Valerie/Lettre 29

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Valérie (1803)
Librairie des bibliophiles (p. 101-105).

LETTRE XXIX

Venise, le…

Toi seul tu es assez bon, assez indulgent, pour lire ce que je t’écris et ne pas sourire de pitié, comme ceux qui se croient sages, et que je déteste.

Hier, dans la sombre rêverie qui enveloppe tous mes jours, et dans laquelle je ne pense qu’à Valérie et à l’impossibilité d’être jamais heureux, je suivois le tumulte de la place Saint-Marc ; le jour baissoit. Le vaste canal de la Judeïca étoit encore rougi des derniers rayons du soir, et les vagues murmuroient doucement ; je les regardois fixement, arrêté sur le quai, quand tout à coup le bruit d’une robe de soie vint me tirer de ma rêverie. Elle avoit passé si près de moi que mon attention avoit été éveillée. Je levai les yeux, et mon cœur battit avec violence ; la femme qui avoit passé près de moi, dont je ne pouvois voir les traits, mais dont je voyois encore la taille, les cheveux, je crus… je crus que c’étoit elle ; le trouble qu’elle m’inspire toujours me retint à ma place, je n’osois la suivre, éclaircir mes doutes. Elle avoit encore l’habillement du matin : le zendale, le mystérieux zendale, qui tantôt voile et tantôt cache toute la figure, la grande jupe de satin noir, le corset de satin lilas, le même que Valérie porte toujours, et que je lui avois encore vu la veille ; un voile noir enveloppoit sa tête, et laissoit échapper une boucle de cheveux cendrés, de ces cheveux qui ne peuvent être qu’à Valérie. « Est-ce la comtesse ? me disois-je. Mais seule, sans aucun de ses gens, traversant ce quai, à cette heure, c’est impossible ; et si, comme elle le fait souvent, elle alloit chercher l’indigence, Marie, sa chère Marie, seroit avec elle. » Tout en observant cette femme, je la suivois machinalement. Enfin elle s’est arrêtée devant une maison de bien peu d’apparence. Elle a frappé un grand coup de marteau ; le jour étoit entièrement tombé. « Qui est là ? cria une voix cassée. Ah ! c’est toi, Bianca ? » En même temps la porte s’ouvrit, et je vis disparoître cette femme. Je restai anéanti de surprise à cette place, où me retenoient encore l’étonnement, la curiosité et un charme secret. « Il faut que je revoie cette femme, me disois-je… Quelle étonnante ressemblance ! Il existe donc encore un être qui a le pouvoir de faire battre mon cœur ! » Mille idées confuses s’associoient à celle-là : si je voyois partir Valérie de Venise, si je m’éloignois d’elle, comme une loi sévère me l’ordonne, alors il me resteroit quelque chose qui rendroit mes souvenirs plus vivans, un être qui auroit le pouvoir de me retracer l’image de Valérie. Ah ! sans doute jamais je ne pourrois un seul instant lui être infidèle. Mais, comme on voudroit arrêter l’ombre d’un objet aimé, quand on ne peut l’arrêter lui-même, ainsi cette femme me la rappellera. La nuit étoit venue, elle étoit sombre ; je m’étois assis sous les fenêtres du rez-de-chaussée ; je pensois à Valérie, quand j’entendis ouvrir une des jalousies ; je levai la tête, et je vis de la lumière ; une femme s’avança, s’assit sur la fenêtre ; je me doutois que c’étoit Bianca, et toute ma curiosité étoit revenue. Je sentis, après quelques minutes, quelque chose tomber à mes pieds : c’étoit des écorces d’orange que Bianca venoit de jeter. Le croirois-tu, Ernest ? l’écorce d’une orange, le parfum d’un fruit dont l’Italie entière est couverte, que je vois, que je sens tous les jours, me fit tressaillir, remplit d’une volupté inexprimable tous mes sens. Il y avoit quinze jours qu’assis auprès de Valérie, sur le balcon qui donne sur le Grand Canal, elle me parla de son voyage de Naples et du projet du comte de m’emmener avec lui ; je sentis mes joues brûlantes et mon cœur battre et défaillir tour à tour : tantôt de ravissantes espérances me transportoient aux bords de ce rivage enchanté ; Valérie étoit à mes côtés, et les félicités du ciel m’environnoient ; mais bientôt je soupirois, n’osant me livrer à ces images de bonheur ; forcé à plier sous la terrible loi que me prescrivoit le devoir, décidé à refuser ce voyage et n’ayant pas la force de prononcer mon propre arrêt. Valérie avoit engagé les autres à aller souper, se plaignant d’un léger mal de tête, et ne voulant manger que quelques oranges qu’elle me pria de lui apporter : nous étions restés seuls ; j’étois assis à ses pieds, sur un des carreaux de son ottomane ; je me livrois à la volupté d’entendre sa voix me dépeindre tous les plaisirs qu’elle se promettoit de ce voyage ; mon imagination suivoit vaguement ses pas ; et l’instant où je la voyois s’éloigner de moi jetoit un voile mélancolique sur toutes ces images. « Bientôt, dit-elle, nous verrons Pausilippe, et ce beau ciel que vous aimez tant. » Impatientée de ce que je ne partageois pas assez vivement ce qui l’enchantoit, elle me jeta quelques écorces d’orange. J’en vis une que ses lèvres avoient touchée, je l’approchai des miennes : un frisson délicieux me fit tressaillir ; je recueillis ces écorces ; je respirai leur parfum ; il me sembloit que l’avenir venoit se mêler à mes présentes délices : la douce familiarité de Valérie, sa bonté, l’idée de ne la quitter que pour peu de temps, tout fit de ce moment un moment ravissant. Je me disois qu’au sein des privations, condamné à un éternel silence, j’étois encore heureux, puisque je pouvois sentir cet amour, dont les moindres faveurs surpassoient toutes les voluptés des autres sentimens.

Voilà, mon ami, voilà le souvenir qui ce soir revint avec tant de charme ; et quand, assis sous le même ciel qui nous avoit couverts, Valérie et moi, environné d’obscurité et de l’air tiède et suave de l’Italie, le cœur toujours plein d’elle, je sentis ce même parfum, dis-moi, mon Ernest, quand tout se réunissoit pour favoriser mon illusion et me rappeler ce moment magique, mon délire étoit-il donc si étonnant ?