Vérité (Zola)/Livre IV/Chapitre IV

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Vérité
Les quatre évangiles
Chapitre IV
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Des années, des années s’écoulèrent encore, et Marc à quatre-vingts ans passés, par un bienfait de la vie qui semblait vouloir le récompenser de l’avoir tant aimée, tant servie, en les gardant debout, lui et son adorée Geneviève, comme des spectateurs triomphants, goûta la joie suprême de voir son rêve se réaliser toujours davantage.

Les générations, les enfants des enfants continuaient à monter, en un flot de plus en plus instruit, libéré, épuré. Autrefois, il y avait eu deux France, recevant chacune une instruction différente, comme cultivée à part, et dès lors s’ignorant, s’exécrant et se combattant. Pour les masses profondes du peuple, pour l’immense majorité des campagnes l’enseignement primaire existait seul, à peine la lecture, l’écriture, un peu de calcul, le rudiment, ce qui suffisait à dégager l’homme de la brute. Pour la bourgeoisie, l’infime minorité élue, maîtresse par son rapt de l’argent et du pouvoir, s’ouvraient l’enseignement secondaire, l’enseignement supérieur, toutes les facilités de savoir et de régner. L’affreuse iniquité sociale se trouvait consacrée ainsi, une dalle pesante scellait les pauvres et les humbles dans leur ignorance, défense à eux d’apprendre, de connaître, de devenir les savants, les puissants, les maîtres. Parfois, il s’en échappait un qui s’élevait au rang le plus haut. Mais c’était l’exception tolérée, donnée hypocritement en exemple, tous les hommes, disait-on, étant égaux, pouvant grandir grâce à leur propre mérite. Et l’on commençait par refuser au plus grand nombre les leçons nécessaires, le débrouillage d’intelligence dû à tous les enfants de la nation, dans la terreur du grand mouvement de vérité et de justice qui devait en résulter, balayant la monstrueuse erreur bourgeoise, reprenant aux ravisseurs la fortune nationale volée, pour établir enfin par le juste travail la Cité de solidarité et de paix.

Maintenant, une France unique était en train de se constituer, il n’y aurait bientôt plus ceux d’en bas et ceux d’en haut, ceux qui savaient écrasant, exploitant ceux qui ne savaient pas, dans une sourde guerre fratricide, exaspérée parfois, affolée jusqu’à rougir le pavé des rues. L’enseignement intégral pour tous fonctionnait déjà, tous les enfants de France devaient passer par l’école primaire laïque, gratuite et obligatoire, où le fait expérimental, et non plus la règle grammaticale, était la base de l’instruction entière. En outre, apprendre à savoir ne suffisait pas, il fallait apprendre à aimer, la ne pouvant être féconde que par l’amour. Puis, une sélection naturelle se faisait, selon les goûts, les aptitudes, les facultés des élèves, qui, de l’école primaire, montaient à des écoles spéciales, échelonnées suivant le besoin, embrassant toutes les applications pratiques, allant jusqu’aux plus hautes spéculations de l’esprit. La loi était qu’il n’y avait pas de privilégiés dans un peuple, que chaque créature naissante devait être accueillie comme une force possible, dont l’intérêt national exigeait la culture. Ce n’était pas seulement égalité et équité, c’était encore un emploi sage du trésor commun, l’idée pratique de ne rien perdre de ce qui pouvait faire la puissance et la grandeur du pays. Et quel réveil en effet des énergies accumulées, endormies dans l’immense réservoir des campagnes et des villes industrielles ! Toute une floraison intellectuelle en sortait, toute une génération neuve, capable de pensée et d’action, apportant et renouvelant la sève depuis si longtemps tarie chez les anciennes classes dirigeantes, épuisées par l’abus du pouvoir. Des génies sortaient journellement de cette fertile terre populaire enfin défrichée, une grande époque allait naître, comme une renaissance d’humanité. Cette instruction intégrale, si longtemps refusée par la bourgeoisie maîtresse, parce qu’elle la sentait destructive de l’ancien ordre social, était en effet en train de le détruire, mais pour mettre à sa place le plus sage et le plus magnifique épanouissement de toutes les forces intellectuelles et morales qui doivent faire de la France la libératrice, l’émancipatrice du monde.

Ainsi disparaissait cette France coupée en deux, où il y avait deux classes, deux races ennemies, en continuelle guerre, élevées dans deux planètes différentes, comme si elles ne devaient jamais se rencontrer et s’entendre. Les instituteurs eux-mêmes n’étaient plus parqués en deux groupes presque hostiles, les uns humiliés, les autres méprisants, d’un côté les pauvres instituteurs primaires, peu éduqués, à peine décrottés souvent du champ natal, et de l’autre côté les professeurs de lycées et d’écoles spéciales reluisants de science et de littérature. Désormais, on donnait aux élèves des écoles primaires les mêmes maîtres qui plus tard les suivraient à tous les degrés de l’enseignement. On estimait qu’il fallait autant d’intelligence, autant de bonne éducation pour éveiller l’esprit de l’enfant, lui donner la méthode presque pour l’y maintenir et l’y développer plus tard. Des roulements étaient établis, le personnel se répartissait à l’aise, facilement recruté et d’un dévouement parfait, depuis que la profession était devenue une des premières de la nation, bien rétribuée, honorée, glorifiée. La nation avait compris la nécessité de la gratuité de l’instruction intégrale, à tous les degrés, quelle que pût être l’énormité de la dépense, car ce n’était point là des milliards jetés stupidement au mensonge et au meurtre, c’étaient des milliards qui aidaient à pousser du sol les bons artisans de prospérité et de paix. Il n’y avait pas de moisson comparable, chaque sou dépensé faisait le peuple plus intelligent et plus fort, maître du lendemain. Et l’inanité du grand reproche adressé à cette diffusion générale de l’instruction, celui de Jeter des déclassés, des révoltés, au travers des cadres étroits de l’ancienne société, apparaissait clairement, depuis que ces cadres avaient éclaté, pour donner naissance à la société nouvelle. La bourgeoisie, comme elle le redoutait avec raison, devait être emportée, ainsi que l’Église, le jour où elle n’aurait plus le savoir à elle seule. Mais, si chaque fils de paysan ou d’ouvrier, monté d’un coup à l’intelligence, à la connaissance, sans argent et avec des appétits décuplés, devenait autrefois un embarras, un danger pour elle, par son besoin de se classer, de conquérir sa part de jouissance sur celle des autres, ce danger avait totalement disparut, il ne pouvait plus y avoir maintenant de déclassés, puisqu’il n’y avait plus de classes, ni de révoltés, puisque l’état normal était désormais dans la montée de tous vers le plus de culture, pour l’action civique la plus utile possible. L’instruction avait accompli sa tâche révolutionnaire et elle était désormais la force et l’ordre mêmes de la nation, le pouvoir qui en avait à la fois élargi et serré le lien fraternel, tous appelés à travailler au bonheur de tous, sans qu’une seule énergie pût être ignorée et perdue.

D’ailleurs, cette instruction totale, cette nation entière mise en culture, donnant toute sa magnifique moisson, n’était devenue possible que depuis le jour où l’Église avait été chassée de l’enseignement. Sans doute, la séparation de l’Église et de l’État, puis la suppression du budget des cultes, qui en était la conséquence, avaient libéré le pays et permis de mieux doter les écoles. Le prêtre cessait d’être un fonctionnaire, la foi catholique ne prenait plus la force d’une loi, allait à l’église qui voulait, comme au théâtre, en payant ; et les églises s’étaient peu à peu vidées. Mais si elles se vidaient, c’était surtout qu’elles ne fabriquaient plus elles-mêmes les fidèles, les pauvres êtres abêtis dont elles avaient besoin pour peupler leurs nefs. Il avait fallu de longues et terribles années, avant de pouvoir ainsi arracher l’enfant à l’Église éducatrice, l’empoisonneuse séculaire, régnant par le mensonge et la terreur. Depuis le premier jour, elle savait bien qu’elle devait tuer la vérité, si elle ne voulait pas être tuée par elle ; et quel furieux combat, quelle résistance acharnée, afin de retarder l’inévitable défaite, le resplendissant éclat de la lumière, enfin libre ! On allait être réduit à la traiter comme une de ces louches marchandes de poisons dont on envoie un commissaire de police fermer la boutique. Elle, la dogmatique, l’autoritaire, procédant par coups de foudre, à l’exemple de son Dieu, elle osait invoquer la liberté, afin de continuer en paix son œuvre abominable de servage. Alors, des lois de protection sociale étaient devenues nécessaires, on avait dû la réduire légalement à l’impuissance, refuser à ses membres, moines ou prêtres, le droit d’enseigner. Et quels cris encore, quelles tentatives de déchaîner la guerre civile, les parents ameutés, les ordres religieux expulsés par la porte, rentrant par la fenêtre, avec cette obstination de gens qui comptent sur l’éternelle crédulité qu’ils croient avoir semée dans l’homme ! N’étaient-ils pas l’erreur, la superstition, la misérable lâcheté humaine, et n’avaient-ils pas dès lors l’éternité à eux ? Seulement, il leur fallait pour cela garder l’enfant, continuer à obscurcir demain, et peu à peu demain leur échappait avec l’enfant, le temps était venu où l’Église catholique agonisait sous l’écroulement de son dogme imbécile, lézardé, détruit par la science. La vérité avait vaincu, l’école à tous et pour tous faisait des hommes qui savaient et qui voulaient.

Aussi n’était-il plus de jour où Marc ne constatât une conquête heureuse, un élargissement de raison et de bien-être. Lui seul restait debout de sa génération vaillante, qui avait tant combattu, tant souffert. Le bon Salvan s’en était allé le premier, puis Mlle  Mazeline et Mignot l’avaient suivi. Mais, de toutes ces morts, les plus douloureuses pour Marc venaient d’être celles de Simon et de David, les deux frères, emportés à quelques jours de distance, comme dans le lien étroit de leur fraternité héroïque. Mme  Simon les avait précédés, tous les acteurs de la monstrueuse affaire étaient maintenant sous la terre paisible, couchés côte à côte, les bons et les méchants, les héros et les criminels, en l’éternel silence. Beaucoup même des enfants, des petits-enfants, disparaissaient avant les pères, car la mort faisait sans repos son œuvre ignorée, fauchait des hommes comme pour fertiliser le champ où d’autres hommes pousseraient. Et Marc, abandonnant Jonville, était venu avec Geneviève occuper à Maillebois le premier étage de la maison votive, passée aux mains de Joseph et de Sarah, le fils et la fille de Simon. Sarah et son mari Sébastien habitaient toujours Beaumont, où ce dernier continuait à diriger l’École normale. Mais Joseph, les jambes prises, presque infirme, avait dû se résigner à la retraite ; et, sa femme Louise ayant quitté avec lui l’école de Maillebois, tous deux s’étaient installés au second étage de la maison, que la famille se partageait ainsi, heureuse de cette réunion dernière aux heures finissantes et douces de la vieillesse. D’ailleurs, ils semblaient ne s’être pas retirés tout à fait de l’enseignement, ils avaient la joie d’y poursuivre la bonne besogne par leur descendance, car François et Thérèse venaient d’être nommés instituteur et institutrice de cette école de Maillebois, dans laquelle trois générations s’étaient succédé de la sorte, les petits-enfants après les pères et les mères, les grands-pères et les grands-mères.

Cette joie de vivre côte à côte, en grande affection, durait depuis deux années, lorsque tout un drame désola la famille. François, dans toute la force de ses trente-quatre ans, jusque-là si tendre pour sa femme Thérèse, s’éprit d’une jolie fille, un de ces désirs fous qui dévastent un homme. Colette Roudille, qui avait vingt-huit ans déjà, était la fille d’une veuve très dévote, morte récemment ; et on la disait née des œuvres du père Théodose, l’ancien directeur de sa mère, dont elle avait la ressemblance, une tête admirable, une bouche de sang et des yeux de flammes. La veuve vivait d’une rente que son fils aîné, Faustin, de douze ans plus âgé que sa sœur, avait entamée fortement, laissant tout juste à celle-ci de quoi manger du pain. Aussi le petit groupe qui restait de l’ancienne et puissante faction cléricale, maîtresse autrefois du pays, s’était-il intéressé à lui. On avait fini par lui trouver une situation, il était depuis quelques mois gardien du domaine de la Désirade, mangé de procès, à la suite de la mort du père Crabot, et que les communes voisines allaient acheter pour en faire une Maison du peuple, un parc de convalescence et de repos, sur le modèle de Valmarie, l’ancien collège des jésuites, transformé déjà en un délicieux asile où les ouvrières du pays se remettraient des couches trop laborieuses. Et Colette vivait donc seule à Maillebois, presque en face de l’école, très libre d’allure, et il était certain que la flamme de ses beaux yeux, les rires de ses lèvres rouges avaient beaucoup aidé au coup de passion qui affolait François.

Une première fois, Thérèse le surprit. Une colère douloureuse la soulevait, car elle n’était pas la seule frappée ; cette démence du père n’allait-elle pas être un désastre pour leur fille Rose, qui aurait bientôt douze ans ? Un instant, elle voulut faire appel à son père et à sa mère, Sébastien et Sarah, afin qu’ils fussent juges des décisions qu’elle avait à prendre. Elle parla de séparation, elle préférait rendre libre ce mari qui ne l’aimait plus et lui mentait. Mais elle était très calme, très farine, d’une raison parfaite, et elle comprit, pour cette fois, la sage nécessité de pardonner. De leur côté, Marc et Geneviève, désespérés de cette désunion, avaient sermonné longuement leur petit-fils François. Il montrait un grand chagrin, il reconnaissait tous ses torts, acceptait les plus violents reproches ; et, dans cet aveu de ses fautes, le pis était son effarement, son air douloureux, son évidente crainte d’être repris et de céder encore. Jamais Marc n’avait senti si cruellement la fragilité du bonheur humain. Il ne suffisait donc pas d’instruire les hommes, de les mener à la justice par le chemin de la ; il fallait encore que la passion ne les déchirât pas, ne les jetât pas les uns contre les autres, comme de pauvres fous. Pendant toute une vie, il avait lutté pour qu’un peu de lumière tirât les enfants de la geôle obscure où les pères avaient gémi, et il croyait ainsi avoir donné plus de bonheur aux siens en en donnant aux autres ; et voilà qu’au foyer de son petit-fils, si libéré de l’erreur, l’air si raisonnable, une autre souffrance recommençait, l’éternelle félicité et l’éternelle torture de l’amour ! Il ne fallait pas être orgueilleux de son savoir ni mettre toute sa force en lui. Il fallait encore être prêt à souffrir de son cœur, le rendre vaillant contre l’arrachement toujours possible, ne pas croire qu’il suffit de faire le bien pour être à l’abri des blessures du mal. Et Marc avait beau se dire ces choses, se faire modeste devant sa tâche accomplie, il n’en était pas moins profondément triste de voir cette dolente humanité laisser volontairement de sa chair à toutes les ronces du chemin, s’attardant, refusant d’arriver à la Cité heureuse.

Les vacances arrivèrent, et tout d’un coup François disparut. Il sembla avoir attendu d’être débarrassé de sa classe, il était parti avec Colette, dont les fenêtres, sur la Grand-Rue, restaient closes. La famille voulut étouffer le scandale, elle raconta que François, un peu souffrant, était allé avec un ami faire une cure de grand air, à l’étranger. Il y eut une entente tacite dans Maillebois, on feignit d’accepter cette explication, par égard pour Thérèse, la femme abandonnée l’institutrice qui était très aimée ; mais personne n’ignorait la vraie cause du départ de son mari. Elle fut admirable en cette douloureuse circonstance, sans une colère, sans un éclat, cachant ses larmes, restant debout à son poste, avec une parfaite dignité. Et surtout elle se montra d’une grande tendresse consolatrice avec sa fille Rose, à qui elle ne put malheureusement rien cacher, mais qu’elle tâcha d’aimer pour deux et qu’elle entretint dans le respect de son père, malgré la faute.

Un mois se passa, et Marc désespéré, très attristé, lui rendait visite chaque jour, lorsqu’un soir le drame éclata. Rose étant allée passer l’après-midi chez une amie du voisinage, il avait trouvé Thérèse seule, sanglotant loin de tous les yeux. Longuement, il s’était efforcé de lui donner quelque espoir. Puis à la tombée de la nuit, une nuit alourdie par la menace d’un orage, il dut la quitter sans avoir vu Rose, attardée chez sa petite camarade. Et, comme, dans sa hâte de retourner près de Geneviève, il traversait, derrière l’école, l’étroite place noire sur laquelle s’ouvrait la fenêtre de l’ancienne chambre de Zéphirin, il entendit un sourd tumulte, des pas et des cris.

— Qu’est-ce donc ? Qu’est-ce donc ? demanda-t-il, en s’avançant.

Son sang s’était glacé, sans qu’il sût pourquoi. Une terreur passait, venue de loin. Et il finit par apercevoir, debout dans l’ombre, un homme qu’il reconnut pour être un nommé Marsoullier, neveu pauvre de l’ancien maire Philis, et qui était bedeau à l’église Saint-Martin, où un groupe de fidèles entretenait encore un curé.

— Qu’est-ce donc ? répéta-t-il, surpris de le voir gesticuler et parler seul.

Marsoullier le reconnut à son tour.

— Mais je ne sais pas, monsieur Froment, bégaya-t-il, l’air terrifié lui-même. Je passais, je venais de la place des Capucins, lorsque j’ai entendu des cris d’enfant, étranglés par la peur ; et, comme je me hâtais d’accourir, j’ai entrevu un homme qui se sauvait au galop, tandis que, par terre, gisait ce petit corps… Alors, j’ai crié aussi.

En effet, Marc distinguait maintenant par terre une forme pâle, sans mouvement. Un soupçon lui vint, n’était-ce pas ce Marsoullier qui avait voulu violenter cet enfant ? d’autant qu’il lui voyait à la main un objet blanc, un mouchoir.

— Et ce mouchoir que vous tenez là ? demanda-t-il encore.

— Ça, c’est un mouchoir que je viens de ramasser près de la victime. Sans doute l’homme a voulu étouffer ses cris, et il aura perdu ça en se sauvant.

Marc n’écoutait plus. Il s’était vivement penché sur le petit corps ; et brusquement, une exclamation d’affreuse douleur lui échappa.

— Rose ! notre petite Rose !

La victime était la délicieuse fillette, qui, aux bras de sa cousine Lucienne, avait offert un bouquet à Simon triomphant, il y avait dix ans déjà. Elle avait grandi en beauté, en charme, d’un clair visage troué de fossettes, toujours souriant, dans un envolement de fins cheveux blonds. Le crime se reconstituait aisément : le retour de l’enfant à la nuit tombante, par cette place déserte ; quelque bandit qui la guettait et qui, surpris, saisi de peur, l’avait jetée là, après l’avoir brutalisée. Évanouie, comme morte, elle ne bougeait toujours pas, dans sa petite robe blanche à fleurettes roses, une robe de fête que sa mère lui avait permis de mettre pour aller voir son amie.

— Rose, Rose ! appelait Marc, affolé. Pourquoi ne me réponds-tu pas, ma mignonne ? Un mot, dis-moi un mot seulement.

Et il la touchait avec douceur, de crainte de la faire crier, n’osant pas encore la soulever du sol. Et il se parlait à lui-même.

— Elle n’est qu’évanouie, je l’entends qui respire. Mais je crois bien qu’elle a quelque chose de cassé… Ah ! le malheur s’acharne, nous voilà retombés dans l’atroce souffrance.

Un effroi indicible l’avait envahi, comme si tout le terrible passé renaissait. Là, sous cette fenêtre tragique, près de cette chambre où le misérable Gorgias avait souillé et tué le petit Zéphirin, voici qu’il trouvait son arrière-petite-fille, sa Rose bien-aimée, une adorable petite femme de douze ans, violentée elle aussi, blessée, n’ayant dû son salut qu’à l’arrivée fortuite d’un passant. Qui donc avait voulu ce recommencement effroyable ? et quelle nouvelle et longue série d’angoisses annonçait un pareil crime ? Comme en un fulgurant éclair, à cette minute horrible, il vit se dérouler sa vie, il revécut toutes ses luttes et toutes ses souffrances.

Cependant, Marsoullier était resté là, le mouchoir à la main. Il finit par le mettre dans sa poche, l’air très gêné, en homme qui ne disait pas tout et qui aurait bien voulu, ce soir-là, n’avoir pas traversé cette place.

— Il vaudrait mieux de pas la laisser là, monsieur Froment, dit-il enfin. Vous n’êtes pas assez fort, vous. Mais, si vous le voulez, je vais la prendre sur mes bras, et je la porterai chez sa maman, qui est à deux pas.

Marc dut accepter. Il suivit le bedeau qui, les reins et les bras solides, avait doucement soulevé Rose, sans la tirer de son évanouissement. On arriva ainsi chez la pauvre mère, et quelle affreuse secousse, cette enfant bien-aimée, sa seule joie désormais, qu’on lui rapportait sans connaissance, toute pâle, dans sa robe claire, avec ses beaux cheveux dénoués. La robe était en morceaux, des cheveux arrachés restaient pris à la dentelle de la collerette. La lutte devait avoir été terrible, car les mains tordues portaient des traces de meurtrissures, et le bras pendait, comme cassé.

Thérèse, éperdue, répétait en un continuel cri, étranglé par les larmes :

— Rose, ma petite Rose ! on m’a tué ma petite Rose.

Vainement, Marc lui faisait remarquer qu’elle respirait, qu’elle n’avait pas sur elle une goutte de sang. Marsoullier avait monté la fillette pour la poser sur un lit. Et, tout d’un coup, elle ouvrit les yeux, elle regarda autour d’elle, avec une terreur indicible. Puis, elle bégaya, grelottante :

— Oh ! maman, oh ! maman, prends-moi, cache-moi, j’ai peur !

Saisie de la voir ressusciter, Thérèse était tombée assise sur le lit, l’enveloppant de ses bras, la gardant contre sa poitrine, brisée par l’émotion, au point de ne plus trouver une parole. Mais, après avoir prié l’adjointe, qui se trouvait là, de courir chercher un médecin, Marc, bouleversé devant tant d’inconnu, voulut savoir tout de suite.

— Ma chérie, que t’est-il donc arrivé, peux-tu nous dire ?

Rose le regarda un instant, comme pour le reconnaître, et ses yeux hagards se remirent à fouiller les coins d’ombre de la chambre.

— J’ai peur, j’ai peur, grand-père !

Doucement, il commença l’interrogatoire, après l’avoir rassurée.

— Personne ne t’a donc accompagnée, pour revenir de chez ton amie ?

— C’est moi qui n’ai pas voulu. La maison était si près, je n’avais qu’un saut à faire, et nous avions trop joué, je craignais qu’on ne me retardât encore.

— Alors, ma chérie, tu revenais en courant, lorsque quelqu’un s’est jeté sur toi. C’est bien ça, n’est-ce pas ?

Mais l’enfant s’était remise à trembler, terrifiée, ne répondant plus. Il fallut répéter la question.

— Quelqu’un s’est jeté sur toi ?

— Oui, oui, quelqu’un, balbutia-t-elle enfin.

Un instant, Marc la laissa se calmer, caressant des doigts ses cheveux, la baisant au front.

— Tu comprends, il faut que tu nous dises… Naturellement tu as crié, et tu t’es débattue. L’homme a voulu te fermer la bouche, puis il t’a jetée par terre.

— Oh ! grand-père, ça s’est passé si vite ! Il m’avait pris les bras, il me les tordait. Sans doute il voulait m’étourdir, pour m’emporter sur son dos. J’ai eu tant de mal, que j’ai cru être morte, et je suis tombée, et je ne sais plus.

Marc éprouva un grand soulagement, convaincu que l’enfant n’avait pu être souillée, puisque Marsoullier disait être accouru aux cris. Aussi posa-t-il une dernière question.

— Et tu le reconnaîtrais, l’homme ?

Un frisson encore secoua Rose, égara ses yeux, comme si une terrible vision se dressait devant elle, au moindre souvenir. Puis, elle couvrit son visage de ses deux mains, elle retomba dans un obstiné silence. Comme son regard s’était fixé sur Marsoullier, et qu’elle n’avait pas eu un cri, Marc en tirait au moins la certitude de s’être trompé, en soupçonnant un instant celui-ci. Mais il voulut pourtant l’interroger à son tour, car s’il disait la vérité, s’il passait simplement et s’il était accouru, il pouvait ne pas dire tout ce qu’il savait.

— Vous avez vu l’homme fuir, vous. Peut-être vous serait-il possible de le reconnaître ?

— Oh ! monsieur Froment, je ne pense pas. Il a passé devant moi, mais il faisait déjà noir. Et puis, j’étais si troublé !

Cependant le bedeau, mal remis, s’abandonna un peu.

— Je crois bien qu’en passant il a dit quelque chose… « Imbécile ! »

— Comment ? « Imbécile ! » demanda Marc, très surpris. Pourquoi vous aurait-il dit cela ?

Mais, désespéré d’avoir donné ce détail, comprenant la gravité possible du plus léger aveu, Marsoullier se hâtait de rattraper le mot.

— Je ne suis sûr de rien, il n’a eu qu’un grognement… Non, non ! je ne le reconnaîtrais sûrement pas.

Ensuite, comme Marc lui réclamait le mouchoir, il le tira de sa poche avec quelque ennui, il le posa sur une table. C’était un mouchoir fort ordinaire, un de ces mouchoirs brodés mécaniquement à la grosse de grandes initiales en fil rouge. Celui-ci avait pour initiale un F majuscule, et le renseignement était mince, si l’on instruisait l’affaire sur cette pièce unique, car les pareilles circulaient par douzaines, vendues dans tous les magasins.

Thérèse avait repris Rose d’une étreinte légère, où elle mettait toute la caresse de son cœur.

— Le médecin va venir, mon trésor, je ne veux pas te toucher tant qu’il ne sera pas là… Ce ne sera rien. Tu ne souffres pas trop, dis-moi ?

— Non, pas trop, mère… Le bras seulement me brûle, et il pèse très lourd à mon épaule.

À demi-voix, Thérèse continua, essayant à son tour de confesser sa fille, dans l’inquiétude anxieuse où la laissait le mystère de l’attentat. Cet homme, qu’avait-il voulu, qu’avait-il fait, pourquoi s’était-il jeté sur cette enfant ? Mais, à chaque question, Rose s’affolait de nouveau, fermant les yeux maintenant, s’enfonçant la tête dans l’oreiller, comme désireuse de ne plus voir et de ne plus entendre. Elle frissonnait surtout, lorsque sa mère insistait, la suppliait de lui dire si elle ne connaissait pas l’homme, si elle ne le reconnaîtrait pas. Et, tout d’un coup, elle éclata en gros sanglots, éperdue, délirante, et elle lui confia tout, d’une voix haute et déchirée, croyant peut-être lui parler à l’oreille, pour elle seule.

— Oh ! mère, mère, j’ai tant de chagrin !… Je l’ai bien reconnu, c’est père qui m’attendait là et qui s’est jeté sur moi.

Frappée de stupeur, Thérèse se releva.

— Ton père ! que dis-tu là, malheureuse enfant ?

Marc, frémissant, avait entendu, ainsi que Marsoullier d’ailleurs. Et il s’était rapproché, avec un geste de violente incrédulité.

— Ton père ! c’est impossible… Voyons, voyons, ma chérie, tu as rêvé cela.

— Non, non, père m’attendait derrière l’école, je l’ai bien reconnu, à cause de sa barbe et de son chapeau… Il a tenté de me prendre, et comme je n’ai pas voulu me laisser emporter, il m’a jetée par terre, après m’avoir tordu les bras.

Et elle s’entêta dans ce récit, malgré la fragilité des preuves. L’homme n’avait pas prononcé une parole, elle ne parlait toujours que de la barbe et du chapeau, car elle ne se souvenait de rien autre, pas même du visage, caché dans l’ombre. Mais c’était son père, elle semblait hantée de ce cauchemar, peut-être né de souffrances où elle voyait sa mère, depuis le départ du mari infidèle.

— C’est impossible, c’est fou ! répéta Marc, dans un cri où protestait toute sa raison. Si François avait voulu reprendre cette enfant, il ne l’aurait pas violentée, presque tuée.

Thérèse montrait, elle aussi, une certitude tranquille, absolue.

— François est incapable d’un tel acte. Il a pu me faire beaucoup de peine, je le connais et je le défendrai, s’il le faut… Tu t’es trompée, ma pauvre Rose.

Cependant, elle alla prendre et examiner le mouchoir, resté sur la table. Et elle ne put réprimer un tressaillement douloureux : elle reconnaissait ce mouchoir, elle-même en avait acheté une douzaine, avec l’initiale, l’F majuscule, chez les sœurs Landois, le magasin de la Grand-Rue. Elle ouvrit tout de suite un tiroir de la commode, dix mouchoirs pareils se trouvaient encore là, François avait bien pu en emporter deux dans sa fuite. Mais elle surmonta le malaise qui venait de la glacer, et elle se montra aussi ferme, aussi affirmative.

— En effet, le mouchoir pourrait être à lui… N’importe ce n’est pas lui, jamais je ne le croirai coupable.

Cette scène semblait avoir stupéfié Marsoullier. Resté à l’écart, ayant l’air de ne savoir comment quitter ces gens dans la peine, il ouvrait de grands yeux, depuis le singulier récit de l’enfant ; et l’incident du mouchoir reconnu achevait évidemment de l’ahurir. Puis, comme le médecin arrivait enfin, amené par l’adjointe, il en profita pour disparaître. Marc passa dans la salle à manger, pour attendre le résultat de l’examen du médecin. Rose avait bien le bras droit cassé ; mais la fracture n’offrait aucune complication inquiétante ; et, en dehors des poignets meurtris et de quelques contusions, elle ne portait la trace d’aucune autre violence. En somme, la secousse nerveuse, si violente chez une fillette de cet âge, était surtout à craindre. Et le médecin ne la quitta qu’une heure plus tard, après avoir fait la réduction de la fracture, et quand il la vit comme terrassée, endormie d’un profond sommeil.

Marc, cependant, avait envoyé prévenir sa femme et sa fille, Geneviève et Louise, dans la crainte de les inquiéter en ne rentrant pas. Elles accoururent, elles furent terrifiées, désespérées de cette affreuse histoire, qui réveillait, chez elles aussi, l’ancienne et abominable affaire. Et, Thérèse étant venue les rejoindre, il y eut là comme un conseil de famille, tandis que toutes trois, l’oreille tendue, écoutaient, par la porte laissée ouverte, si la petite blessée ne se réveillait pas. Marc, fiévreux, parla longtemps. Pourquoi François aurait-il commis un pareil attentat ? Il avait pu céder à un accès de folie passionnelle, en disparaissant avec Colette, mais il s’était toujours montré un père très tendre, sa femme ne se plaignait même pas de son attitude vis-à-vis d’elle, très digne, presque déférente. Alors, quel motif l’aurait poussé ? On ne le voyait pas, dans la retraite ignorée où il se cachait avec une maîtresse, pris du subit désir de ravoir sa fille, dont il n’aurait su que faire. Et, en admettant même l’hypothèse d’une cruauté à l’égard de sa femme, le besoin pervers de la frapper encore, par ce rapt qui la laisserait seule, sans une consolation, il restait inadmissible que ce père, au lieu d’enlever simplement la fillette, l’ait violentée et blessée, puis laissée là, évanouie ! Non, non ! malgré l’affirmation de Rose, malgré le mouchoir reconnu, François n’était pas le coupable, il y avait là des impossibilités morales, des raisonnements plus forts que des preuves. Mais, devant ce nouveau problème si ardu, devant la à chercher de nouveau, à proclamer, lorsqu’on l’aurait dégagée du mystère, Marc ne cachait pas son trouble, son anxiété, car il s’attendait bien à ce que Maillebois entier, dès le lendemain matin, s’occupât passionnément du drame, grâce aux indiscrétions de Marsoullier, acteur et témoin. Tous les faits semblaient accuser François, l’opinion publique allait-elle se ruer contre lui, comme autrefois contre son grand-père, Simon, le juif ? Et, dans ce cas, de quelle façon le défendre, et que faire, pour empêcher le recommencement de la monstrueuse iniquité d’autrefois ?

— Ce qui me tranquillise, finit-il par dire, c’est que les temps sont changés. Nous allons être en face d’un peuple nouveau, instruit, libéré, et je serais bien surpris, si tous ne nous aidaient pas à faire la vérité.

Il y eut un silence. Thérèse, malgré le petit tremblement qui l’agitait encore, reprit avec force :

— Vous avez raison, grand-père, il faut avant tout établir l’innocence de François, dont je ne douterais pas, même devant de pires accusations… J’oublie qu’il m’a fait souffrir affreusement, et comptez sur moi, je vous aiderai de tout mon pouvoir.

Geneviève et Louise approuvaient du geste.

— Ah ! le malheureux enfant ! murmura la dernière. À sept ans, il se jetait à mon cou, il me criait : « Petite mère, je t’aime bien ! » C’est un tendre, un passionné, auquel il faut pardonner beaucoup.

— Ma fille, dit à son tour Geneviève, il y a toujours de la ressource, avec ceux qui aiment. S’ils font de grandes fautes, l’amour les aide à les réparer.

Le lendemain, comme Marc l’avait prévu, tout Maillebois fut en rumeur, on ne causa que de la tentative de rapt, la fillette blessée qui accusait son père, le mouchoir ramassé par un passant et que la mère avait reconnu. Marsoullier racontait l’histoire à qui voulait l’entendre, brodant même un peu, ayant tout vu, tout fait. Ce n’était pas un méchant homme, ce Marsoullier, simplement vaniteux et poltron, très flatté de devenir ainsi un personnage, avec la sourde crainte des circonstances fâcheuses, si l’affaire tournait mal. Neveu du dévot Philis, il vivait de sa place de bedeau, très mal rétribuée depuis qu’un groupe de plus en plus rare de fidèles entretenait seul l’église Saint-Martin ; et on le disait incroyant, de pensée très libre, mangeant ce pain d’hypocrisie parce qu’il ne savait pas en gagner un autre. Mais les derniers fidèles qui le payaient, les catholiques ulcérés de leur défaite, de la solitude où tombait l’Église, s’emparèrent tout de suite de son histoire, voulurent le faire marcher, pour exploiter ce scandale si opportun, envoyé sûrement par Dieu. Jamais ils n’auraient espéré une telle occasion de reprendre la lutte, il s’agissait d’utiliser ce cadeau de la Providence, dans un suprême effort. Aussi vit-on de nouveau des jupes noires se glisser le long des rues, de vieilles dames colporter des contes extraordinaires. Une personne, restée inconnue, disait avoir rencontré François le soir du crime, avec deux autres hommes masqués, des francs-maçons sûrement. La franc-maçonnerie, pour sa messe noire, comme tout le monde le savait, avait besoin du sang d’une jeune fille, et François venait d’être obligé par le sort de donner le sang de la sienne. Cela n’expliquait-il pas tout, la violence sauvage du sectaire, le meurtre contre nature ? Seulement, les inventeurs de ce conte inepte ne trouvèrent pas un journal pour l’imprimer, et ils durent le répandre eux-mêmes parmi le petit peuple. Le soir même, il avait fait le tour de la ville, on le retrouvait jusqu’à Jonville, au Moreux, dans toutes les communes voisines. Et le mensonge était semé, il n’y avait plus qu’à attendre la moisson empoisonnée de l’ignorance populaire.

Mais, ainsi que Marc l’avait dit, les temps étaient changés. Partout, le même haussement d’épaules accueillait l’invention stupide et passionnante. C’était bon autrefois, lorsque les hommes restaient comme des petits enfants, avides d’invraisemblances. Aujourd’hui, on savait trop de choses, on n’acceptait pas une pareille histoire sans raisonner. D’abord, on sut tout de suite que François n’était justement pas franc-maçon. Puis, pas un témoin ne l’avait vu, il semblait prouvé qu’il était au loin, dans quelque nid d’amour, avec cette Colette disparue de Maillebois en même temps que lui. Toutes sortes de raisons, d’ailleurs, militaient en faveur de son innocence, et le pays entier le jugeait comme sa famille : un passionné qui avait pu céder à une folie de désir, mais un père tendre qui était incapable d’un attentat contre sa fille. Des témoignages excellents arrivaient de partout, les parents de ses élèves disaient sa douceur, les gens du voisinage racontaient son affection pour sa femme, même dans ses égarements. Et, cependant, l’opinion se trouvait en présence de l’accusation formelle de Rose, de la preuve troublante du mouchoir, de la scène racontée tant de fois par Marsoullier, mystère irritant, question poignante qui se posait à l’esprit de tous, capable désormais d’examiner et de juger. Si François, malgré les apparences accablantes, n’était pas le vrai coupable, un autre était donc ce coupable, et qui pouvait-il être, comment le découvrir ?

Alors, pendant que la justice faisait son œuvre, menait son enquête, on vit ce spectacle nouveau, de simples citoyens apporter leur contribution, s’efforcer de dire tout ce qu’ils savaient, tout ce qu’ils avaient vu, senti et compris. C’était, dans les intelligences cultivées, comme un besoin général de justice, une crainte qu’une erreur pût être commise. Un Bongard vint de lui-même déposer que, le soir de l’attentat, il avait aperçu, devant la mairie, un homme effaré, qui semblait accourir de la place des Capucins ; et ce n’était certainement pas François. Un Doloir apporta un briquet de fumeur, ramassé par lui entre deux pavés ; derrière l’école, en faisant remarquer que ce briquet pouvait être tombé de la poche du ravisseur et que François ne fumait pas. Un Savin répéta une conversation, entre deux vieilles dames, d’où il avait conclu qu’il fallait chercher le coupable parmi les connaissances de Marsoullier, celui-ci ayant eu la langue trop longue, devant certaines dévotes ses intimes. Mais, surtout, les sœurs Landois, qui tenaient le magasin de nouveautés de la Grand-Rue, se montrèrent très intelligentes et très actives. Elles étaient d’anciennes élèves de Mlle  Mazeline, comme, d’ailleurs, tous les passionnés de vérité, témoins volontaires, sortaient des mains des instituteurs laïques, Marc, Joulic ou Joseph. Les sœurs Landois avaient eu l’idée de rechercher sur leurs livres les noms des personnes auxquelles elles avaient vendu des mouchoirs, pareils à celui dont l’homme s’était vainement efforcé de faire un bâillon. Elles retrouvèrent parfaitement celui de François ; mais, au-dessous, à deux jours d’intervalle, elles relevèrent celui de Faustin Roudille, le frère de cette Colette avec laquelle François était parti. Et ce fut le petit indice, la première lueur d’où la lumière décisive devait naître.

Ce Faustin, justement, depuis quinze jours, se trouvait sans place. Maillebois, après s’être entendu avec les communes environnantes, venait enfin d’acheter le magnifique domaine de la Désirade, pour y installer un Palais du peuple, une maison de repos et de joie, un parc immense de promenade, ouverts à tous les travailleurs des environs, les petits et les humbles. Au lieu d’une congrégation installée, selon le rêve du père Crabot, en ces lieux de délices, sous ces ombrages royaux, parmi ces eaux ruisselantes et ces marbres éclatants, c’étaient les fiancés du peuple, les jeunes mères avec leurs nourrissons, les vieillards désireux de repos, qui se trouvaient là chez eux, qui jouissaient enfin de la douceur et de la splendeur des choses. L’ancien gardien, Faustin, créature des derniers cléricaux, avait donc quitté le domaine, et on le voyait rôder au travers de Maillebois, très amer, très agressif, affectant surtout une grande colère contre sa sœur Colette, dont l’escapade, disait-il, le déshonorait.. On s’étonnait un peu de cette brusque séparation, car personne n’ignorait l’entente parfaite jusque-là de la sœur et du frère, les emprunts constants de celui-ci à celle-là, lorsqu’il la savait en fonds. Fallait-il croire à une brouille, à une exaspération de Faustin, furieux de voir Colette disparaître, juste au moment de sa mise à pied ? Ou bien jouait-il une comédie, toujours d’accord avec sa sœur, n’ignorant pas le lieu de sa retraite, travaillant dans l’ombre pour elle ? Ces points restaient en pleine nuit, mais la découverte des sœurs Landois, en attirant l’attention sur Faustin, ne venait pas moins de le jeter au grand jour, sous les yeux de tous, avec ses actes, ses paroles. Une semaine suffit, l’enquête fit des progrès considérables.

D’abord, le témoignage de Bongard se trouvait confirmé, plusieurs personnes maintenant se souvenaient de l’avoir rencontré, dans la Grand-Rue, l’air agité, se retournant, comme s’il avait voulu savoir ce qui se passait du côté de l’école ; et c’était bien lui, elles le reconnaissaient formellement. Ensuite, le briquet trouvé par Doloir semblait lui appartenir, des gens disaient le lui avoir vu entre les mains. Enfin, la conversation que Savin avait entendue, cette hypothèse d’un lien entre l’homme et Marsoullier se serait réalisée, dans le cas où Faustin et l’homme n’auraient fait qu’un, car le bedeau et l’ancien gardien de la Désirade se connaissaient intimement. Et c’était là le fait décisif, la piste à suivre, dans la certitude qu’elle devait mener à la pleine lumière. Marc, qui suivait l’enquête avec une attention passionnée, le comprit tout de suite. Aussi se chargea-t-il de confesser lui-même Marsoullier, très frappé maintenant de l’attitude de celui-ci, au moment où il l’avait trouvé près de la victime, après la fuite de l’homme. Il le revoyait gêné, inquiet, ennuyé de lui remettre le mouchoir ; il le revoyait surtout stupéfait, lorsque Rose avait accusé son père, et que Thérèse était allée tirer de la commode des mouchoirs pareils. Puis, surtout, un mot lui revenait, ce mot d’« Imbécile ! » lancé à la face du bedeau, et que ce dernier avait répété dans son trouble. Il s’éclairait brusquement, il était l’injure d’un ami à un ami malencontreux, dont l’arrivée inopportune allait tout perdre. Et Marc se rendit chez Marsoullier.

— Vous savez, mon garçon, les charges les plus graves s’accumulent contre Faustin, on l’arrêtera sûrement ce soir. Ne craignez-vous pas d’être compromis ?

Silencieux, la tête basse, le bedeau l’écouta énumérer toutes les preuves.

— Voyons, avouez que vous l’avez reconnu ?

— Comment l’aurais-je reconnu, monsieur Froment ? il n’a pas de barbe, il porte une casquette, et l’homme, très barbu, avait un petit chapeau rond.

C’étaient, en effet, les constatations faites par Rose elle-même, inexpliquées encore.

— Oh ! il pouvait s’être mis une fausse barbe et avoir pris un chapeau. D’ailleurs, il a parlé, c’est vous qui me l’avez dit. Vous l’avez sûrement reconnu à la voix, quand il vous a crié : « Imbécile ! »

Marsoullier levait déjà la main, pour se démentir, en jurant que l’homme n’avait pas prononcé un mot. Mais la force lui en manqua devant le clair regard de Marc, fixé sur le sien. Et le brave homme qu’il était réellement au fond commença de se troubler, de ne plus oser commettre une vilaine action, par vanité stupide.

— Naturellement, reprit Marc, je me suis renseigné sur vos rapports avec lui, je sais qu’il vous voyait souvent et qu’il vous jetait volontiers ce mot d’imbécile à la face, quand vos scrupules lui faisaient hausser les épaules.

— Ça, c’est vrai, concéda Marsoullier, il m’appelait imbécile, ce qui finissait pas n’être guère gentil.

Et, pressé davantage, supplié de soulager sa conscience, dans son intérêt même, s’il ne voulait pas que la justice crût à sa complicité, il finit par céder autant à la crainte qu’à son besoin de vérité.

— Eh bien ! oui, monsieur Froment, je l’ai reconnu… Il n’y a que lui, pour m’avoir crié : « Imbécile », avec cette voix-là. Vous comprenez, je ne peux pas me tromper, il m’a répété ça trop de fois… Et il avait pour sûr une fausse barbe, qu’il aura retirée en courant et mise dans sa poche, puisque les personnes qui l’ont rencontré ensuite, au coin de la Grand-Rue, l’ont bien vu avec le chapeau, mais tel qu’il est réellement, sans barbe.

Une grande joie égaya Marc, car le témoignage allait être décisif, et il donna une poignée de main à Marsoullier.

— Allons, je le savais bien, vous êtes un brave homme.

— Un brave homme, certainement… Voyez-vous, monsieur Froment, je suis un ancien élève de M. Joulic, moi ; et ça ne s’en va jamais, quand un mettre vous a enseigné comment on doit aimer la vérité. On a beau vouloir mentir, tout l’être se soulève et proteste. Et puis, dès qu’on sait se servir un peu de sa raison, ça devient impossible d’accepter les bêtises qui circulent… Aussi étais-je très tracassé, tout à fait malheureux au fond, depuis cette déplorable histoire. Mais, n’est-ce pas ? Je suis un malheureux, je n’ai que ma place de bedeau pour vivre, ma situation me forçait à dire comme les anciens amis de mon oncle Philis.

Il s’interrompit, avec un geste de désespoir, tandis que deux grosses larmes lui troublaient les yeux.

— Maintenant, je suis bien fichu, on va me flanquer à la porte, et je crèverai de faim sur le pavé.

Marc le rassura, en promettant formellement de lui trouver une situation. Puis, il se hâta de le quitter, tant il désirait annoncer à Thérèse le résultat de sa démarche, ce témoignage concluant, qui achevait de mettre François hors de cause. Depuis quinze jours, Thérèse était restée au chevet de Rose, toujours ferme dans sa conviction de l’innocence de son mari, mais le cœur serré de n’en avoir aucune nouvelle, malgré le retentissement de l’attentat, raconté par tous les journaux ; et, depuis que l’enfant allait bien, se levant déjà, avec son bras en bonne voie de guérison, elle semblait prise d’une tristesse croissante, muette, accablée à son foyer désert. Tout d’un coup, ce soir-là, comme Marc achevait de lui raconter gaiement sa conversation avec Marsoullier, elle eut une grande secousse, elle vit entrer François. Et ce fut une scène poignante, dans la simplicité des paroles qui furent échangées.

— Tu ne m’as pas cru coupable, Thérèse ?

— Non, François, je te le jure.

— Ce matin, j’ignorais tout encore, dans la solitude si triste où j’étais, et c’est un ancien journal qui m’est par hasard tombé sous les yeux… Alors, je suis accouru. Comment va Rose ?

— Elle va bien, elle est là, dans la chambre.

François n’avait point osé embrasser Thérèse. Celle-ci se tenait devant lui, toute droite, sévère dans son émotion profonde. Alors, Marc, qui s’était levé, saisit les deux mains de son petit-fils, devinant tout un drame à sa pâleur, à son visage ravagé de larmes.

— Allons, dis-moi tout, mon pauvre garçon.

Et François, très loyalement, conta sa folie, en quelques phrases tremblantes. Son brusque départ de Maillebois, aux bras de cette Colette qui le rendait fou. Leur retraite à Beaumont, dans un quartier perdu, une chambre dont ils sortaient à peine. Quinze jours de vie cloîtrée, traversée de furieux orages, des caprices extravagants de cette bohémienne du cœur, des reproches, des larmes, des coups même. Puis, brusquement, sa fuite, sa disparition, après une dernière scène, où elle lui avait jeté les meubles à la tête. Il y avait trois semaines de cela, et il l’avait d’abord attendue, et il s’était ensuite comme enseveli dans cette chambre ignorée, pris de désespoir et de remords, ne sachant plus comment rentrer à Maillebois, près de sa femme, qu’il disait n’avoir pas cessé d’aimer, au milieu de sa folie.

Pendant qu’il parlait, Thérèse avait détourné la tête, toujours immobile ; et, quand il se tut :

— Je n’ai pas à savoir ces choses… Je comprends simplement que tu sois revenu pour répondre aux accusations qui pèsent sur toi.

— Oh ! fit remarquer Marc doucement, ces accusations n’existent plus à cette heure.

— Je suis revenu pour voir Rose, déclara François, et je répète que j’aurais été là le lendemain, si je n’avais pas tout ignoré.

— C’est bien, reprit Thérèse. Je ne t’empêche pas de voir ton enfant, elle est là, tu peux entrer.

Et alors, il se passa une scène singulière, que Marc suivit avec un intérêt passionné. Rose était assise, le bras en écharpe, dans un fauteuil, en train de lire. Au bruit de la porte elle leva la tête, et elle eut un cri frémissant où il y avait comme de la crainte et de la joie.

— Oh ! papa !

Elle s’était mise debout. Puis, brusquement, elle parut saisie d’une stupeur.

— Mais ce n’était pas toi, dis ? papa, l’autre soir.. L’homme était plus petit et avait une autre barbe.

Dans son effarement, elle continuait à dévisager son père, comme si elle le trouvait différent de ce qu’elle se l’imaginait, depuis qu’il était parti et qu’elle voyait sa mère pleurer d’abandon. L’avait-elle donc cru méchant, avec une taille épaissie et un mauvais visage d’orge ? Maintenant, elle retrouvait le papa au bon sourire qu’elle adorait ; et, s’il revenait, c’était sûrement pour qu’on ne pleurât plus dans la maison. Puis, elle se mit à trembler, les conséquences de son erreur lui apparaissaient, terribles.

— Et moi qui t’ai accusé, mon papa, moi qui ai soutenu, comme une entêtée, que l’homme, c’était toi !… Non, non ! ce n’est pas toi, je suis une menteuse, je le crierai aux gendarmes s’ils viennent te prendre !

Elle retomba dans le fauteuil, en proie à une violente crise de larmes, et il fallut que son père la prît sur ses genoux, la baisât tendrement, en lui ignorant que le malheur allait finir. Lui-même bégayait d’émotion. Il avait donc été bien atroce, pour que son image se fut ainsi déformée dans l’esprit de sa fille, et qu’elle eût pu le croire capable d’une violence sur elle ?

Thérèse avait écouté, en s’efforçant de rester impassible. Elle n’eut d’ailleurs pas un mot. Anxieux, François la regardait, comme pour savoir si elle l’acceptait de nouveau à ce foyer domestique qu’il avait détruit. Et Marc, la voyant si sévère, si peu disposée encore au pardon, préféra emmener son petit-fils, pour l’héberger chez lui, en attendant une heure plus douce.

Le soir même, la justice se présenta au domicile de Faustin, accusé de tentative de rapt et de violence sur la personne de la petite Rose. Mais elle ne le trouva pas, le logis était clos, l’homme envolé ; et toutes les recherches échouèrent, jamais on ne le prit, on finit par le croire passé en Amérique. Sa sœur Colette, vainement recherchée, elle aussi, devait l’avoir accompagné, car on ne la revit plus, ni à Beaumont, ni à Maillebois. Et l’affaire resta obscure, on en fut toujours réduit à des suppositions. Le frère et la sœur étaient-ils complices ? Colette avait-elle exécuté quelque complot en emmenant François, ou bien Faustin s’était-il simplement ingénié à tirer parti de la situation créée par cette fuite ? mais surtout avait-il derrière lui un supérieur, une intelligence et une volonté, ayant tout conçu, tout préparé, pour donner un suprême assaut à l’école laïque, en recommençant l’affaire Simon ? Ces diverses hypothèses étaient permises, les faits seuls demeuraient, et personne ne douta, en fin de compte, qu’il y avait eu entente mystérieuse et guet-apens.

Aussi quel soulagement pour Marc, lorsqu’il vit l’affaire classée, percée à jour, désormais inoffensive ! Ce recommencement des abominations anciennes, cette tentative dernière de salir l’école laïque, l’avait d’abord empli d’inquiétude. Et il n’en revenait pas, de la rapidité avec laquelle la saine raison publique avait fait son œuvre, en mettant la debout, éclatante. Les charges contre François étaient autrement graves que les charges d’autrefois contre Simon. Sa fille l’accusait, et elle aurait eu beau se rétracter, on aurait dit qu’elle cédait alors à la pression de la famille. Autrefois, pas un témoin, ni un Bongard, ni un Doloir, ni un Savin, ne se serait risqué à dire ce qu’il avait vu ou entendu, dans la terreur de se compromettre. Autrefois, jamais Marsoullier n’aurait soulagé sa conscience, d’abord parce qu’il n’en aurait pas senti le besoin, ensuite parce que toute une faction puissante se serait levée afin de le soutenir et de glorifier son mensonge. La congrégation était là, qui empoisonnait tout, qui faisait de l’erreur un dogme, un culte. Pour la bataille de Rome contre la libre pensée, elle utilisait sauvagement les partis politiques, les affolait, les jetait les uns contre les autres, dans l’espoir de quelque guerre civile, qui, en coupant la nation en deux, la rendrait maîtresse du plus grand nombre, les pauvres et les ignorants. Et, maintenant que Rome était vaincue, que la congrégation allait disparaître, que plus un jésuite bientôt ne pourrait obscurcir les pensées, pervertir les actes, la raison humaine agissait, consciente et de plus en plus libérée. L’explication de tant de bon sens et de logique n’était pas ailleurs, et c’était simplement que le peuple, instruit enfin, délivré de l’erreur séculaire, devenait capable de vérité et de justice.

Mais un souci restait au cœur de Marc, malgré la joie de la victoire, la désunion entre François et Thérèse, cette question du bonheur de l’homme et de la femme, qui ne saurait être que dans leur entente parfaite. Hélas, il n’avait point l’espoir fou de tuer les passions, d’empêcher la pauvre humanité de saigner, sous le fouet du désir ; et toujours il y aurait des cœurs brisés, des chairs torturées et jalouses. Seulement, ne pouvait-on espérer que la femme affranchie, haussée à l’égal de l’homme, rendrait moins âcre la lutte sexuelle, y apporterait un peu de calme dignité. Déjà, dans le récent scandale, au sujet du rapt de Rose, on venait de voir combien les femmes s’étaient faites les amies de la en aidant de toutes leurs forces à la découvrir ! Elles étaient émancipées de l’Église, plus de superstitions basses, plus de terreur de l’enfer, plus de fausse humilité aux mains du prêtre, la servante qui se prosterne, le sexe qui semble avouer son abjection et qui se venge en pourrissant, en désorganisant tout. Désormais, elles avaient cessé d’être le terrible piège de volupté où, sur le conseil discret des directeurs de consciences, elles tâchaient de prendre les hommes, pour l’indigne triomphe de la religion. Et elles étaient devenues normalement des épouses et des mères, depuis qu’on les avait arrachées au mensonge morbide de l’époux divin, ce Jésus qui a fait tant de pauvres détraquées. N’était-ce pas à elles d’achever l’œuvre, en mettant dans leurs droits reconquis, dans cette culture qui faisait d’elles des personnes libres, beaucoup de sagesse et de bonté ?

Alors, Marc eut l’idée de réunir toute la famille à l’école, dans cette grande salle des classes où lui-même avait enseigné, où Joseph et François avaient enseigné après lui. Et cette réunion n’alla pas sans une certaine solennité, une après-midi de la fin de septembre, par un clair soleil qui baignait de doux rayons le bureau du maître, les bancs des élèves, les tableaux et les images accrochés au mur. Sébastien et Sarah vinrent de Beaumont. Clément et Charlotte arrivèrent de Jonville, avec leur fille Lucienne. Et, averti depuis quelques jours, Joseph était rentré de voyage la veille, très affecté de tout ce qui s’était passé pendant son absence. Enfin, Marc lui-même et Geneviève se rendirent au rendez-vous, avec Louise et Joseph, en amenant François, que sa femme Thérèse et sa fille Rose attendaient dans la classe. On était douze, et il y eut d’abord un grand silence.

— Ma chère Thérèse, dit Marc, nous ne voulons pas peser sur tes sentiments, et nous ne sommes ici que pour causer en famille… Sans doute, tu souffres dans ton cœur. Mais tu n’as point connu le grand déchirement, lorsque l’époux et l’épouse semblaient venir de deux mondes différents et s’apercevaient un jour qu’un abîme les séparait, comme si jamais ils ne devaient se rejoindre. Aux mains de l’Église, la femme, serve encore, était restée un instrument de torture pour l’homme, libéré déjà. Que de larmes ont été répandues, que de foyers se sont trouvés détruits !

Le silence recommença, puis Geneviève, très émue, dit à son tour :

— Oui, mon bon Marc, je t’ai bien méconnu, bien torturé autrefois, et tu as raison de rappeler ces années mauvaises, je ne puis en être blessée aujourd’hui, puisque j’ai eu la force d’échapper à l’empoisonnement. Mais que de femmes sont restées au fond de l’antique geôle, agonisantes, et que de ménages ont succombé dans la douleur ! Moi-même, je n’ai jamais été bien guérie, j’ai toujours tremblé d’être reprise, tellement je sentais en moi la longue hérédité, la perversion et la démence de l’éducation première ; et c’est grâce à toi, à ta raison solide, à ton active tendresse, que j’ai pu me tenir debout… Je te remercie, mon bon Marc.

Des larmes heureuses lui étaient venues aux yeux, elle continua, au milieu d’une émotion croissante.

— Ah ! ma pauvre grand-mère, ma pauvre mère !… Oui, je les plains, je les ai vues si misérables, travaillées de tels ferments destructeurs, comme jetées hors de leur sexe, dans leur martyre volontaire. Elle était terrible, la pauvre grand-mère, mais elle n’avait connu aucune joie, elle vivait dans un perpétuel néant, pourquoi n’aurait-elle pas rêvé de plier les autres à son renoncement douloureux ? Et ma pauvre mère, quelle longue agonie a été la sienne d’avoir goûté la douceur d’être aimée, et d’être retombée sans fin à cette religion de mensonge et de mort, qui nie toutes les forces et toutes les joies de la vie !

Deux ombres venaient de passer, les figures disparues de Mme  Duparque et de Mme  Berthereau, les dévotes inquiétantes et pitoyables d’un autre âge, l’une toute à la féroce Église exterminatrice d’autrefois, l’autre adoucie déjà, mourant désespérée de n’avoir pas tenté de rompre sa chaîne. Du regard, Geneviève sembla les suivre, elle la petite-fille, la fille, en qui le rude combat s’était livré, toujours meurtrie de la lutte, mais si heureuse de s’être un jour sentie libre, retournée à la vie, à la santé. Et ses yeux, ensuite, se posèrent sur Louise, sa fille, qui lui souriait tendrement, et qui se pencha pour l’embrasser.

— Mère, tu as été la plus méritoire, la plus brave, car c’est toi qui as combattu et qui as souffert. Nous te devons la victoire, payée de tant de larmes… Je me souviens. En venant après toi, je n’ai pas eu grand mérite à me dégager tout à fait du passé, et si j’ai été très calme, très raisonnable, si jamais le frisson de l’erreur ne m’a troublée, c’est que j’ai profité de la terrible leçon dont nous avons saigné tous, dans notre pauvre maison en deuil.

— Tais-toi, flatteuse ! dit Geneviève, riant et l’embrassant à son tour. C’est toi qui as été l’enfant sauveur, la petite raison, solide et adroite, dont l’intervention tendre a triomphé de tous les obstacles. Nous te devons notre paix, tu as été la première petite femme libérée, une intelligence et une volonté, résolue à mettre le bonheur en ce monde.

Alors, Marc reprit la parole, en se tournant vers Thérèse.

— Ma chère enfant, tu n’étais pas née, et tu ignores ces choses. Toi qui es venue après Louise, qui es encore plus affranchie, exempte de tout baptême, de toute confession et de toute communion, tu trouves très simple de vivre librement, en personne qui a son existence propre, sans autres liens que sa raison et sa conscience, dégagées des mensonges religieux et des préjugés sociaux. Mais, pour que tu en arrives là, les mères, les grand-mères ont passé par des crises affreuses, les pires folies et les pires tourments… Comme pour toutes les questions sociales, la solution unique était dans l’enseignement. Il a fallu instruire la femme, afin de lui donner près de l’homme sa place légitime d’égale et de compagne. Et c’était là une nécessité première, la condition du bonheur humain, car la femme libérée pouvait seule libérer l’homme. Tant qu’elle a été la servante, la complice du prêtre, un instrument de réaction, d’espionnage et de querelle dans le ménage, l’homme se trouvait enchaîné lui-même, incapable d’une action virile et décisive. La force du meilleur avenir est dans l’entente absolue du couple… Et comprends notre tristesse, ma chère enfant, lorsque nous voyons le malheur rentrer ici de nouveau. Toi et François, vous n’avez plus entre vous un abîme, des croyances différentes. Vous êtes du même monde, de la même instruction. Il n’est plus ton maître par les lois et les mœurs, et tu n’es plus sa servante menteuse, toujours prête à te venger. Tu as les mêmes droits, tu es une personnalité disposant de ta vie à ton gré. Votre paix n’est plus faite que de raison, de logique de la vie qui veut le couple, pour être vécue pleinement, sainement. Et voilà cette paix perdue encore par l’éternelle fragilité humaine, si la bonté ne vous aide pas à la reconquérir !

Thérèse avait écouté, très calme, très digne, avec un air de grande déférence.

— Je sais toutes ces choses, grand-père, et vous avez tort de croire que je les oublie… Mais pourquoi François est-il allé loger chez vous, depuis quelques jours ? Il n’avait qu’à rester ici. Il y a deux logements, celui de l’instituteur et celui de l’institutrice, et je ne l’empêche pas de s’installer dans le premier, tandis que j’occuperai le second. De cette façon, il reprendra son œuvre, dans quelques jours, lorsque la rentrée aura lieu… Comme vous le dites, nous sommes libres, j’entends rester libre.

Son père et sa mère, Sébastien et Sarah, voulurent intervenir, tendrement ; et Geneviève, et Louise, et Charlotte, toutes les femmes qui étaient là, lui souriaient, la priaient du regard. Elle ne voulut rien entendre, elle refusa d’un geste résolu, sans colère.

— François m’a blessée, cruellement, j’ai cru ne plus l’aimer, et je vous mentirais à tous si je vous disais que je suis certaine en ce moment de l’aimer encore… Vous ne voulez pas que je mente, que je reprenne une vie commune qui serait une lâcheté et une ordure.

Jusque-là, François était resté silencieux, dans une anxiété visible. Un cri lui échappa.

— Mais moi, Thérèse, je t’aime toujours, je t’aime comme jamais je ne t’ai aimée, et si tu as souffert, je crois bien que je souffre davantage encore !

Elle se tourna vers lui, elle lui parla avec beaucoup de douceur.

— Tu dis la vérité, je le crois… Que tu aimes, malgré ta folie, c’est bien possible, car ce pauvre cœur humain, hélas ! dans notre besoin de raison, restera l’éternelle démence. Et si tu souffres tant, cela fait que nous souffrons affreusement tous les deux… Mais je ne peux pas me remettre avec toi, si je ne t’aime plus, si je ne te veux plus. Cela serait indigne de nous deux, notre mal en serait empoisonné, au lieu de guérir. Le mieux, vois-tu, est de vivre en bons voisins, en bons amis, redevenus libres et faisant chacun son œuvre.

— Mais moi, maman ! cria la petite Rose, les yeux pleins de larmes.

— Toi, ma chérie, tu nous aimeras demain tous les deux, comme tu nous aimais hier.. Et ne t’inquiète pas, ce sont des questions que les enfants ne comprennent que plus tard.

D’un geste caressant, Marc avait appelé Rose, et il la prit sur ses genoux, il allait se remettre à plaider la cause de François, lorsque Thérèse le prévint vivement.

— Non, grand-père, je vous en supplie, n’insistez pas. C’est votre tendresse qui parle en ce moment, ce n’est pas votre raison. Si vous me faisiez céder, vous pourriez vous en repentir. Laissez-moi donc être sage et forte… Je sais bien, vous voulez nous épargner la souffrance. Ah ! la souffrance, avouons qu’elle sera éternelle. Elle est en nous, sans doute pour une des besognes ignorées de la vie. Toujours nos pauvres cœurs saigneront, toujours nous les déchirerons dans des heures de passion exaspérée, malgré toute la santé et tout le bon sens que nous aurons pu conquérir. Et cela est peut-être l’aiguillon nécessaire du bonheur.

Un petit frisson froid avait comme pâli le clair soleil, tous sentirent passer en eux la grandeur triste de cet aveu de la douleur.

— Mais qu’importe ! continua-t-elle. N’ayez aucune crainte, grand-père, nous serons dignes et vaillants. Souffrir n’est rien, il faut seulement que la souffrance ne nous rende ni aveugles ni méchants. Personne ne saura que nous souffrons, et nous tâcherons même d’en être meilleurs, plus doux aux autres, plus désireux de diminuer sans cesse les causes de douleur qui existent par le monde… Et puis, grand-père, n’ayez aucun regret, dites-vous que vous avez fait votre possible, une tâche admirable qui nous donnera du bonheur humain tout ce que la raison peut en attendre. Le reste, la vie sentimentale, c’est l’amour de chacun qui le réglera pour son cas personnel, même parmi les larmes. Laissez-nous, François et moi, vivre, même souffrir à notre guise, car cela ne regarde que nous. Il suffit que vous nous ayez libérés tous les deux, que vous ayez fait de nous les personnes conscientes d’un monde du plus de vérité et du plus de justice possible… Et, puisque vous nous avez réunis, grand-père, ce ne sera pas pour empêcher une rupture dont le couple est le seul juge, ce sera pour nous donner à tous l’occasion de vous acclamer, de vous crier notre adoration, notre reconnaissance, en remerciement de votre œuvre.

Alors, toute la famille battit des mains, soulevée d’allégresse, comme si le soleil avait repris sa splendeur, glissant en nappes d’or par les hautes baies vitrées. Oui, oui ! c’était le triomphe du grand-père, dans cette classe où il avait tant lutté, où il avait donné au peuple de demain le meilleur de son cœur et de son intelligence. Tous étaient là ses élèves, enfants, petits-enfants, arrière-petits-enfants, et tous l’entourèrent comme un patriarche très vénérable, très puissant, de qui était né l’heureux avenir. Il avait gardé sur ses genoux la petite Rose, la quatrième génération en fleur, qui lui avait passé les bras autour du cou et qui le baisait à pleine bouche. Sa petite-fille Lucienne, par derrière lui faisait aussi un collier de ses bras frais de jeune fille. Sa fille Louise, son fils Clément s’étaient mis à ses côtés, avec Joseph et Charlotte. Sébastien et Sarah lui souriaient, lui tendaient leurs mains unies, tandis que Thérèse et François, comme rapprochés par leur mutuelle tendresse pour l’aïeul auguste, se trouvaient assis à ses pieds. Et Marc, très attendri, étouffé sous les caresses, voulut plaisanter, avec un joli rire.

— Mes enfants, mes enfants, il ne faut pas faire de moi un dieu. Vous savez qu’on ferme les églises… Je ne suis qu’un ouvrier laborieux qui a fait sa journée. Et puis, je ne veux pas triompher sans ma bonne Geneviève.

Il l’attira, la prit à son bras, et tous l’embrassèrent, elle aussi, pour que ce fût le couple réconcilié, maître désormais du bonheur possible, qui fût de la sorte glorifié, dans cette salle de l’instruction primaire, parmi ces humbles bancs où devaient s’asseoir encore les enfants des enfants, les générations en marche vers la Cité heureuse.

Et ce fut la récompense de Marc, de tant d’années de courage et de lutte. Il voyait son œuvre. Rome avait perdu la bataille, la France était sauvée du grand danger de mort, la poussière de ruine où disparaissent les unes après les autres les nations catholiques. On l’avait débarrassée de la faction cléricale qui se battait chez elle, ravageait ses champs, empoisonnait son peuple, tâchait de refaire les ténèbres pour s’assurer de nouveau la domination du monde. La France n’était plus menacée d’être ensevelie sous la cendre d’une religion morte, elle était redevenue maîtresse elle-même, elle pouvait marcher à ses destinées de libératrice et de justicière. Et elle n’avait vaincu que par cet enseignement primaire, tirant les humbles, les petits des campagnes, de leur ignorance d’esclaves, de l’imbécillité meurtrière où le catholicisme les maintenait depuis des siècles. Une parole exécrable avait osé dire : « Heureux les pauvres d’esprit ! » et la misère de deux mille ans était née de cette mortelle erreur. La légende des bienfaits de l’ignorance apparaissait maintenant comme un long crime social. Pauvreté, saleté, iniquité, superstition, mensonge, tyrannie, la femme exploitée et méprisée, l’homme hébété et dompté, tous les maux physiques et moraux étaient les fruits de cette ignorance voulue, érigée en système de politique gouvernementale et de police divine. La connaissance seule devait tuer les dogmes menteurs, disperser ceux qui en vivaient, être la source des grandes richesses, aussi bien des moissons débordantes de la terre que de la floraison générale des esprits. Non ! le bonheur n’avait jamais été dans l’ignorance, il était dans la connaissance, qui allait changer l’affreux champ de la misère matérielle et morale en une vaste terre féconde, dont la culture, d’année en année, décuplerait les richesses.

Ainsi Marc, chargé d’ans et de gloire, avait eu la grande récompense de vivre assez pour voir son œuvre. Il n’est de justice que dans la vérité, il n’est de bonheur que dans la justice. Et, après la Famille enfantée, après la Cité fondée, la Nation se trouvait constituée, du jour où, par l’instruction intégrale de tous les citoyens, elle était devenue capable de vérité et de justice.