Valentines et autres vers/Préface

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Valentines et autres vers, Texte établi par Ernest DelahayeAlbert Messein (p. 9-27).


PRÉFACE


Vers la fin de 1873, Rimbaud, se déterminant à la vie errante qu’il devait mener jusqu’à sa mort, voulut revoir une dernière fois Paris, quelques heures. C’est ainsi que, rêvant et conduit par d’anciennes habitudes, il se trouva entré au Tabourey, installé à une table. Où il fut d’abord parfaitement seul. Non loin étaient des littérateurs, des artistes qui le reconnurent, se le désignèrent en prononçant des paroles de méfiance. Pourtant, parmi le groupe hostile,

Un tout jeune homme épris de songes fabuleux[1]


regardait, avec une curiosité trop vive pour n’être pas sympathique, « l’ours mal léché » qu’il était plus sage, disait-on, de laisser à l’écart. Et l’imprudent se leva, serra les mains des camarades, mais, au lieu de sortir, il se dirigea droit vers le buveur solitaire.

On ne supposerait pas, sans effort d’imagination, deux êtres plus différents de manières et d’aspect, bien qu’ils fussent à peu près du même âge. Pour être exact, disons que Rimbaud avait alors dix-neuf ans et Germain Nouveau vingt et un tout au plus. Le premier, sorte d’athlète paysan, figure rouge brique, tenue lourde et abandonnée, — Voir, du reste, le tableau célèbre de Fantin-Latour donné par Émile Blémont au Louvre, et l’on aura devant soi, très vivant, l’un des personnages de la scène ; — le second rappelant l’Hassan de Namouna, mais précisons que sa taille était d’un mètre soixante ou soixante et un, ce qui est plus avantageux tout de même que s’élever « à quelques pieds de terre », comme s’exprime Alfred de Musset.

Donc, type oriental, ce brun au teint mat, au nez arabe, et type non moins de notre midi ; car il y avait dans son allure je ne sais quelle nonchalance têtue, quelle vivacité coquette, l’une et l’autre se chassant réciproquement et dominant tour à tour ; le conflit régnait aussi dans ses yeux châtain clair aux cils noirs, qui tantôt s’assombrissaient de bouderie mélancolique et tantôt s’éclairaient de gaieté caressante.

Choisissant alors cette dernière expression, ils s’arrêtèrent, souriants, résolus, sur le maudit, tandis qu’accompagnant le dandinement capricieux du buste, la tête se penchait légèrement de côté avec cette grâce engageante qui lui était si personnelle, et que le bras court, au geste facilement joli, tendait une main demi-ouverte, ayant l’air de montrer quelque joyau rare, ou encore de mimer la fin d’une strophe savante et précieuse, ainsi qu’il arrive aux poètes quand ils ont le tempérament démonstratif :

Arthur Rimbaud ?…

Et de sa voix douce, quoique nerveuse, de sa voix chantante et grave, aux notes d’or, où l’accent très parisien se vanillait, pour ainsi dire, d’un tout petit peu de méridionalisme qui lui donnait une exquisité étrangement séduisante, voici qu’à l’auteur des Chercheuses de poux il déclare brièvement qu’il a lu ses vers, les admire, s’en est inspiré même, quelquefois.

Pareil à celui que l’on ferait se souvenir d’une sienne maladie guérie maintenant tout à fait, Rimbaud écoutait l’aimable garçon lui parler de poèmes. Il dit seulement :

Prenez-vous quelque chose ?…

Mais il éprouvait un honnête besoin de justification devant l’ami de rencontre, en sorte que, dès le second bock, il exposa son cas en toute sincérité. La poésie écrite ne lui disait plus rien : il préférait les voyages, était en route pour Londres. Il parla de l’Angleterre qu’il mettait au-dessus des autres pays civilisés : son peuple avait l’esprit plus large, plus réellement intelligent ; la vie, organisée avec une force et une logique supérieures, y offrait des satisfactions plus diverses. Rimbaud, sans recherche apparente, possédait une habileté prodigieuse à trouver le détail probant, et ainsi un pouvoir de persuasion auquel on ne résistait pas. Germain Nouveau cria tout de suite :

Quand partez-vous ?

Demain.

Nous partons ensemble !

Cela ne me gêne en aucune façon, mais je dois vous prévenir qu’il y aura peut-être de la misère…

L’enfant du midi jeta en arrière sa tête brune à barbe soyeuse, il secoua ses épaules, fit du bras arrondi un mouvement d’insouciante bravade.

En somme, n’était-ce pas pour lui l’instant de mettre en action le vers de Bateau ivre :

Plus léger qu’un bouchon, j’ai dansé sur les flots ?…

Depuis quelques années orphelin, puis détenteur d’un baccalauréat, tous comptes de tutelle lui ayant été rendus, bientôt démuni d’une première portion de son petit héritage, puisqu’il l’avait rapidement dépensée en grand seigneur du quartier latin, il partageait avec Rimbaud l’inaptitude absolue à concevoir l’utilité d’une ambition quelconque et la nécessité de ce qui s’appelle communément une carrière. On est littérateur, on eut l’esprit nourri de romans merveilleux et de poésie épique, on ne peut accepter la vie autrement, parce que, alors, elle ne vaudrait pas d’être vécue ; et puis, après tout, on ne fait pas même de choix, c’est la vie elle-même qui refuse bel et bien de se présenter sous ses côtés pratiques et raisonnables : irresponsabilité évidente, innocence incontestable des vrais aventureux.

Je dois ajouter que si Germain Nouveau prenait subitement la résolution de suivre l’homme légendaire qui avait, disait-on, « perdu Verlaine », c’était un peu, et même beaucoup, parce qu’on venait de le lui signaler comme un être néfaste. L’auteur des Valentines n’était pas contrariant, il avait plutôt un esprit d’opposition tranquille, souriante, et, parfois, gracieusement ironique. Cela venait du besoin constant de construire ses idées en faisant « le manoir à l’envers », aussi d’une tendance perpétuelle à chercher un autre aspect des choses : d’abord par crainte, assez légitime, de l’erreur, puis par le désir, peut-être dominant, que de nouvelles conceptions fussent plus amusantes que les premières. Il pouvait arriver qu’un peu de douce amertume contribuât à ce travail de subversion intellectuelle. Par exemple, s’il venait à remarquer dans la rue que les chevaux trottaient, que les piétons semblaient affairés, il s’en étonnait avec dédain : « Pourquoi tous ces gens qui se hâtent ?… Ne va-t-on pas toujours assez vite ?… C’est donc bien beau, ce qui est au bout ? C’est donc bien utile, ce que l’on va faire ?… » Et joyeux de sa trouvaille, il ralentissait le pas à l’instant même, s’abstenant pourtant de s’arrêter aux étalages, pour peu que la pensée lui vînt que l’on connaît tout, qu’il n’y a plus rien à voir… sinon des singularités — échappant aux yeux du vulgaire — chez les jeunes femme, qu’il rencontrait. Supposons que ses amis, au lieu de « chiner » Rimbaud, l’eussent porté aux nues, il aurait pensé : « Puisque cet homme a tant d’admirateurs, n’est-il pas plus simple de le laisser dans la solitude ?… »

Ce qu’il aurait expliqué abondamment et d’une façon charmante. Car ses paradoxes partaient généralement de cet appel à la simplicité, et le simple, pour lui, était le contraire de ce que dit et fait le commun des mortels — en quoi il tombait souvent fort juste. — Mais, de temps en temps, le simple apparaissait à Germain Nouveau comme le devoir de se livrer sans aucune réserve à tout emballement héroïque, et c’est à moitié au moins pour cette raison qu’il partit avec le « monstre ».

Les simplicités que London impose aux gens qui viennent y gagner leur pain sont plutôt brutales, et assez nombreuses pour former un total complexe. Il y connut la boue des lanes, les soupentes dans les attics, les repas composés d’une slice of plumcake trempée dans une cup of tea, coûtant deux sous parce que c’est du thé ayant passé déjà dans une douzaine de kettles et parfumé des centaines de cups. Il trouva simple de travailler avec Rimbaud chez un fabricant de boîtes, ne comprit pas la simplicité du patron qui lui rognait sur son salaire quotidien le prix de la marchandise gâchée, suivit les conseils de Rimbaud, placé ensuite dans l’enseignement, et qui l’engageait à faire de même, en lui désignant une agence ; mais sa manière simpliste de remplir ses fonctions fut une cause d’ébahissements inquiets pour le teacher, autant que pour le placier quand il vint lui demander un nouvel emploi.

Dans le courant de l’année suivante, il perdait de vue son compagnon parti pour l’Allemagne. Au printemps de 1875, il était à Bruxelles où Verlaine lui envoyait quelques manuscrits de la part de Rimbaud vu à Stuttgart. Dès lors, échange de lettres, liaison amicale qui va durer très longtemps, qui produira entre ces deux poètes également expansifs une communication réciproque de vie mentale, et, pour commencer, ramène Germain Nouveau en Angleterre. Mais laissons parler l’auteur de Dédicaces :


Ce fut à Londres, ville ou l’Anglaise domine,
Que nous nous sommes vus pour la première fois,
Et dans King’s cross, mêlant ferrailles, pas et voix,
Reconnus dès l’abord sur notre bonne mine.

Puis la soif nous creusant à fond comme une mine,
De nous précipiter, dès libres des convois,
Vers des bars attractifs comme les vieilles fois,
Où de longues misses, plus blanches que l’hermine,

Font couler l’ale et le bitter dans l’étain clair
Ou le cristal chanteur et léger comme l’air…


Ce King’s cross nous dit assez que l’assistant de W. Andrews arrivait bien du Lincolnshire et ne pouvait plus sûrement donner rendez-vous qu’à la gare terminus du Great northern railway. J’ai marqué les vers où Verlaine, par un procédé affectueux qui n’est pas rare en ses sonnets dédiés, a voulu faire vivre quelque chose de l’ami et nous convier à entendre celui-ci causant et chantant. Les deux premiers soulignés sont des « mots » de Germain Nouveau, les derniers visent à imiter son style. C’est voulu, mais si l’on compare les poésies éditées une première fois sous le nom d’Humilis avec Amour, Bonheur, Liturgies intimes, on surprendra départ et d’autre plus d’une réminiscence. Beaucoup de ces vers, en effet, appartiennent à la même époque et les deux poètes se lurent ou se communiquèrent la plus grande partie de ce qu’ils écrivaient. On sait combien est fréquent ce phénomène d’influence parmi les intelligences très réceptives, que l’amitié rapproche temporairement. Ne nous arrive-t-il pas de nous demander lequel, d’Hugo, de Vigny, de Sainte-Beuve, a trouvé le premier certaines choses ?

Volontiers Germain Nouveau adoptait la théorie du moindre effort quand il s’agissait de « la matérielle ». Il éprouvait un mépris si convaincu, si tranquille, si complet à l’égard de tout travail qui n’est pas celui d’un artiste ou d’un homme de lettres, que, quand il fallait à toute force trouver un lit et se procurer de la nourriture, il prenait le parti, pour ne pas chercher davantage, d’imiter tout bonnement un ami quelconque, s’attribuant comme récompense le mérite de faire une concession et de sacrifier son esprit d’opposition ordinaire. Il avait accepté le système de Rimbaud qui s’engagea comme professeur dans une école anglaise : il consentit aussi à suivre l’exemple de Verlaine et tenta un second essai pour acquérir les aptitudes pédagogiques, au moins provisoires, auxquelles on doit le vivre et le couvert. Cette nouvelle expérience ne fut pas heureuse. Il la renouvela encore, pourtant, mais cette fois sur le territoire français, à Charleville, patrie de Rimbaud qu’il espérait sans doute y voir un jour apparaître. Maintenant il se sentait plus d’aplomb, ou, si l’on veut, plus chez lui que dans la positive Angleterre, et l’aventure se pare de quelque fantaisie (1875).

Le directeur de l’institution, voyant un monsieur fort lettré, ayant l’air extrêmement sérieux, parlant avec une dextérité merveilleuse, une correction parfaite, une autorité calme et paraissant indémontable, lui confie les élèves de la première étude. Mais M. Germain — c’est sous ce nom qu’il s’est présenté… pourquoi ?.. il eut toujours ce tic des pseudonymes — M. Germain ne va pas « faire le pion », et se conduire avec des jeunes gens, qui lui semblent studieux, comme avec de pauvres moutards. Ils préparent des examens, ils « piochent » — suivant leur dire, — ils croient avoir besoin de distractions : dam ! si quelques uns quittent le dortoir aussitôt le gaz en veilleuse, et descendent l’escalier à pas de loup, et vont au café, ou même plus loin, et quand ils rentrent, un peu avant l’aube, ont l’idée d’offrir un punch à leurs condisciples, sans oublier le surveillant, celui-ci trouve qu’il est plus simple de ne pas s’alarmer, et, au contraire, de prendre part à ces joyeusetés juvéniles. Innocentes non moins, a-t-il pensé, leurs grosses pipes fumées en cour de récréation. Si le directeur, venu là tout à coup, dit à M. Germain : « Ne remarquez-vous pas que l’on sent une odeur comme de tabac brûlé ? » Monsieur Germain — qui a les mains derrière le dos et vient de glisser dans sa manche la cigarette qu’il jugeait tout simple de griller lui aussi — répond avec sang froid : « C’est vrai, cela sent la fumée, et pourtant… je ne vois personne qui fume ! » Le directeur n’est pas dupe ; il sait qu’il faut en passer aux grands élèves et que l’on ne remplace pas tout de go un maître même qui en prend à son aise. Bientôt la première étude est devenue un pur beuglant. M. Germain trouverait cela encore assez simple ; mais les chansons et les cris d’animaux peuvent s’entendre au dehors ; il a une responsabilité, après tout ; on le paie pour maintenir un certain ordre : il frappe donc, avec une clef, sur son pupitre. Les élèves n’y prennent point garde, il se fâche pour tout de bon : les élèves estiment, et le laissent voir, que cette colère est de mauvais goût. Il ne perd pas de temps à déplorer leur ingratitude, il conclut que son rôle est terminé, il s’en va.

Et bientôt recevant une autre part de son héritage, ayant devant lui une nouvelle période d’insouciance, il peut revenir à Paris, s’y fixer. (Nous avons de lui, adressée à Verlaine, une lettre datée d’octobre 1875 ; il envoie des vers : Toto, Mendiants, La dompteuse).

C’est à ce moment qu’il connaît tout le monde. On a vu de quelle façon joliment directe il s’était présenté à Rimbaud. Rien n’était plus facile, c’est vrai, celui-ci étant le moins étonné des hommes, et, si quelquefois taquin, lorsque familier, ne débutant jamais, en les pires circonstances, par de la mauvaise humeur. Avec n’importe quel peintre, sculpteur, poète, journaliste ou romancier — leurs caractères sont variés, peuvent être variables — notre provençal[2] réussissait de même. La défiance et la maussaderie tombaient devant cette aisance singulière, que personne, je crois, n’eut comme lui, cette bonhomie désinvolte alliée à une politesse aristocratique, cette faculté d’éviter sans effort jusqu’à l’ombre de l’indiscrétion, cette gaieté fine aux mots savoureusement imprévus, cette ivresse légère de l’esprit, cet enthousiasme, par moments, si chaud et si communicatif, cet air de gentille indépendance ayant l’évident parti pris de rester amicale, cette grâce du geste, cette adaptation merveilleuse du ton, cette vivacité jamais bruyante, cette facilité miraculeuse d’élocution, qui lui permettait d’être élégant sans afféterie, candide et raffiné, grammatical au point qu’il aurait pu passer pour l’inventeur de la langue, enfin qui en faisait un causeur étincelant mais sans venin, l’ironie, quand elle avait lieu, s’accompagnant d’un irrésistible besoin de bienveillance, qui, sans doute, venait d’un besoin de plaisir.

Énumérant les milieux où il fréquentait, j’ai nommé les peintres. Lui-même peignait avec talent. Un poème d’Amour est consacré au Christ de Saint-Géry,

Ce vrai christ catholique éperdu de bonté,


qu’il fit pendant les vacances de 1877, alors qu’il était à Arras l’hôte de Mme Verlaine et de son fils. L’expression « copie exquise » n’est pas un terme de complaisance. Germain Nouveau, par l’influence de son ami, revenait à la foi, aux pratiques du catholicisme, et le crucifix distingué en cette vieille église par ses yeux d’artiste et de poète, il l’avait reproduit, vraiment, avec toute son âme.

C’est peu après — nous étions en correspondance depuis plusieurs mois — que je le rencontrai à Paris, dans un hôtel de la rue des Boulangers. Il y avait pour voisins de table, et pour amis, Jean Richepin et Raoul Ponchon. Quand il fut au bout de son rouleau, ce qui ne tarda guère, il se décida à imiter un camarade et accepta l’emploi d’expéditionnaire au ministère de l’Instruction publique.

En cette vieille maison de la rue de Grenelle qui appartint jadis au comte de Rochechouart, puis au duc de Castiglione, puis à Mme Swetchine, avant de voir s’accumuler dans ses combles, à ses étages, dans ses dépendances, tant de papiers remués sans cesse ou dormant d’un profond sommeil, il suivait ou précédait de bien peu une invasion de littérateurs : Guy de Maupassant, Paul Ginisty, Paul Margueritte, Henri Mornand, Jules Case, Antony Blondel, Léopold Laluyé, Georges Izambard, de Moncorin, Jules Adenis, Armand Charpentier, Gabriel Sarrazin, Fernand Bessier, Ed. de Goyon, Auguste Générés, R. de Saint Arroman[3]… Quelques uns y restèrent, d’autres ne firent que traverser pour ainsi dire ; mais il s’y lia avec Léon Dierx, avec Camille de Sainte-Croix, Henry Roujon, le peintre Billotte, le poète et patriarche catharin Fabre des Essarts, aussi avec Armand Dartois, le juriste Maurice Garreau, son bienfaiteur constant aux jours de misère, et avec cet imaginatif si curieux, si chercheur, si audacieux, ce vibrant et vaillant poète Léonce de Larmandie, qui l’adopta d’une affection fraternelle, admirative, dévouée, obstinée jusqu’à la fin… et malgré tout.

Comme conditions de travail, Germain Nouveau tombait assez bien. L’opinion publique n’obtenant pas encore ces « compressions budgétaires » qui suppriment de petits traitements afin d’augmenter les gros, on était assez nombreux dans les services pour que leur fonctionnement fût souple et aisé. Le 2e bureau de l’Enseignement secondaire avait pour chef M. Graziani, homme d’une mémoire prodigieuse qui savait par cœur le personnel entier des lycées et collèges, et administrateur de vieille école, très pointilleux sur la tenue des dossiers où pas une feuille ne devait dépasser l’autre, mais moraliste ironique et indulgent qui comprenait les retards du matin, la précipitation à se sauver dès quatre heures moins cinq, même, par ci par là, des absences totales — à condition, par exemple, qu’elles fussent dûment excusées sur du papier à lettre cacheté et confié à la poste, — parce que cet invétéré parisien se plaisait à penser, en riant dans sa barbe grise, qu’il y avait sous roche quelque petite histoire à la Paul de Kock… où lui-même se sentait rajeunir. Le bureau occupait une demi-douzaine d’employés subalternes. Dans la petite pièce où notre fantaisiste besognait sans faire de zèle, bien entendu, son « compagnon de chaîne » était Léopold Lemaire[4], lettré savant, fin, spirituel et doux, travailleur assidu et souffrant du travail à cause d’une imagination trop aimable, trop fleurie pour s’accommoder aux nécessités rigoureuses de la précision administrative, adorablement poli et patient, d’une inlassable gaieté paisible, voilée, on aurait dit, d’inquiétude — peut-être parce qu’il devait mourir jeune — le bon Lemaire, que l’on eût pu surnommer, et plus justement, je parie, que l’empereur Titus, deliciæ generis humani.

Germain Nouveau ne pouvait donc pas compter parmi les damnés de la société moderne, et si on lui avait soudain notifié que ses appointements de deux mille quatre venaient d’être portés à six mille, je crois qu’il aurait trouvé cela très simple, et loué — sobrement — le ministère de l’Instruction publique dont, au reste, il ne se plaignit jamais.

Les relations continuaient avec Verlaine. Ce dernier, l’ayant reçu à Arras, devait nécessairement l’inviter dans sa ferme ardennaise.

En 1880, Germain Nouveau passe une bonne partie de son congé annuel à Juniville où il souffrit terriblement d’une carie dentaire qui lui suggéra cet axiome — renouvelé, sans qu’il s’en doutât, de certaine philosophie allemande — : « On cherche le bonheur… je le connais, c’est de n’avoir plus mal aux dents ». Mais la cruelle odontalgie ne l’avait point paralysé pendant ces trois semaines, car il put y faire un tableau bien caractéristique de son genre si spécial d’originalité : un portrait que Verlaine a glorifié en termes attendris, celui de Lucien Létinois.

Il faut dire que Nouveau était à cette époque singulièrement intransigeant sur les droits de l’artiste : le modèle appartenait au peintre, celui-ci en faisait tout bonnement ce qui lui convenait, ne cherchant que la joie des yeux et non cette vulgarité que les bourgeois appellent ressemblance. De sorte que, raffolant alors de Tiziano Vecelli, aussi de quelques Espagnols, admirateur de Fragonard, épris en même temps d’art impressionniste, il avait imposé à Lucien Létinois, jeune homme aussi châtain que lui-même, une chevelure blond vénitien, avec le nez de François Ier — par la seule raison que cette forme de nez plaisait à lui, Nouveau, — et puis un teint non bruni comme il arrive aux grands garçons vivant à la campagne, mais pareil à cette nacre rose des petites princesses dodues, coiffées d’or et de feu, que peignit Velasquez. Pour l’ensemble un très réduit minimum de modelé, le relief étant chose brutale et nos yeux voulant être frappés moins des formes que des couleurs. La seule concession faite concernait l’expression qui était en vérité « parlante ». Cela rassurait les parents plutôt déconcertés, d’abord, par ce portraitiste venant leur dire : « Vous avez eu tort de désirer un brun ! » Je crois voir encore le regard timide, interrogateur, que m’adressait la bonne Mme Létinois, quand, l’année d’après, je fus mis en présence de cette œuvre si autoritaire. J’entends ses « Oui !… son air, là !… son air… alors ça… tout de même… oui… c’est ben not’Lucien !… » Et il semble que Verlaine ait voulu reproduire en partie les observations maternelles, qui répondaient si bien à sa propre sensibilité :


Ce portrait qui n’est pas ressemblant,
Qui fait roux tes cheveux noirs plutôt,
Qui fait rose ton teint brun plutôt,
Ce pastel, comme il est ressemblant !
Car il peint la beauté de ton âme,
La beauté de ton âme un peu sombre,

Mais si chère au fond, que sur mon âme,
Il a raison de n’avoir pas d’ombre.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Amour, Lucien Létinois. (XVII)


Dans le même temps, Germain Nouveau écrivait ces beaux poèmes catholiques plus tard publiés sous le nom d’Humilis. Il m’en lut une partie — notamment Les Cathédrales — vers 1880. Il essaya, sans succès, de les faire éditer par la maison Palmé. À partir de 1881, il a pris pied dans la notoriété littéraire ; bientôt le Figaro, le Gaulois publieront ses chroniques signées Jean de Noves.

Pourtant son caractère, par moments, s’assombrissait, devenait singulier au point d’étonner ses amis, puis retournait à une amabilité délicieuse qui durait un jour, disparaissait le lendemain, revenait la semaine suivante, pas toujours si tôt, avec des intervalles très inégaux de taciturnité morose. Le cours des idées n’était pas pour cela ralenti, mais il faisait des sauts de chèvre, comme l’humeur dont il suivait les changements. Ces anomalies étaient la conséquence d’une progressive altération de l’état général due à quelque faiblesse physiologique, hérédité morbide — sa pauvre mère étant morte de phtisie — dont seul de la famille il portait le poids, et qui devait se manifester chez lui, ainsi que souvent il arrive, en d’autres parties de l’organisme. On en découvre l’influence dans ce recueil des Valentines, qui contient de si jolies choses, d’une originalité si piquante, d’un art si personnel, si souple, si alerte, si puissant, et où surgissent parfois, comme foudroyantes, des bizarreries tellement rudes. Ainsi l’âme humaine : elle ressemble à la vague, s’élance en haut, se précipite en bas ; mais étant toujours l’âme ; et ici, cas plus effrayant, c’est une âme de poète.

Vers 1885, il a quitté le ministère de l’Instruction publique, il prépare le certificat d’aptitude à l’enseignement du dessin, obtient ce diplôme avec facilité, est successivement professeur au collège de Bourgoin, à celui de Remiremont, au lycée Janson-de-Sailly. C’est là, en pleine classe (1891), que le mal, qui couvait depuis plusieurs années, éclate, le terrasse.

Après plusieurs mois de traitement à Bicêtre, puis une période de vague bohème où il ne faisait plus que de la peinture, enfin un dernier essai d’enseignement au collège de Falaise (1897), il vécut en chrétien austère, il s’efforça d’avoir et garder en son âme le grand courant d’air frais de la pureté absolue, il poussa la piété jusqu’à l’ascétisme, ne voulut plus dormir dans un lit, mais sur le carreau des mansardes, le sol nu des granges, prit pour modèle saint Labre, qu’il avait chanté autrefois, dont il adopta scrupuleusement, pendant près de vingt années, le genre de vie si humble, et désirant imiter mieux encore l’ « ange d’Amette », fit à pied, se nourrissant du pain de l’aumône, trois longs pèlerinages : deux à Rome, le dernier à Saint-Jacques de Compostelle. Si l’on se reportait aux Acta sanctorum, ne trouverait-on pas des irréguliers de cette sorte et de cet aboutissement ? Le pécheur des Valentines revenu aux sentiments d’ « Humilis », retourné au nid après sa vie étrange, mort « en ce lieu de Porrière » — à 68 ans —, n’a-t-il pas, autant qu’il lui était possible, et par lettres et par discours aux anciens amis, aux passants mêmes, usé sa vieillesse à littéralement prêcher l’expiation, le repentir, la pénitence, comme il répétait sans cesse avec une obstination qui bravait toutes les risées ? N’a-t-il pas fini dans l’état le plus proche de la complète innocence, qui plaît à Dieu !


Ernest DELAHAYE.



  1. Théodore de Banville, dans Véronique, œuvre particulièrement aimée par Germain Nouveau.
  2. Né à Pourrières (Var)
  3. En attendant la brillante génération des Amédée Rouquès, des Maurice Guyot, des Pierre Benoît…
  4. Fils de l’inspecteur général Hector Lemaire qui eut grande réputation dans la vieille université.