Valerie/Lettre 19

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Valérie (1803)
Librairie des bibliophiles (p. 63-68).


LETTRE XIX


Venise, le…

Il n’y a que huit jours que je ne t’ai écrit, et combien de choses j’ai à te dire ! Combien le cœur fait vivre, quand on rapporte tout à un sentiment dominateur ! Il faut que je te parle d’un petit bal que j’ai donné à Valérie. Sa fête approchoit ; j’ai demandé au comte la permission de la célébrer avec lui. Nous sommes convenus qu’il s’empareroit de la matinée pour donner à la comtesse un déjeuner à Sala (campagne à quatre lieues de Venise), où il réuniroit plusieurs personnes de sa connoissance. On devoit danser après le déjeuner et se promener ensuite dans les beaux jardins du parc, que Valérie aime passionnément.

Je ne pouvois trouver un lieu plus enchanteur pour seconder mes projets. Ainsi je demandai la permission d’arranger une des salles pour le soir ; ce qu’on m’a accordé. J’avois eu un plaisir extrême à m’occuper de ce qui devoit l’amuser ; je me disois que ce bonheur-là étoit innocent, et je m’y livrois ; j’étois plus tranquille depuis que je ne songeois qu’à courir, à acheter des fleurs, à orner et arranger la salle comme je voulois qu’elle le fût.

Hier donc, nous partîmes d’assez bon matin pour arriver à Sala avant la chaleur. Valérie comptoit seulement y déjeuner et revenir le soir à Venise. Il y eut une course de chevaux, donnée par mylord E…, qui vient souvent chez le comte, et que Valérie intéresse beaucoup, sans qu’elle-même s’en aperçoive. On déjeuna dans des bosquets impénétrables aux rayons du soleil, La matinée se prolongea : on voulut danser ; mais les femmes, prévenues qu’il y auroit un bal le soir, préférèrent la promenade, et Valérie bouda un peu. Cela nous mena assez tard. La marquise de Rici, instruite de nos projets, proposa à la comtesse de ne pas coucher à Venise, mais de passer chez elle le reste de la journée et la nuit : on partit fort gaiement.

Nous arrivâmes les derniers chez la marquise. Les femmes avoient eu soin d’apporter d’autres robes, et elles parurent toutes très élégamment vêtues. Valérie éprouvoit un moment d’embarras ; sa robe étoit chiffonnée ; elle avoit couru dans les bosquets ; et, quoiqu’elle me parût mille fois plus jolie, je la voyois promener des regards inquiets sur sa personne. Une de ses manches s’étoit un peu déchirée, elle y mit une épingle ; son chapeau parut lui peser, elle l’ôta, le remit : je voyois tout cela du coin de l’œil. La marquise la laissa un instant s’agiter ; puis elle l’appela, et Valérie trouva une robe des plus élégantes ; elle arrivoit de Paris : c’étoit une galanterie du comte. Son coiffeur se trouva là aussi : on posa sur ses cheveux une guirlande de mauves bleues, dont la couleur alloit à merveille avec le blond de ses cheveux. Elle mit un bracelet enrichi de diamans, avec le portrait de sa mère, que le comte lui avoit donné. On m’appela pour me montrer tout cela, et je me disois, en voyant la comtesse passer d’une glace à l’autre et monter sur une chaise pour voir le bas de sa robe : « Elle a bien un peu plus de vanité que je ne croyois » ; mais je faisois grâce à cette légère imperfection en faveur du plaisir qu’elle lui donnoit. Elle étoit surtout enchantée de l’étonnement qu’elle alloit causer, puisqu’elle s’étoit récriée sur le désordre de sa toilette… Au moment où elle alloit jouir de son triomphe, Marie, qui l’habilloit, toussa ; le sang se porta à sa tête ; elle faisoit des efforts pour se débarrasser de quelque chose qui la tourmentoit à la gorge… Valérie, tout effrayée, lui demanda ce qu’elle avoit ; Marie lui dit qu’elle sentoit une épingle qu’elle avoit eu l’imprudence de mettre dans sa bouche, mais qu’elle espéroit que ce ne seroit rien. La comtesse pâlit, et l’embrassa pour lui cacher sa frayeur. Je courus chercher un chirurgien ; mais Valérie, tremblant qu’il ne tardât trop à venir et n’ayant point de voiture, avoit jeté sa guirlande, remis son chapeau, pris un fichu ; elle entraînoit Marie tout en courant, et se trouva sur mes pas quand je frappai à la porte du chirurgien, qui demeuroit près de Dole, petit bourg voisin.

Qu’elle me parut irrésistible, Ernest ! Ses traits exprimoient une inquiétude si touchante ! Son âme entière étoit sur son charmant visage. Ce n’étoit plus cette Valérie enchantée de sa parure et attendant avec impatience un petit triomphe ; c’étoit la sensible Valérie, avec toute sa bonté, toute son imagination, portant le plus tendre intérêt et toutes les craintes d’une âme susceptible de vives émotions, sur l’objet qu’elle aimoit et qu’elle auroit aimé sans le connoître dans ce moment-là, puisqu’il étoit en danger. Heureusement Marie ne souffroit pas beaucoup, et l’on parvint à retirer l’épingle. La comtesse leva vers le ciel ses beaux yeux remplis de larmes et le remercia avec la plus vive reconnoissance. Après avoir bien fait promettre à Marie qu’elle ne feroit plus la même imprudence, nous regagnâmes la campagne de la marquise ; elle-même venoit à notre rencontre.

Quand nous arrivâmes, tous les yeux se portèrent sur nous ; les femmes chuchotoient : les unes plaignoient Valérie d’avoir si chaud ; les autres s’attendrissoient sur cette charmante robe que les ronces avoient abîmée, et qui méritoit plus d’égards. Valérie commençoit à s’embarrasser ; sa jeunesse et sa timidité l’empêchoient de prendre le ton qui lui convenoit ; elle paroissoit attendre que le comte parlât pour la tirer de cette situation gênante ; mais (ô étrange empire de la multitude sur les âmes les plus nobles et les plus belles !) le comte lui-même garda le silence. J’allois parler ; il me regarda froidement : un instinct secret m’avertit que je nuirois à la comtesse, et je me tus.

La marquise entra. Alors le comte se leva et s’approcha d’une fenêtre ; Valérie s’avança vers lui. J’entendis qu’il lui disoit : « Ma chère amie, vous auriez dû m’appeler ; vous êtes si vive ! tout le monde vous a attendue pour le dîner. « Je la vis chercher à se justifier. Je tremblois que son mari ne lui dît quelque chose de désagréable, car il ne pouvoit savoir que ce que les autres lui avoient peut-être mal rendu. Je vis à côté de moi un jeune enfant de la maison. « Mon ami, lui dis-je, allez vite souhaiter la bonne fête à Mme la comtesse de M…, cette jolie dame qui est là, et vous aurez du bonbon. — Est-ce sa fête aujourd’hui ? — Oui, oui, allez. » Il partit, et, avec sa grâce enfantine, il fit son petit compliment à Valérie, qui, déjà émue, le souleva, l’embrassa. Ce moyen me réussit. Comment le comte, rappelé à l’idée de la fête de Valérie, auroit-il voulu lui faire de la peine ce jour-là ? Je le vis prenant la main de sa femme ; je n’entendis pas ce qu’il lui disoit, mais elle sourit d’un air attendri.

Elle passa dans une pièce attenante pour arranger ses cheveux qui tomboient ; je restai à la porte sans oser la suivre. L’enfant alla auprès d’elle et lui dit : « Me donnerez-vous aussi du bonbon, comme ce monsieur, pour vous avoir souhaité la bonne fête ? — Quel monsieur, mon petit ami ? — Mais celui qui est là ; regardez. » Elle m’entrevit, parut me deviner, et ses yeux s’arrêtèrent sur moi avec reconnoissance ; elle embrassa encore une fois l’enfant et lui dit : « Oui, je vous donnerai aussi du bonbon ; mais allez embrasser ce bon monsieur. » Avec quel ravissement je reçus dans mes bras cet enfant chéri ! Comme je posai mes lèvres à la place où Valérie avoit posé les siennes ! Mais comment te rendre, Ernest, ce que j’éprouvai en trouvant une larme sur la joue de l’enfant, en la sentant se mêler à tout mon être ! Il me sembla aussi repasser toute ma destinée ; cette larme me paroissoit la contenir tout entière. Oui, Valérie, tu ne peux m’envoyer, me donner que des larmes ; mais c’est dans ces témoignages de ta pitié que se retrancheront désormais mes plus douces jouissances.

Je laisse là ma lettre ; je suis trop affecté pour continuer.