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Traduction Jean-François Thurot

c’est la victoire ; celui de la science économique[1], c’est la richesse. Toutefois ces arts divers sont ordinairement soumis à quelque faculté[2] unique : ainsi l’art de celui qui fabrique les mors, est, comme tous ceux qui s’occupent des autres parties de l’équipage des chevaux, subordonné à l’art de l’écuyer ; lequel, est à son tour, comme tous les autres arts relatifs à la guerre, subordonné à la stratégie. Il en est de même d’un grand nombre d’autres arts ou talents, qui sont pareillement subordonnés à quelque science qui les emploie aux fins qu’elle se propose. Et il est clair que, dans tous les arts, la fin de ceux qu’on pourrait appeler ordonnateurs ou directeurs[3], est plus désirable, ou plus importante que celle des arts qui leur sont subordonnés ; car c’est en vue de cette fin qu’on exerce et qu’on pratique ceux-ci. Au reste, il n’importe nullement que les actes eux-mêmes soient le but des actions, ou qu’on se propose, en agissant, quelque autre but plus éloigné, comme on le voit par les sciences que nous avons citées pour exemples.

II. Mais si nos actes ont un but que nous veuillions pour lui-même, et en vue duquel nous désirions tout le reste, en sorte que chacune de nos déterminations ne soit pas successivement l’effet de quelque vue nouvelle (car, de cette manière, cela irait à l’infini[4], et nos vœux seraient dès lors entièrement vains et sans objet), il est évident que ce but ne saurait être que le bien (en soi), et même le souverain bien : et dès lors peut-on nier que la connaissance de ce but ne puisse avoir une influence très-importante sur notre vie, et que, comme des archers auxquels on marque le point où ils doivent diriger leurs traits, nous ne soyons plus en état de nous procurer ce dont nous avons besoin[5] ? Et, s’il en est ainsi, il faut que nous nous efforcions de le caractériser au moins par ses traits les plus généraux, de faire connaître ce qu’il est, et à quelle science ou faculté il appartient ; on présume bien que ce ne peut être qu’à celle qui a le plus d’influence et d’autorité sur toutes les autres. Or, il semble que ce doive être précisément la science du gouvernement (la politique)[6]. En effet, c’est elle qui décide de quelles autres connaissances on a besoin dans les états ; qui sont ceux qui doivent s’en instruire, et jusqu’à quel point ; aussi voyons nous que les talents les plus recommandables, comme la stratégie, l’économie, et la rhétorique, lui sont subordonnés. Puis donc que c’est elle qui dirige l’emploi des autres sciences pratiques, et que de plus, elle prescrit par des lois positives ce qu’il faut faire, et ce dont on doit s’abstenir, il s’ensuit que sa fin doit comprendre celles de toutes les autres, et que par conséquent ce doit être cette fin qui est le bien propre et véritable de l’homme. Car, bien qu’un individu isolé se propose la même fin que tout un peuple, et qu’on pût se borner à ce qui concerne un seul homme, il y a pourtant quelque chose de plus noble et de plus élevé à s’occuper du bonheur durable d’un peuple et d’un état tout entier. Tel sera donc l’objet de ce traité ; c’est une sorte de politique.

III. Ce sera sans doute en dire ce qu’il faut, que d’y porter toute la clarté dont le sujet est susceptible ; car, dans toutes les sortes de discours, de même que dans les ouvrages de la main, on ne doit pas toujours exiger une précision rigoureuse. En effet, l’honnête et le juste, qui sont l’objet des considérations de la politique, ont donné lieu à des opinions si divergentes, qu’on a cru qu’ils n’étaient qu’une création de la loi, et non le produit de la nature[7]. Et le bon (ou le bien en soi) a fait naître des dissentiments du même genre, parce qu’on a vu ce qu’on appelait des biens, être pour beaucoup de gens une cause de dommages. En effet, les richesses ont causé la ruine de quelques-uns ; et le courage, celle de plusieurs autres. Il faut donc se contenter, quand on parle sur un pareil sujet, de donner une esquisse générale de la vérité, et de ne présenter que les conséquences qui sortent des faits les plus constants et les plus généraux. C’est même le mode que l’on doit adopter dans la plupart des sujets qu’on traite ; car, en chaque genre, il n’y a que l’homme très-éclairé qui soit à même de chercher le degré d’exactitude que comporte la nature de la question dont il s’occupe ; et exiger des démonstrations d’un orateur, ou se contenter, en géométrie, des simples probabilités, c’est à peu près la même chose. Cependant, on ne peut bien juger que de ce qu’on sait très-bien ; aussi l’homme très-instruit est-il en état d’apprécier jusqu’aux moindres détails des objets, tandis que celui qui n’a que des connaissances peu approfondies, se contente de les juger en masse. Voilà pourquoi la jeunesse est peu propre à l’étude de la politique ; car il lui manque l’expérience des choses de la vie, qui sont précisément celles dont traite cette science. Ajoutons que cet âge, étant dominé par les passions, ne pourrait tirer aucune utilité de pareilles leçons, puisque le but principal de la politique est l’action, et non pas la connaissance. Au reste, qu’on soit jeune par les années, ou qu’on le soit par le caractère, l’effet est le même ; car ce n’est pas le temps qui fait l’inconvénient, mais l’habitude de vivre assujetti aux passions, et de se laisser entraîner à tous les objets. En effet la connaissance, chez les hommes de ce caractère, est accompagnée de légèreté et d’irréflexion, aussi bien que chez ceux qui n’ont aucun empire sur eux-mêmes ; au lieu que, pour ceux qui savent conformer leurs désirs et leur conduite à la raison, la science de la politique peut être extrêmement utile. Voilà ce que j’avais à dire sur le caractère propre de ceux qui veulent étudier cette science, sur les dispositions d’esprit qu’ils y doivent apporter, et sur le sujet que je me propose de traiter.

IV. Mais, revenant à notre question, puisque toute connaissance, toute détermination raisonnée, est produite par le désir de quelque bien, quel est celui auquel la politique aspire ? Et, entre tous ceux qui peuvent résulter de nos actes, quel est le bien suprême ? Presque tout le monde, à vrai dire, est d’accord sur son nom ; car les hommes instruits, aussi bien que le vulgaire, l’appellent le bonheur ; et même tous admettent que bien vivre, bien agir, et être heureux, c’est absolument la même chose[8]. Mais, qu’est-ce que le bonheur ? Voilà la question ; et le vulgaire ne la résout pas de la même manière que les sages : car les uns prétendent que le bonheur est quelqu’une de ces choses qui sont visibles et sensibles, comme la volupté, ou la richesse, ou la considération ; et les autres veulent que ce soit autre chose. Souvent l’opinion d’un même homme varie sur ce sujet ; s’il est malade, il voit le bonheur dans la santé ; s’il est pauvre, il le voit dans

  1. On voit ailleurs (Politic., I. i, c.3) qu’Aristote distingue la science ou la profession de l’économe de celle du financier ; et comment, suivant lui, l’un et l’autre considèrent la richesse sous des points de vue différents.
  2. Faculté (c’est-à-dire, pouvoir ou moyen de faire quelque chose) est ici à peu près synonyme de science ou art.
  3. Aristote se sert du mot architectonique, par une métaphore empruntée de l’architecture même, puisque celui qui professe cette science doit tracer le plan d’un monument, et diriger les travaux de tous ceux qui concourent à le construire et à l’embellir. Les écrivains latins ont employé aussi le mot architectari dans ce sens figuré.
  4. « Le motif qui fait entreprendre une chose, c’est la fin. Or, celle-ci n’a pas lieu en vue d’une autre chose ; mais les autres choses se font pour elle. Tellement que s’il y a ainsi un dernier terme, il n’y aura pas progrès à l’infini ; mais s’il n’y a rien de tel, il n’y aura aucun motif pour faire quelque chose. Cependant ceux qui admettent l’infini, ne s’aperçoivent pas qu’ils anéantissent ainsi la nature du bien : car, assurément, personne ne songerait à entreprendre quoi que ce soit, s’il ne devait pas arriver à un terme. »
    Aristot., Metaphys., l. 2, c. 2.
  5. « Faute de connaître la vérité, dit Platon, on manque d’un but qu’il faut sans cesse avoir en vue, dans toutes les actions de sa vie, soit publiques, soit privées. » (De Repub. l. 7, p. 137, Bip.)
  6. Cette idée est fondamentale dans la doctrine morale d’Aristote. « Puisque nous avons résolu de traiter des mœurs, dit-il ailleurs, il convient d’abord d’examiner de quel sujet ou de quel objet les mœurs font partie ; et, pour dire la chose en un mot, elles ne nous semblent appartenir à aucune autre science qu’à la politique. Or, on ne peut rien faire dans la politique, si l’on ne possède pas certaines qualités, ou plus simplement, si l’on n’a pas des vertus. Il faut donc que tout homme qui aspire à diriger avec succès les affaires publiques, ait d’abord des habitudes vertueuses. Par conséquent un traité de la science des mœurs semble n’être qu’une partie de la science politique ; il en est comme le principe ou l’introduction ; et l’ensemble de toutes ces considérations mériterait plutôt, à mon avis, le nom de Politique que celui d’Éthique (ou de Morale.) »
    (Mor. Mag. I. i, c. i.)
  7. Le mot νόμος signifie, en grec, loi, et de plus, usage, coutume, précepte, et même opinion, croyance. Démocrite avait dit, en ce sens, νόμῳ γλυκύ, νόμῳ πικρόν (le doux et l’amer n’existent pour nous que parce que nous les croyons tels), voulant marquer par là l’incertitude du jugement des sens, qu’il appelait obscur, par opposition à celui de l’esprit, qu’il nommait légitime ou pur. Cependant les sophistes, parodiant cette expression de Démocrite, et l’appliquant à la morale, en firent leur fameux adage : νόμῳ καλόν, νόμῳ κακόν (il n’existe de vertu ou de vice que par la loi.) Mais Socrate soutenait que l’homme a reçu de la nature la faculté de discerner le juste et l’injuste, et qu’en cela il obéit à la loi naturelle, qu’il appelle loi non écrite, et même loi de Jupiter. (Voy. Plutarch. De Repugn. Stoic. Philos. § 9.)Platon a réfuté, avec une admirable éloquence, les maximes des sophistes, dans ses livres de la République, et dans son dialogue intitulé Gorgias. Au reste, il n’est pas surprenant que cette maxime si propre à favoriser la tendance constante des hommes violents et ambitieux à s’emparer du pouvoir arbitraire, et à sanctionner par une sorte de légalité les privilèges les plus injustes qu’il leur plaît de s’attribuer, ait été renouvelée à toutes les époques où il s’est élevé quelque tyrannie parmi les peuples. Ainsi Hobbes adopta cette doctrine des sophistes grecs, et s’attacha à préconiser le pouvoir arbitraire auquel elle s’accommode merveilleusement. « Mais ceux qui se sont accoutumés à admirer un pareil pouvoir, dit avec raison Shaftesbury, et à le regarder comme sacré et divin, ne sont pas moins pervertis dans la morale que dans la religion. » (Voy., sur ce sujet, une ingénieuse et savante. Dissertation, en grec moderne, par Steph. Pantazi, imprimée à Leipsick en 1819.)
  8. Voy. M. M., I. i, c. 4, et Eudem. I, i c. 7, 8, et I. 2, c. I. Aristote, en répétant la même observation dans ces divers endroits de ses ouvrages, semble y avoir attaché quelque importance. Pourquoi les expressions bien vivre, bien agir, et être heureux, qui étaient en effet synonymes dans la langue grecque, ne le sont-elles dans aucune des langues de l’Europe moderne ? Serait-ce parce que la forme des gouvernements y fut toujours moins favorable à la prospérité des hommes vertueux ? ou, en d’autres mots, serait-ce parce que la morale et la politique y ont toujours été séparées l’une de l’autre ?