous croyez,
    Votre corps vous fait-il envie ?

Cessez, sombres esprits, cet ouvrage anxieux
    Qui se fait dans l'âme qui veille ;
Ne cherchez pas en vous, n’allez surprendre aux cieux
    Le malheur d’être une merveille :
Trouvez dans la fontaine un corps délicieux…

Prenant à vos regards cette parfaite proie,
Du monstre de s’aimer faites-vous un captif ;
Dans les errants filets de vos longs cils de soie
Son gracieux éclat vous retienne pensif ;

Mais ne vous flattez pas de le changer d’empire.
    Ce cristal est son vrai séjour ;
    Les efforts mêmes de l’amour
Ne le sauraient de l’onde extraire qu’il n’expire…

PIRE.
PIRE. Pire ?…
PIRE. Pire ?… Quelqu’un redit Pire… Ô moqueur !
Écho lointaine est prompte à rendre son oracle !
De son rire enchanté, le roc brise mon cœur,
    Et le silence, par miracle,
Cesse !… parle, renaît, sur la face des eaux…
Pire ?…
Pire ?… Pire destin !… Vous le dites, roseaux,
Qui reprîtes des vents ma plainte vagabonde !
Antres, qui me rendez mon âme plus profonde,
Vous renflez de votre ombre une voix qui se meurt…
Vous me le murmurez, ramures !… Ô rumeur
Déchirante, et docile aux souffles sans figure,
Votre or léger s’agite, et joue avec l’augure…

Tout se mêle de moi, brutes divinités !
Mes secrets dans les airs sonnent ébruités,
Le roc rit ; l’arbre pleure ; et par sa voix charmante,
Je ne puis jusqu’aux cieux que je ne me lamente
D’appartenir sans force d’éternels attraits !
Hélas ! entre les bras qui naissent des forêts,
Une tendre lueur d’heure ambiguë existe…
Là, d’un reste du jour, se forme un fiancé,
Nu, sur la place pâle où m’attire l’eau triste,
Délicieux démon désirable et glacé !

Te voici, mon doux corps de lune et de rosée,
Ô forme obéissante à mes vœux opposée !
Qu’ils sont beaux, de mes bras les dons vastes et vains !
Mes lentes mains, dans l’or adorable se lassent
D’appeler ce captif que les feuilles enlacent ;
Mon cœur jette aux échos l’éclat des noms divins !

    Mais que ta bouche est belle en ce muet blasphème !

Ô semblable !… Et pourtant plus parfait que moi-même,
Éphémère immortel, si clair devant mes yeux,
Pâles membres de perle, et ces cheveux soyeux,
Faut-il qu’à peine aimés, l’ombre les obscurcisse,

Et que la nuit déjà nous divise, ô Narcisse,
Et glisse entre nous deux le fer qui coupe un fruit !
Qu’as-tu ?
Qu’as-tu ? Ma plainte même est funeste ?…
Qu’as-tu ? Ma plainte même est funeste ?… Le bruit
Du souffle que j’enseigne à tes lèvres, mon double,
Sur la limpide lame a fait courir un trouble !…
Tu trembles !… Mais ces mots que j’expire à genoux
Ne sont pourtant qu’une âme hésitante entre nous,
Entre ce front si pur et ma lourde mémoire…
Je suis si près de toi que je pourrais te boire,
Ô visage !… Ma soif est un esclave nu…
    Jusqu’à ce temps charmant je m’étais inconnu,
Et je ne savais pas me chérir et me joindre !
Mais te voir, cher esclave, obéir à la moindre
Des ombres dans mon cœur se fuyant à regret,
Voir sur mon front l’orage et les feux d’un secret,
Voir, ô merveille, voir ! ma bouche nuancée
Trahir… peindre sur l’onde une fleur de pensée,
Et quels événements étinceler dans l’œil !
J’y trouve un tel trésor d’impuissance et d’orgueil,
Que nulle vierge enfant échappée au satyre,
Nulle ! aux fuites habiles, aux chutes sans émoi,
Nulle des nymphes, nulle amie, ne m’attire
Comme tu fais sur l’onde, inépuisable Moi !…


II

    Fontaine, ma fontaine, eau froidement présente,
Douce aux purs animaux, aux humains complaisante
Qui d’eux-mêmes tentés suivent au fond la mort,
Tout est songe pour toi, Sœur tranquille du Sort !
À peine en souvenir change-t-il un présage,
Que pareille sans cesse à son fuyant visage,
Sitôt de ton sommeil les cieux te sont ravis !
Mais si pure tu sois des êtres que tu vis,
Onde, sur qui les ans passent comme les nues,
Que de choses pourtant doivent t’être connues,
Astres, roses, saisons, les corps et leurs amours !
    Claire, mais si profonde, une nymphe toujours
Effleurée, et vivant de tout ce qui l’approche,
Nourrit quelque sagesse à l’abri de sa roche,
À l’ombre de ce jour qu’elle peint sous les bois.
Elle sait à jamais les choses d’une fois…
    Ô présence pensive, eau calme qui recueilles
Tout un sombre trésor de fables et de feuilles,
L’oiseau mort, le fruit mûr, lentement descendus,
Et les rares lueurs des clairs anneaux perdus.

Tu consommes en toi leur perte solennelle ;
Mais, sur la pureté de ta face éternelle,
L’amour passe et périt…
L’amour passe et périt… Quand le feuillage épars
Tremble, commence à fuir, pleure de toutes parts,
Tu vois du sombre amour s’y mêler la tourmente,
L’amant brûlant et dur ceindre la blanche amante,
Vaincre l’âme… Et tu sais selon quelle douceur
Sa main puissante passe à travers l’épaisseur
Des tresses que répand la nuque précieuse,
S’y repose, et se sent forte et mystérieuse ;
Elle parle à l’épaule et règne sur la chair.
    Alors les yeux fermés à l’éternel éther
Ne voient plus que le sang qui dore leurs paupières ;
Sa pourpre redoutable obscurcit les lumières
D’un couple aux pieds confus qui se mêle, et se ment.
Ils gémissent… La Terre appelle doucement
Ces grands corps chancelants, qui luttent bouche à bouche,
Et qui, du vierge sable osant battre la couche,
Composeront d’amour un monstre qui se meurt…
Leurs souffles ne font plus qu’une heureuse rumeur,
L’âme croit respirer l’âme toute prochaine,
Mais tu sais mieux que moi, vénérable fontaine,
Quels fruits forment toujours ces moments enchantés !
    Car, à peine les cœurs calmes et contentés

D’une ardente alliance expirée en délices,
Des amants détachés tu mires les malices,
Tu vois poindre des jours de mensonges tissus,
Et naître mille maux trop tendrement conçus !
    Bientôt, mon onde sage, infidèle et la même,
Le Temps mène ces fous qui crurent que l’on aime
Redire à tes roseaux de plus profonds soupirs !
Vers toi, leurs tristes pas suivent leurs souvenirs…
    Sur tes bords, accablés d’ombres et de faiblesse,
Tout éblouis d’un ciel dont la beauté les blesse
Tant il garde l’éclat de leurs jours les plus beaux,
Ils vont des biens perdus trouver tous les tombeaux…
« Cette place dans l’ombre était tranquille et nôtre ! »
« L’autre aimait ce cyprès, se dit le cœur de l’autre,
« Et d’ici, nous goûtions le souffle de la mer ! »
Hélas ! la rose même est amère dans l’air…
Moins amers les parfums des suprêmes fumées
Qu’abandonnent au vent les feuilles consumées !…
    Ils respirent ce vent, marchent sans le savoir,
Foulent aux pieds le temps d’un jour de désespoir…
Ô marche lente, prompte, et pareille aux pensées
Qui parlent tour à tour aux têtes insensées !
La caresse et le meurtre hésitent dans leurs mains,
Leur cœur, qui croit se rompre au détour des chemins,
Lutte, et retient à soi son espérance étreinte.

Mais leurs esprits perdus courent ce labyrinthe
Où s’égare celui qui maudit le soleil !
Leur folle solitude, à l’égal du sommeil,
Peuple et trompe l’absence ; et leur secrète oreille
Partout place une voix qui n’a point de pareille.
Rien ne peut dissiper leurs songes absolus ;
Le soleil ne peut rien contre ce qui n’est plus !
Mais s’ils traînent dans l’or leurs yeux secs et funèbres,
Ils se sentent des pleurs défendre leurs ténèbres
Plus chères à jamais que tous les feux du jour !
Et dans ce corps caché tout marqué de l’amour
Que porte amèrement l’âme qui fut heureuse,
Brûle un secret baiser qui la rend furieuse…

Mais moi, Narcisse aimé, je ne suis curieux
Que de ma seule essence ;
Tout autre n’a pour moi qu’un cœur mystérieux,
Tout autre n’est qu’absence.
Ô mon bien souverain, cher corps, je n’ai que toi !
Le plus beau des mortels ne peut chérir que soi…
    Douce et dorée, est-il une idole plus sainte,
De toute une forêt qui se consume, ceinte,
Et sise dans l’azur vivant par tant d’oiseaux ?
Est-il don plus divin de la faveur des eaux,

Et d’un jour qui se meurt plus adorable usage
Que de rendre à mes yeux l’honneur de mon visage ?
Naisse donc entre nous que la lumière unit
De grâce et de silence un échange infini !
    Je vous salue, enfant de mon âme et de l’onde,
Cher trésor d’un miroir qui partage le monde !
Ma tendresse y vient boire, et s’enivre de voir
Un désir sur soi-même essayer son pouvoir !
    Ô qu’à tous mes souhaits, que vous êtes semblable !
Mais la fragilité vous fait inviolable,
Vous n’êtes que lumière, adorable moitié
D’une amour trop pareille à la faible amitié !
    Hélas ! la nymphe même a séparé nos charmes !
Puis-je espérer de toi que de vaines alarmes ?
Qu’ils sont doux les périls que nous pourrions choisir !
Se surprendre soi-même et soi-même saisir,
Nos mains s’entremêler, nos maux s’entre-détruire,
Nos silences longtemps de leurs songes s’instruire,
La même nuit en pleurs confondre nos yeux clos,
Et nos bras refermés sur les mêmes sanglots
Étreindre un même cœur, d’amour prêt à se fondre…
    Quitte enfin le silence, ose enfin me répondre,
Bel et cruel Narcisse, inaccessible enfant,
Tout orné de mes biens que la nymphe défend…


III

… Ce corps si pur, sait-il qu’il me puisse séduire ?
De quelle profondeur songes-tu de m’instruire,
Habitant de l’abîme, hôte si précieux
D’un ciel sombre ici-bas précipité des cieux ?…
    Ô le frais ornement de ma triste tendance
Qu’un sourire si proche, et plein de confidence,
Et qui prête à ma lèvre une ombre de danger
Jusqu’à me faire craindre un désir étranger !
Quel souffle vient à l’onde offrir ta froide rose !…
J’aime… J’aime !… Et qui donc peut aimer autre chose
Que soi-même ?…
Que soi-même ?… Toi seul, ô mon corps, mon cher corps,
Je t’aime, unique objet qui me défends des morts !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Formons, toi sur ma lèvre, et moi, dans mon silence,
Une prière aux dieux qu’émus de tant d’amour
Sur sa pente de pourpre ils arrêtent le jour !…
Faites, Maîtres heureux, Pères des justes fraudes,
Dites qu’une lueur de rose ou d’émeraudes

Que des songes du soir votre sceptre reprit,
Pure, et toute pareille au plus pur de l’esprit,
Attende, au sein des cieux, que tu vives et veuilles,
Près de moi, mon amour, choisir un lit de feuilles,
Sortir tremblant du flanc de la nymphe au cœur froid,
Et sans quitter mes yeux, sans cesser d’être moi,
Tendre ta forme fraîche, et cette claire écorce…
Oh ! te saisir enfin !… Prendre ce calme torse
Plus pur que d’une femme et non formé de fruits…
Mais, d’une pierre simple est le temple où je suis,
Où je vis… Car je vis sur tes lèvres avares !…
    Ô mon corps, mon cher corps, temple qui me sépares
De ma divinité, je voudrais apaiser
Votre bouche… Et bientôt, je briserais, baiser,
Ce peu qui nous défend de l’extrême existence,
Cette tremblante, frêle, et pieuse distance
Entre moi-même et l’onde, et mon âme, et les dieux !…
    Adieu… Sens-tu frémir mille flottants adieux ?
Bientôt va frissonner le désordre des ombres!
L’arbre aveugle vers l’arbre étend ses membres sombres,
Et cherche affreusement l’arbre qui disparaît…
Mon âme ainsi se perd dans sa propre forêt,
Où la puissance échappe à ses formes suprêmes…
L’âme, l’âme aux yeux noirs, touche aux ténèbres mêmes,
Elle se fait immense et ne rencontre rien…

Entre la mort et soi, quel regard est le sien !

    Dieux ! de l’auguste jour, le pâle et tendre reste
Va des jours consumés joindre le sort funeste ;
Il s’abîme aux enfers du profond souvenir !
Hélas ! corps misérable, il est temps de s’unir…
Penche-toi… Baise-toi. Tremble de tout ton être !
L’insaisissable amour que tu me vins promettre
Passe, et dans un frisson, brise Narcisse, et fuit…


LA PYTHIE


À Pierre Louÿs.
Hæc effata silet ; pallor simul occupat ora.
Virgile, Æn., IV.


La Pythie, exhalant la flamme
De naseaux durcis par l’encens,
Haletante, ivre, hurle !... l’âme
Affreuse, et les flancs mugissants !
Pâle, profondément mordue,
Et la prunelle suspendue
Au point le plus haut de l’horreur,
Le regard qui manque à son masque
S’arrache vivant à la vasque,
À la fumée, à la fureur !

Sur le mur, son ombre démente
Où domine un démon majeur,
Parmi l’odorante tourmente
Prodigue un fantôme nageur,
De qui la transe colossale,

Rompant les aplombs de la salle,
Si la folle tarde à hennir,
Mime de noirs enthousiasmes,
Hâte les dieux, presse les spasmes
De s’achever dans l’avenir !

Cette martyre en sueurs froides,
Ses doigts sur ses doigts se crispant,
Vocifère entre les ruades
D’un trépied qu’étrangle un serpent :
— Ah ! maudite !... Quels maux je souffre !
Toute ma nature est un gouffre !
Hélas ! Entr’ouverte aux esprits,
J’ai perdu mon propre mystère !...
Une Intelligence adultère
Exerce un corps qu’elle a compris !

Don cruel ! Maître immonde, cesse
Vite, vite, ô divin ferment,
De feindre une vaine grossesse
Dans ce pur ventre sans amant !
Fais finir cette horrible scène !
Vois de tout mon corps l’arc obscène
Tendre à se rompre pour darder,
Comme son trait le plus infâme,

Implacablement au ciel l’âme
Que mon sein ne peut plus garder !

Qui me parle, à ma place même ?
Quel écho me répond : Tu mens !
Qui m’illumine ?... Qui blasphème ?
Et qui, de ces mots écumants,
Dont les éclats hachent ma langue,
La fait brandir une harangue
Brisant la bave et les cheveux
Que mâche et trame le désordre
D’une bouche qui veut se mordre
Et se reprendre ses aveux ?

Dieu ! Je ne me connais de crime
Que d’avoir à peine vécu !...
Mais si tu me prends pour victime
Et sur l’autel d’un corps vaincu
Si tu courbes un monstre, tue
Ce monstre, et la bête abattue,
Le col tranché, le chef produit
Par les crins qui tirent les tempes,
Que cette plus pâle des lampes
Saisisse de marbre la nuit !


Alors, par cette vagabonde
Morte, errante, et lune à jamais,
Soit l’eau des mers surprise, et l’onde
Astreinte à d’éternels sommets !
Que soient les humains faits statues,
Les cœurs figés, les âmes tues,
Et par les glaces de mon œil,
Puisse un peuple de leurs paroles
Durcir en un peuple d’idoles
Muet de sottise et d’orgueil !

Eh ! Quoi !... Devenir la vipère
Dont tout le ressort de frissons
Surprend la chair que désespère
Sa multitude de tronçons !...
Reprendre une lutte insensée !...
Tourne donc plutôt ta pensée
Vers la joie enfuie, et reviens,
Ô mémoire, à cette magie
Qui ne tirait son énergie
D’autres arcanes que des tiens !

Mon cher corps... Forme préférée,
Fraîcheur par qui ne fut jamais
Aphrodite désaltérée,

Intacte nuit, tendres sommets,
Et vos partages indicibles
D’une argile en îles sensibles,
Douce matière de mon sort,
Quelle alliance nous vécûmes,
Avant que le don des écumes
Ait fait de toi ce corps de mort !

Toi, mon épaule, où l’or se joue
D’une fontaine de noirceur,
J’aimais de te joindre ma joue
Fondue à sa même douceur !...
Ou, soulevés à mes narines,
Ouverte aux distances marines,
Les mains pleines de seins vivants,
Entre mes bras aux belles anses
Mon abîme a bu les immenses
Profondeurs qu’apportent les vents !

Hélas ! ô roses, toute lyre
Contient la modulation !
Un soir, de mon triste délire
Parut la constellation !
Le temple se change dans l’antre,
Et l’ouragan des songes entre

Au même ciel qui fut si beau !
Il faut gémir, il faut atteindre
Je ne sais quelle extase, et ceindre
Ma chevelure d’un lambeau !

Ils m’ont connue aux bleus stigmates
Apparus sur ma pauvre peau ;
Ils m’assoupirent d’aromates
Laineux et doux comme un troupeau ;
Ils ont, pour vivant amulette,
Touché ma gorge qui halète
Sous les ornements vipérins ;
Étourdie, ivre d’empyreumes,
Ils m’ont, au murmure des neumes,
Rendu des honneurs souterrains.

Qu’ai-je donc fait qui me condamne
Pure, à ces rites odieux ?
Une sombre carcasse d’âne
Eût bien servi de ruche aux dieux !
Mais une vierge consacrée,
Une conque neuve et nacrée
Ne doit à la divinité
Que sacrifice et que silence,
Et cette intime violence

Que se fait la virginité !

Pourquoi, Puissance Créatrice,
Auteur du mystère animal,
Dans cette vierge pour matrice,
Semer les merveilles du mal ?
Sont-ce les dons que tu m’accordes ?
Crois-tu, quand se brisent les cordes,
Que le son jaillisse plus beau ?
Ton plectre a frappé sur mon torse,
Mais tu ne lui laisses la force
Que de sonner comme un tombeau !

Sois clémente, sois sans oracles !
Et de tes merveilleuses mains,
Change en caresses les miracles,
Retiens les présents surhumains !
C’est en vain que tu communiques
À nos faibles tiges, d’uniques
Commotions de ta splendeur !
L’eau tranquille est plus transparente
Que toute tempête parente
D’une confuse profondeur !

Va, la lumière la divine

N’est pas l’épouvantable éclair
Qui nous devance et nous devine
Comme un songe cruel et clair !
Il éclate !... Il va nous instruire !...
Non !... La solitude vient luire
Dans la plaie immense des airs
Où nulle pâle architecture,
Mais la déchirante rupture
Nous imprime de purs déserts !

N’allez donc, mains universelles,
Tirer de mon front orageux
Quelques suprêmes étincelles !
Les hasards font les mêmes jeux !
Le passé, l’avenir sont frères
Et par leurs visages contraire
Une seule tête pâlit
De ne voir, où qu’elle regarde,
Qu’une même absence hagarde
D’îles plus belles que l’oubli.

Noirs témoins de tant de lumières
Ne cherchez plus... Pleurez, mes yeux !
Ô pleurs dont les sources premières
Sont trop profondes dans les cieux !...

Jamais plus amère demande !...
Mais la prunelle la plus grande
De ténèbres se doit nourrir !...
Tenant notre race atterrée,
La distance désespérée
Nous laisse le temps de mourir !

Entends, mon âme, entends ces fleuves !
Quelles cavernes sont ici ?
Est-ce mon sang ?... Sont-ce les neuves
Rumeurs des ondes sans merci ?
Mes secrets sonnent leurs aurores !
Tristes airains, tempes sonores,
Que dites-vous de l’avenir !
Frappez, frappez, dans une roche,
Abattez l’heure la plus proche...
Mes deux natures vont s’unir !

Ô formidablement gravie,
Et sur d’effrayants échelons,
Je sens dans l’arbre de ma vie
La mort monter de mes talons !
Le long de ma ligne frileuse
Le doigt mouillé de la fileuse
Trace une atroce volonté !

Et par sanglots grimpe la crise
Jusque dans ma nuque où se brise
Une cime de volupté !

Ah ! brise les portes vivantes !
Fais craquer les vains scellements
Épais troupeau des épouvantes,
Hérissé d’étincellements !
Surgis des étables funèbres
Où te nourrissaient mes ténèbres
De leur fabuleuse foison !
Bondis, de rêves trop repue,
Ô horde épineuse et crépue,
Et viens fumer dans l’or, Toison !

*


Telle, toujours plus tourmentée,
Déraisonne, râle et rugit
La prophétesse fomentée
Par les souffles de l’or rougi.
Mais enfin le ciel se déclare !
L’oreille du pontife hilare
S’aventure vers le futur :

Une attente sainte la penche,
Car une voix nouvelle et blanche
Échappe de ce corps impur.

*


Honneur des Hommes, Saint LANGAGE,
Discours prophétique et paré,
Belles chaînes en qui s’engage
Le dieu dans la chair égaré,
Illumination, largesse !
Voici parler une Sagesse
Et sonner cette auguste Voix
Qui se connaît quand elle sonne
N’être plus la voix de personne
Tant que des ondes et des bois !


LE SYLPHE

Ni vu ni connu
Je suis le parfum
Vivant et défunt
Dans le vent venu !

Ni vu ni connu
Hasard ou génie ?
À peine venu
La tâche est finie !

Ni lu ni compris ?
Aux meilleurs esprits
Que d’erreurs promises !

Ni vu ni connu,
Le temps d’un sein nu
Entre deux chemises !

L’INSINUANT


Ô courbes, méandre,
Secrets du menteur,
Est-il art plus tendre
Que cette lenteur ?

Je sais où je vais,
Je t’y veux conduire,
Mon dessein mauvais
N’est pas de te nuire...

Quoique souriante
En pleine fierté,
Tant de liberté
Te désoriente ?

Ô Courbes, méandres,
Secrets du menteur,
Je veux faire attendre
Le mot le plus tendre.

LA FAUSSE MORTE


Humblement, tendrement, sur le tombeau charmant
          Sur l’insensible monument,
Que d’ombres, d’abandons, et d’amour prodiguée,
Forme ta grâce fatiguée,
Je meurs, je meurs sur toi, je tombe et je m’abats,

Mais à peine abattu sur le sépulcre bas,
Dont la close étendue aux cendres me convie,
Cette morte apparente, en qui revient la vie,
Frémit, rouvre les yeux, m’illumine et me mord,
Et m’arrache toujours une nouvelle mort
          Plus précieuse que la vie.

ÉBAUCHE D’UN SERPENT


À Henri Ghéon.


Parmi l’arbre, la brise berce
La vipère que je vêtis ;
Un sourire, que la dent perce
Et qu’elle éclaire d’appétits,
Sur le Jardin se risque et rôde,
Et mon triangle d’émeraude
Tire sa langue à double fil…
Bête je suis, mais bête aiguë,
De qui le venin quoique vil
Laisse loin la sage ciguë !

Suave est ce temps de plaisance !
Tremblez, mortels ! Je suis bien fort
Quand jamais à ma suffisance,
Je bâille à briser le ressort !
La splendeur de l’azur aiguise
Cette guivre qui me déguise
D’animale simplicité ;

Venez à moi, race étourdie !
Je suis debout et dégourdie,
Pareille à la nécessité !

Soleil, soleil !… Faute éclatante !
Toi qui masques la mort, Soleil,
Sous l’azur et l’or d’une tente
Où les fleurs tiennent leur conseil ;
Par d’impénétrables délices,
Toi, le plus fier de mes complices,
Et de mes pièges le plus haut,
Tu gardes le cœur de connaître
Que l’univers n’est qu’un défaut
Dans la pureté du Non-être !

Grand Soleil, qui sonnes l’éveil
À l’être, et de feux l’accompagnes,
Toi qui l’enfermes d’un sommeil
Trompeusement peint de campagnes,
Fauteur des fantômes joyeux
Qui rendent sujette des yeux
La présence obscure de l’âme,
Toujours le mensonge m’a plu
Que tu répands sur l’absolu,
Ô roi des ombres fait de flamme !


Verse-moi ta brute chaleur,
Où vient ma paresse glacée
Rêvasser de quelque malheur
Selon ma nature enlacée…
Ce lieu charmant qui vit la chair
Choir et se joindre m’est très cher !
Ma fureur, ici, se fait mûre ;
Je la conseille et la recuis,
Je m’écoute, et dans mes circuits,
Ma méditation murmure…

Ô Vanité ! Cause Première !
Celui qui règne dans les Cieux,
D’une voix qui fut la lumière
Ouvrit l’univers spacieux.
Comme las de son pur spectacle,
Dieu lui-même a rompu l’obstacle
De sa parfaite éternité ;
Il se fit Celui qui dissipe
En conséquences, son Principe,
En étoiles, son Unité.

Cieux, son erreur ! Temps, sa ruine !
Et l’abîme animal, béant !…
Quelle chute dans l’origine

Étincelle au lieu de néant !…
Mais, le premier mot de son Verbe,
MOI !… Des astres le plus superbe
Qu’ait parlés le fou créateur,
Je suis !… Je serai !… J’illumine
La diminution divine
De tous les feux du Séducteur !

Objet radieux de ma haine,
Vous que j’aimais éperdument,
Vous qui dûtes de la géhenne
Donner l’empire à cet amant,
Regardez-vous dans ma ténèbre !
Devant votre image funèbre,
Orgueil de mon sombre miroir,
Si profond fut votre malaise
Que votre souffle sur la glaise
Fut un soupir de désespoir !

En vain, Vous avez, dans la fange,
Pétri de faciles enfants,
Qui de Vos actes triomphants
Tout le jour Vous fissent louange !
Sitôt pétris, sitôt soufflés,
Maître Serpent les a sifflés,

Les beaux enfants que Vous créâtes !
Holà ! dit-il, nouveaux venus !
Vous êtes des hommes tout nus,
Ô bêtes blanches et béates !

À la ressemblance exécrée,
Vous fûtes faits, et je vous hais !
Comme je hais le Nom qui crée
Tant de prodiges imparfaits !
Je suis Celui qui modifie,
Je retouche au cœur qui s’y fie,
D’un doigt sûr et mystérieux !…
Nous changerons ces molles œuvres,
Et ces évasives couleuvres
En des reptiles furieux !

Mon Innombrable Intelligence
Touche dans l’âme des humains
Un instrument de ma vengeance
Qui fut assemblé de tes mains !
Et ta Paternité voilée,
Quoique, dans sa chambre étoilée,
Elle n’accueille que l’encens,
Toutefois l’excès de mes charmes
Pourra de lointaines alarmes

Troubler ses desseins tout-puissants !

Je vais, je viens, je glisse, plonge,
Je disparais dans un cœur pur !
Fut-il jamais de sein si dur
Qu’on n’y puisse loger un songe !
Qui que tu sois, ne suis-je point
Cette complaisance qui poind
Dans ton âme lorsqu’elle s’aime ?
Je suis au fond de sa faveur
Cette inimitable saveur
Que tu ne trouves qu’à toi-même !

Ève, jadis, je la surpris,
Parmi ses premières pensées,
La lèvre entr’ouverte aux esprits
Qui naissaient des roses bercés.
Cette parfaite m’apparut,
Son flanc vaste et d’or parcouru
Ne craignant le soleil ni l’homme ;
Tout offerte aux regards de l’air
L’âme encore stupide, et comme
Interdite au seuil de la chair.

Ô masse de béatitude,

Tu es si belle, juste prix
De la toute sollicitude
Des bons et des meilleurs esprits !
Pour qu’à tes lèvres ils soient pris
Il leur suffit que tu soupires !
Les plus purs s’y penchent les pires,
Les plus durs sont les plus meurtris…
Jusques à moi, tu m’attendris,
De qui relèvent les vampires !

Oui ! De mon poste de feuillage
Reptile aux extases d’oiseau,
Cependant que mon babillage
Tissait de ruses le réseau,
Je te buvais, ô belle sourde !
Calme, claire, de charmes lourde,
Je dominais furtivement,
L’œil dans l’or ardent de ta laine,
Ta nuque énigmatique et pleine
Des secrets de ton mouvement !

J’étais présent comme une odeur,
Comme l’arôme d’une idée
Dont ne puisse être élucidée
L’insidieuse profondeur !

Et je t’inquiétais, candeur,
Ô chair mollement décidée,
Sans que je t’eusse intimidée,
À chanceler dans la splendeur !
Bientôt, je t’aurai, je parie,
Déjà ta nuance varie !

(La superbe simplicité
Demande d’immense égards !
Sa transparence de regards,
Sottise, orgueil, félicité,
Gardent bien la belle cité !
Sachons lui créer des hasards,
Et par ce plus rare des arts,
Soit le cœur pur sollicité ;
C’est là mon fort, c’est là mon fin,
À moi les moyens de ma fin !)

Or, d’une éblouissante bave,
Filons les systèmes légers
Où l’oisive et l’Ève suave
S’engage en de vagues dangers !
Que sous une charge de soie
Tremble la peau de cette proie
Accoutumée au seul azur !…

Mais de gaze point de subtile,
Ni de fil invisible et sûr,
Plus qu’une trame de mon style !

Dore, langue ! dore-lui les
Plus doux des dits que tu connaisses !
Allusions, fables, finesses,
Mille silences ciselés,
Use de tout ce qui lui nuise :
Rien qui ne flatte et ne l’induise
À se perdre dans mes desseins,
Docile à ces pentes qui rendent
Aux profondeurs des bleus bassins
Les ruisseaux qui des cieux descendent !

Ô quelle prose non pareille,
Que d’esprit n’ai-je pas jeté
Dans le dédale duveté
De cette merveilleuse oreille !
Là, pensais-je, rien de perdu ;
Tout profite au cœur suspendu !
Sûr triomphe ! si ma parole,
De l’âme obsédant le trésor,
Comme une abeille une corolle
Ne quitte plus l’oreille d’or !


« Rien, lui soufflais-je, n’est moins sûr
Que la parole divine, Ève !
Une science vive crève
L’énormité de ce fruit mûr
N’écoute l’Être vieil et pur
Qui maudit la morsure brève
Que si ta bouche fait un rêve,
Cette soif qui songe à la sève,
Ce délice à demi futur,
C’est l’éternité fondante, Ève ! »

Elle buvait mes petits mots
Qui bâtissaient une œuvre étrange ;
Son œil, parfois, perdait un ange
Pour revenir à mes rameaux.
Le plus rusé des animaux
Qui te raille d’être si dure,
Ô perfide et grosse de maux,
N’est qu’une voix dans la verdure.
— Mais sérieuse l’Ève était
Qui sous la branche l’écoutait !

« Âme, disais-je, doux séjour
De toute extase prohibée,
Sens-tu la sinueuse amour

Que j’ai du Père dérobée ?
Je l’ai, cette essence du Ciel,
À des fins plus douces que miel
Délicatement ordonnée…
Prends de ce fruit… Dresse ton bras !
Pour cueillir ce que tu voudras
Ta belle main te fut donnée ! »

Quel silence battu d’un cil !
Mais quel souffle sous le sein sombre
Que mordait l’Arbre de son ombre !
L’autre brillait, comme un pistil !
Siffle, siffle ! me chantait-il !
Et je sentais frémir le nombre,
Tout le long de mon fouet subtil,
De ces replis dont je m’encombre :
Ils roulaient depuis le béryl
De ma crête, jusqu’au péril !

Génie ! Ô longue impatience !
À la fin, les temps sont venus,
Qu’un pas vers la neuve Science
Va donc jaillir de ces pieds nus !
Le marbre aspire, l’or se cambre !
Ces blondes bases d’ombre et d’ambre

Tremblent au bord du mouvement !…
Elle chancelle, la grande urne,
D’où va fuir le consentement
De l’apparente taciturne !

Du plaisir que tu te proposes
Cède, cher corps, cède aux appâts !
Que ta soif de métamorphoses
Autour de l’Arbre du Trépas
Engendre une chaîne de poses !
Viens sans venir ! forme des pas
Vaguement comme lourds de roses…
Danse cher corps… Ne pense pas !
Ici les délices sont causes
Suffisantes au cours des choses !…

Ô follement que je m’offrais
Cette infertile jouissance :
Voir le long pur d’un dos si frais
Frémir la désobéissance !…
Déjà délivrant son essence
De sagesse et d’illusions,
Tout l’Arbre de la Connaissance
Échevelé de visions,
Agitait son grand corps qui plonge

Au soleil, et suce le songe !

Arbre, grand Arbre, Ombre des Cieux,
Irrésistible Arbre des arbres,
Qui dans les faiblesses des marbres,
Poursuis des sucs délicieux,
Toi qui pousses tels labyrinthes
Par qui les ténèbres étreintes
S’iront perdre dans le saphir
De l’éternelle matinée,
Douce perte, arôme ou zéphir,
Ou colombe prédestinée,

Ô Chanteur, ô secret buveur
Des plus profondes pierreries,
Berceau du reptile rêveur
Qui jeta l’Ève en rêveries,
Grand Être agité de savoir,
Qui toujours, comme pour mieux voir,
Grandis à l’appel de ta cime,
Toi qui dans l’or très pur promeus
Tes bras durs, tes rameaux fumeux,
D’autre part, creusant vers l’abîme,

Tu peux repousser l’infini

Qui n’est fait que de ta croissance,
Et de la tombe jusqu’au nid
Te sentir toute Connaissance !
Mais ce vieil amateur d’échecs,
Dans l’or oisif des soleils secs,
Sur ton branchage vient se tordre ;
Ses yeux font frémir ton trésor.
Il en cherra des fruits de mort,
De désespoir et de désordre !

Beau serpent, bercé dans le bleu,
Je siffle, avec délicatesse,
Offrant à la gloire de Dieu
Le triomphe de ma tristesse…
Il me suffit que dans les airs,
L’immense espoir de fruits amers
Affole les fils de la fange…
— Cette soif qui te fit géant,
Jusqu’à l’Être exalte l’étrange
Toute-Puissance du Néant !

LES GRENADES


Dures grenades entr’ouvertes
Cédant à l’excès de vos grains,
Je crois voir des fronts souverains
Éclatés de leurs découvertes !

Si les soleils par vous subis,
Ô grenades entre-bâillées
Vous ont fait d’orgueil travaillées
Craquer les cloisons de rubis,

Et que si l’or sec de l’écorce
À la demande d’une force
Crève en gemmes rouges de jus,

Cette lumineuse rupture
Fait rêver une âme que j’eus
De sa secrète architecture.

LE VIN PERDU

J’ai, quelque jour, dans l’Océan,
(Mais je ne sais plus sous quels cieux),
Jeté, comme offrande au néant,
Tout un peu de vin précieux…

Qui voulut ta perte, ô liqueur ?
J’obéis peut-être au devin ?
Peut-être au souci de mon cœur,
Songeant au sang, versant le vin,

Sa transparence accoutumée
Après une rose fumée
Reprit aussi pure la mer…

Perdu ce vin, ivres les ondes !…
J’ai vu bondir dans l’air amer
Les figures les plus profondes…


INTÉRIEUR

Une esclave aux longs yeux chargés de molles chaînes
Change l’eau de mes fleurs, plonge aux glaces prochaines,
Au lit mystérieux prodigue ses doigts purs ;
Elle met une femme au milieu de ces murs
Qui, dans ma rêverie errant avec décence,
Passe entre mes regards sans briser leur absence,
Comme passe le verre au travers du soleil,
Et de la raison pure épargne l’appareil.


LE CIMETIÈRE MARIN

Μή, φίλα ψυχά, βίον ἀθάνατον σπεῦδε, τὰν δ’ ἔμπρακτον ἄντλεῖ μαχανάν.
Pindare, Pythiques, III.


Ce toit tranquille, où marchent des colombes,
Entre les pins palpite, entre les tombes ;
Midi le juste y compose de feux
La mer, la mer, toujours recommencée !
Ô récompense après une pensée
Qu’un long regard sur le calme des dieux !

Quel pur travail de fins éclairs consume
Maint diamant d’imperceptible écume,
Et quelle paix semble se concevoir !
Quand sur l’abîme un soleil se repose,
Ouvrages purs d’une éternelle cause,
Le Temps scintille et le Songe est savoir.

Stable trésor, temple simple à Minerve,
Masse de calme, et visible réserve,

Eau sourcilleuse, Œil qui gardes en toi
Tant de sommeil sous un voile de flamme,
Ô mon silence !… Édifice dans l’âme,
Mais comble d’or aux mille tuiles, Toit !

Temple du Temps, qu’un seul soupir résume,
À ce point pur je monte et m’accoutume,
Tout entouré de mon regard marin ;
Et comme aux dieux mon offrande suprême,
La scintillation sereine sème
Sur l’altitude un dédain souverain.

Comme le fruit se fond en jouissance,
Comme en délice il change son absence
Dans une bouche où sa forme se meurt,
Je hume ici ma future fumée,
Et le ciel chante à l’âme consumée
Le changement des rives en rumeur.

Beau ciel, vrai ciel, regarde-moi qui change !
Après tant d’orgueil, après tant d’étrange
Oisiveté, mais pleine de pouvoir,
Je m’abandonne à ce brillant espace,
Sur les maisons des morts mon ombre passe
Qui m’apprivoise à son frêle mouvoir.


L’âme exposée aux torches du solstice,
Je te soutiens, admirable justice
De la lumière aux armes sans pitié !
Je te rends pure à ta place première :
Regarde-toi !… Mais rendre la lumière
Suppose d’ombre une morne moitié.

Ô pour moi seul, à moi seul, en moi-même,
Auprès d’un cœur, aux sources du poème,
Entre le vide et l’événement pur,
J’attends l’écho de ma grandeur interne,
Amère, sombre, et sonore citerne,
Sonnant dans l’âme un creux toujours futur !

Sais-tu, fausse captive des feuillages,
Golfe mangeur de ces maigres grillages,
Sur mes yeux clos, secrets éblouissants,
Quel corps me traîne à sa fin paresseuse,
Quel front l’attire à cette terre osseuse ?
Une étincelle y pense à mes absents.

Fermé, sacré, plein d’un feu sans matière,
Fragment terrestre offert à la lumière,
Ce lieu me plaît, dominé de flambeaux,
Composé d’or, de pierre et d’arbres sombres,

Où tant de marbre est tremblant sur tant d’ombres ;
La mer fidèle y dort sur mes tombeaux !

Chienne splendide, écarte l’idolâtre !
Quand, solitaire au sourire de pâtre,
Je pais longtemps, moutons mystérieux,
Le blanc troupeau de mes tranquilles tombes,
Éloignes-en les prudentes colombes,
Les songes vains, les anges curieux !

Ici venu, l’avenir est paresse.
L’insecte net gratte la sécheresse ;
Tout est brûlé, défait, reçu dans l’air
À je ne sais quelle sévère essence…
La vie est vaste, étant ivre d’absence,
Et l’amertume est douce, et l’esprit clair.

Les morts cachés sont bien dans cette terre
Qui les réchauffe et sèche leur mystère.
Midi là-haut, Midi sans mouvement
En soi se pense et convient à soi-même…
Tête complète et parfait diadème,
Je suis en toi le secret changement.

Tu n’as que moi pour contenir tes craintes !

Mes repentirs, mes doutes, mes contraintes
Sont le défaut de ton grand diamant…
Mais dans leur nuit toute lourde de marbres,
Un peuple vague aux racines des arbres
A pris déjà ton parti lentement.

Ils ont fondu dans une absence épaisse,
L’argile rouge a bu la blanche espèce,
Le don de vivre a passé dans les fleurs !
Où sont des morts les phrases familières,
L’art personnel, les âmes singulières ?
La larve file où se formaient des pleurs.

Les cris aigus des filles chatouillées,
Les yeux, les dents, les paupières mouillées,
Le sein charmant qui joue avec le feu,
Le sang qui brille aux lèvres qui se rendent,
Les derniers dons, les doigts qui les défendent,
Tout va sous terre et rentre dans le jeu !

Et vous, grande âme, espérez-vous un songe
Qui n’aura plus ces couleurs de mensonge
Qu’aux yeux de chair l’onde et l’or font ici ?
Chanterez-vous quand serez vaporeuse ?
Allez ! Tout fuit ! Ma présence est poreuse,

La sainte impatience meurt aussi !

Maigre immortalité noire et dorée,
Consolatrice affreusement laurée,
Qui de la mort fait un sein maternel,
Le beau mensonge et la pieuse ruse !
Qui ne connaît, et qui ne les refuse,
Ce crâne vide et ce rire éternel !

Pères profonds, têtes inhabitées,
Qui sous le poids de tant de pelletées,
Êtes la terre et confondez nos pas,
Le vrai rongeur, le ver irréfutable
N’est point pour vous qui dormez sous la table,
Il vit de vie, il ne me quitte pas !

Amour, peut-être, ou de moi-même haine ?
Sa dent secrète est de moi si prochaine
Que tous les noms lui peuvent convenir !
Qu’importe ! Il voit, il veut, il songe, il touche !
Ma chair lui plaît, et jusque sur ma couche,
À ce vivant je vis d’appartenir !

Zénon ! Cruel Zénon ! Zénon d’Élée !
M’as-tu percé de cette flèche ailée

Qui vibre, vole, et qui ne vole pas !
Le son m’enfante et la flèche me tue !
Ah ! le soleil… Quelle ombre de tortue
Pour l’âme, Achille immobile à grands pas !

Non, non !… Debout ! Dans l’ère successive !
Brisez, mon corps, cette forme pensive !
Buvez, mon sein, la naissance du vent !
Une fraîcheur, de la mer exhalée,
Me rend mon âme… Ô puissance salée !
Courons à l’onde en rejaillir vivant !

Oui ! Grande mer de délires douée,
Peau de panthère et chlamyde trouée
De mille et mille idoles du soleil,
Hydre absolue, ivre de ta chair bleue,
Qui te remords l’étincelante queue
Dans un tumulte au silence pareil,

Le vent se lève !… Il faut tenter de vivre !
L’air immense ouvre et referme mon livre,
La vague en poudre ose jaillir des rocs !
Envolez-vous, pages tout éblouies !
Rompez, vagues ! Rompez d’eaux réjouies
Ce toit tranquille où picoraient des focs !


ODE SECRÈTE


Chute superbe, fin si douce,
Oubli des luttes, quel délice
Que d’étendre à même la mousse
Après la danse, le corps lisse !

Jamais une telle lueur
Que ces étincelles d’été
Sur un front semé de sueur
N’avait la victoire fêté !

Mais touché par le Crépuscule,
Ce grand corps qui fit tant de choses,
Qui dansait, qui rompit Hercule,
N’est plus qu’une masse de roses !

Dormez, sous les pas sidéraux,
Vainqueur lentement désuni,
Car l’Hydre inhérente au héros
S’est éployée à l’infini…


Ô quel Taureau, quel Chien, quelle Ourse,
Quels objets de victoire énorme,
Quand elle entre aux temps sans ressource
L’âme impose à l’espace informe !

Fin suprême, étincellement
Qui, par les monstres et les dieux,
Proclame universellement
Les grands actes qui sont aux Cieux !

LE RAMEUR

À André Lebey.


Penché contre un grand fleuve, infiniment mes rames
M’arrachent à regret aux riants environs ;
Âme aux pesantes mains, pleines des avirons,
Il faut que le ciel cède au glas des lentes lames.

Le cœur dur, l’œil distrait des beautés que je bats,
Laissant autour de moi mûrir des cercles d’onde,
Je veux à larges coups rompre l’illustre monde
De feuilles et de feu que je chante tout bas.

Arbres sur qui je passe, ample et naïve moire,
Eau de ramages peinte, et paix de l’accompli,
Déchire-les, ma barque, impose-leur un pli
Qui coure du grand calme abolir la mémoire.

Jamais, charmes du jour, jamais vos grâces n’ont
Tant souffert d’un rebelle essayant sa défense :
Mais, comme les soleils m’ont tiré de l’enfance,
Je remonte à la source où cesse même un nom.


En vain, toute la nymphe énorme et continue
Empêche de bras purs mes membres harassés ;
Je romprai lentement mille liens glacés
Et les barbes d’argent de sa puissance nue.

Ce bruit secret des eaux, ce fleuve étrangement
Place mes jours dorés sous un bandeau de soie ;
Rien plus aveuglément n’use l’antique joie
Qu’un bruit de fuite égale et de nul changement.

Sous les ponts annelés, l’eau profonde me porte,
Voûtes pleines de vent, de murmure et de nuit,
Ils courent sur un front qu’ils écrasent d’ennui,
Mais dont l’os orgueilleux est plus dur que leur porte.

Leur nuit passe longtemps. L’âme baisse sous eux
Ses sensibles soleils et ses promptes paupières,
Quand, par le mouvement qui me revêt de pierres,
Je m’enfonce au mépris de tant d’azur oiseux.


Palme

À Jeannie.


De sa grâce redoutable
Voilant à peine l’éclat,
Un ange met sur ma table
Le pain tendre, le lait plat ;
Il me fait de la paupière
Le signe d’une prière
Qui parle à ma vision :
— Calme, calme, reste calme !
Connais le poids d’une palme
Portant sa profusion !

Pour autant qu’elle se plie
À l’abondance des biens,
Sa figure est accomplie,
Ses fruits lourds sont ses liens.
Admire comme elle vibre,
Et comme une lente fibre
Qui divise le moment,
Départage sans mystère

L’attirance de la terre
Et le poids du firmament !

Ce bel arbitre mobile
Entre l’ombre et le soleil,
Simule d’une sibylle
La sagesse et le sommeil.
Autour d’une même place
L’ample palme ne se lasse
Des appels ni des adieux...
Qu’elle est noble, qu’elle est tendre !
Qu’elle est digne de s’attendre
À la seule main des dieux !

L’or léger qu’elle murmure
Sonne au simple doigt de l’air,
Et d’une soyeuse armure
Charge l’âme du désert.
Une voix impérissable
Qu’elle rend au vent de sable
Qui l’arrose de ses grains,
À soi-même sert d’oracle,
Et se flatte du miracle
Que se chantent les chagrins.


Cependant qu’elle s’ignore
Entre le sable et le ciel,
Chaque jour qui luit encore
Lui compose un peu de miel.
Sa douceur est mesurée
Par la divine durée
Qui ne compte pas les jours,
Mais bien qui les dissimule
Dans un suc où s’accumule
Tout l’arôme des amours.

Parfois si l’on désespère,
Si l’adorable rigueur
Malgré tes larmes n’opère
Que sous ombre de langueur,
N’accuse pas d’être avare
Une Sage qui prépare
Tant d’or et d’autorité :
Par la sève solennelle
Une espérance éternelle
Monte à la maturité !

Ces jours qui te semblent vides
Et perdus pour l’univers
Ont des racines avides

Qui travaillent les déserts.
La substance chevelue
Par les ténèbres élue
Ne peut s’arrêter jamais
Jusqu’aux entrailles du monde,
De poursuivre l’eau profonde
Que demandent les sommets.

Patience, patience,
Patience dans l’azur !
Chaque atome de silence
Est la chance d’un fruit mûr !
Viendra l’heureuse surprise :
Une colombe, la brise,
L’ébranlement le plus doux,
Une femme qui s’appuie,
Feront tomber cette pluie
Où l’on se jette à genoux !

Qu’un peuple à présent s’écroule,
Palme !... irrésistiblement !
Dans la poudre qu’il se roule
Sur les fruits du firmament !
Tu n’as pas perdu ces heures
Si légère tu demeures

Après ces beaux abandons ;
Pareille à celui qui pense
Et dont l’âme se dépense
À s’accroître de ses dons !

POÈMES INÉDITS

Des deux poèmes qui suivent, le premier, écrit en iqiq n’a jamais été publié, le second, La Caresse, a paru dans les « Écrits Nouveaux » en 1918.

POUR VOTRE HÊTRE « SUPRÊME »

A M. A. G.

Très noble Hêtre, tout l’été,
Qui retins la splendeur esclave,
Voici ton supplice apprêté
Par un ciel froidement suave.

Cent fois rappelé des corbeaux,
L'hiver te flagelle et t'écorche ;
Au vent qui souffle des tombeaux
Les flammes tombent de ta torche !

Ton front, qui cachait l’infini,
N'est plus qu'une claire Vigie,
À qui pèse même le nid
Où l'œil perdu se réfugie !


Tout l’hiver, le regard oiseux,
Trahi par la titre bossue,
Sur la touffe où furent les œufs
Compose un songe sans issue !
Mais — ô Tristesse de saison,
Qui te consumes en toi-même,
Tu ne peux pas que ma raison
N'espère en le Hêtre Suprême !
Tant de Grâce et de Venusté !
Se peut-il que toute elle meure,
France, où le moindre nid resté
Balance une fière demeure ?
Mille oiseaux chanteront plus d'un
Souvenir d'atroce tangage,
Quand reverdira par Verdun
Sauvé, notre illustre Langage !


LA CARESSE


Mes chaudes mains, baigne les
Dans les tiennes... Rien ne calme
Comme d'amour ondulés
Les passages d'une palme.
Tout familiers qu'ils me sont,
Tes anneaux à longues pierres
Se fondent dans le frisson
Qui fait clore les paupières.
Et le mal s'étale, tant,
Comme une dalle est polie,
Une caresse l'étend
Jusqu'à la mélancolie.


CALEPIN D’UN POÈTE




CALEPIN D’UN POÈTE


POÉSIE. Est-il impossible, moyennant le temps, l’application, la finesse, le désir, de procéder par ordre pour arriver à la poésie ?

Finir par entendre précisément ce que l’on désirait entendre, par une habile et patiente conduite de ce même désir ?

Tu veux faire tel poème, de tel effet environ, sur tel sujet ; ce sont d’abord des images de divers ordres. Les unes, personnages, paysages, aspects, attitudes ; les autres, voix informes, notes...

Les mots ne sont encore que des écriteaux.

D’autres mots ou lambeaux de phrases n’ont pas leur emploi, mais veulent être employés et flottent.

Je vois tout et je ne vois rien.

D’autres images me font voir de tout autres conditions. Elles semblent présenter les états d’un individu subissant le poème, ses éveils, ses suspens, ses attentes, ses pressentiments qu’il faut créer, amuser, déjouer ou satisfaire.

J’ai donc plusieurs étages d’idées, les unes de résultat, les autres d’exécution ; et l’idée de l’incertain par-dessus toutes; et enfin celle de ma propre attente, prompte à saisir les éléments tout réalisés, écrivables, qui se donnent ou se donneraient, même non restreints au sujet.

Il peut arriver ainsi que le germe ne soit qu’un mot ou lambeau de phrase, un vers qui cherche et travaille pour se créer une justification et engendre ainsi un contexte, un sujet, un homme, etc.

Que tire du sujet ou du germe, la réflexion ?

La réflexion est une restriction du hasard, un hasard auquel on ajuste une convention. Et qu’est-ce qu’un jeu de hasard, sinon cette addition qui crée une attente, donne une importance inégale aux diverses faces d’un dé ?

Ces faces sont égales d’un certain point de vue, inégales suivant un autre... Où l’un perd, l’autre gagne. Telle idée, telle expression venue à l’esprit de Racine et rejetée par lui comme perte, Hugo l’eût saisie comme un gain.

+


Ainsi le poète en fonction est une attente. Il est une modification dans un homme, — qui le fait sensible à certains termes de son propre développement : ceux qui récompensent cette attente pour être conformes à la convention. Il restitue ce qu’il désirait. Il restitue de quasi-mécanismes qui soient capables de lut rendre Cénergie qu’ils lui ont coûtée et même plus (car ici les principes sont en apparence violés). Son oreille lui parle.

Nous attendons le mot inattendu — et qui ne peut être prévu, mais attendu. Nous sommes le premier à l’entendre.

Entendre ? mais c’est parler. On ne comprend la chose entendue que si on l’a dite soi-même au moyen d’une cause autre.

Parler, c’est entendre.

Il s’agit donc d’une attention à double entrée. L’état de pouvoir produire ce qui est perçu est susceptible de plus ou de moins, à cause du nombre de fonctions élémentaires en jeu.

Et ceci tient à la mémoire. Ceci fait voir que la mémoire et la compréhension — et l’invention se nouent intimement.

Si un discours difficile nous est adressé, nous pouvons répéter les mots plus que les phrases ; les propositions nous restent plus que leur ordre, et la compréhension est donc une mémoire en action. Elle suppose un maximum qui ne peut ctre qu’un maximum de mémoire. — La compréhension est chose fermée.

Comprendre A, c’est le pouvoir de restituer A.

Et inventer, ce n’est que se comprendre.

On a l’idée d’un appareil réversible comme téléphone, ou dynamo.

Et comme si la tension d’audition arrivait à un point où se ferait la réflexion des ondes sur la discontinuité, sur l’extrémité rompue d’un fil conducteur.

Le zéro et la tension ne peuvent coexister.

Le silence et l’attention sont incompatibles. Il faut que le courant soit fermé.

Créer donc l’espèce de silence à laquelle répond le beau. Ou le vers pur, ou l’idée lumineuse... Alors le vers semble né de lui-même, né de la nécessité — qui est précisément mon état — et se trouve mémoire. Ou plutôt, est à la fois élément intégrant de mémoire, d’acte, de perception, nouveauté fixée et pourtant fonction organisée, répétible ; énergie et régénérateur d’énergie. A la fois étonnement et fonctionnement... Exception, chance et acte.


+


Le passage de la prose au vers ; de la parole au chant, de la marche à la danse. — Ce moment à la fois actes et rêve.

La danse n’a pas pour objet de me transporter d’ici là; ni le vers, ni le chant purs.

Mais ils sont pour me rendre plus présent à moi-même, plus entièrement livré à moi-même, dépensé devant moi inutilement, me succédant à moi-meme, et toutes choses et sensations n’ont plus d’autre valeur. Un mouvement particulier les fait comme libres; et infiniment mobiles, infiniment présentes, elles se pressent pour servir d’aliments à un feu. C’est pourquoi les métaphores, ces mouvements stationnaires !

Le chant est plus réel que la parole plane ; car elle ne vaut que par une substitution et une opération de déchiffrement tandis qu’il meut et fait mimer, fait vouloir, fait frémir comme si sa variation et son étoile étaient la loi et la matière de mon être. Il se met à ma place ; mais la parole plane est à la superficie, elle détaille les choses extérieures, morcelle, étiquette. On voit merveilleusement cette différence en ob-servant les efforts et inventions de ceux qui ont tenté de faire parler la musiqueet chanter ou danser le langage.


+


Si tu veux faire des vers et que tu commences par des pensées, tu commences par de la prose.

Dans la prose, on peut dresser un plan et le suivre !


+


POÉSIE. Cette partie des idées qui ne peut pas se mettre en prose, se met en vers. Si on la trouve en prose, elle demande le vers et semble un vers qui n’a pas pu se faire encore. Que sont ces idées ?

... Ce sont ces idées qui ne sont possibles que dans un mouvement trop vif, ou rythmique, ou irréfléchi de la pensée.

La métaphore, par exemple, marque dans son principe naïf, un tâtonnement, une hésitation entre plusieurs expressions d’une pensée, une impuissance explosive et dépassant la puissance nécessaire et suffisante. Lorsqu’on aura repris et précisé la pensée jusqu’à sa rigueur, jusqu’à un seul objet, alors la métaphore sera effacée, la prose reparaîtra.

Ces démarches, observées et cultivées pour elles-mêmes, sont devenues l’objet d’une étude et d’un emploi : c’est la poésie. Et il résulte de cette analyse, que la poésie a pour objet spécial, pour domaine véritablement propre, l’expression de ce qui est inexprimable en fonctions finies de mots.

L’objet propre de la poésie est ce qui n’a pas un seul nom, ce qui en soi provoque et demande plus d’une expression. Ce qui suscite pour son unité devant être exprimée, une pluralité d’expressions.


+


L’exercice de la poésie laborieuse m’a accoutumé à considérer tous discours et toute écriture, comme un état d’un travail qui peut presque toujours être repris et modifié ; et ce travail même comme ayant une valeur propre, généralement très supérieure à celle que le vulgaire attache seulement au produit.

Le produit est, sans doute, la chose qui se conserve, et qui a ou qui doit avoir un sens par soi-même, et une existence indépendante ; mais les actes dont il procède, en tant qu'ils réagissent sur leur auteur, forment en lui un autre produit qui est un homme plus habile et plus possesseur de son domaine-mémoire.

Une œuvre n’est jamais nécessairement fin te, car celui qui l’a faite ne s’est jamais accompli, et la puissance et l’agilité qu’il en a tirées, lui confèrent précisément le don de l’améliorer, et ainsi de suite... // en retire de quoi l'effacer et la refaire. C’est ainsi, du moins, qu’un artiste libre doit regarder les choses. Et il en vient à tenir pour œuvres satisfaisantes celles-là seulement qui lui ont appris quelque chose de plus.

Cette vue n’est pas celle des amateurs ordinaires des œuvres. Elle ne saurait leur convenir.

— Mais j’ai écrit tout ceci en suivant, à partir de mon commencement, une autre voie que celle où je pensais d’abord m’engager par ce meme commencement.

Je voulais parler des philosophes, — et aux philosophes.

Je voulais montrer qu’il leur serait infiniment profitable de pratiquer cette laborieuse poésie qui conduit insensiblement à étudier les combinaisons de mots non tant par la conformité des significations de ces groupements avec une idée ou pensée que l’on prend pour devant être exprimée, qu’au contraire par leurs effets une fois formés entre lesquels on choisit. En général, on tente « d’exprimer sa pensée », c’est-à-dire de passer d’une forme impure et mêlée de tous les moyens de l’esprit, à une forme purey c’est-à-dire seulement verbale, et organisée, qui se réduise à un système d’actes, ou de contrastes arrangés.

Mais l’art poétique conduit singulièrement à envisager les formes pures en elles-mêmes.


+


Tout homme pourrait voir la « poésie » de ce qu’il fait, ressent, etc... Elle ne tient pas à tels objets. Et bien des hommes ressentent poétiquement ce qu’ils rencontrent et dans leur vie et dans leur métier.

Mais cela n’en fait pas des poètes. Ceux qui le croient ne font qu’une confusion entre les effets produits et les effets à produire, entre la vision singulière ou intense et les moyens de la provoquer ou reproduire. — L’ingénieur n’est pas fort comme sa machine. Il l’est autrement, et tout autrement.

Dès lors, il est facile de comprendre que si l’impression poétique n’est pas liée à tels objets, toutefois la fabrication poétique puisse l’être. Non d’une sorte absolue, mais chaque temps littéraire et chaque fabri-cateur table sur certaines idées ou formes poétiquement toutes prêtes et dont le seul emploi simplifie le problème poétique, permettant des combinaisons plus complexes et d’un ordre plus élevé comme une langue bien sue.

Etc...


+


BÊTISE ET POÉSIE. Il y a des relations subtiles entre ces deux ordres. L’ordre de la bctise et celui de la poésie.


+


La pensée doit être cachée dans les vers comme la vertu nutritive dans un fruit. Il est nourriture, mais il ne paraît que délice. On ne perçoit que du plaisir, mais on reçoit une substance. L’enchantement, voilà cette nourriture qu’il conduit. Le passage est suave.


+


L’OBSCURITÉ, PRODUIT DE DEUX FACTEURS. Si mon esprit est plus riche, plus rapide, plus libre, plus rigoureux que le vôtre, nous n’y pouvons rien, ni vous, ni moi.


+


Ce n’est pas le moindre agrément de la rime que la fureur où elle met ces pauvres gens qui s’imaginent connaître quelque chose de plus important qu’une convention. Ils ont la croyance naïve qu’une pensée peut être plus profonde, plus organique... qu’une convention quelconque.


+


La prose est le genre de travail qui permet de commencer par la pensée des choses, par leurs images ou idées, et de finir par les mots. Toutes les fois que le discours commence le jeu, que l’esprit attaque par les mots ou phrases, la prose naît rythmée comme chez les orateurs. La prose naît sans rythme quand elle résulte d’un déchiffrement, et admet une suite indéfinie d’interruptions intérieures. Tout écrit rythmé et refléchi est artificiel, c’est-à-dire que la spontanéité apparente due au rythme a été construite après coup sur une matière incompatible avec elle pendant sa génération. Les paroles et la musique ne sont pas du meme auteur. Je veux dire du même instant.

« X... est plus poète qu'artiste. »

Est-ce à dire que X... a plus énergie à sa disposition que d’opérations ou de machines pour l’utiliser ?


+


X... voudrait faire croire qu’une métaphore est une communication du ciel.

Une métaphore est ce qui arrive quand on regarde de telle façon, comme un éternuement est ce qui arrive quand on regarde un soleil.

De quelle façon ? Vous le sentez. Un jour, on saura peut-être le dire très précisément.

Fais ceci et cela, — et voici toutes les métaphores du monde...


+


Un poème vaut ce qu’il contient de poésie pure, c’est-à-dire de vérité extra-ordinaire ; de parfaite adaptation dans le domaine parfaitement inutile ; de probabilité apparente et qui s’impose, dans la production de l’improbable.


+


Le poète a essentiellement « l’intuition » d’un type de combinaisons à part. Telle combinaison d’objets (de pensée) qui n’a pas de valeur pour l’homme normal, a pour lui une existence et se fait remarquer. Elle le frappe comme une relation de bruits, perçus séparément par une oreille quelconque, frappe en tant que relation l’oreille musicale — comme un contraste de couleurs, etc.

Tantôt c’est la combinaison de choses, et il faudra la traduire ; tantôt celle de mots qui jouira de la propriété énoncée, et il faudra la justifier.

1° Combinaison de choses. Il voit des figures d’un ordre particulier où l’autre ne voit que ce qui intéresse un homme pris au hasard.

Un « sujet » pour ce poète est le dispositif où le maximum des choses de cet ordre peut être placé, ou obtenu.

2° Combinaison de sons. Il ne faut pas oublier que le poète ne part pas comme le musicien d’une collection donnée déjà pure qui est le son. Sa gamme se construit chaque fois.


+


Où serait la spécialité de l’artiste, s’il ne considérait certains détails comme inviolables? Ainsi l’alternance des rimes masculines et féminines. Pas d’emportement qui ne doive la respecter. Cela est irritant, cela est chinois, mais sans cela tout se débit, et le poète corrompt l’artiste, et l’arbitraire de l’instant l’emporte sur l’arbitraire d’ordre supérieur à l’instant.


+


Gloire éternelle à l’inventeur du sonnet. Toutefois, malgré tant de beaux sonnets qui ont été faits, le plus beau reste encore à faire : ce sera celui dont les quatre parties rempliront chacune une fonction bien différente de celle des autres, et cette progression de différences dans les strophes cependant bien justifiée par la ligne de tout le discours.

+


Il faut faire des sonnets. On ne sait pas tout ce qu’on apprend à faire des sonnets et des poèmes à forme fixe.

Le fruit de ces travaux n’est pas en eux. (Mais les poètes, en général, laissent perdre le meilleur de leurs efforts.)

J’ai toujours fait mes vers en m’observant les faire, en quoi je n’ai peut-être jamais été seulement poète.

— J’ai appris bien vite à trop distinguer le réel de la pensée et le réel des effets.

Mais sans ce confus, est-on poète ?

La littérature n’est l’instrument ni d’une pensée complète, ni d’une pensée organisée.


+


Le grand intérêt de l’art classique est peut-être dans les suites de transformations qu’il demande pour exprimer les choses en respectant les conditions qua non imposées.

Problèmes de la mise en vers. Ceci oblige de considérer de très haut ce que l’on veut ou que l’on doit dire.


+


Il ne faut pas viser à l’originalité, et surtout dans notre temps; car tout ce qui est original y est l’objet d’une visée très intense et d’une attention très avide, qui est anxieuse d’exploiter les moindres moyens de se distinguer. Il en résulte que ce qui était original le matin est reproduit le soir même ; et plus c’était visible et neuf, le matin, plus est visible et insupportable, le soir, la répétition de l’effet qu’on avait créé.

— Méprisez le vieux et le neuf.


+


SYNTHÈSE ET NOUVEAUTÉ. Une bucolique de Virgile, ce ne serait pas du nouveau à présenter aux lecteurs (encore je n’en suis pas si sûr) ; mais cette bucolique obtenue par des procédés bien différents de ceux du premier siècle, ceci pourrait être nouveau. Le parfum de la rose est connu depuis les roses mais le reconstruire à partir des molécules COH, voilà qui est assez nouveau.

Je confesse une fois de plus que le travail m’intéresse infiniment plus que le produit du travail.


+


Un poème épique est un poème qui peut se raconter.

Si on le raconte, on a un texte bilingue.


+


LITTÉRATURE. Ce qui est la « forme » pour quiconque, est le « fond » pour moi.


+


POÈTE. Ton espèce de matérialisme verbal.

Tu peux considérer de haut romanciers, philosophes, et tous ceux qui sont assujettis à la parole par la crédulité ; — qui doivent croire que leur discours est réel par son contenu et signifie quelque réalité. Mais toi, tu sais que le réel d’un discours, ce sont les mots, seulement, et les formes.

POÉSIE PURE

NOTES POUR UNE CONFÉRENCE


Un grand bruit s’est fait dans le monde (j’entends dans le monde des choses les plus précieuses et les plus inutiles), un grand bruit s’est fait dans le monde autour de ces deux mots : la poésie pure. Je suis un peu responsable de ce bruit. Il m’est arrivé, il y a quelques années, dans une préface que j’ai faite pour le livre de vers d’un de mes amis, de prononcer ces mots sans y attacher une importance extrême et sans prévoir les conséquences que divers esprits intéressés à la poésie allaient en tirer. Je savais bien ce que je voulais dire par ces mots, mais je ne savais pas qu’ils engendreraient de tels échos et de telles réactions dans le monde des amateurs de littérature. Je voulais seulement attirer l’attention sur un fait, et non point émettre une théorie, encore moins définir une doctrine, et considérer comme hérétiques tous ceux qui ne la partageraient point. A mes yeux, toutes les œuvres écrites, toutes les œuvres du langage, contiennent certains fragments, ou éléments reconnaissables, doués de propriétés que nous examinerons tout-à-l’heure et que j’appellerai provisoirement poétiques. Toutes les fois que la parole montre un certain écart avec l’expression la plus directe, c’est-à-dire la plus insensible de la pensée, toutes les fois que ces écarts font pressentir, en quelque sorte, un monde de rapports distinct du monde purement pratique, nous concevons plus ou moins nettement la possibilité d’agrandir ce domaine d’exception, et nous avons la sensation de saisir le fragment d’une substance noble et vivante qui est peut-être susceptible de développement et de culture ; et qui, développée et utilisée, constitue la poésie en tant qu’effet de l’art.

Que l’on puisse constituer toute une œuvre au moyen de ces éléments si reconnaissables, si bien distincts de ceux du langage que j’ai appelé insensiblet — que l’on puisse, par conséquent, au moyen d’une œuvre versifiée ou non, donner l’impression d’un système complet de rapports réciproques entre nos idées, nos images, d’une part, et nos moyens d’expression, de l’autre, — système qui correspondrait particulièrement à la création d’un état émotif de l’âme, tel est en gros le problème de la poésie pure. Je dis pure au sens où le physicien parle d’eau pure. Je veux dire que la question se pose de savoir si l’on peut arriver à constituer une de ces œuvres qui soit pure d’éléments non poétiques. J’ai toujours considéré, et je considère encore, que c’est là un objet impossible à atteindre, et que la poésie est toujours un effort pour se rapprocher de cet état purement idéal. En somme, ce qu’on appelle un poème se compose pratiquement de fragments de poésie pure enchâssés dans la matière d’un discours. Un très beau vers est un élément très pur de poésie. La comparaison banale d'un beau vers à un diamant fait voir que le sentiment de cette qualité de pureté est dans tous les esprits.

L’inconvénient de ce terme de poésie pure est de faire songer à une pureté morale qui n’est pas en question ici, l’idée de poésie pure étant au contraire pour moi une idée essentiellement analytique. La poésie pure est, en somme, une fiction déduite de l’observation, qui doit nous servir à préciser notre idée des poèmes en général, et nous guider dans l’étude si difficile et si importante des relations diverses et multiformes du langage avec les effets qu’il produit sur les hommes. Mieux vaudrait, au lieu de poésie pure, mieux vaudrait, peut-être, dire poésie absolue, et il faudrait alors l’entendre dans le sens d’une recherche des effets résultant des relations des mots, ou plutôt des relations des résonances des mots entre eux, ce qui suggère, en somme, une explorât ton <le tout ce domaine de la sensibilité qui est gouverné par le langage. Cette exploration peut être faite à tâtons. C’est ainsi qu’elle est généralement pratiquée. Mais il n’est pas impossible qu’elle soit un jour systématiquement conduite.

J’ai essayé de me faire, et j’essaye de donner, une idée nette du problème poétique, ou, du moins, ce que je crois être une idée plus nette de ce problème. U est remarquable que ces questions, aujourd’hui, suscitent une curiosité fort étendue. Jamais un si vaste public ne s’est intéressé, semble-t-il, non seulement à la poésie même, mais à la théorie poétique. On assiste à des discussions, on voit se produire des expériences qui ne sont pas restreintes, comme jadis, à des groupes très fermés et très peu nombreux d’amateurs et d’expérimentateurs ; mais, chose merveilleuse, à notre époque, on voit même dans le grand public une sorte d’intérêt et parfois d’intérêt passionné, s’attacher à ces discussions presque théologiques. (Quoi de plus théologique que de discuter, par exemple, sur l’inspiration et sur le travail, sur la valeur de l’intuition comparée avec celle des artifices de l’art. Ne sont-ce point là des problêmes tout-à-fait comparables au célèbre problème théologique de la grâce et des œuvres ? De même, il y a des problèmes dans la poésie qui mettant en opposition des règles déterminées et fixées par la tradition avec les données immédiates de l’expérience personnelle ou du sens intime, sont absolument analogues aux problèmes que l’on trouve également dans le domaine de la théologie entre le sens personnel, la connaissance directe des choses divines et les enseignements des diverses religions, les textes des Écritures et les formes dogmatiques...)

Mais je viens au sujet avec la ferme intention de ne rien dire qui ne soit de pure constatation ou qui ne résulte d’un raisonnement facile. Reprenons-nous à ce mot de poésie et observons d’abord que ce beau nom donne naissance à deux ordres de notions distinctes. Nous disons « la poésie » et nous disons « une poésie ». Nous disons d’un paysage, d’une situation, et quelquefois d’une personne, qu’ils sont poétiques; d’autre part, nous parlons aussi à." art poétique et nous disons : « telle poésie est belle ». Mais, dans le premier cas, il s’agit de toute évidence d’un certain genre d’émotion ; tout le monde connaît cet ébranlement spécial comparable à l’état dans lequel nous sommes lorsque nous nous sentons, par l’effet de certaines circonstances, excités, enchantés. Cet état est entièrement indépendant de toute œuvre déterminée et il résulte naturellement et spontanément d’un certain accord entre notre disposition interne, physique et psychique, et les circonstances (réelles ou idéales) qui nous impressionnent. Mais, d’autre part, quand nous disons art poétique ou quand nous parlons d'une poésie, il s’agit évidemment des moyens de provoquer un état analogue à l’état précédent, de produire artificiellement ce genre d’émotion. Ce n’est pas tout. Il faut, de plus, que les moyens qui nous serviront à provoquer cet état soient de ceux qui appartiennent aux propriétés et au mécanisme du langage articulé. L’émotion dont je parlais peut être provoquée par les choses ; elle peut aussi être provoquée par des moyens tout autres que ceux du langage comme l’architecture, la musique, etc., mais la poésie proprement dite a pour essence l’emploi des moyens du langage. Quant à l’émotion poétique indépendante, observons qu’elle se distingue des autres émotions humaines par un caractère singulier, par une propriété admirable ; c’est qu’elle tend à nous donner le sentiment d’une illusion ou l’illusion d’un monde, (d’un monde dans lequel les événements, les images, les êtres, les choses, s’ils ressemblent à ceux qui peuplent le monde ordinaire, sont, d’autre part, dans une relation inexplicable, mais intime, avec l’ensemble de notre sensibilité). Les objets et les êtres connus sont en quelque sorte — qu’on me pardonne l’expression, musicalisés ; ils sont devenus résonnants l’un par l’autre, et comme accordés avec notre propre sensibilité. Le monde poétique ainsi défini soutient de grandes ressemblances avec l’état de rêve, du moins avec l’état produit dans certains rêves. Le rêve nous fait comprendre, quand nous revenons sur lui par la mémoire, que notre conscience peut être éveillée ou emplie, et satisfaite, par un ensemble de productions, remarquablement différentes dans leurs lois, des productions ordinaires de la perception. Mais ce monde émotif que nous pouvons connaître parfois par le rêve, il n’est pas au pouvoir de notre volonté d’y pénétrer ou d’en sortir à notre gré. Il est enfermé en nous et nous sommes enfermés en lut, ce qui signifie que nous n’avons aucun moyen d'agir sur lui pour le modifier, et qu’en revanche il ne peut coexister avec notre plus grande puissance d’action sur le monde extérieur. 11 paraît et disparaît capricieusement, mais l’homme a fait pour ceci ce qu’il a fait ou tenté de faire pour toutes les choses précieuses et périssables : il a cherché et il a trouvé les moyens de reconstituer cet état à volonté, de le retrouver quand il le désire, et enfin, de développer artificiellement ces produits naturels de son être sensible. Il a, en quelque sorte, su extraire de la nature et retirer du cours aveugle du temps, ces formations ou ces constructions si incertaines ; il s’est servi, dans ce dessein, de plusieurs moyens que j’ai déjà cités. Or, parmi ces moyens de produire un monde poétique, de le reproduire et de l’enrichir, le plus ancien, peut-être le plus vénérable et cependant le plus complexe, et le plus difficile à utiliser, c’est le langage.

Ici, je dois faire sentir ou comprendre à quel point, dans l’ère moderne, la tâche du poète est délicate, et combien de difficultés (dont, heureusement, il n’a pas toujours conscience) le poète rencontre dans sa tâche. Le langage est un élément commun et pratique ; il est donc un instrument nécessairement grossier, puisque chacun le manie, l’accommode selon ses besoins et tend à le déformer suivant sa personne. Le langage, si intime qu’il soit en nous, si proche que le fait de penser sous forme de parole soit de notre âme, n’en est pas moins d’origine statistique et de destination purement pratique. Or le problème du poète doit être de tirer de cet instrument pratique les moyens de réaliser une œuvre essentiellement non pratique. Comme je vous l’ai déjà dit, il s’agit, pour lui, de créer un monde ou un ordre de choses, un système de relations, sans nul rapport avec l’ordre pratique.

Pour faire concevoir toute la difficulté de cette tâche, je vais comparer l’état initial, les données, les moyens qui s’offrent au poète, à ceux qui sont offerts à un artiste d’une autre espèce dont l’objet n’est cependant pas très différent du sien. Je vais comparer ce qui est donné au poète, et ce qui est donné au musicien. Heureux le musicien ! L’évolution de son art lui a attribué, depuis des siècles, une situation toute privilégiée. Comment la musique s’est-elle constituée ? Le sens de l’ouïe nous donne Cunivers des bruits. Notre oreille admet une infinité de sensations qu’elle reçoit dans un ordre quelconque et dont elle apprécie quatre qualités distinctes. Or, d’antiques observations et de très anciennes expériences ont permis de déduire, de l’univers des bruits, le système ou ['univers des sons, qui sont des bruits particulièrement simples et reconnaissables et particulièrement aptes à former des combinaisons, des associations, — dont l’oreille ou plutôt l’entendement, perçoit, aussitôt qu’ils sont produits, la structure, l’enchaînement, les différences ou les ressemblances. Ces cléments sont purs, ou composés d’éléments purs, c’est-à-dire reconnaissables ; ils sont bien définis, et, circonstance très importante, on a trouvé le moyen de les produire de façon constante et identique au moyen d’instruments qui sont, au fond, de véritables instruments de mesure. Un instrument de musique est un instrument qu’on peut étalonner et disposer de manière que des actes certains en puissent obtenir uniformément un résultat certain. Et voici la conséquence remarquable de cette organisation du domaine de l’ouïe ; le monde des sons étant bien séparé du monde des bruits, et notre oreille étant d’ailleurs accoutumée à les distinguer nettement, il arrive que n un son pur, c’est-à-dire un son relativement exceptionnel, se fait entendre, aussitôt une atmosphère particulière est créée, un état particulier d'attente se produit dans notre sens, et cette attente tend, en quelque sorte, à engendrer des sensations de meme espèce, de même pureté que la sensation produite. Si dans une salle, un son pur est émis, tout est changé en nous-mêmes ; nous attendons la production de la musique. Si au contraire, on pratique la contre-épreuve ; si, dans une salle de concert, pendant l’exécution d’un morceau, un bruit se fait entendre (une chaise qui tombe, une voix non chantante ou la toux d’un assistant) alors nous sentons que quelque chose en nous est rompue, qu’il se produit une infraction à je ne sais quelle substance ou à quelle loi d’association ; un univers se brise, un charme est aboli.

Ainsi, devant le musicien, avant qu’il ait commencé son travail, tout est prêt pour que l’operation de son esprit créateur trouve, dès le début, la matière et les moyens appropriés, sans erreur possible. Il n’aura à faire subir aucune modification à cette matière et à ses moyens; il n’aura qu’à assembler des éléments bien definis et tout préparés.

Mais en quel état différent le poète trouve les choses ! Devant lui s’étend ce langage ordinaire, cet ensemble de moyens non appropriés à son dessein, non faits pour lui. Il n’y a pas eu pour lui de physicien qui ait déterminé les rapports de ces moyens ; il n’y a pas eu de constructeur de gammes ; point de diapason, point de métronome ; aucune certitude de ce côté; il n’a pour lui que l’instrument très grossier du dictionnaire et de la grammaire. De plus, il doit s’adresser, non point à un sens spécial et unique comme Voûte, que le musicien oblige à subir ce qu’il lui inflige et qui est d’ailleurs l’organe par excellence de l’attente et de l’attention, mais à une attente générale et diffuse, et il s’adresse à elle au moyen du langage qui est un mélange fort bizarre d’excitations incohérentes. Rien n’est plus complexe, plus difficile à démêler que l’étrange combinaison de propriétés qui se trouve dans le langage. Tout le monde sait bien à quel point sont rares les accords du sou et du sens ; et d’ailleurs, tout le monde sait bien qu’un discours peut développer des qualités toutes différentes ; un discours peut être logique et privé de toute harmonie ; il peut être harmonieux et insignifiant ; il peut être clair et dépourvu de toute beauté ; il peut être prose ou poésie ; et il suffit, pour résumer tous ces modes indépendants, de citer toutes les sciences qui se sont créées pour exploiter cette diversité du langage et l’étudier sous divers aspects. Le langage est justiciable, tour-à-tour, de la phonétique, avec la métrique et la rythmique qui s’y ajoutent ; il a un aspect logique et un aspect sémantique ; il comporte la rhétorique et la ryzztaxe. On sait que toutes ces disciplines diverses peuvent étudier un même texte de bien des façons indépendantes l’une de l’autre... Voici donc le poète aux prises avec cet ensemble si divers et trop riche de propriétés initiales, trop riche pour n’être pas, en somme, confus ; c’est de là qu’il doit tirer son objet d’art, la machine à produire l’émotion poétique, c’est-à-dire qu’il doit contraindre l’instrument pratique, l’instrument grossier et créé par n’importe qui, l’instrument de chaque instant, utilisé pour les besoins immédiats et modifié à chaque instant par les vivants, à devenir, pendant la durée que son attention assigne au poème, la substance d’un état émotif choisi, bien distinct de tous les états accidentels et sans durée prévue qui composent la vie sensitive ou psychique ordinaire. On peut dire sans exagérer que le langage commun est le fruit du désordre de la vie en commun, puisque des êtres de toute nature, soumis à une quantité innombrable de conditions et de besoins, le reçoivent et s’en servent au mieux de leurs désirs et de leurs intérêts, pour instituer entre eux des rapports ; tandis que le langage du poète, quoiqu’il utilise nécessairement des éléments fournis par ce désordre statistique, constitue, au contraire, un effort de l'homme isolé pour créer un ordre artificiel et idéal, au moyen d’une matière d’origine vulgaire.

Si ce problème paradoxal pouvait se résoudre entièrement, c’est-à-dire si le poète pouvait arriver à construire des œuvres où rien de ce qui est de la prose n’apparaîtrait plus, des poèmes où la continuité musicale ne serait jamais interrompue, où les relations des significations seraient elles-mêmes perpétuellement pareilles à des rapports harmoniques, où la transmutation des pensées les unes dans les autres paraîtrait plus importante que toute pensée, où le jeu des figures contiendrait la réalité du sujet, — alors l’on pourrait parler de poésie pure comme d’une chose existante. Il n’en est pas ainsi : la partie pratique ou pragmatique du langage, les habitudes et les formes logiques et, comme je l’ai déjà indiqué, le désordre, l’irrationalité qui se rencontrent dans le vocabulaire (à cause des provenances infiniment variées des âges très divers où les éléments du langage se sont introduits), rendent impossible l’existence de ces créations de poésie absolue ; mais il est aisé de concevoir que la notion d’un tel état idéal ou imaginaire est très précieuse pour apprécier toute poésie observable.

La conception de poésie pure est celle d’un type inaccessible, d’une limite idéale des désirs, des efforts et des puissances du poète...


CE VOLUME
CONTENANT
TOUTES LES POESIES
DE PAUL VALÉRY AUSSI DEUX
POÈMES INÉDITS ET LE CALEPIN D’UN POETE A ÉTÉ TIRÉ A 1225 EXEMPLAIRES NUMÉROTÉS. VINGT CINQ EXEMPLAIRES SUR JAPON NUMÉROTÉS DE 1 A 25. CINQUANTE EXEMPLAIRES SUR HOLLANDE NUMÉ ROTÉS DE 26 A 75. CENT CINQUANTE EXEMPLAIRES SUR VERGÉ D'ARCHES NUMÉROTÉS DE 76 A 225. MILLE EXEMPLAIRES SUR VÉLIN DE RIVES NUMÉROTÉS DE 226 A 1225. IL A ÉTÉ TIRÉ POUR LE SERVICE DE PRESSE ET LES COLLABORATEURS DEUX CENT TRENTE EXEMPLAIRES SUR CES DIFFÉRENTS PAPIERS NUMÉROTÉS DE I A CCXXX. IL A ÉTÉ ACHEVÉ D’IMPRIMER POUR LES ÉDITIONS DE LA N R. F A PARIS SOUS LA DIRECTION DE HÉLÈNE TERRÉ -COPYRIGHT BY PAUL VALÉRY IÇJI -LE CINQ JUIN MIL NEUF
CENT TRENTE TROIS PAR
MAURICE DARANTIERE

EXEMPLAIRE RIVES

LXXXIX

  1. De la première édition de cet album parue en 1920 aux Amis des Livres.