Valerie/Lettre 24

La bibliothèque libre.
Valérie (1803)
Librairie des bibliophiles (p. 85-93).


LETTRE XXIV

Venise, le…

Je ne sais comment je vis, comment je puis vivre avec les violentes émotions que j’éprouve sans cesse. Étoit-ce à moi d’aimer ? Quelle âme ai-je donc reçue ! Celles qui sont le plus sensibles, celle du comte même, qu’elle est loin de souffrir comme la mienne ! et cependant il l’aime bien cette même femme qui consume ma raison, mon bonheur et ma vie, et qui, sans se douter de son empire, me verra peut-être mourir sans deviner la cause de mon funeste sort. Cruelle pensée ! Ah ! pardonne, Valérie, ce n’est pas de toi que je me plains, c’est moi que je déteste. La foiblesse seule peut être aussi malheureuse : toujours dépendante, elle a des tourmens qui n’osent aborder qu’elle ; je traîne à ma suite mille inquiétudes inconnues aux autres.

Mais j’oublie que tu ne sais encore rien ; non, tu ne conçois pas ce que j’ai souffert, Ernest ; j’ai si peu de raison, si peu d’empire sur moi-même ! Écoute donc, mon ami, s’il m’est possible toutefois de mettre un peu d’ordre dans mon récit. Quoique Valérie ne soit qu’au septième mois de sa grossesse, on a craint qu’elle n’accouchât avant-hier. Son extrême jeunesse la rend si délicate qu’on a toujours présumé qu’elle n’atteindroit pas le terme prescrit par la nature. Nous avions dîné plus tard qu’à l’ordinaire, parce que Valérie ne s’étoit pas trouvée bien ; vers la fin du repas, je l’ai vue pâlir et rougir successivement ; elle m’a regardé et m’a fait signe de me taire ; mais, après quelques minutes, elle a été obligée de se lever : nous l’avons suivie dans le salon, où elle s’est couchée sur une ottomane ; le comte inquiet a voulu sur-le-champ faire chercher un médecin. Valérie ayant passé dans sa chambre, je n’ai point osé l’y accompagner ; mais je suis entré dans une petite bibliothèque attenante, où je pouvois rester sans être vu. Là, j’entendois Valérie se plaindre, en cherchant à étouffer ses plaintes ; je ne sais plus ce que j’ai senti, car heureusement les douleurs ont un trouble qui empêche de les retrouver dans tous leurs détails, tandis que le bonheur a des repos où l’âme jouit d’elle-même, note, pour ainsi dire, ses sensations, et les met en réserve pour l’avenir.

Il ne m’est resté que des idées confuses et douloureuses de ces cruels momens. Quand Valérie paroissoit souffrir beaucoup, tout mon sang se portoit à ma tête, et j’en sentois battre les artères avec violence. J’étois debout, appuyé contre une porte de communication qui donnoit dans la chambre de la comtesse ; je l’entendois quelquefois parler tranquillement, et alors le calme revenoit dans mon âme. Mais que devins-je quand je l’entendis dire qu’elle avoit perdu une sœur en couches de son premier enfant ! Je frissonnai de terreur, le sang paroissoit s’arrêter dans mes veines, et je fus obligé de me traîner le long des panneaux pour m’asseoir sur une chaise.

La comtesse appela Marie, et lui dit de me chercher ; je sortis de la bibliothèque, j’allai à sa rencontre, et je la suivis chez Valérie. « Je vous envoie chercher, Gustave, me dit-elle en prenant un air presque gai ; mais les traces de la souffrance qui étoient encore sur son visage ne m’échappèrent pas ; j’ai voulu vous voir un moment, et vous dire que cela ne sera rien ; mes douleurs passent. J’ai pensé que vous seriez bien aise d’être rassuré ; je sais l’intérêt que vous prenez à vos amis. » Avec quelle bonté elle me dit cela ! Mes yeux lui exprimèrent combien j’étois touché qu’elle m’eût deviné. « Vous devriez faire de la musique, Gustave, me dit-elle, mais pas au salon, je ne vous entendrois pas ; ici à côté vous trouverez le petit piano, cela me distraira. » Savoit-elle, Ernest, qu’il falloit me distraire moi-même et me tranquilliser ? Je trouvai le piano ouvert ; il y avoit une romance qu’elle avoit copiée elle-même ; ce fut celle-là que je pris, elle m’étoit inconnue, je me mis à la chanter ; je te noterai le dernier couplet pour que lu voies comment, par une inconcevable combinaison, cette romance me replongea dans mes tourmens et dans la plus horrible anxiété ; elle commence ainsi :

J’aimois une jeune bergère.

L’air et les paroles sont, je crois, de Rousseau ; il n’y avoit peut-être que moi qui ne connusse pas cette romance. Il me sembloit que Valérie recommençoit à se plaindre ; je continuai pourtant. J’arrivai au dernier couplet :

    Après neuf mois de mariage,
        Instans trop courts !
    Elle alloit me donner un gage
        De nos amours,
    Quand la Parque, qui tout ravage,
        Trancha ses jours.

Ma voix altérée ne put achever ; une sueur froide me rendit immobile : Valérie jeta un cri ; je voulus me lever, voler à elle, je retombai sur ma chaise, et je crus que j’allois perdre entièrement connoissance. Je me remis cependant assez pour courir à la porte de l’appartement de la comtesse. L’accoucheur sortit dans ce moment. « Au nom du Ciel ! dis-je en lui prenant la main et en tremblant de toutes mes forces, dites-moi s’il y a du danger. » Il leva les épaules, et me dit : « J’espère bien que non ; mais elle est si délicate qu’on ne peut en répondre, et elle souffrira beaucoup. » Il me sembloit que l’enfer et tous ses tourmens étoient dans ce mot j’espère. Pourquoi ne me disoit-il pas : « Non, il n’y a pas de danger. — Mais, vous-même, me dit-il, vous ne me paroissez pas bien. » Dans tout autre moment j’eusse pu être inquiet de son observation ; mais j’étois si malheureux que toute autre considération disparoissoit dans cet instant. Je me mis à courir par toute la maison, mon agitation ne me laissant aucun repos ; je ne sais tout ce qui se passa, mais je me trouvai à la chute du jour dans les rues de Venise, courant sans m’arrêter ; je voulus demander un verre d’eau dans un café ; je vis un homme de ma connoissance qui s’avançoit vers moi ; la crainte qu’il ne m’abordât fit que je me mis à marcher très vite du côté opposé ; mes forces s’épuisoient entièrement. Je passois devant une église ; elle étoit ouverte, j’y entrai pour me reposer. Il n’y avoit personne qu’une femme âgée qui prioit ; elle étoit devant un autel où étoit un christ ; à la foible clarté de quelques cierges, je voyois son visage où étoit répandue une douce sérénité. Ses mains étoient jointes, ses yeux envoyoient au ciel des regards où se peignoit une résignation mêlée d’une joie céleste. Je m’étois appuyé contre un des piliers de l’église, quand mes yeux s’arrêtèrent sur cette femme ; cette vue me calma beaucoup ; il me sembloit que la piété et le silence qui régnoient autour de moi abattoient la tempête de mon âme agitée. La femme se leva doucement, passa devant moi, me fixa un moment avec bienveillance ; puis elle regarda la place où elle avoit prié et reporta ses yeux sur moi ; ensuite elle baissa son voile et sortit. Je m’avançai vers cette place, je tombai à genoux, je voulus prier ; mais l’extrême agitation que je venois d’éprouver ne me permit pas d’assembler mes idées. Cependant je souffrois moins ; il me sembloit qu’en présence de l’Éternel, sans pouvoir même l’invoquer, mes peines étoient adoucies par cela seul que je les déposois dans son sein au milieu de cet asile où tant de mes semblables venoient l’invoquer. Je ne faisois que répéter ces mots : « Dieu de miséricorde !… pitié !… Valérie !… » puis je me taisois, et je sentois des larmes qui me soulageoient. Je ne sais combien de temps je restai ainsi ; quand je me levai, il me sembla que ma vie étoit renouvelée, je respirois librement, je me trouvois auprès d’un des plus beaux tableaux de Venise, une vierge de Solimène ; plusieurs cierges l’éclairoient, des fleurs fraîches encore et nouvellement offertes à la Madone mêloient leurs douces couleurs et leurs parfums à l’encens qu’on avoit brûlé dans l’église. « C’est peut-être l’amour, me disois-je, qui est venu implorer la Vierge ; ce sont deux cœurs timides et purs qui brûlent de s’unir l’un à l’autre par des nœuds légitimes. » Je soupirois profondément, je regardois la Madone ; il me sembloit qu’un regard céleste, pur comme le ciel, sublime et tendre à la fois, descendoit dans mon cœur ; il me sembloit qu’il y avoit dans ce regard quelque chose de Valérie. Je me sentois calmé. « Elle ne souffre plus, me disois-je, bientôt elle sera remise, ses traits auront repris leur douce expression. Elle me plaindra d’avoir tant souffert pour elle ; elle me plaindra, elle m’aimera peut-être. » Insensiblement ma tête s’exalta ; je tombai à genoux. Ô honte ! ô turpitude de mon cœur abject ! le croirois-tu, Ernest ? j’osois invoquer le Dieu du ciel et de la vertu, qui ne peut protéger que la vertu, qui la donna à la terre pour qu’elle nous fît penser à lui ; j’osois le prier dans ce lieu saint de me donner le cœur de Valérie. Je ne voyois qu’elle : les fleurs, leur parfum, la mélancolie du silence qui régnoit autour de moi, tout achevoit de jeter mon cœur dans ces coupables pensées. J’en fus tiré par un enfant de chœur ; il m’avoit apparemment appelé plusieurs fois, car il me secoua par le bras. « Signor, me dit-il, on va fermer l’église. » Il tenoit un cierge à la main ; je le regardois d’un air étonné ; absorbé dans mon délire, j’avois oublié le lieu sacré où je me trouvois. Le cierge incliné de l’enfant de chœur me montra la place où j’étois à genoux, c’étoit un tombeau : j’y lus le nom d’Euphrosine, et ce nom paroissoit être là pour citer ma conscience devant le tribunal du juge suprême. Tu le sais, Ernest, c’étoit le nom de ma mère, de ma mère descendue aussi au tombeau, et qui reçut mes sermens pour la vertu. Il me sembloit sentir ses mains glacées, lorsqu’elle les posa pour la dernière fois sur mon front pour me bénir ; il me sembloit les sentir encore, mais pour me repousser. Je me levai d’un air égaré ; je n’osois prier, je n’osois plus invoquer l’Éternel, et je revoyois Valérie mourante ; mon imagination me la montroit pâle et luttant contre la mort. Je tordis mes mains ; je cachai ma tête en embrassant un des piliers avec une angoisse inexprimable. « Oh ! Signor, dit l’enfant effrayé, qu’avez-vous ? » Je le regardois ; il voulut s’éloigner de moi. « Ne crains rien, lui dis-je, et ma voix altérée le rappela. Je suis malheureux, mon ami, ne me fuis pas. » Il se rapprocha de moi. « Êtes-vous pauvre ? dit-il ; mais vous avez un bel habit. — Non, je ne suis pas pauvre ; mais je suis bien malheureux. » Il me tendit sa petite main et serra la mienne. « Eh bien, dit-il, vous achèterez des cierges pour la Madone, et je prierai pour vous. — Non, pas pour moi, dis-je vivement, mais pour une dame bien bonne, bonne comme toi. Oh ! viens, lui dis-je en le serrant sur mon cœur, et laissant couler mes larmes sur son visage ; viens, être pur et innocent ! toi qui plais à Dieu et ne l’offenses pas, prie pour Valérie. — Elle s’appelle Valérie ? — Oui. — Et qu’est-ce qu’il faut demander à Dieu ? — Qu’il la conserve ; elle est dans les douleurs ; elle est malade. — Ma mère est malade aussi, et elle est pauvre. Valérie l’est-elle aussi ? — Non, mon ami ; voilà ce qu’elle envoie à ta mère. » Je tirai ma bourse, où il y avoit heureusement de l’or ; il me regarda avec étonnement : « Oh ! comme vous êtes bon ! comme je prierai Dieu et la sainte Vierge tous les jours pour vous ! et avant pour… Comment s’appelle-t-elle ? — Valérie. — Ah ! oui, pour Valérie ! » Ses mains se joignirent ; il tomba à genoux. Pour moi, sans oser proférer une parole, j’élevois aussi mes mains, je baissois mes regards vers la tombe ; mon cœur étoit contrit, déchiré ; et il me sembla que je déposois mon repentir et ses supplices au pied de la croix sur laquelle le Carrache avoit essayé d’exprimer la grandeur du Christ mourant ; je voyois devant moi ce superbe tableau, foiblement éclairé par le cierge de l’enfant.