Valvèdre/9

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Valvèdre (1861)
Michel Lévy frères (p. 302-331).



IX


Depuis trois mois, nous vivions cachés dans une de ces rues aérées et silencieuses qui, à cette époque, avoisinaient le jardin du Luxembourg. Nous nous y promenions dans la journée, Alida toujours enveloppée et voilée avec le plus grand soin, moi ne la quittant jamais que pour m’occuper de son bien-être et de sa sûreté. Je n’avais renoué aucune des relations, assez rares d’ailleurs, que j’avais eues à Paris. Je n’avais fait aucune visite ; quand il m’était arrivé d’apercevoir dans la rue une figure de connaissance, je l’avais évitée en changeant de trottoir et en détournant la tête ; j’avais même acquis à cet égard la prévoyance et la présence d’esprit d’un sauvage dans les bois, ou d’un forçat évadé sous les yeux de la police.

Le soir, je la conduisais quelquefois aux divers théâtres, dans une de ces loges d’en bas où l’on n’est pas vu. Durant les beaux jours de l’automne, je la menai souvent à la campagne, cherchant avec elle ces endroits solitaires que, même aux environs de Paris, les amants savent toujours trouver.

Sa santé n’avait donc pas souffert du changement de ses habitudes, ni du manque de distractions ; mais, quand vint l’hiver, le noir et mortel hiver des grandes villes du Nord, je vis sa figure s’altérer brusquement. Une toux sèche et fréquente, dont elle ne voulait pas s’occuper, disant qu’elle y était sujette tous les ans à pareille époque, m’inquiéta cependant assez pour que je la fisse consentir à voir un médecin. Après l’avoir examinée, le médecin lui dit en souriant qu’elle n’avait rien ; mais il ajouta pour moi seul en sortant :

— Madame votre sœur (je m’étais donné pour son frère) n’a rien de bien grave jusqu’à présent ; mais c’est une organisation fragile, je vous en avertis. Le système nerveux prédomine trop. Paris ne lui vaut rien. Il lui faudrait un climat égal, non pas Hyères ou Nice, mais la Sicile ou Alger.

Je n’eus plus dès lors qu’une pensée, celle d’arracher ma compagne à la pernicieuse influence d’un climat maudit. J’avais déjà dépensé, pour lui procurer une existence conforme à ses goûts et à ses besoins, la moitié de la somme empruntée à Moserwald. Celui-ci m’écrivait en vain qu’il avait en caisse des fonds déposés par l’ordre de M. de Valvèdre pour sa femme : ni elle ni moi ne voulions les recevoir.

Je m’informai des dépenses à faire pour un voyage dans les régions méridionales. Les Guides imprimés promettaient merveille sous le rapport de l’économie ; mais Moserwald m’écrivait :

« Pour une femme délicate et habituée à toutes ses aises, n’espérez pas vivre dans ces pays-là, où tout ce qui n’est pas le strict nécessaire est rare et coûteux, à moins de trois mille francs par mois. Ce sera très-peu, trop peu si vous manquez d’ordre ; mais ne vous inquiétez de rien, et partez vite, si elle est malade. Cela doit lever tous vos scrupules, et, si vous poussez la folie jusqu’à refuser la pension du mari, le pauvre Nephtali est toujours là avec tout ce qu’il possède, à votre service, et trop heureux si vous acceptez ! »

J’étais décidé à prendre ce dernier parti aussitôt qu’il deviendrait nécessaire. J’avais encore un avenir de vingt mille francs à aliéner, et j’espérais travailler durant le voyage, quand je verrais Alida rétablie.

De l’Afrique, je ne vous dirai pas un mot dans ce récit tout personnel de ma vie intime. Je m’occupai de l’établissement de ma compagne dans une admirable retraite, non loin de laquelle je pris pour moi un local des plus humbles, comme j’avais fait à Paris, pour ôter tout prétexte à la malignité du voisinage. Je fus bientôt rassuré. La toux disparut ; mais, peu après, je fus alarmé de nouveau. Alida n’était pas phthisique, elle était épuisée par une surexcitation d’esprit sans relâche. Le médecin français que je consultai n’avait pas d’opinion arrêtée sur son compte. Tous les organes de la vie étaient tour à tour menacés, tour à tour guéris, et tour à tour envahis de nouveau par une débilitation subite. Les nerfs jouaient en cela un si grand rôle, que la science pouvait bien risquer de prendre souvent l’effet pour la cause. En de certains jours, elle se croyait et se sentait guérie. Le lendemain, elle retombait accablée d’un mal vague et profond qui me désespérait.

La cause ! elle était dans les profondeurs de l’âme. Cette âme-là ne pouvait pas se reposer une heure, un instant. Tout lui était sujet d’appréhension funeste ou d’espérance insensée. Le moindre souffle du vent la faisait tressaillir, et, si je n’étais pas auprès d’elle à ce moment-là, elle croyait avoir entendu mes cris, le suprême appel de mon agonie. Elle haïssait la campagne, elle s’y était toujours déplu. Sous le ciel imposant de l’Afrique, en présence d’une nature peu soumise encore à la civilisation européenne, tout lui semblait sauvage et terrifiant. Le rugissement lointain des lions, qui, à cette époque, se faisait encore entendre autour des lieux habités, la faisait trembler comme une pauvre feuille, et aucune condition de sécurité ne pouvait lui procurer le sommeil. En d’autres moments, sous l’empire d’autres dispositions d’esprit, elle croyait entendre la voix de ses enfants venant la voir, et elle s’élançait ravie, folle, bientôt désespérée en regardant les petits Maures qui jouaient devant sa porte.

Je cite ces exemples d’hallucination entre mille. Voyant qu’elle se déplaisait à ***, je la ramenai à Alger, au risque de n’y pouvoir garder l’incognito. À Alger, elle fut écrasée par le climat. Le printemps, déjà un été dans ces régions chaudes, nous chassa vers la Sicile, où, près de la mer, à mi-côte des montagnes, j’espérais trouver pour elle un air tiède et quelques brises. Elle s’amusa quelques instants de la nouveauté des choses, et bientôt je la vis dépérir encore plus rapidement.

— Tiens, me dit-elle, dans un accès d’abattement invincible, je vois bien que je me meurs !

Et, mettant ses mains pâles et amaigries sur ma bouche :

— Ne te moque pas, ne ris pas ! je sais ce que cette gaieté te coûte, et que, la nuit, seul avec la certitude inévitable, tu pleures ton rire ! Pauvre cher enfant, je suis un fléau dans ta vie et un fardeau pour moi-même. Tu ferais mieux, pour nous deux, de me laisser mourir bien vite.

— Ce n’est pas la maladie, lui répondis-je navré de sa clairvoyance, c’est le chagrin ou l’ennui qui te consume. Voilà pourquoi je ris de tes maux physiques prétendus incurables, tandis que je pleure de tes souffrances morales. Pauvre chère âme, que puis-je donc faire pour toi ?

— Une seule et dernière chose, dit-elle : je voudrais embrasser mes enfants avant de mourir.

— Tu embrasseras tes enfants, et tu ne mourras pas ! m’écriai-je.

Et je feignis de tout préparer pour le départ ; mais, au milieu de ces préparatifs, je tombais brisé de découragement. Avait-elle la force de retourner à Genève ? n’allait-elle pas mourir en route ? Une autre terreur s’emparait de moi, je n’avais plus d’argent. J’avais écrit à Moserwald de m’en prêter encore, et je ne pouvais douter de sa confiance en moi. Il n’avait pas répondu : était-il malade ou absent ? était-il mort ou ruiné ? Et qu’allions-nous devenir, si cette ressource suprême nous manquait ?

J’avais fait d’héroïques efforts pour travailler, mais je n’avais pu rien continuer, rien compléter. Alida, malade d’esprit autant que de corps, ne me laissait pas un moment de calme. Elle ne pouvait supporter la solitude. Elle me poussait au travail ; mais, quand j’étais sorti de sa chambre, elle divaguait, et Bianca venait me chercher bien vite.

J’avais essayé de travailler auprès d’elle, c’était tout aussi impossible. J’avais toujours les yeux sur les siens, tremblant quand je les voyais briller de fièvre ou se fixer, éteints, comme si la mort l’eût déjà saisie. D’ailleurs, j’avais bien reconnu une terrible vérité : c’est que ma plume, au point de vue lucratif, était pour le moment, pour toujours peut-être, improductive. Elle eût pu me nourrir très-humblement si j’eusse été seul ; mais il me fallait trois mille francs par mois… Moserwald n’avait rien exagéré.

Après avoir épuisé tous les mensonges imaginables pour faire prendre patience à ma malheureuse amie, il me fallut lui avouer que j’attendais une lettre de crédit de Moserwald pour être à même de la conduire en France. Je lui cachai que j’attendais cette lettre depuis si longtemps déjà, que je n’osais plus l’espérer. Je m’étais décidé à l’horrible humiliation d’écrire ma détresse à Obernay. Lui aussi était-il absent ? Mais sans doute il allait répondre. Le temps de l’espoir n’était pas épuisé de ce côté-là. Dans le doute, je surmontai la douleur de demander à mes parents un sacrifice : quelques jours de patience, et une réponse quelconque allait arriver. Je suppliai Alida de ne prendre aucune inquiétude.

Elle eut, ce jour-là, son dernier courage. Elle sourit de ce sourire déchirant que je ne comprenais que trop. Elle me dit qu’elle était tranquille et qu’elle était, d’ailleurs, résignée à accepter les dons de son mari comme un prêt que je serais certainement à même de lui faire rembourser plus tard. Elle ménageait ainsi ma fierté ; elle m’embrassa et s’endormit ou feignit de s’endormir.

Je me retirai dans la chambre voisine. Depuis que je la voyais s’éteindre, je ne quittais plus la maison qu’elle habitait. Au bout d’une heure, je l’entendis qui causait avec Bianca. Cette fille, peu scrupuleuse sur le chapitre de l’amour, mais d’un dévouement admirable pour sa maîtresse, qui la maltraitait et la gâtait tour à tour, s’efforçait en ce moment de la consoler et de lui persuader qu’elle reverrait bientôt ses enfants.

— Non, va ! je ne les reverrai plus, répondit la pauvre malade : c’est là le châtiment le plus cruel que Dieu pût m’infliger, et je sens que je le mérite.

— Prenez garde, madame, dit Bianca, votre découragement fait tant de mal à ce pauvre jeune homme !

— Il est donc là ?

— Mais je crois que oui, dit Bianca en s’approchant du seuil de l’autre chambre.

Je m’étais jeté par hasard sur un fauteuil à dossier fort élevé. Bianca, ne me voyant pas, crut que j’étais sorti, et retourna auprès de sa maîtresse en lui disant que j’allais certainement rentrer, et qu’il fallait être calme.

— Eh bien, quand tu l’entendras rentrer, dit Alida, tu me feras signe, et je feindrai de dormir. Il se console et se rassure encore un peu quand il s’imagine que j’ai dormi. Laisse-moi te parler, Bianchina ; cela me soulage, nous sommes si peu seules ! Ah ! ma pauvre enfant, toi-même, tu ne sais pas ce que je souffre et quels remords me tuent ! Depuis que j’ai tout quitté pour ce bon Francis, mes yeux se sont ouverts, et je suis devenue une autre femme. J’ai commencé à croire en Dieu et à prendre peur ; j’ai senti qu’il allait me punir et qu’il ne me permettrait pas de vivre dans le mal.

Bianca l’interrompit.

— Vous ne faites point de mal, dit-elle ; je n’ai jamais vu de femme aussi vertueuse que vous ! Et vous auriez tous les droits possibles pourtant, avec un mari si égoïste et si indifférent !…

— Tais-toi, tais-toi ! reprit Alida avec une force fébrile ; tu ne le connais pas ! tu n’es que depuis trois ans à mon service, tu ne l’as vu que longtemps déjà après ma première infidélité de cœur et quand il ne m’aimait plus. Je l’avais bien mérité !… Mais, jusqu’à ces derniers temps, j’ai cru qu’il ne savait rien, qu’il n’avait rien daigné savoir, et que, ne pouvant pas me juger indigne de lui, son cœur s’était retiré de moi par lassitude. Je lui en voulais donc, et, sans songer à mes torts, je m’irritais des siens. Mes torts ! je n’y croyais pas ; je disais comme toi : « Je suis si vertueuse au fond ! et j’ai un mari si indifférent ! » Sa douceur, sa politesse, sa libéralité, ses égards, je les attribuais à un autre motif que la générosité. Ah ! pourquoi ne parlait-il pas ? Un jour enfin… Tiens, c’est aujourd’hui le même jour de l’année !… il y a un an… Je l’ai entendu parler de moi et je n’ai pas compris, j’étais folle ! Au lieu d’aller me jeter à ses pieds, je me suis jetée dans les bras d’un autre, et j’ai cru faire une grande chose. Ah ! illusion, illusion ! dans quels malheurs tu m’as précipitée !

— Mon Dieu, reprit Bianca, vous regrettez donc votre mari à présent ? Vous n’aimez donc pas ce pauvre M. Francis ?

— Je ne peux pas regretter mon mari, dont je n’ai plus l’amour, et j’aime Francis de toute mon âme, c’est-à-dire de tout ce qui m’est resté de ma pauvre âme !… Mais, vois-tu, Bianca, toi qui es femme, tu dois bien comprendre cela : on n’aime réellement qu’une fois ! Tout ce qu’on rêve ensuite, c’est l’équivalent d’un passé qui ne revient jamais. On dit, on croit qu’on aime davantage, on voudrait tant se le persuader ! On ne ment pas, mais on sent que le cœur contredit la volonté. Ah ! si tu avais connu Valvèdre quand il m’aimait ! Quelle vérité, quelle grandeur, quel génie dans l’amour ! Mais tu n’aurais pas compris, pauvre petite, puisque je n’ai pas compris moi-même ! Tout cela s’est éclairci pour moi à distance, quand j’ai pu comparer, quand j’ai rencontré ces beaux diseurs qui ne disent rien, ces cœurs enflammés qui ne sentent rien…

— Comment ! Francis lui-même ?…

— Francis, c’est autre chose : c’est un poëte, un vrai poëte peut-être, un artiste à coup sûr. La raison lui manque, mais non le cœur ni l’intelligence. Il a même quelque chose de Valvèdre, il a le sentiment du devoir. Il y a manqué en m’enlevant au mien ; il n’a pas les principes de Valvèdre, mais il a de lui les grands instincts, les sublimes dévouements. Cependant, Bianchina, il a beau faire, il ne m’aime pas, lui, il ne peut pas m’aimer ! Du moins, il ne m’aime pas comme il pourra aimer un jour. Il avait rêvé une autre femme, plus jeune, plus douce, plus instruite, plus capable de le rendre heureux, une femme comme Adélaïde Obernay. Sais-tu qu’il devait, qu’il pouvait l’épouser, et que c’est moi qui fus l’empêchement ? Ah ! je lui ai fait bien du mal, et j’ai raison de mourir !… Mais il ne me le reproche pas, il voudrait me faire vivre… Tu vois bien qu’il est grand, que j’ai raison de l’aimer… Tu as l’air de croire que je me contredis… Non, non, je n’ai pas le délire, jamais je n’ai vu si clair. Nous nous sommes monté la tête, lui et moi ; nous nous sommes brisés contre le sort, et à présent nous nous pardonnons l’un à l’autre, nous nous estimons. Nous avons fait notre possible pour nous aimer autant que nous le disions, autant que nous nous l’étions promis…, et moi, pleurant Valvèdre quand même, lui, regrettant Adélaïde malgré tout, nous allons nous donner le baiser d’adieu suprême… Tiens, cela vaut mieux que l’avenir qui nous attendait certainement, et je suis contente de mourir…

En parlant ainsi, elle fondait en larmes. Bianca pleurait aussi, sans rien trouver pour la consoler, et moi, j’étais paralysé par l’épouvante et la douleur. Quoi ! c’était là le dernier mot de cette passion funeste ! Alida mourait en pleurant son mari, et en disant : « L’autre ne m’aime pas ! » Certes, en voulant l’amour d’une femme dont l’époux était sans reproche, j’avais cédé à une mauvaise et coupable tentation, mais comme j’étais puni !

Je fis un suprême effort, le plus méritoire de ma vie peut-être : je m’approchai de son lit, et, sans me plaindre de rien pour mon compte, je réussis à la calmer.

— Tout ce que tu viens de rêver, lui dis-je, c’est l’effet de la fièvre, et tu ne le penses pas. D’ailleurs, tu le penserais, que je n’y voudrais pas croire. Ne te contrains donc plus devant moi, dis tout ce que tu voudras, c’est la maladie qui parle. Je sais qu’à d’autres heures tu verras autrement mon cœur et le tien. Que tu croies en Dieu, que tu rendes justice à Valvèdre, que tu te reproches de n’avoir pas compris un mari qui n’avait que des vertus et qui savait peut-être aimer mieux que tout le monde, c’est bien, j’y consens et je le savais. Ne m’as-tu pas dit cent fois que cette croyance et ce remords te faisaient du bien, et que tu m’en offrais la souffrance comme un mérite et une réconciliation avec toi-même ? Oui, c’était bien, tu étais dans le vrai ; mais pourquoi perdrais-tu le fruit de ces bonnes inspirations ? Pourquoi exciter ton imagination pour t’ôter justement à toi-même le mérite du repentir et pour m’arracher l’espérance de ta guérison ? Tout est consommé. Valvèdre a souffert, mais il est résigné depuis longtemps : il voyage, il oublie. Tes enfants sont heureux, et tu vas les revoir ; tes amis te pardonnent, si tant est qu’ils aient quelque chose de personnel à te pardonner. Ta réputation, si tant est qu’elle soit compromise par ton absence, peut être réhabilitée, soit par ton retour, soit par notre union. Rends donc justice à ta destinée et à ceux qui t’aiment. Moi, soumis à tout, je serai pour toi ce que tu voudras, ton mari, ton amant ou ton frère. Pourvu que je te sauve, je serai assez récompensé. Tu peux même penser ce que tu as dit, ne pas croire au second amour, et ne m’accorder que le reste d’une âme épuisée par le premier, je m’en contenterai. Je vaincrai mon sot orgueil, je me dirai que c’est encore plus que je ne mérite, et, si tu as envie de me parler du passé, nous en parlerons ensemble. Je ne te demande qu’une chose : c’est de n’avoir pas de secrets pour moi, ton enfant, ton ami, ton esclave ; c’est de ne pas te combattre et t’épuiser en douleurs cachées. Tu crois donc que je n’ai pas de courage ? Si, j’en ai, et pour toi j’en peux avoir jusqu’à l’héroïsme. Ne me ménage donc pas, si cela te soulage un peu, et dis-moi que tu ne m’aimes pas, pourvu que tu me dises ce qu’il faut faire et ce qu’il faut être pour que tu m’aimes !

Alida s’attendrit de ma résignation, mais elle n’avait plus la force de se relever par l’enthousiasme. Elle colla ses lèvres sur mon front en pleurant, comme un enfant, avec des cris et des sanglots ; puis, écrasée de fatigue, elle s’endormit enfin.

Ces émotions la ranimèrent un instant ; le lendemain, elle fut mieux, et je vis renaître l’impatience du départ. C’est ce que je redoutais le plus.

Nous demeurions près de Palerme. Tous les jours, j’y allais en courant pour voir s’il n’y avait rien pour moi à la poste. Ce jour-là fut un jour d’espoir, un dernier rayon de soleil. Comme j’approchais de la ville, je vis une voiture de louage qui en sortait et qui venait vers moi au galop. Un avertissement mystérieux me cria dans l’âme que c’était un secours qui m’arrivait. Je me jetai à tout hasard, comme un fou, à la tête des chevaux. Un homme se pencha hors de la portière : c’était lui, c’était Moserwald !

Il me fit monter près de lui et donna l’ordre de continuer, car c’est chez nous qu’il venait. Le trajet était si court, que nous échangeâmes à la hâte les explications les plus pressées. Il avait reçu ma lettre, avec celle que je lui envoyais pour Henri, à deux mois de date, par suite d’un accident arrivé à son secrétaire, qui, blessé et gravement malade, avait oublié de la lui remettre. Aussitôt que cet excellent Moserwald avait connu ma situation, il avait jeté au feu ma demande d’argent à Obernay, il avait pris la poste, il accourait ; argent, aide, affection, il m’apportait tout ce qui pouvait sauver Alida ou prolonger sa vie.

Je ne voulus pas qu’il la vît sans que j’eusse pris le temps de la prévenir d’une rencontre amenée, à mon dire, par le hasard. On craint toujours d’éclairer les malades sur l’inquiétude dont ils sont l’objet. Je craignais aussi que le féroce préjugé d’Alida contre les juifs ne lui fît accueillir froidement cet ami si sûr et si dévoué.

Elle sourit de son sourire étrange, et ne fut pas dupe du motif qui amenait Moserwald à Palerme ; mais elle le reçut avec grâce, et je vis bientôt que la distraction de voir un nouveau visage et le plaisir d’entendre parler de sa famille lui faisaient quelque bien. Quand je pus être seul avec Nephtali, je lui demandai son impression sur l’état où il la trouvait.

— Elle est perdue ! me répondit-il ; ne vous faites pas d’illusion. Il ne s’agit plus que d’adoucir sa fin.

Je me jetai dans ses bras et je pleurai amèrement : il y avait si longtemps que je me contenais !

— Écoutez, reprit-il quand il eut essuyé ses propres larmes, il faut, je pense, avant tout, qu’elle ne voie pas son mari.

— Son mari ? où donc est-il ?

— À Naples, il la cherche. Quelqu’un qui vous a aperçus quittant Alger lui a dit que sa femme semblait mourante, et qu’on avait été forcé de la porter pour la conduire au rivage. Il était alors à Rome, s’inquiétant d’elle et s’informant dans tous les couvents, car sa sœur aînée lui avait laissé croire qu’elle n’était pas avec vous et qu’elle s’était mise réellement en retraite.

— Mais vous avez donc vu Valvèdre à Naples ? vous lui avez donc parlé ?

— Oui ; il m’a été impossible de l’éviter. J’ai gardé votre secret malgré ses douces prières et ses froides menaces. J’ai réussi ou j’ai cru avoir réussi à lui échapper : il n’a pu me suivre ; mais il est très-tenace et très-fin, et, malheureusement, je suis très-connu. Il s’informera, il découvrira aisément quelle direction j’ai prise. Il a certainement deviné que j’allais vous rejoindre. Je ne serais pas étonné de le voir arriver ici peu de jours après moi. Ne vous y trompez plus, il l’aime encore, cette pauvre femme ; il est encore jaloux… Malgré son air tranquille, j’ai vu clair en lui. Il faut vous cacher, j’entends cacher Alida plus loin de la ville, ou dans le port, sur quelque navire. J’en ai là plus d’un à ma discrétion. J’ai beaucoup d’amis, c’est-à-dire beaucoup d’obligés partout.

— Eh bien, non, mon cher Nephtali, répondis-je ; ce n’est pas là ce qu’il faut faire, c’est tout le contraire : il faut que vous guettiez l’arrivée de Valvèdre, et que vous me fassiez avertir dès qu’il abordera à Palerme, afin que j’aille au-devant de lui.

— Ah ! vous voulez encore vous battre ? Vous ne trouvez pas que la pauvre femme ait assez souffert ?

— Je ne veux pas me battre, je veux conduire Valvèdre auprès de sa femme ; lui seul peut la sauver.

— Comment ? qu’est-ce à dire ? elle le regrette donc ? elle a donc à se plaindre de vous ?

— Elle n’a pas à se plaindre de moi, Dieu merci ! mais elle regrette sa famille, voilà ce qui est certain. Valvèdre sera généreux, je le connais. Jaloux ou non, il consolera, il fortifiera la pauvre âme navrée !

Moserwald retourna à Palerme et mit en observation sur le port les plus affidés de ses gens ; puis il revint occuper mon petit logement afin d’être à portée de nous servir à toute heure. Il fut admirable de bonté, de douceur et de prévenances. Je dois le dire et ne jamais l’oublier.

Alida voulut le revoir et le remercier de son amitié pour moi. Elle ne voulut pas avoir l’air un seul instant de soupçonner qu’il eût été ou qu’il fût encore amoureux d’elle ; mais, chose étrange et qui peint bien cette femme puérile et charmante, elle eut avec lui un accès de coquetterie au bord de la tombe. Elle se fit peindre les sourcils et les joues par Bianca, et, couchée sur sa chaise longue, tout enveloppée de fins tissus d’Alger, elle trôna encore une fois dans la langueur de sa beauté expirante.

Cela était cruel sans doute, car, si elle ne rallumait plus les désirs de l’amour, elle s’emparait encore de l’imagination, et je vis Moserwald frappé d’une douloureuse extase ; mais Alida ne songeait point à cela : elle suivait machinalement l’habitude de sa vie. Elle fut coquette d’esprit autant que de visage. Elle encouragea notre hôte à lui raconter les bruits de Genève, et, pleurant lorsqu’elle revenait à parler de ses enfants, elle eut des accès de rire nerveux quand, avec sa bonhomie railleuse, Moserwald lui retraça les ridicules de certains personnages de son ancien milieu.

En la voyant ainsi, Moserwald reprit de l’espérance.

— La distraction lui est bonne, me disait-il au bout de deux jours : elle se mourait d’ennui. Vous vous êtes imaginé qu’une femme du monde, habituée à sa petite cour, pouvait s’épanouir dans le tête-à-tête, et vous voyez qu’elle s’y est flétrie comme une fleur privée d’air et de soleil. Vous êtes trop romanesque, mon enfant, je ne puis assez vous le répéter. Ah ! si c’était moi qu’elle eût voulu suivre ! je l’aurais promenée de fête en fête, je lui aurais fait un milieu nouveau. Avec de l’argent, on fait tout ce qu’on veut ! Elle a des goûts aristocratiques : l’hôtel du juif serait devenu si luxueux et si agréable, que les plus gros bonnets y fussent venus saluer la beauté reine des cœurs et la richesse reine du monde ! Et vous, vous n’avez pas voulu comprendre ; vos fiertés, vos cas de conscience, ont fait de votre intérieur une prison cellulaire ! Vous n’avez pas pu y travailler, et elle n’a pas pu y vivre. Et que vous fallait-il pour qu’elle fût enivrée, pour qu’elle n’eût pas le temps de se repentir et de regretter sa famille ? De l’argent, rien que de l’argent ! Or, son mari lui en offrait, à elle, et vous, vous en aviez, puisque j’en ai !

— Ah ! Moserwald, lui répondis-je, vous me faites bien du mal en pure perte ! Je ne pouvais pas agir comme vous pensez, et, quand je l’aurais pu, ne voyez-vous pas qu’il est trop tard ?

— Non, peut-être que non ! Qui sait ? je lui apporte peut-être la vie, moi, le gros juif si prosaïque ! Avant-hier, je l’ai cru au moment d’expirer sous mes yeux ; aujourd’hui, elle m’apparaît comme ressuscitée. Qu’elle se soutienne encore ainsi quelques jours, et nous l’emmenons, nous l’entourons de douceurs et d’amusements. J’y dépenserai des millions s’il le faut, mais nous la sauverons !

En ce moment, Bianca vint m’appeler en criant que sa maîtresse était morte. Nous nous précipitâmes dans sa chambre. Elle respirait, mais elle était livide, immobile et sans connaissance.

J’avais pour elle le meilleur médecin du pays. Il l’avait abandonnée en ce sens qu’il n’ordonnait plus que des choses insignifiantes ; mais il venait la voir tous les jours, et il arriva au moment où je l’envoyais chercher.

— Est-ce la fin ? lui dit tout bas Moserwald.

— Eh ! qui sait ? répondit-il en levant les épaules avec chagrin.

— Quoi ! m’écriai-je, vous ne pouvez pas la ranimer ? Elle va mourir ainsi, sans nous voir, sans nous reconnaître, sans recevoir nos adieux ?

— Parlez bas, reprit-il, elle vous entend peut-être. Il y a là, je crois, un état cataleptique.

— Mon Dieu ! s’écria la Bianca en pâlissant et en nous montrant le fond de la galerie, dont les portes étaient grandes ouvertes pour laisser circuler l’air dans l’appartement ; voyez donc celui qui vient là !…

Celui qui venait comme l’ange de la mort, c’était Valvèdre !

Il entra sans paraître voir aucun de nous, alla droit à sa femme, lui prit la main et la regarda attentivement pendant quelques secondes ; puis il l’appela par son nom, et elle ouvrit les lèvres pour lui répondre, mais sans que la voix pût sortir.

Il se fit encore quelques instants d’un horrible silence, et Valvèdre dit de nouveau en se penchant vers elle, et avec un accent de douceur infinie :

— Alida !

Elle s’agita et se leva comme un spectre, retomba, ouvrit les yeux, fit un cri déchirant, et jeta ses deux bras au cou de Valvèdre.

Quelques instants encore, et elle retrouva la parole et le regard ; mais ce qu’elle disait, je ne l’entendis pas. J’étais cloué à ma place, foudroyé par un conflit d’émotions inexprimables. Valvèdre ne semblait, m’a-t-on dit, faire aucune attention à moi. Moserwald me prit vigoureusement le bras et m’entraîna hors de la chambre.

J’y fus en proie à un véritable égarement. Je ne savais plus où j’étais, ni ce qui venait de se passer. Le médecin vint me secourir à mon tour, et je l’aidai de tout l’effort de ma volonté, car je me sentais devenir fou, et je voulais être de force à accomplir jusqu’au bout mon affreuse destinée. Revenu à moi, j’appris qu’Alida était calme, et pouvait vivre encore quelques jours ou quelques heures. Son mari était seul avec elle.

Le médecin se retira, disant que le nouveau venu paraissait en savoir autant que lui pour les soins à donner en pareille circonstance. Bianca écoutait à travers la porte. J’eus un accès d’humeur contre elle, et je la poussai brusquement dehors. Je ne voulais pas me permettre d’entendre ce que Valvèdre disait à sa femme en ce moment suprême ; la curiosité de cette fille, quelque bien intentionnée qu’elle fût, me paraissait être une profanation.

Resté seul avec Moserwald dans le salon qui touchait à la chambre d’Alida, je demeurai morne et comme frappé d’une religieuse terreur. Nous devions nous tenir là, tout prêts à secourir au besoin. Moserwald voulait écouter, comme avait fait Bianca, et je savais qu’on pouvait entendre en approchant de la porte. Je le gardai d’autorité auprès de moi à l’autre bout du salon. La voix de Valvèdre nous arrivait douce et rassurante, mais sans qu’aucune parole distincte en pût confirmer pour nous les inflexions. La sueur me coulait du front, tant j’avais de peine à subir cette inaction, cette incertitude, cette soumission passive en face de la crise suprême.

Tout à coup, la porte s’ouvrit doucement, et Valvèdre vint à nous. Il salua Moserwald et lui demanda pardon de le laisser seul, en le priant de ne pas s’éloigner ; puis il s’adressa à moi pour me dire que madame de Valvèdre désirait me voir. Il avait la politesse et la gravité d’un homme qui fait les honneurs de sa propre maison au milieu d’un malheur domestique.

Il rentra chez Alida avec moi, et, comme s’il m’eût présenté à elle :

— Voici votre ami, lui dit-il, l’ami dévoué à qui vous voulez témoigner votre gratitude. Tout ce que vous m’avez dit de ses soins et de son affection absolue justifie votre désir de lui serrer la main, et je ne suis pas venu ici pour l’éloigner de vous dans un moment où toutes les personnes qui vous sont attachées veulent et doivent vous le prouver. C’est une consolation pour vos souffrances, et vous savez que je vous apporte tout ce que mon cœur vous doit de tendresse et de sollicitude. Ne craignez donc rien, et, si vous avez quelques ordres à donner qui vous semblent devoir être mieux exécutés par d’autres que moi, je vais me retirer.

— Non, non, répondit Alida en le retenant d’une main pendant qu’elle s’attachait à moi de l’autre ; ne me quittez pas encore !… Je voudrais mourir entre vous deux, lui qui a tout fait pour sauver ma vie, vous qui êtes venu pour sauver mon âme !

Puis, se soulevant sur nos bras et nous regardant tour à tour avec une expression de terreur désespérée, elle ajouta :

— Vous êtes ainsi devant moi pour que je meure en paix ; mais à peine serai-je sous le suaire, que vous vous vous battrez !

— Non ! répondis-je avec force, cela ne sera pas, je le jure !

— Je vous entends, monsieur, dit Valvèdre, et je connais vos intentions. Vous m’offrirez votre vie, et vous ne la défendrez pas. Vous voyez bien, ajouta-t-il en s’adressant à sa femme, que nous ne pouvons pas nous battre. Rassurez-vous, ma fille, je ne ferai jamais rien de lâche. Je vous ai donné ma parole, ici, tout à l’heure, de ne pas me venger de celui qui s’est dévoué à vous corps et âme dans ces amères épreuves, et je n’ai pas deux paroles.

— Je suis tranquille, répondit Alida en portant à ses lèvres la main de son mari. Oh ! mon Dieu ! vous m’avez donc pardonné !… Il n’y a que mes enfants… mes enfants que j’ai négligés…, abandonnés…, mal aimés pendant que j’étais avec eux…, et qui ne recevront pas mon dernier baiser… Chers enfants ! pauvre Paul ! Ah ! Valvèdre, n’est-ce pas que c’est une grande expiation et qu’à cause de cela tout me sera pardonné ? Si vous saviez comme je les ai adorés, pleurés ! comme mon pauvre cœur inconséquent s’est déchiré dans l’absence ! comme j’ai compris que le sacrifice était au-dessus de mes forces, et comme Paul, celui qui me rendait triste, qui me faisait peur, que je n’osais pas embrasser, m’est apparu beau et bon et à jamais regrettable dans mes heures d’agonie ! Il le sait, lui, Francis, que je ne faisais plus de différence entre eux, et que j’aurais été une bonne mère, si… Mais je ne les reverrai pas !… Il faut rester ici sous cette terre étrangère, sous ce cruel soleil qui devait me guérir, et qui rit toujours pendant qu’on meurt !…

— Ma chère fille, reprit Valvèdre, vous m’avez promis de ne penser à la mort que comme à une chose dont l’accomplissement est aussi éventuel pour vous que pour nous tous. L’heure de ce passage est toujours inconnue, et celui qui croit la sentir arriver peut en être plus éloigné que celui qui n’y songe point. La mort est partout et toujours, comme la vie. Elles se donnent la main et travaillent ensemble pour les desseins de Dieu. Vous aviez l’air de me croire tout à l’heure, quand je vous disais que tout est bien, par la raison que tout renaît et recommence. Ne me croyez-vous plus ? La vie est une aspiration à monter, et cet éternel effort vers l’état le meilleur, le plus épuré et le plus divin, conduit toujours à un jour de sommeil qu’on appelle mort, et qui est une régénération en Dieu.

— Oui, j’ai compris, répondit Alida… Oui, j’ai aperçu Dieu et l’éternité à travers tes paroles mystérieuses !… Ah ! Francis, si vous l’aviez entendu tout à l’heure, et si je l’avais écouté plus tôt, moi !… Quel calme il a fait descendre, quelle confiance il sait donner ! Confiance, oui, voilà ce qu’il disait, avoir foi dans sa propre confiance !… Dieu est le grand asile, rien ne peut être danger, après la vie, pour l’âme qui se fie et s’abandonne ; rien ne peut être châtiment et dégradation pour celle qui comprend le bien et se désabuse du mal !… Oui, je suis tranquille !… Valvèdre, tu m’as guérie !

Elle ne parla plus, elle s’assoupit. Une molle sueur, de plus en plus froide, mouilla ses mains et son visage. Elle vécut ainsi, sans voix et presque sans souffle, jusqu’au lendemain. Un pâle et triste sourire effleurait ses lèvres quand nous lui parlions. Tendre et brisée, elle essayait de nous faire comprendre qu’elle était heureuse de nous voir. Elle appela Moserwald du regard, et du regard lui désigna sa main pour qu’il la pressât dans la sienne.

Le soleil se levait magnifique sur la mer. Valvèdre ouvrit les rideaux et le montra à sa femme. Elle sourit encore, comme pour lui dire que cela était beau.

— Vous vous trouvez bien, n’est-ce pas ? lui dit-il.

Elle fit signe que oui.

— Tranquille, guérie ?

Oui encore, avec la tête.

— Heureuse, soulagée ? Vous respirez bien ?

Elle souleva sa poitrine sans effort, comme allégée délicieusement du poids de l’agonie.

C’était le dernier soupir. Valvèdre, qui l’avait senti approcher, et qui, par son air de conviction et de joie, en avait écarté la terrible prévision, déposa un long baiser sur le front, puis sur la main droite de la morte. Il reprit à son doigt l’anneau nuptial qu’elle avait cessé longtemps de porter, mais qu’elle avait remis la veille ; puis il sortit, il tira derrière lui les verrous du salon, et nous cacha le spectacle de sa douleur.

Je ne le revis plus. Il parla avec Moserwald, qui se chargea de remplir ses intentions. Il le priait de faire embaumer et transporter le corps de sa femme à Valvèdre. Il me demandait pardon de ne pas me dire adieu. Il s’éloigna aussitôt, sans qu’on pût savoir quelle route de terre ou de mer il avait prise. Sans doute, il alla demander aux grands spectacles de la nature la force de supporter le coup qui venait de déchirer son cœur.

J’eus l’atroce courage d’aider Moserwald à remplir la tâche funèbre qui nous était imposée : cruelle amertume infligée par une âme forte à une âme brisée ! Valvèdre me laissait le cadavre de sa femme après m’avoir repris son cœur et sa foi au dernier moment.

J’accompagnai le dépôt sacré jusqu’à Valvèdre. Je voulus revoir cette maison vide à jamais pour moi, ce jardin toujours riant et magnifique devant le silence de la mort, ces ombrages solennels et ce lac argenté qui me rappelaient des pensées si ardentes et des rêves si funestes. Je revis tout cela la nuit, ne voulant être remarqué de personne, sentant que je n’avais pas le droit de m’agenouiller sur la tombe de celle que je n’avais pu sauver.

Je pris là congé de Moserwald, qui voulait me garder avec lui, me faire voyager, me distraire, m’enrichir, me marier, que sais-je ?

Je n’avais plus le cœur à rien, mais j’avais une dette d’honneur à payer. Je devais plus de vingt mille francs que je n’avais pas, et c’est à Moserwald précisément que je les devais. Je me gardai bien de lui en parler ; il se fût réellement offensé de ma préoccupation, ou il m’eût trouvé les moyens de m’acquitter en se trichant lui-même. Je devais songer à gagner par mon travail cette somme, minime pour lui, mais immense pour moi qui n’avais pas d’état, et lourde sur ma conscience, sur ma fierté, comme une montagne.

J’étais tellement écrasé moralement, que je n’entrevoyais aucun travail d’imagination dont je fusse capable. Je sentais, d’ailleurs, qu’il fallait, pour me réhabiliter, une vie rude, cachée, austère ; les rivalités comme les hasards de la vie littéraire n’étaient plus des émotions en rapport avec la pesanteur de mon chagrin. J’avais commis une faute immense en jetant dans le désespoir et dans la mort une pauvre créature faible et romanesque, que j’étais trop romanesque et trop faible moi-même pour savoir guérir. Je lui avais fait briser les liens de la famille, qu’elle ne respectait pas assez, il est vrai, mais auxquels, sans moi, elle ne se serait peut-être jamais ouvertement soustraite. Je l’avais aimée beaucoup, il est vrai, durant son martyre, et je ne m’étais pas volontairement trouvé au-dessous de la terrible épreuve ; mais je ne pouvais pas oublier que, le jour où je l’avais enlevée, j’avais obéi à l’orgueil et à la vengeance plus qu’à l’amour. Ce retour sur moi-même consternait mon âme. Je n’étais plus orgueilleux, hélas ! mais de quel prix j’avais payé ma guérison !

Avant de quitter le voisinage de Valvèdre, j’écrivis à Obernay. Je lui ouvris les replis les plus cachés de ma douleur et de mon repentir. Je lui racontai tous les détails de cette cruelle histoire. Je m’accusai sans me ménager. Je lui fis part de mes projets d’expiation. Je voulais reconquérir, un jour, son amitié perdue.

Je mis trente heures à écrire cette lettre ; les larmes m’étouffaient à chaque instant. Moserwald, me croyant parti, avait repris la route de Genève.

Quand j’eus réussi à compléter et mon récit et ma pensée, je sortis pour prendre l’air, et insensiblement, machinalement, mes pas me portèrent vers le rocher où, l’année précédente, j’avais déjeuné avec Alida, active, résolue, levée avec le jour, et arrivée là sur un cheval fier et bondissant. Je voulus savourer l’horreur de ma souffrance. Je me retournai pour regarder encore la villa. J’avais marché deux heures par un chemin rapide et fatigant ; mais, en réalité, j’étais encore si près de Valvèdre que je distinguais les moindres détails. Que je m’étais senti fier et heureux à cette place ! quel avenir d’amour et de gloire j’y avais rêvé !

— Ah ! misérable poëte, pensai-je, tu ne chanteras plus ni la joie, ni l’amour, ni la douleur ! tu n’auras pas de rimes pour cette catastrophe de ta vie ! Non, Dieu merci, tu n’es pas encore desséché à ce point. La honte tuera ta pauvre muse : elle a perdu le droit de vivre !

Un son lointain de cloches me fit tressaillir : c’était le glas des funérailles. Je montai sur la pointe la plus avancée du rocher, et je distinguai, spectacle navrant, une ligne noire qui se dirigeait vers le château. C’étaient les derniers honneurs rendus par les villageois des environs à la pauvre Alida ; on la descendait dans la tombe, sous les ombrages de son parc. Quelques voitures annonçaient la présence des amis qui plaignaient son sort sans le connaître, car notre secret avait été scrupuleusement gardé. On la croyait morte dans un couvent d’Italie.

J’essayai pendant quelques instants de douter de ce que je voyais et entendais. Le chant des prêtres, les sanglots des serviteurs et même, il me sembla, des cris d’enfants montaient jusqu’à moi. Était-ce une illusion ? Elle était horrible, et je ne pouvais m’y soustraire. Cela dura deux heures ! Chaque coup de cette cloche tombait sur ma poitrine et la brisait. À la fin, j’étais insensible, j’étais évanoui. Je venais de sentir Alida mourir une seconde fois.

Je ne revins à moi qu’aux approches de la nuit. Je me traînai à la Rocca, où mes vieux hôtes n’étaient plus qu’un. La femme était morte. Le mari m’ouvrit ma chambre sans s’occuper autrement de moi. Il revenait de l’enterrement de la dame, et, veuf depuis quelques semaines, il avait senti se rouvrir devant ces funérailles la blessure de son propre cœur. Il était anéanti.

Je délirai toute la nuit. Au matin, ne sachant où j’étais, j’essayai de me lever. Je crus avoir une nouvelle vision après toutes celles qui venaient de m’assiéger. Obernay était assis près de la table d’où je lui avais écrit la veille ; il lisait ma lettre. Sa figure assombrie témoignait d’une profonde pitié.

Il se retourna, vint à moi, me fit recoucher, m’ordonna de me taire, fit appeler un médecin, et me soigna pendant plusieurs jours avec une bonté extrême. Je fus très-mal, sans avoir conscience de rien. J’étais épuisé par une année d’agitations dévorantes et par les atroces douleurs des derniers mois, douleurs sans épanchement, sans relâche et sans espoir.

Quand je fus hors de danger et qu’il me fut permis de parler et de comprendre, Obernay m’apprit que, prévenu par une lettre de Valvèdre, il était venu avec sa femme, sa belle-sœur et les deux enfants d’Alida assister aux funérailles. Toute la famille était repartie ; lui seul était resté, devinant que je devais être là, me cherchant partout, et me découvrant enfin aux prises avec une maladie des plus graves.

— J’ai lu ta lettre, ajouta-t-il. Je suis aussi content de toi que je peux l’être après ce qui s’est passé. Il faut persévérer et reconquérir, non pas mon amitié, que tu n’as jamais perdue, mais l’estime de toi-même. Tiens, voilà de quoi t’encourager.

Il me montra un fragment de lettre de Valvèdre.

« Aie l’œil sur ce jeune homme, disait-il ; sache ce qu’il devient, et méfie-toi du premier désespoir. Lui aussi a reçu la foudre ! Il l’avait attirée sur sa tête ; mais, anéanti comme le voilà, il a droit à ta sollicitude. Il est le plus malheureux de tous, ne l’oublie pas, car il ne se fait plus d’illusions sur l’œuvre maudite qu’il a accomplie !

» Aux grandes fautes les grands secours avant tout, mon cher enfant ! Ton jeune ami n’est pas un être lâche ni pervers, tant s’en faut, et je n’ai pas à rougir pour elle du dernier choix qu’elle avait fait. Je suis certain qu’il l’eût épousée si j’eusse consenti au divorce, et j’y eusse consenti si elle eût longtemps insisté. Il faut donc remettre ce jeune homme dans le droit chemin. Nous devons cela à la mémoire de celle qui voulait, qui eût pu porter son nom.

» S’il demandait, un jour, à voir les enfants, ne t’y oppose pas. Il sentira profondément devant les orphelins son devoir d’homme et l’aiguillon salutaire du remords.

» Enfin, sauve-le ; que je ne le revoie jamais, mais qu’il soit sauvé ! Moi, je le suis depuis longtemps, et ce n’est pas de moi, de mon plus ou de mon moins de tristesse que tu dois t’occuper. S’oublier soi-même, voilà la grande question quand on n’est pas plus fort que son mal ! »