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Vandalisme en France, lettre à M. Victor Hugo

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DU
VANDALISME[1]

EN FRANCE.


Lettre à M. Victor Hugo.

Je vous dois trop, mon ami, sous bien des rapports, pour ne pas vous consacrer mes insignifians efforts en faveur d’une cause dont vous avez fait depuis long-temps la vôtre. Quand même je n’obéirais pas à un sentiment de reconnaissance particulière, il me faudrait écouter une justice générale et publique. Comment en effet s’occuper de notre art national, de nos monumens historiques, des sublimes débris de notre passé, sans songer tout d’abord à vous qui, le premier en France, vous êtes constitué le champion de cette cause. Vous êtes descendu encore enfant dans l’arène pour elle, et depuis quatorze ans, depuis votre ode sur la Bande Noire jusqu’aux pages indignées qui ont marqué d’un ineffaçable ridicule le vandalisme royal et municipal de nos jours[2], vous avez lutté pour elle sans fléchir ; vous l’avez prise toute petite, et elle a grandi entre vos mains ; vous l’avez parée de votre talent, et dotée de votre popularité. La voilà qui prend aujourd’hui son essor ; la voilà qui fait battre une foule de jeunes et nobles cœurs ; la voilà qui s’intronise dans toutes les véritables intelligences d’artistes. Si la victoire lui reste un jour, vous ne serez point oublié, mon ami ; votre mémoire sera toujours bénie par ceux qui ont voué un culte à l’histoire et aux souvenirs de la patrie ; et la postérité inscrira parmi vos plus belles gloires celle d’avoir le premier déployé un drapeau qui pût rallier toutes les âmes jalouses de sauver l’art en France.

Vous ne voulez pas combattre seul, je le sais, vous ne dédaignez aucun auxiliaire ; vous ne demandez pas mieux, dans cette œuvre grande et sainte, que de vous associer les plus obscurs, les plus maladroits travailleurs : vous ne demandez que de l’indignation contre les barbares, de l’amour pour le passé. Je me présente à vous avec ces deux conditions. Des voyages entrepris dans un but tout-à-fait étranger à l’art m’ont fait découvrir des attentats contre lui dont je frémis encore, et que j’ai hâte de livrer à la publicité. En ce qui touche à l’art, je n’ai la prétention de rien savoir, je n’ai que celle de beaucoup aimer. J’ai pour l’architecture du moyen âge une passion ancienne et profonde : passion malheureuse, car, comme vous le savez mieux que personne, elle est féconde en souffrances et en mécomptes, passion toujours croissante, parce que plus on étudie cet art divin de nos aïeux, plus on y découvre de beautés à admirer, d’injures à déplorer et à venger ; passion avant tout religieuse, parce que cet art est à mes yeux catholique avant tout, qu’il est la manifestation la plus imposante de l’église dont je suis l’enfant, la création la plus brillante de la foi que m’ont léguée mes pères. Je contemple ces vieux monumens du catholicisme avec autant d’amour et de respect que ceux qui dévouèrent leur vie et leurs biens à les fonder : ils ne représentent pas pour moi seulement une idée, une époque, une croyance éteinte ; ce sont les symboles de ce qu’il y a de plus vivace dans mon âme, de plus auguste dans mes espérances. Le vandalisme moderne est non-seulement à mes yeux une brutalité et une sottise, c’est de plus un sacrilège. Je mets du fanatisme à le combattre, et j’espère que ce fanatisme suppléera auprès de vous à la tiédeur de mon style et à l’absence complète de toute science technique.

Vous conviendrez avec moi que l’époque actuelle exige la réunion de tous les efforts individuels, même les plus chétifs, pour réagir contre le vandalisme, et que, parmi ceux qui s’intéressent encore à l’art, nul n’a le droit d’invoquer sa faiblesse pour se dispenser de prêter à cet art agonisant un secours tardif. S’il était possible de se figurer qu’un pouvoir quelconque pût aujourd’hui protéger et défendre l’art, certes celui sous lequel nous avons le bonheur de vivre se chargerait de déraciner cette naïve confiance. Sans parler de ce qui se passe en province, de ces arènes de Nîmes transformées en écuries de cavalerie, de ce marché aux veaux construit sur l’emplacement de l’abbaye de Saint-Bertin, de ce cloître de Soissons changé en tir d’artillerie, de la fameuse tour de Laon, dont vous avez dénoncé la destruction à la fois comique et honteuse ; sans parler de tout cela, ne voyons que ce qui se passe sous nos yeux, en plein Paris : c’est-à-dire, les ruines de Saint-Germain l’Auxerrois et du cloître de Cluny, un théâtre infâme installé sous les voûtes d’une charmante église gothique, l’insolente dégradation des Tuileries, la destruction sacrilège de la chapelle de Saint-Louis à Vincennes ; et en face de ces ruines, le type des reconstructions officielles, ce gâchis de marbre et de dorures qu’on nomme le palais de la Chambre des députés. N’en voilà-t-il pas assez pour convaincre les plus incrédules ? Le moment presse pour que chacun, à défaut d’autre ressource, vienne flétrir d’une inexorable publicité tous les attentats de ce genre. Je dis que le moment presse, car qui sait combien de temps nous pourrons encore leur crier librement anathème. L’état de siège, vous en savez quelque chose, mon ami, est déjà transporté de la cité sur le théâtre : qui sait s’il n’envahira pas aussi l’art ; qui sait si l’on ne viendra pas nous déclarer, de par le roi et M. Fontaine, que l’ogive est carliste et le plein cintre républicain.

Le moment presse encore, parce qu’il est urgent de dérober la France à la réprobation dont doivent la frapper tous les étrangers, quand ils comparent le vandalisme méthodique et réfléchi qui règne en France, avec les efforts de tous les peuples pour dérober au temps les restes des siècles passés et des races éteintes. Partout ailleurs qu’en France, on entoure d’une vénération filiale ces souvenirs d’un autre âge, ces grandes et éclatantes pages de l’histoire de l’humanité, que l’architecture s’est chargée d’écrire, et surtout ces basiliques sublimes où les générations sont venues, l’une après l’autre, prier et reposer devant leur Dieu. Dans tous les pays de l’Europe et jusque sur les confins de la Laponie, on trouve partout ce culte des monumens du passé qui honore les hommes du présent ; le desir de conserver dans leur originalité primitive ces monumens a même remplacé presque partout la manie de refaire l’art païen et de rajeunir avec son secours l’art des chrétiens. La plus heureuse réaction s’est manifestée partout en faveur de la vérité historique et du respect des créations anciennes. La France seule est restée en dehors et en arrière de ce mouvement. En Italie, pays où le paganisme de la prétendue renaissance a fait le plus de progrès et jeté les plus profondes racines, on n’en lit pas moins sur la façade de la cathédrale de Naples, une inscription où le cardinal archevêque s’enorgueillit d’avoir fait réparer cette façade sans changer son caractère gothique, nec gothica delevit urbis senescentis monurnenta artium perennitati. En Angleterre, il y a plus d’un siècle que toutes les églises sont restaurées et construites sur le modèle de celles du moyen âge ; si ces copies, dont plusieurs sont très remarquables, manquent de la vie que donne l’inspiration originale, elles ont le grand mérite de la convenance et de l’harmonie avec les idées qu’elles représentent : de l’architecture religieuse, la réaction gothique a passé dans l’architecture civile ; les riches propriétaires se font bâtir des châteaux qui reproduisent exactement les types des différens âges de la féodalité, tandis que les particuliers, les corporations, les diocèses, les comtés, s’imposent les plus grands sacrifices, pour conserver dans leur intégrité tous les monumens originaux de ces âges, et pour leur rendre leur aspect primitif. Dans la pauvre Irlande, lorsque le paysan catholique peut dérober aux exactions du clergé protestant et aux clameurs de sa famille affamée quelque chétive offrande, pour la consacrer à élever une humble chapelle auprès des églises bâties par ses pères et que les tyrans hérétiques lui ont volées, c’est toujours une chapelle gothique. Jamais le prêtre de ce peuple opprimé n’est infidèle au type inspiré par le catholicisme, et lorsque la vieille foi du peuple est ramenée par la liberté dans ce modeste asile, elle y retrouve les formes gracieuses et consacrées des demeures de sa jeunesse. En Belgique, pays de véritable foi et surtout de véritable liberté, un des premiers soins du nouveau gouvernement a été d’interdire, par une circulaire aux gouverneurs de province, la destruction de tout monument historique quelconque. Dans la cathédrale de Bruxelles, on a tout récemment démoli le lourd et ridicule jubé qui, comme celui de Rouen, détruisait l’harmonie de l’admirable édifice, et on l’a remplacé à grands frais par un jubé tout-à-fait d’accord avec le style de la nef : les portes latérales ont subi la même heureuse transformation. En Allemagne, le culte du passé dans l’art et l’influence de ce passé sur les constructions modernes ont atteint un degré de popularité inouï, et promettent à cette contrée illustre d’être la patrie de l’art régénéré, la seconde Italie de l’Europe moderne. Ce culte est universel et triomphe de toutes les différences d’opinions, de religions, de mœurs, qui divisent la race germanique. Le roi de Prusse, souverain protestant et intolérant, prélève sur tout le grand-duché du Bas-Rhin un impôt spécial, nommé impôt de la cathédrale, exclusivement consacré à l’entretien et à l’achèvement graduel de la cathédrale catholique de Cologne, métropole de l’art catholique et de l’architecture gothique. Le prince royal, son fils, a dépensé des sommes énormes pour réparer les dévastations commises par les Français à Marienbourg, ancien et célèbre chef-lieu de l’ordre teutonique ; il en fait sa résidence favorite. Au midi, le roi de Bavière, avec sa liste civile de 5,000,000 de francs, ne se contente pas de faire exécuter à vingt-six peintres, dans ses divers châteaux, des fresques qui reproduiront, en les popularisant, toutes les épopées chevaleresques et nationales du moyen âge ; il remplit sa capitale d’églises vraiment chrétiennes, parmi lesquelles on remarquera surtout celle de Saint-Louis, dont l’architecture sera romane, et qui sera peinte à fresque du haut en bas, à l’instar de plusieurs églises d’Italie et surtout de la triple basilique d’Assise, par le célèbre Cornelius. Ce même souverain a profité de la découverte qu’a faite M. Franck, qui a retrouvé et perfectionné le secret de teindre les vitraux des couleurs les plus tenaces et les plus brillantes, pour doter la vieille cathédrale de Ratisbonne d’un grand nombre de verrières de la plus rare beauté pour la composition comme pour le coloris, au prix de 20 à 25,000 f. chacune. Ce prince ne fait du reste que s’associer au merveilleux élan qu’a pris l’art allemand depuis plusieurs années, élan qui date, en architecture, de l’apparition du grand ouvrage de M. Boisserée sur la cathédrale de Cologne, et en peinture, de l’œuvre patriotique qu’ont accomplie ce même M. Boisserée et son frère, en conservant pour l’Allemagne la collection des chefs-d’œuvre de l’ancienne école belge et allemande qu’ils avaient sauvée et recueillie pendant les dévastations des guerres impériales. J’espère vous entretenir un jour, plus au long, de la nouvelle école allemande, et surtout de celle de peinture, qui chaque jour jette un nouvel éclat sous la double direction d’Overbeck et de Cornelius. Est-il besoin de vous dire qu’à cette réaction active vers l’art antique correspond le soin le plus scrupuleux et le plus tendre de toutes ses beautés, de toutes ses ruines. Les invasions des Suédois et des Français, et dans quelques contrées la sécularisation des souverainetés ecclésiastiques ont multiplié ces ruines ; mais je ne crois pas qu’il y en ait une seule que l’on puisse imputer à la froide barbarie ou à l’avidité de la population environnante. Un attentat de ce genre serait signalé aussitôt par les organes innombrables de la presse littéraire et scientifique ; une réprobation populaire et religieuse s’attacherait au nom des coupables : ils seraient mis au ban de la nationalité allemande.

Il n’y a donc que la France, où le vandalisme règne seul et sans frein. Après avoir passé deux siècles et puis quinze ans à déshonorer par d’impures et grotesques additions nos vieux monumens, le voilà qui reprend ses allures terroristes et qui se vautre dans la destruction. On dirait qu’il prévoit sa déchéance prochaine, tant il se hâte de renverser tout ce qui tombe sous son ignoble main. On tremble à la seule pensée de ce que chaque jour il mine, balaie ou défigure. Le vieux sol de la patrie, surchargé comme il l’était des créations les plus merveilleuses de l’imagination et de la foi, devient chaque jour plus nu, plus uniforme, plus pelé. On n’épargne rien : la hache dévastatrice atteint également les forêts et les églises, les châteaux et les hôtels de ville ; on dirait une terre conquise d’où des envahisseurs barbares veulent effacer jusqu’aux dernières traces des générations qui l’ont habitée. On dirait qu’ils veulent se persuader que le monde est né d’hier et qu’il doit finir demain, tant ils ont hâte d’anéantir tout ce qui semble dépasser une vie d’homme. On ne sait pas même respecter les ruines qu’on a faites, et tandis qu’on cite en Angleterre des seigneurs qui dépensent, chaque année, un revenu considérable pour préserver celles qui se trouvent sur leur domaine ; tandis qu’en Allemagne d’innombrables populations choisissent les décombres des vieux châteaux pour y tenir leurs assemblées libérales, comme pour mettre leur liberté renaissante sous la protection des anciens jours ; chez nous, nous ne laissons pas même le temps accomplir son œuvre, nous refusons à la nature son deuil de mère. Car la nature, toujours douce et aimante, l’est surtout envers les ruines que l’homme a faites ; elle semble se plaire à les orner de ses plus belles parures, comme pour les consoler de leur abandon et de leur nudité. Et nous, nous leur arrachons leur linceul de verdure, leur couronne de fleurs ; nous violons ces tombeaux des siècles passés. L’ancien seigneur les met à l’encan et les vend au plus offrant : le nouveau bourgeois les achète, et s’il ne daigne pas leur donner une place dans ses constructions nouvelles, il les recrépit et les enjolive sur place. Tous deux se coalisent pour déshonorer ces vieilles pierres.

Les longs souvenirs font les grands peuples. La mémoire du passé ne devient importune que lorsque la conscience du présent est honteuse. Ce sera dans nos annales une bien triste page, que ce divorce prononcé contre tout ce que nos pères nous ont laissé pour nous rappeler leurs mœurs, leurs affections, leurs croyances. Rien de plus naturel que ce divorce dans le premier moment de la réaction populaire contre l’ancien ordre social et politique ; mais y persévérer après la victoire, y persévérer avec récidive en face de l’Europe surprise et dédaigneuse, immoler aux préjugés les plus arriérés ce qui fait le charme d’une patrie et la gloire de l’art, c’est un crime national dont il n’y a pas d’exemple dans l’histoire. J’ignore quelle peine la postérité infligera à ce mépris stupide que nous tirons de notre nullité moderne, pour le lancer à la figure des chefs-d’œuvre de nos pères ; mais cette peine sera grave et dure. Nous la mériterons, non-seulement par nos œuvres de destruction, mais encore par les vils usages auxquels nous consacrons ce que nous daignons laisser debout. Le Mont Saint-Michel, Fontevrault, Saint-Augustin-lez-Limoges, Clairvaux, ces gigantesques témoignages du génie et de la patience du moyen âge, n’ont pas eu, il est vrai, le sort de Cluny et de Citeaux ; mais le leur n’est-il pas encore plus honteux, et ne vaudrait-il pas mieux pouvoir errer sur les débris de ces célèbres abbayes que les voir, toutes flétries et mutilées, changées en honteuses prisons, et devenir le repaire du crime et des vices les plus monstrueux, après avoir été l’asile de la douleur et de la science ? Croira-t-on dans l’avenir que, pour inspirer à des Français quelque intérêt pour les souvenirs d’un culte qu’ils ont professé pendant quatorze siècles, il faille démentir leur origine et leur destination sacrée ? Il en est ainsi cependant. On ne parvient à fléchir les divans provinciaux, les savans de l’empire, qu’en invoquant le respect dû au paganisme. Si vous pouvez leur faire croire qu’une église du genre anté-gothique a été consacrée à quelque dieu romain, ils vous promettront leur protection, ouvriront leurs bourses, tailleront même leur plume pour honorer votre découverte d’une dissertation. On n’en finirait pas si l’on voulait énumérer toutes les églises romanes, qui doivent la tolérance qu’on leur accorde à cette ingénieuse croyance. Je ne veux citer que la cathédrale d’Angoulême dont l’unique et inappréciable façade n’a été conservée que parce qu’il a été gravement établi que le bas-relief du père éternel qui y figure entre les symboles consacrés des quatre évangélistes, était une représentation de Jupiter. On lit encore sur la frise du portail de cette cathédrale : Temple de la Raison.

Et ne croyez pas que ce soit la religion seule que l’on répudie ainsi. Ne croyez pas que les souvenirs purement historiques, les souvenirs même de poésie et d’amour échappent aux outrages du vandalisme. Tout est confondu dans la proscription. À Limoges, on a eu la barbarie de détruire le monument devenu célèbre sous le nom du bon mariage. C’était le tombeau de deux jeunes époux du Poitou, partis peu de temps après leurs noces pour aller en pèlerinage à Saint-Jacques de Compostelle. La jeune femme mourut en route à Limoges ; le mari alla accomplir son vœu, puis revint mourir de douleur à Limoges. Lorsqu’on vint pour l’inhumer dans le tombeau qu’il avait élevé à sa femme, celle-ci, selon la tradition populaire, se retira d’un côté pour lui faire place. C’est ce même tombeau qui a été détruit, et pas une voix ne s’est élevée pour le sauver. À Avignon, l’église de Sainte-Claire, où Pétrarque vit Laure pour la première fois, le vendredi saint de l’an 1328, l’église qu’il avait bénie dans ce sonnet fameux :


Benedetto sia ’l giorno, e’l mese, e l’anno
E la stagione, e’l tempo, el’hora, e’l punto,
E’l bel paëse, e’l loco, ov’ io fui giunto
Da duo begli occhi, che legato m’hanno
, etc. ;


cette église a péri avec cent autres : elle est transformée aujourd’hui en manufacture de garance. L’église des Cordeliers, où reposait la dépouille de cette belle et chaste Laure, à côté de celle du brave Crillon, a été rasée pour faire place à un atelier de teinture ; il n’en reste debout que quelques arceaux : la place même de ses cendres n’est marquée que par une ignoble colonne, élevée par les ordres d’un Anglais et décorée d’une inscription risible.

Les Goths eux-mêmes, les Ostrogoths n’en faisaient pas tant. L’histoire nous a conservé le mémorable décret de leur roi Théodoric, qui ordonne à ses sujets vainqueurs de respecter scrupuleusement tous les monumens civils et religieux de l’Italie conquise.

Ces faits que je viens de citer me rappellent que je dois vous faire connaître quelques-uns de ceux que j’ai recueillis pendant mes rapides courses dans le midi. J’en profiterai pour justifier une sorte de classification qu’il m’a semblé naturel d’établir, en cherchant à apprécier le caractère des ravages du vandalisme dans les provinces de France que j’ai parcourues. Je n’entends nullement la garantir pour les autres. J’y joindrai quelques détails spéciaux sur les monumens du moyen âge à Toulouse et à Bordeaux que j’ai eu l’occasion de voir plus complètement.

Tout le monde doit reconnaître que le vandalisme moderne se divise en deux espèces bien différentes dans leurs motifs, mais dont les résultats sont également désastreux. On peut les désigner sous le nom de vandalisme destructeur et de vandalisme restaurateur.

Chacun de ces vandalismes est exploité par différentes catégories de vandales, que je range dans l’ordre suivant, en assignant à chacune d’elles le rang que lui mérite son degré d’acharnement contre les vieilleries.


I. vandalisme destructeur.
Première catégorie. — La liste civile et le gouvernement.
2e
» Les maires et les conseils municipaux.
3e
» Les propriétaires.
4e
» Les conseils de fabrique et les curés.


En 5e lieu, et à une très grande distance des précédens, l’émeute.


II. vandalisme restaurateur.
Première catégorie. — Le clergé et les conseils de fabrique.
2e
» Le gouvernement.
3e
» Les conseils municipaux.
4e
» Les propriétaires.


L’émeute a au moins l’avantage de ne rien restaurer.

Je vous fais grâce du vandalisme constructeur, parce que le dégoût qu’il inspire n’est pas même tempéré par l’indignation. Qui est-ce qui aurait le courage de s’indigner à la vue des palais de justice, des hôtels de ville, des bourses, des églises à la façon de Notre-Dame de Lorette, et des autres plaisantes œuvres qui bourgeonnent sous les auspices de M. le ministre des travaux publics.

Je dois maintenant justifier la classification que je viens d’établir par l’énumération de certains traits, de certains détails que j’ai vus de mes propres yeux. Ils sont en petit nombre, mais j’espère qu’ils suffiront pour vous convaincre que je n’ai fait de passe-droit à aucune de mes catégories.

1o Le gouvernement et la liste civile.

J’assigne le premier rang au gouvernement, non-seulement à cause de ce qu’il a fait, mais encore à cause de ce qu’il laisse faire. Et comment ne serait-il pas responsable de tout ce qui se dévaste, de tout ce qui se dégrade en France, lui qui s’arroge le droit d’intervenir dans toutes les démarches de la vie civile, sociale, religieuse des Français ? Comment lui qui, armé de tous les articles qu’il puise dans le fouillis impur de notre législation, enlace de son despotisme chaque commune, chaque famille, chaque individu qui cherche à se développer, lui qui tient le compte de tous les cailloux de nos routes, lui dont il faut obtenir la royale autorisation pour déraciner les chênes pourris, lui qui s’en va prendre chaque petit garçon de France pour le jeter dans ces antres qu’il nomme collèges, lui qui, vil bedeau, s’en vient écouter aux portes de tous les presbytères et fouiller dans les armoires de toutes les sacristies[3], lui qui tient la main à tous les tripots, à tous les égouts ; comment ! il n’aurait pas le temps de veiller aussi un peu aux monumens qui font la gloire et l’ornement du pays ! et dans sa vaste sollicitude il ne daignerait pas embrasser cette fortune de la France et de l’art dont les déficits vont toujours croissant ! et nous n’aurions pas au moins la triste consolation de pouvoir le maudire pour le mal dont il est complice autant que pour celui dont il est l’auteur effronté !

Et remarquez bien, mon ami, que je parle ici du pouvoir en général et non d’aucun pouvoir en particulier Il ne change malheureusement pas de nature en changeant d’usufruitiers. Quant à l’ignoble et cupide vandalisme qui nous régit aujourd’hui, il me semble que vous en avez fait votre domaine, et qu’il y aurait de la témérité à marcher sur vos traces. Je vous le laisse donc à flétrir. N’oubliez seulement pas, je vous en supplie, la mémorable mise à l’encan des tours de Bourbon l’Archambault, mesure dont la clameur de haro du public a fait justice, mesure qui ne fut pas adoptée par mégarde, comme on l’a dit, mais bien, s’il faut en croire une autorité honorable et sûre, par calcul et pour allécher quelque fanatique de royalisme.

Le pouvoir d’aujourd’hui a donc renchéri sur ses prédécesseurs, qui, du reste, l’ont dignement précédé dans la carrière. Les ravages que je vais vous dévoiler doivent principalement leur être imputés. Figurez-vous Fontevrault, la célèbre, la royale, l’historique abbaye de Fontevrault, dont le nom se trouve presque à chaque page de nos chroniques des onzième et douzième siècles ; Fontevrault, qui a eu quatorze princesses de sang royal pour abbesses, et où ont été dormir tant de générations de rois, qu’on lui a donné le nom de Cimetière des Rois ; Fontevrault, merveille d’architecture avec ses cinq églises, et ses cloîtres à perte de vue, aujourd’hui flétrie du nom de maison centrale de détention. Et si l’on s’était encore borné à lui assigner cette misérable destination ! Mais ce n’est pas tout ; pour la rendre digne de son sort nouveau, on a tout détruit ; ses cloîtres ont été bloqués, ses immenses dortoirs, ses réfectoires, ses parloirs, rendus méconnaissables ; ses cinq églises détruites ; la première et la principale, belle et haute comme une cathédrale, n’a pas même été respectée ; la nef entière a été divisée en trois ou quatre étages et métamorphosée en ateliers et en chambrées. On a bien voulu laisser le chœur à son usage primitif, et il serait encore admirable de pureté et d’élévation, si les vandales, non contens d’en avoir brisé tous les vitraux, ne l’avaient encore couvert, depuis la voûte jusqu’au pavé, d’un plâtras tellement épais, tellement copieux, qu’il est, je vous assure, fort difficile de distinguer la forme des pleins-cintres des galeries supérieures. On est aveuglé par la blancheur éblouissante de ce plâtras ; il a été appliqué pendant la restauration. Les seuls débris du Cimetière des Rois, les quatre statues inappréciables de Henri ii d’Angleterre, de sa femme Éléonore de Guienne, de Richard Cœur-de-Lion, et d’Isabelle, femme de Jean-sans-Terre, gisent dans une sorte de trou voisin. La fameuse tour d’Evrault, malgré tous les efforts des antiquaires du pays pour la faire respecter en considération de son origine païenne, a été livrée aux batteurs de chanvre ; la poussière a confondu tous les ornemens et tous les contours de son intérieur en une seule masse noirâtre ; et sa voûte octogone, qui offre des particularités de construction unique, ne peut manquer de s’écrouler bientôt, grâce à l’ébranlement perpétuel que produit cette opération.

À Avignon, la ville papale, la ville aux mille clochers, la ville sonnante, comme l’appelait Rabelais, on voyait d’innombrables monumens de l’influence du saint-siège sur l’art, dans un temps où l’art était exclusivement catholique, à la différence de Rome où, par une anomalie déplorable, aucun édifice remarquable ne porte l’empreinte des siècles où la foi faisait surgir sur tout le sol chrétien ces merveilles d’architecture dont le christianisme seul avait inventé les formes et les détails profondément symboliques. De tous ces monumens, le plus rare était, à coup sûr le palais des Papes, habité par tous ceux qui passèrent le quatorzième siècle en France. Je ne pense pas qu’il existe en Europe un débris plus vaste, plus complet et plus imposant de l’architecture civile ou féodale du moyen âge. Le voyageur, qui, arrivant par le Rhône, aperçoit de loin, sur son rocher, ce groupe de tours, liées entre elles par de colossales arcades, à côté de l’illustre cathédrale, est saisi de respect. Je n’ai vu nulle part l’ogive jetée avec plus de hardiesse. On dirait les gerbes d’un feu d’artifice lancées en l’air et retenues, avant de tomber, par une main toute puissante. On ne saurait concevoir un ensemble plus beau dans sa simplicité, plus grandiose dans sa conception. C’est bien la papauté tout entière, debout, sublime, immortelle, étendant son ombre majestueuse sur le fleuve des nations et des siècles qui roule à ses pieds.

Eh bien ! ce palais n’a pas trouvé grâce devant les royaux protecteurs de l’art en France. L’œuvre de destruction a été commencé par Louis xiv ; après qu’il eut confisqué le comtat Venaissin sur son légitime possesseur, il fit abattre la grande tour du palais pontifical, qui dominait les fortifications récentes de Villeneuve d’Avignon. La révolution en fit une prison, et une prison douloureusement célèbre par le massacre de la Glacière. L’empire ne paraît avoir rien fait pour l’entretenir. La restauration a systématisé sa ruine. Certes, ce palais unique avait bien autrement le droit d’être classé parmi les châteaux royaux, que les lourdes masures de Bordeaux ou de Strasbourg ; certes, le roi de France ne pouvait choisir dans toute l’étendue de son royaume un lieu plus propice à sa vieille majesté, au milieu de ces populations méridionales qui avaient encore foi en elle. Mais point. En 1820, il fut converti en caserne et en magasin, sans préjudice toutefois des droits de la justice criminelle, qui y a conservé sa prison. Aujourd’hui, tout est consommé ; il ne reste plus une seule de ces salles immenses dont les rivales n’existent certainement pas au Vatican. Chacune d’elles a été divisée en trois étages, partagés par de nombreuses cloisons ; c’est à peine si, en suivant d’étage en étage les fûts des gigantesques colonnes qui supportaient les voûtes ogives, on peut reconstruire par la pensée ces enceintes majestueuses et sacrées, où trônait naguère la pensée religieuse et sociale de l’humanité. L’extérieur de l’admirable façade occidentale a été jusqu’à présent respecté, mais voilà tout : une grande moitié de l’immense édifice a été déjà livrée aux démolisseurs ; dans tout ce qui reste, ses colossales ogives ont été remplacées par trois séries de petites fenêtres carrées, correspondantes aux trois étages de chambrées dont je viens de parler : le tout badigeonné proprement et dans le dernier goût. Dans une des tours, de merveilleuses fresques, qui en couvraient la voûte, ne sont plus visibles qu’à travers les trous du plancher, l’escalier et les corridors de communication ayant été démolis. D’autres, éparses dans les salles, sont livrées aux dégradations des soldats, et aux larcins des touristes anglais et autres. Le juste-milieu, pour ne pas rester en faute à l’égard de ses prédécesseurs, vient d’arrêter la démolition des arcades de la partie orientale, pour faire une belle cour d’exercice. Définitivement l’art et l’histoire ont de moins un monument unique, et les gouvernemens tutélaires une tache de plus.

Je ne puis m’empêcher de transcrire ici quelques passages d’une lettre que m’écrit à ce sujet un jeune industriel d’Avignon. Ils vous montreront combien il y a souvent d’intelligence et d’élévation enfouies dans nos provinces disgraciées. Voici ses paroles :

« Sur un sol où le culte des souvenirs historiques conserverait quelques autels, on adorerait ces nobles débris. Tandis que les ruines vont tous les jours s’amoncelant sur notre vieille terre d’Europe, on ne croirait pas qu’il fût possible de dédaigner un des plus beaux monumens que la foi religieuse du moyen âge ait transmis à l’incrédulité du nôtre. Si le palais de Jean xxii est devenu une caserne du maréchal Soult, si, à ces fenêtres, où paraissait la figure radieuse des pontifes pour jeter une bénédiction solennelle urbi et orbi, l’œil n’aperçoit plus aujourd’hui que des baudriers, des équipemens de soldat se séchant au soleil ; si ces salles, autrefois remplies de cardinaux, d’évêques, de fidèles, accourus de tous les points du monde chrétien, sont en ce moment des cuisines, des ateliers, on a le droit de gémir et de maudire tout bas le siècle qui a pu faire une saisie si amère, une confiscation si violente de tout ce qu’il y a de plus doux dans la mémoire des hommes. »

Notez qu’il n’y a aucune excuse, aucun prétexte pour cette froide barbarie. Il n’y a pas une de ces pierres pontificales qui ne soit blanche, solide, adhérente aux autres, comme si elle avait été posée hier ; elles ont essuyé cinq cents hivers comme un jour ; le temps s’est incliné devant elles et a passé outre. Il a fallu que la chétive main du pouvoir vînt tout exprès souiller et vexer cette grande chose.

Un sort plus triste encore, s’il est possible, attend le château d’Angoulême, bien moins vaste et moins grandiose, mais à qui sa position admirable et ses souvenirs chevaleresques auraient dû concilier le respect des siècles. C’est là qu’expira avec gloire la féodalité armée, lorsque le duc d’Épernon, qui en était gouverneur, y conduisit la veuve de Henri iv, et y maintint, contre toutes les forces royales, les droits d’une femme et de son épée. Il en reste encore trois fort belles tours qui renferment des salles renommées pour leur beauté et leur étendue, décorées des insignes de la maison de Lusignan, qui les fit construire. Le public n’y est plus admis, parce qu’on en a fait un dépôt de poudre à canon. Le tout doit être abattu, sauf la tour du télégraphe, afin que la ville d’Angoulême puisse posséder une rue Louis-Philippe, qui permette de voir de la place du marché la nouvelle préfecture, laquelle a un toit en ardoises et six paratonnerres.

À Foix, il y a pis que destruction, il y a restauration et même construction. Imaginez-vous une seconde édition des méfaits de la Conciergerie à Paris. Au milieu d’une noble vallée, resserrée par de hautes montagnes qui préludent aux Pyrénées, on voit un rocher isolé que baignent les ondes rapides de l’Ariège. Au pied de ce rocher, un charmant édifice du quinzième siècle sert encore de palais de justice ; sur son sommet s’élevait le château de ces fameux comtes de Foix qui luttèrent avec un si indomptable courage contre les rois de France et d’Aragon, et qui finirent avec ce Gaston, qui eût été le dernier des chevaliers, si Bayard ne lui eût survécu. Il reste de ce château trois très belles tours, à peu près isolées, d’époques différentes, mais toutes trois antérieures au quinzième siècle : elles jouissent d’une célébrité proverbiale dans toutes les contrées environnantes. Eh bien ! on les a masquées, plâtrées, abîmées par un amas de pierres blanchies en forme de caserne que l’on a jugé nécessaire à l’exécution du plan qui a transformé ce monument en prison. Pour me servir de l’expression des gens du pays, on a affublé ces vieilles tours d’un bonnet de coton.

Il faut encore nommer Eysse, célèbre abbaye, près Villeneuve d’Agen, qui est aussi transformée en maison centrale de détention, ce qui a motivé la destruction de deux églises, l’une, celle des religieux, célèbre par sa beauté, l’autre, celle de la paroisse même, qui avait le malheur de se trouver sur la limite des nouvelles constructions. Il paraît que de tout temps le vandalisme a été du goût des gouvernemens. Je lisais dernièrement dans une vieille histoire du Cambresis par Le Carpentier (Leyde 1664, p. 158), que Charles-Quint fit détruire à Cambrai la magnifique église collégiale de Saint-Géry, pour en consacrer les matériaux à la construction d’une citadelle, dont il se servit ensuite pour ôter à la ville ses droits et privilèges. On est fidèle aux bonnes habitudes.

En voilà assez sur les exploits du gouvernement, en fait de beaux-arts. Nous n’en avons pas moins entendu de plaisans députés demander gravement et obtenir un supplément de plusieurs millions à la liste civile, pour mettre la royauté en état de protéger les arts. Pauvres arts ! il ne leur manquait plus, comme à la religion, que cette dernière dégradation, la protection royale au dix-neuvième siècle.

C’est du reste une chimère bien invétérée, mais bien inconcevable que cette nécessité de la protection du pouvoir pour l’art. Les artistes eux-mêmes n’ont été souvent que trop enclins à mêler leurs voix et leurs souhaits aux glapissemens des suppôts de la liste civile. Ils ont trop souvent oublié que, pour être fidèle à la sainteté de sa mission, l’artiste comme le prêtre ne doit être que l’homme de Dieu et du peuple. En France surtout, les grands noms de François Ier, de Louis xiv, ont établi une sorte de foi traditionnelle dans l’influence tutélaire du pouvoir. Et cependant n’y a-t-il pas entre les ébats courtisanesques de l’art sous ces monarques, et sa gigantesque popularité au moyen âge, tout l’intervalle qui sépare la chapelle de Versailles de Notre-Dame ? En Italie, en Allemagne, n’est-ce pas la même différence ? Je ne sais quelle popularité de commande s’est attachée au nom des Médicis dans la superficielle et menteuse histoire telle que nous l’a léguée le dix-huitième siècle ; on dirait que l’art a contracté une dette sacrée envers cette race de marchands couronnés et oppresseurs. Mais qu’on aille donc à Florence ; qu’on fasse deux parts des monumens de cette ville ; que l’on prenne pour point de séparation le jour où Laurent de Médicis, haletant sur son lit de mort, tourne le dos à Savonarole qui lui offre l’absolution à condition que, par une parole suprême, il rende la liberté à Florence ; que l’on compare ces deux moitiés de la métropole de l’art italien, et nous défions les courtisans les plus aveugles de ne pas déplorer, esthétiquement au moins, la révolution qui jeta Florence sous les pieds de la souveraineté absolue., Michel-Ange le sentait bien, car, lorsqu’en 1527 Florence expulsa les Médicis et proclama qu’elle n’avait d’autre roi que Jésus-Christ, il laissa là les tombeaux qu’il élevait pour les ancêtres de ces Médicis à S. Lorenzo, entreprit de fortifier toute l’enceinte de la ville, prêta mille écus à la république, se fit nommer un des neuf commissaires des affaires militaires, revint ensuite de Venise, au plus fort du siège, pour diriger la défense, et ne cessa de combattre qu’au dernier moment contre ces protecteurs de l’art. Croyons avec lui que le pouvoir, à toutes les époques, possède l’incontestable faculté de dégrader et de dépopulariser l’art ; mais de le ranimer, mais de l’inspirer, jamais.

Pardon, mon ami, de cette digression. Je passe à ma seconde catégorie de vandales.

2o. Les autorités municipales.

Je n’ai certes rien à vous offrir dans cette catégorie de comparable à votre histoire de la délibération du conseil municipal de Laon sur la tour de Louis d’Outremer ; mais je me flatte, ou plutôt je rougis d’avoir à consigner quelques traits qui vous montreront que ces messieurs ont des émules dignes d’eux sur tous les points du pays. Voici, par exemple, MM. du conseil municipal de Poitiers qui ont ingénieusement fait détruire les antiques et célèbres remparts de leur ville, qui lui donnait un aspect si original et si attrayant, pour les remplacer par un petit mur à hauteur d’homme, dans le genre de celui qui entoure Paris, accompagné de grilles en fer qui servent de portes et de barrières à l’octroi. À Villeneuve d’Agen, c’est encore mieux que cela : aux portes de cette ville, sur une hauteur qui domine le cours du Lot, s’élevait le château de Pujols qui était un des monumens les plus vastes et les plus magnifiques du moyen âge dans ces contrées ; ce château, quoique pillé et dévasté à l’intérieur, et malgré sa position exposée, avait survécu à la révolution et était devenu la propriété de la ville. Il y a quatre ans, le conseil municipal l’a fait détruire, et voici comment. On avait conçu le projet d’agrandir la prison d’Eysse, voisine de la ville. Les matériaux manquaient : un entrepreneur se présente et propose d’acheter et de démolir le vieux château pour en consacrer les pierres à ce nouvel usage. Le conseil trouve l’offre intelligente et avantageuse, mais des débats s’élèvent sur le prix. Le conseil, voulant faire une bonne affaire en même temps qu’une œuvre d’art, demande 100 louis de ses ruines : l’entrepreneur n’en veut donner que 1,800 francs. De guerre lasse on accepta ses offres, et le château est tombé moyennant 1,800 francs de profit pour la caisse municipale.

À Agen, la belle cathédrale de Saint-Étienne a été abattue sous l’empire, parce qu’il eût coûté trop cher de la réparer. Les piliers gothiques de la nef sont restés debout comme pour attester le vandalisme des autorités : l’enceinte sacrée sert de marché aux bestiaux ; les matériaux provenant de la destruction ont été employés à la construction d’une nouvelle salle de spectacle. À Saint-Marcellin en Dauphiné, on y a mis moins de façon ; le conseil municipal s’est emparé d’une des deux seules églises de la ville et a décrété qu’elle servirait désormais de salle de spectacle. Aussitôt dit, aussitôt fait.

À Saint-Savin dans les Pyrénées, près de Pierrefitte, le conseil municipal vient de faire raser une église romane de la plus haute antiquité et d’un incontestable intérêt, pour la remplacer par une place publique.

Tout le monde a entendu parler de la destruction de l’abbaye de Saint Bertin à Saint-Omer, crime qui a eu quelque retentissement en France, grâce à M. Vitet. Mais ce qu’on ne sait pas généralement, et ce qui m’a été affirmé par d’honorables habitans de Saint-Omer, c’est que cette destruction a été surtout motivée par l’ombre que projetaient ces majestueuses ruines sur les tulipes du jardin d’un des principaux fonctionnaires municipaux. Ote-toi de mon soleil, leur a dit ce Diogène d’une façon nouvelle, et l’abbaye a disparu.

À Moissac, il y a, comme vous savez, une abbaye célèbre pour avoir reçu l’hommage féodal d’un roi de France, de Philippe-le-Hardi, je crois. Elle mérite de l’être bien plus encore à cause de l’extrême beauté de son église et de son cloître, monumens précieux de la transition du plein cintre à l’ogive. La municipalité s’est emparée de ce cloître, et savez-vous le parti qu’elle en tiré ? Elle en fait scier les admirables colonnes une à une pour les transporter ailleurs, et si j’ai bonne mémoire, pour les utiliser dans la construction d’une halle. L’église elle-même ne leur a pas échappé ; il y a quelques années, sa façade, qui est une des pages les plus curieuses que l’art mystérieux du moyen âge ait tracée dans le midi, parut à M. l’adjoint avoir besoin de quelque enjolivement ; aussi profita-t-il de l’absence de M. le maire pour la faire badigeonner du haut en bas ; vous ne devineriez jamais en quelle couleur ? en bleu ! L’intérieur était déjà, grâce aux soins de la fabrique, revêtu d’une triple parure de bleu, blanc et jaune.

Ce n’est plus là de la destruction, comme vous voyez, c’est de la restauration paternelle et bienveillante, manie qui possède nos autorités de tout rang et de toute nature. À Pamiers, il y a une cathédrale dont Mansard eut le bon goût de conserver le clocher à ogive triangulaire, lorsqu’il reconstruisit la nef dans le goût du dix-septième siècle. Mais ce pauvre clocher n’a pu échapper à un badigeonneur officiel, intitulé architecte du département, lequel est venu tout exprès de la préfecture pour le peindre en rose.

Quand ces autorités usent de leurs droits en déléguant des fonctions importantes pour l’art et les monumens historiques, elles déploient d’ordinaire autant de discernement que lorsqu’elles mettent elles-mêmes la main à l’œuvre. Je n’en veux citer qu’un exemple : on a nommé, il y a quelques années, à Amiens, un bibliothécaire, dont toute la vie précédente avait été complètement étrangère à ce genre d’étude, et qui, trouvant que les manuscrits in-folio que renfermait sa bibliothèque ne pouvaient pas entrer dans les rayons des casiers, crut que le meilleur parti était de les réduire en les rognant à la hauteur nécessaire. Il est très flatteur pour la France éclairée et régénérée d’avoir donné ainsi une seconde édition du trait de ces cosaques, qui, lors du transport de la bibliothèque de Varsovie ou de Vilna à Pétersbourg, scièrent par le milieu les livres qui étaient trop gros pour entrer dans leurs caisses.

Puisque j’en suis aux bibliothèques, je ne puis passer sous silence l’idée lumineuse de ce conseiller municipal de Châlons-sur-Saône, qui, pour contribuer de son mieux à la diffusion des lumières et de l’instruction publique, proposa gravement de consacrer à la reliure des livres d’école les parchemins des missels et autres manuscrits de la bibliothèque de la ville.

Après avoir vu de si beaux exploits dans sa patrie, un Français a la consolation de lire dans les journaux anglais que la corporation ou conseil municipal de Chester dépense tous les ans des sommes considérables pour maintenir dans un état de réparation complète les vieilles murailles de cette ville, et qu’à York une assemblée populaire (country meeting) a décidé que le célèbre château de ce nom, qui menaçait ruine, serait reconstruit exactement sur le même plan et dans le même genre.

Passons à la troisième catégorie :

3o Les propriétaires.

Je ne prétends pas assurément que les ravages exercés par les propriétaires soient aussi déplorables et même aussi nombreux que ceux qui peuvent être portés au compte du gouvernement et des autorités locales ; il y a une bonne raison pour cela. C’est que les propriétaires ont rarement à leur disposition des monumens assez importans pour que la disparition en soit très regrettable. Mais toutes les fois que l’occasion s’en présente, on remarque chez eux le même mépris, la même insouciance du passé, souvent le même acharnement grossier contre les nobles restes qui tombent malheureusement entre leurs mains. Cette tendance est surtout inexplicable et inexcusable chez ce qu’on appelle les grands propriétaires, chez l’ancienne noblesse de province, à qui tant de motifs indépendans de l’art devraient inspirer une sorte de culte pour ces vestiges de leur propre histoire. Eh bien ! en général il n’en est rien. Ni de glorieux souvenirs de famille, ni le respect des œuvres de leurs pères, ni les sympathies politiques qu’on leur impute pour le passé dont ces monumens sont l’image, rien de tout cela ne fait la moindre impression sur la majeure partie d’entre eux. Il eût été à désirer, au moins dans les intérêts de l’art, qu’ils eussent été conséquens à leurs opinions politiques à la manière de M. Voyer d’Argenson, qui, en vrai niveleur, a fait raser son beau château des Ormes en Poitou par amour de l’égalité. Par amour de l’ancien régime, la noblesse royaliste aurait dû nous conserver scrupuleusement ses castels. Mais point : vous les verrez laisser vendre sous leurs yeux et à vil prix, ou bien vendre eux mêmes impitoyablement le manoir de leurs pères, le lieu dont ils portent le nom, pour peu qu’un séjour plus rapproché de Paris ou même un avantage pécuniaire les séduise. S’ils daignent le conserver, ce sera pour en sacrifier mainte fois la partie la plus précieuse et la plus originale à une commodité du jour, à une invention parisienne : le plus souvent ils n’en feront aucun cas, ils ne se donneront pas même la peine de détruire, tandis qu’un peu d’intérêt et bien peu d’argent eussent suffi pour préserver ces illustres ruines des derniers outrages. Je crois qu’au risque d’envahir le domaine de la liberté individuelle, on peut et on doit infliger la publicité à des méfaits de ce genre. Vous en savez beaucoup plus long que moi sur ce sujet, mon ami, et j’espère que vous ne garderez pas toujours pour le cercle restreint de vos amis, ces plaisans récits qui nous ont souvent à la fois réjouis et indignés. Pour moi, je ne veux parler que de ce que j’ai vu par moi-même.

En entrant dans le Périgord, à Mareuil, on voit un château abandonné, appartenant à la famille qui porte le nom de cette province. C’est un type parfait de résidence féodale au treizième et même pendant la première moitié du quatorzième siècle. Ce château est dans l’état d’abandon le plus complet ; de charmans détails de sculpture dans les tympans des fenêtres et les fausses balustrades des croisées sont chaque jour endommagés par les fermiers qui l’habitent ; les toits des tourelles s’affaissent et entraînent des pans de murs avec eux ; on a même parlé de jeter bas la tour d’entrée et les ouvrages avancés, et d’en vendre les matériaux ; et l’on n’y a renoncé, du moins c’est ce qui m’a été assuré, que sur les réclamations de la ville, qui en demandait la conservation comme ornemens publics. Il y a ici un changement de rôles si bizarre, une anomalie si curieuse, que je cite ce détail sans trop y croire moi-même ; ce serait toujours un trait fort honorable pour le conseil municipal de Mareuil, en supposant même que l’esprit de contradiction y entrât pour quelque chose.

Plus loin dans le Périgord, à Bourdeille, on voit de deux lieues de loin la haute tour du château qu’a popularisé et célébré Brantôme. M. de Jumilhac l’a vendu pour six mille francs. Encore plus loin, sur les charmantes rives de la Dordogne, un immense rocher porte les imposantes ruines de Castelnau, château qui a appartenu depuis des siècles à la maison de Caumont La Force. Le duc actuel les a mises en vente pour six cents francs : encore a-t-il eu le chagrin de ne pas trouver d’acquéreur, tant est grand le respect héréditaire que porte à ces vieilles pierres la population environnante.

En Angoumois, Aulnac, sur les bords de la Charente, castel qu’une dépense insignifiante suffirait pour remettre dans un état parfaitement conforme au goût du quatorzième siècle, avec d’autant plus de facilité que l’extérieur n’a subi aucune restauration maladroite ; Aulnac est livré par son propriétaire actuel, M. de Chambonneau, à une ruine graduelle qui deviendra dans peu d’années irréparable.

Près de Toulouse, le même sort attend le célèbre château de Pibrac, qui donna son nom à Dufaur, ambassadeur de France au concile de Trente, qui appartient encore à ses descendans, et que les souvenirs d’Henri iv, qui y a séjourné quelque temps pendant sa vie aventureuse de roi de Navarre, n’ont pu préserver d’un abandon complet. Dans le coin d’une grande pièce à peine fermée, on voit couché à terre et couvert de poussière un tableau sur bois vraiment remarquable du seizième siècle, une adoration des Mages : on a l’air de le regarder comme un devant de cheminée.

En Anjou, Pocé, aux portes de Saumur, fameux dans l’histoire de cette province par les bizarres privilèges que la tradition attribue à ses châtelains, est inhabité et condamné à servir de dépendance à une ferme voisine : bien que dans un état de conservation surprenante à l’extérieur, on ne peut pas même visiter l’intérieur.

Un peu plus loin, en pleine Vendée, sur cette route de Saumur à Thouars, que le plus beau sang de France a si souvent arrosé, on voit, dans une position excellente au-dessus de Thouet, le château de Montreuil-Bellay, immense et majestueux, véritable forteresse, renfermant dans son enceinte la belle église gothique qui sert de paroisse à la ville. Il a appartenu au célèbre prince de Talmont, et après avoir traversé comme par miracle les fureurs de la guerre civile, il n’a pas su trouver grâce devant sa veuve ; elle l’a vendu sous la restauration à un habitant de Saumur qui le détruit en détail. Au bas du rempart se trouve une seconde église, dont il ne reste que les murs à moitié abattus, mais encore couverts de fresques que les intempéries de saison n’avaient pas eu le temps de rendre méconnaissables à l’époque où j’y suis passé, mais qui doivent être perdues maintenant.

Sur les bords de la Loire, entre Saumur et Candes, s’élève encore le château de Montsoreau, célèbre dans l’histoire si éminemment chevaleresque de l’Anjou par mille aventures, et plus tard par le rendez-vous fatal de Bussy d’Amboise. Ce château, dont la construction date du plus beau temps de la renaissance, avait aussi échappé au vandalisme révolutionnaire, mais il a été victime de celui de son dernier propriétaire, le marquis de Sourches-Tourzel. Il l’a vendu à des paysans du village qui l’ont déchiqueté, dégradé, abîmé de mille manières. On n’a épargné que le curieux escalier tournant dans la tourelle du sud-est, dont la voûte surtout est regardée comme un chef-d’œuvre de l’art. Mais les grandes croisées carrées ornées de ravissantes sculptures, les salles voûtées, les immenses cheminées ont disparu pour faire place à une foule de petites chambrettes que vous montrent complaisamment ces nouveaux distributeurs, tout fiers d’avoir tiré un si bon parti d’une si inutile grandeur. C’est à peine si l’on peut découvrir çà et là quelques traces d’un de ces admirables plafonds en bois de chêne à carreaux sculptés dont l’art s’est perdu depuis.

Enfin, on vient de m’apprendre qu’au château de Montmurand en Bretagne, la chapelle où Duguesclin fut armé chevalier a été changée en buanderie, et qu’une autre chapelle a été bâtie exprès dans la cour voisine pour la remplacer ! Une pareille profanation ne souffre pas de commentaire.

Il est juste de citer à côté de ces scandales quelques rares et nobles exemples d’un culte voué par quelques familles aux manoirs de leurs pères. Le plus éclatant de ces exemples qui soit à ma connaissance est celui du château de Biron, sur les confins de l’Agenois et du Périgord, dont l’imposante beauté, les trois chapelles gothiques, ont trouvé dans les possesseurs actuels des protecteurs éclairés. Ce château est l’objet d’une véritable affection dans le pays, où le nom des Biron jouit de toute sa gloire, et où les bergères chantent encore la complainte du maréchal que fit décapiter Henri iv. On peut nommer encore en Périgord, Bannes, préservé dans sa forme ancienne par MM. de Losse, et Lanquais, par MM. de Gourgues ; en Angoumois, le beau et vaste château de La Rochefoucauld, racheté par la maison de ce nom ; en Anjou, sur la rive méridionale de la Loire, la belle tour de Trèves, haute de cent pieds, construite en 1016, par Foulques d’Anjou, donnée par Charles vii au chancelier Robert-le-Maçon, en reconnaissance de ce qu’il lui avait sauvé la vie lors de la prise de Paris par les Bourguignons, et parfaitement entretenue par M. de Castellon qui en est aujourd’hui le maître.

Malheureusement ce ne sont là que de trop rares exceptions à une règle presque générale de destruction et d’abandon. S’il en est ainsi des anciens seigneurs, de ceux que tout concourt à faire regarder comme les représentans du principe conservateur, jugez des ébats que doivent prendre les nouveaux acquéreurs dans leurs antiques possessions. Pour eux, quand ils ne renversent pas tout, ils mettent tout à neuf, et vous savez ce que cela veut dire. Ils sont souvent, à cet égard, d’une bonne foi et d’une naïveté comiques. On voit à Montignac le vieux château des comtes de Périgord, détruit à la révolution, sauf le donjon carré, massif, superbe, que l’on a arrangé de la manière que vous allez voir. Je laisse parler l’Annuaire de la Dordogne de 1824 : « Ces ruines, dit l’ingénieux observateur, ont pris un aspect moins hideux depuis que le propriétaire actuel, achevant de raser à moitié hauteur partie du rempart et une des tours, s’est construit sur cet emplacement un petit hermitage, d’où l’œil découvre la ville et la vallée. Cet homme industrieux a crépi en chaux bien blanche tous les joints des pierres noirâtres du mur extérieur, et cela donne un air de jeunesse à ces murs séculaires. »

Par compensation de cette métamorphose d’un donjon en hermitage, il ne faut pas oublier que le propriétaire de l’hermitage dit d’Anne d’Autriche, au-dessus d’Agen, a métamorphosé le sien en guinguette. C’est moins pittoresque, mais plus productif : chacun son goût.

Mais on ne rit plus, on rougit et on s’indigne en songeant au monstrueux abus du droit de propriété que font certains nouveaux riches, dominés par des préjugés brutaux et par une risible terreur de l’histoire et de la religion, que l’on baptise si souvent en province des noms de carlisme et de jésuitisme. Par exemple, à Cuneault, en Anjou, toujours sur les bords de cette Loire qui baigne de ses eaux les monumens les plus nationaux de la France, il y a une église que la tradition populaire fait remonter à Dagobert, que l’on peut hardiment, je crois, dater du neuvième siècle, et que je n’hésite pas à regarder comme un des débris les plus précieux de l’art de cette époque. Les sculptures des chapiteaux des colonnes de la nef sont de l’exécution la plus naïve et la plus originale. Le clocher surtout est étonnant. À part ces beautés, il y en avait une toute particulière, résultant de l’effet de perspective que devait produire la construction du vaisseau qui va en se rétrécissant depuis le portail jusqu’au rond-point, tandis que la voûte s’abaisse successivement dans la même direction. À la révolution, cet effet fut détruit par un mur de refend, bâti en travers du chœur. L’abside tout entière est échue en partage à M. Dupuy de Saumur, qui l’a transformée en grange remplie de fagots, après avoir défoncé les vitraux des croisées. Nul ne peut y entrer, et il ne veut pour rien au monde restituer cette inappréciable moitié de l’église à son usage primitif, ni même la vendre.

Ce qui dépasse tout ce que j’ai vu de barbarie en ce genre, c’est le spectacle dont j’ai été témoin à Cadouïn, en Périgord, lieu où se trouvent enfouis dans un désert des chefs-d’œuvre de peinture, de sculpture et d’architecture. Cadouïn est un ancien monastère de Bernardins, fondé, dit-on, par saint Bernard lui-même. Il en reste une église et un cloître. Je veux, en passant, vous parler de l’église. Elle est d’abord très remarquable par son architecture, qui est tout en plein cintre, avec la corniche en damier qui se retrouve dans tant d’églises du midi. La voûte seule est en ogive très primitive. La façade est originale : elle offre un couronnement semi-hexagonal, soutenu par une colonnade de neuf arcs en plein cintre d’une grande élégance. C’est un type tout-à-fait méridional, de même que la petite coupole qui s’élève au-dessus du transept. Le chœur est parfait, et les enroulemens en feuillages des cinq croisées qui l’éclairent, d’une grande délicatesse, malgré le badigeon qui les recouvre. À la voûte de ce chœur se trouve la peinture la plus remarquable du moyen âge que j’aie rencontrée en France : c’est une fresque qui représente la résurrection de Notre-Seigneur. Au premier regard que je jetai sur cette voûte, mes yeux, déshabitués depuis long-temps de jouissances pareilles, crurent retrouver leurs anciennes amours des écoles toscane et ombrienne, antérieures à Raphaël. Le Christ, tenant à la main le gonfalon de la croix, met le pied hors du tombeau ; deux soldats endormis gisent de chaque côté ; deux anges, en longues tuniques, soutenus dans l’air par leurs ailes déployées, encensent, avec des encensoirs d’or, le vainqueur du péché et de la mort : un paysage simple et gracieux dans le fond, avec un ciel d’azur foncé, parsemé de grandes fleurs-de-lis d’or en guise d’étoiles. En Italie, cette fresque, qui rivaliserait avec quelques-unes des plus célèbres que j’aie vues, serait à peu près de la fin du quinzième siècle. Je ne connais pas assez l’histoire de l’art en France pour en conjecturer la date même approximative ; et, dans le pays, on n’a pu me fournir aucun renseignement ni sur son époque, ni sur son auteur. Rien ne saurait surpasser la majestueuse placidité du Christ, le naturel de la pose des soldats endormis, le tendre respect, l’amoureuse adoration des deux anges. Toute la composition est empreinte de cette suavité harmonieuse, de ce goût naïf et pur, de cette simplicité exquise, de cette transparence de couleur, enfin de cette vie surnaturelle et céleste, si bien adaptées aux sujets d’inspiration religieuse, et si universellement répandues sur toutes les œuvres de la divine dynastie qui a régné sur la peinture depuis l’Angélique moine de Fiésole jusqu’à Pinturicchio ; dynastie que Raphaël a détrônée, mais qui n’en sera pas moins toujours celle des princes légitimes de l’art.

Je me laisse aller, mon ami, à une admiration que vous partageriez, j’en suis sûr, si vous aviez été avec moi, et j’oublie mon cloître et mes vandales. À côté donc de cette église se trouve un autre chef-d’œuvre, car on dirait que les chefs-d’œuvre des trois arts se sont donné rendez-vous dans ce coin de terre oublié et presque inconnu dans les environs mêmes. C’est le cloître intérieur de l’ancien monastère, véritable bijou de l’époque la plus brillante de la transition qui a précédé la renaissance, marqué au sceau de l’influence mauresque et orientale qui envahit alors l’imagination française. Je crois qu’il n’existe pas en France un morceau de ce temps plus riche, plus fini, plus orné. Si on avait le courage d’y trouver un défaut, ce serait la profusion des détails, la beauté vraiment trop coquette des ornemens. On est tenté de croire d’abord que l’imagination du sculpteur s’est abandonnée sans frein à ses caprices ; mais en examinant de plus près, on reconnaît qu’il n’y a rien dans cette incroyable abondance qui ne soit strictement en harmonie avec la sainteté du lieu, rien qui n’ait été dominé par une inspiration profondément religieuse. Le trône de l’abbé au milieu des bancs de ses moines, exposés au soleil du midi, est surtout remarquable par un bas-relief qui représente Jésus-Christ portant sa croix, aussi pur de goût que noble et simple d’expression. La souche de chacune des ogives de la voûte est entourée de riches sculptures du même genre, qui reproduisent les principales paraboles de l’ancien et du nouveau Testament ; on distingue surtout Job et ses amis, le mauvais riche, et un très beau groupe du jugement dernier. Ces sculptures se répètent dans les chapiteaux et les plinthes des colonnes qui forment les arcades à ogives par où le jour pénètre dans le cloître. Les fenestrages de ces arcades sont découpées à jour en forme de cœurs ou de fleurs-de-lis. Mais ce qu’il y a de plus admirable dans cette construction, ce sont les pendentifs de la voûte elle-même, sillonnée et surchargée d’arêtes ciselées. Ces pendentifs, qui se trouvent à chaque clef de voûte, se composent chacun d’une statuette d’un travail exquis : c’est tantôt le symbole consacré d’un évangéliste, tantôt un prophète à longue barbe, tantôt un ange ailé, se balançant presque sur une longue banderolle où sont inscrites les louanges de Dieu : toutes ces figures planent sur le spectateur, et semblent le contempler avec une infinie douceur ; on dirait que les cieux se sont entrouverts, et que les élus viennent présider aux innocens délassemens des habitans de ce lieu solitaire et sacré.

Maintenant voulez-vous savoir ce qu’est devenu ce ravissant chef-d’œuvre ? Je vais vous en raconter la lamentable et honteuse histoire. Vendu révolutionnairement, il appartient maintenant à MM. Verdier et Guimbaut, dont les noms méritent une place toute spéciale dans les annales du vandalisme. Il y a quelques années, plusieurs catholiques des environs conçurent le projet de fonder un établissement de Trapistes dans ce site vénéré, ce qui eût assuré la conservation en entier du monument et de toutes ses dépendances. L’on fit à ce sujet les offres les plus avantageuses à MM. les propriétaires mais ils se sont bien gardés de devenir complices d’un acte aussi rétrograde. Ils ont préféré détruire peu à peu tout le monastère à l’exception du petit cloître intérieur : au moment où je m’y suis trouvé, une tour hexagone très ornée était sous le marteau. La pioche de l’ouvrier a atteint sous mes yeux une charmante sculpture qui formait, à ce que je pense, le chapiteau de la retombée d’une voûte. Quant au cloître intérieur, destiné spécialement aux récréations des religieux après les offices du chœur, comme il n’avait de communication qu’avec l’église et les cellules, et non pas avec les cours extérieures, les acquéreurs ont jugé à propos de réclamer un droit de passage à travers l’église. Déboutés de leur prétention par les tribunaux, ils s’en sont dédommagés ainsi qu’il suit : ils ont rempli la moitié de leur cloître de bûches, de fagots et de poutres, qu’ils ont entassés le plus haut possible contre ces délicieuses sculptures ; et chaque jour en les déplaçant, on abat quelque tête, quelque figurine, on enlève quelque pendentif, on défonce quelque colonnette des croisées. Dans l’autre moitié, ils ont parqué des pourceaux ; oui, des pourceaux. C’est la litière d’une truie qui occupe la place du trône de l’abbé, au-dessous du bas-relief de Jésus portant sa croix ; ces représentans des propriétaires broutent le jour dans l’enceinte intérieure que bordent les arceaux du cloître, et la nuit ils se vautrent sous les trésors de beauté dont je viens de vous parler.

J’ai senti le rouge me monter au front en contemplant ce spectacle. Il n’y a qu’en France, pensais-je tristement, où je rougirais ainsi ; il n’y a qu’en France où un voyageur soit exposé à rencontrer une dévastation aussi sacrilège, un mépris si effronté de l’art, de la religion, de l’histoire, de la gloire du pays.

Et encore songez que Cadouïn est dans un pays reculé, très catholique, très noirci par M. Charles Dupin, au milieu des landes et des bois, loin de toute ville et de toute route, et qu’on ne peut y arriver qu’à cheval. Ah ! s’il y avait eu dans le voisinage quelque grande route, quelque usine à fonder, le tout y aurait déjà passé. Ah ! si la cupidité s’était mêlée à la froide manie de destruction ! Pour le moment, on a trouvé qu’un cloître pareil pouvait servir, aussi bien qu’autre chose, d’étable à des pourceaux.

Mon ami, pardonnez à ma fureur, et hâtez-vous d’aller voir ce lieu encore si beau dans sa misère, avant que les brutes de diverses espèces qui l’habitent ne l’aient rendu complètement méconnaissable,

4o. Le Clergé.

Je passe à ma quatrième catégorie, celle du clergé. C’est avec une véritable douleur que je me vois forcé de m’élever contre les erreurs que commettent, en ce qui touche à l’art religieux, plusieurs membres de ce corps vénérable et sacré, aujourd’hui surtout, par ses malheurs. Mais si ces lignes tombent sous les yeux de quelques-uns d’entre eux, ils y discerneront, j’espère, une nouvelle preuve de l’intérêt et du respect que leur porte un fils et un ami.

Un catholique doit déplorer plus qu’un autre le goût faux, ridicule, païen, qui s’est introduit depuis la renaissance dans les constructions et les restaurations ecclésiastiques. Sa foi, sa raison, son amour-propre, en sont également blessés. Que les gouvernemens et les municipalités traitent brutalement les monumens que le malheur des temps leur a livrés, et inscrivent là comme ailleurs l’histoire de leur incapacité profonde, cela n’a rien ni de surprenant ni d’inconséquent avec le reste de leurs déportemens. On en gémit, on s’en indigne, mais on n’en est point, grâce au ciel, responsable ; tandis que voir l’église s’associer avec une persévérance si cruelle en triomphe d’un goût anti-chrétien qui date de l’époque où elle-même a été dépossédée peu à peu de sa popularité et de sa puissance ; la voir renier les inimitables inspirations du symbolisme des âges catholiques pour introniser dans ses basiliques les pastiches d’un paganisme réchauffé et bâtard ; la voir enfin chercher à cacher sa noble pauvreté, ses plaies glorieuses sous d’absurdes replâtrages, c’est un spectacle fait pour navrer une âme qui veut le catholicisme dans sa sublime et antique intégrité, le catholicisme roi de l’imagination comme de la prière, de l’art comme de l’intelligence.

Certes, et cela se comprend facilement, on ne saurait reprocher au clergé une envie de détruire, aussi étrangère à ses habitudes que contraire à ses devoirs et à son instinct ; et si ce n’étaient quelques traits fâcheux qui sont, il faut le croire, plutôt imputables aux conseils de fabrique, lesquels tiennent beaucoup de la nature des conseils municipaux, qu’au clergé tout seul, il serait juste de ne point lui assigner de rang dans la hiérarchie du vandalisme destructeur. Mais en revanche il occupe, sans contredit, la première place parmi les restaurateurs ; et avec les meilleures intentions du monde, on ne restaure jamais, rien, surtout de nos jours, sans préalablement détruire beaucoup.

C’est surtout une bien funeste et bien surprenante manie que celle de tout repeindre et de tout reblanchir, dont le clergé a été possédé pendant les quinze années de la restauration, et à laquelle il est loin d’avoir renoncé. Il a l’air de s’être dit : « Voilà les mauvais jours qui vont finir ; une nouvelle ère de prospérité et d’éclat va se lever pour le catholicisme en France. Donnons en conséquence à nos églises un air de fête. Il faut les rajeunir, les pauvres vieilles ; il faut prêter à ces antiques monumens d’une antique croyance toute la fraîcheur du jeune âge ; nous en lutterons d’autant mieux avec toutes les nouvelles religions qui pullulent autour de nous. Sus donc, mettons-leur du rouge, du bleu, du vert, du blanc, surtout du blanc ; c’est ce qui coûte le moins, et puis c’est la couleur de la dynastie des Bourbons ; blanchissons donc, regrattons, peignons, fardons, donnons à tout cela l’éblouissante parure du goût moderne. Ce sera une manière comme une autre de montrer que la religion est de tous les siècles et de toutes les générations. »

Et chose à jamais déplorable, si cela ne s’est pas dit, cela s’est fait, et cela se fait encore tous les jours ; et de la sorte on est parvenu à mettre nos plus beaux monumens religieux en état de lutter en blancheur avec la Bourse, et en élégante légèreté avec les Tuileries de Louis-Philippe. Mais encore une fois, à quoi bon ces feintes et ces enjolivemens ? Ministres du Seigneur ! puisque les calamités du temps ne vous ont laissé que des temples de bois et de rude pierre, laissez voir ce bois et cette pierre, et n’allez pas rougir de cette gloire !

Le midi de la France, bien plus encore que le nord, est exposé à cette épidémie de la détrempe et du badigeon ; car tous les ans le Dauphiné, la Provence, le Languedoc, sont envahis par une nuée de peintres itinérans venus d’Italie, et qui étendent leurs déprédations jusqu’aux bords de la Garonne et de ses affluens. Ils viennent offrir leur talent au rabais dans toutes les localités, et n’épargnent pas même les plus humbles paroisses de campagne. Il est bien rare qu’un curé résiste à la tentation de remettre à neuf pour une somme minime son église, et de signaler ainsi son administration. Il y cède ordinairement malgré l’opposition fréquente des paysans, chez qui j’ai trouvé souvent la répugnance la plus louable pour ces rajeunissemens.

Il en résulte les choses à la fois les plus grotesques et les plus tristes. Parmi ces belles églises des provinces riveraines du Rhône, il n’y a guère que celle de Saint-Maximin, la plus célèbre de la Provence, qui ait échappé jusqu’à présent à la brosse dévastatrice, grâce au bon esprit de son curé, M. Laugier. Mais à Saint-Marcellin, la principale église, d’une vétusté très remarquable, a été décorée d’une malheureuse fresque qui représente le jugement dernier, et au centre de laquelle domine une figure du père éternel à chevelure rousse, avec la signature de l’artiste tout au long, et cette inscription parfaitement convenable : Terribilis est locus iste. Mais à Valence, la cathédrale, édifice à plein cintre d’une haute antiquité et d’une beauté réelle, a été repeinte en entier au dehors comme en dedans, et de plus complétement défigurée par des marbrures feintes, et d’autres niaiseries semblables. Mais à Saint-Antonin, la merveille du Dauphiné, l’église consacrée d’abord par Calixte ii en 1118, reconstruite à l’époque du gothique le plus élégant, église à cinq nefs et à la voûte d’une élévation prodigieuse, appuyée sur une terrasse de maçonnerie de cent pieds de haut et de vingt pieds d’épaisseur, s’élevant solitaire et cachée presqu’à tous les yeux, loin de toute route, de toute rivière navigable, de tout moyen de transport, dans un désert où la foi seule pouvait faire surgir un pareil prodige ; cette admirable église a vu ses cinq nefs enluminées avec la plus impitoyable exactitude de toutes les couleurs qui embellissent ordinairement un cabaret. Mais ce qui dépasse tout, à Avignon, ville qui semble dévouée à une persécution spéciale, la célèbre cathédrale de Notre-Dame des Dons, fondée sous Charlemagne, a subi dernièrement l’outrage d’un badigeonnage général. Rien n’a pu arrêter la fougue des restaurateurs. Une chapelle où Charlemagne fonda une de ses écoles de plain-chant, et où se trouve scellée dans le mur la chaire en ogive d’une charmante simplicité, qui servait de trône pontifical aux papes du quinzième siècle ; cette chapelle a été souillée des peintures les plus risibles : c’est à peine si l’on a épargné le magnifique mausolée de Jean xxii, type des tombeaux à dais et à pendentifs du quatorzième siècle. Sans doute pour échapper aux dangers de la concurrence, la même brosse a effacé jusqu’à la dernière trace d’une fresque inappréciable, attribuée à Simon Memmi de Sienne, l’ami de Pétrarque et de Laure, et où il avait représenté les deux amans sous les traits de saint Georges et de la vierge qu’il délivre du dragon. On en montre encore la place toute blanche !

Passez le Rhône, parcourez le Languedoc et la Guyenne ; remontez jusqu’à la Loire, partout le même système. Je parlerai tout-à-l’heure en détail de Toulouse. À Foix, la principale église, très beau vaisseau gothique à une seule nef, a été indignement abîmée, il y a peu d’années : les colonnes du chœur ont été transformées en pilastres ioniques avec accompagnement de chérubins en faïence. À Villeneuve d’Agen, la voûte extrêmement curieuse du chœur de Sainte-Catherine a été triplement badigeonnée en vert, jaune et blanc. À Agen, le curé de Notre-Dame, ancienne église des Dominicains, à deux nefs, d’un gothique sévère et pur comme toutes les fondations de cet ordre, a dépensé quatre-vingt mille francs pour y faire construire, à l’extrémité de chaque nef, un monstrueux autel dans le genre Pompadour, avec volutes, gonflures, et tout ce qui caractérise le bon goût du dix-huitième siècle ; plus une chaire en marbre creusée dans un des murs latéraux en forme de coquetier. Je n’ai pas été à Montauban, mais un jeune homme que j’ai vu, ramassait, il y a quelques mois, dans la chapelle d’une confrérie, des têtes charmantes provenant de sculptures du moyen âge que le ciseau d’un maçon faisait voler en éclats. À Auch, dan un diocèse administré d’une manière si éclairée par M. le cardinal d’Isoard, on avait sérieusement arrêté la démolition du jubé de l’admirable cathédrale, monument presque unique dans le midi de la France, mais qui avait le tort d’empêcher les fidèles de jouir assez complètement de la vue de l’officiant. Et ce honteux projet n’a été arrêté que par l’intervention d’un jeune homme étranger au pays.

À Périgueux, la cathédrale de Saint-Front, l’une des plus anciennes de France, dont toutes les parties, moins le clocher, sont antérieures au dixième siècle, a été badigeonnée en jaune du haut en bas, et pour mieux trancher sur le jaune, les pilastres, le profil des pleins cintres, les bordures des arcades ont été peintes en orange rougeâtre. Le portail de l’église encore plus ancienne de la Cité a été détruit et remplacé par une sorte de porte cochère bien blanche, bien nue et bien triangulaire. Au-dessus de cette nouvelle entrée de la maison de Dieu, et sans doute pour sa plus grande gloire, se lit en grandes lettres le nom du destructeur et du reconstructeur, Viger 1829. Ce monsieur a sans doute voulu se recommander ainsi à la publicité : je m’empresse de concourir autant que je le puis à l’accomplissement de son vœu.

À Bazas, jolie petite ville du Bordelais, il y a une merveilleuse cathédrale du gothique le plus pur, sans transepts, qui rappelle celle de Caudebec, que Henri iv appelait la plus belle chapelle qu’il eût jamais vue de sa vie, parce qu’il lui répugnait de donner le nom d’église à un édifice qui ne fût pas en forme de croix. Cette cathédrale est excellente de simplicité, d’élégance, d’unité. Les sculptures des trois portails de sa façade offrent des beautés du premier ordre : elles représentent la vocation de saint Pierre, le couronnement de Notre-Dame et le jugement dernier, avec le cortège obligé de saints et d’anges nichés dans les arceaux mêmes. Les anges qui présentent les âmes à Notre-Seigneur, et les morts qui brisent leurs tombeaux, sont surtout étonnans de hardiesse et d’expression. Tout ceci, grâce au ciel, a échappé tant bien que mal, ainsi que la nef, qui, par une exception presque miraculeuse, laisse voir les joints de ses vieilles pierres. Mais on s’est dédommagé dans les bas-côtés : ils ont été peints en blanc jaune à l’intérieur, et en gris bleu au dehors : de plus, dans chacune des chapelles, on a peint deux cassolettes, comme on en voit sur les enseignes des parfumeurs qui vendent l’eau des odalisques, à cela près qu’elles sont de grandeur colossale, et qu’il s’en échappe le long du mur des torrens de flamme du plus bel écarlate et une fumée proportionnelle. Vous concevez l’effet que cela produit au fond d’une sombre chapelle à ogive et à fenêtre en trèfle.

Je pourrais encore nommer comme victimes de semblables dévastations les églises de Langon, Angoulême, Bergerac, et sur les bords de la Loire, Saint-Pierre de Saumur, le charmant oratoire de Louis xi à Lentilly ; enfin, à Candes, la belle église bâtie sur le lieu où mourut saint Martin, et où se passa, au sujet de ses reliques, la célèbre dispute des Poitevins et des Tourangeaux, dont saint Grégoire de Tours nous a conservé le touchant et poétique récit. Louis xiv en commença la maladroite restauration, qui a été complétée dernièrement par un replâtrage général.

Mais je n’ai été nulle part plus indigné que dans un bourg du Périgord, nommé Beaumont, où j’avais été attiré par la célébrité dont jouit, dans les histoires du pays, son église, bâtie par les Anglais en 1272. J’y ai été témoin d’un vandalisme sans pareil. L’extérieur, crénelé comme une forteresse, ce qui se retrouve dans beaucoup d’églises de ces contrées, et la façade, avec une galerie à balustrade en ogive tréflée, et une corniche qui représente les signes du zodiaque, ont été épargnés ; mais à l’intérieur, quelle ruine ! La voûte en pierre avait eu besoin de quelque réparation, un travail facile y aurait remédié de l’avis même du plâtrier chargé de sa démolition ; mais, par sentence de M. l’ingénieur des ponts-et-chaussées de l’arrondissement, la voûte entière avait été abattue, et ses élégantes ogives remplacées par une sorte de toit bombé en bois blanchi. Les clefs de l’ancienne voûte étaient des morceaux d’excellente sculpture, composés d’un sujet en ronde bosse sur un plan circulaire et parallèle à la voûte, à laquelle le rattachaient quatre têtes de saints et d’évêques. Le susdit plâtrier avait eu le bon esprit de copier ces sculptures sur les clefs de sa voûte en bois, mais savez-vous où j’ai trouvé les originaux ? jetés hors de l’église qu’ils avaient ornés pendant tant de siècles, ramassés en tas, confondus avec les débris de pierre provenant de la destruction, et destinés comme eux à être vendus pour faire des cartelages, car c’est ainsi qu’on nomme dans le pays des matériaux propres à des constructions nouvelles.

La voûte n’a point été la seule victime. Sous prétexte qu’il y avait trop de jour, après le bris des vitraux peints, on a bouché, ou pour mieux dire, muré, de manière à les cacher entièrement, la charmante rosace de la façade, les croisées du côté septentrional en entier, et celles du côté méridional jusqu’à la moitié de leur hauteur. Au milieu de la grande croisée du fond, une des plus remarquables que j’aie vues pour la simplicité et la légèreté des formes, on vient de plaquer un autel du goût et de la forme la plus ridicule. L’artiste constructeur, s’apercevant de mon dépit, me dit : Mais c’est dorique, monsieur ! — C’est pour cela que c’est mauvais. — Vous l’eussiez peut-être voulu corinthien ? me répondit-il dans la ferveur de son classicisme. Ce n’est pas tout ; figurez-vous, mon ami, le chœur entier de cette antique église peint en jaune vif, avec des raies noires en forme de carrés, absolument comme l’antichambre d’un appartement fraîchement décoré et orné de glaces. Le baptistère, d’une date encore plus ancienne que l’église, a subi la même opération, sauf la couleur qui est ici lilas moucheté de noir. L’autel du sacré cœur a reçu pour ornement une fresque représentant un cœur colossal, sur fond blanc, traversé par un sabre à garde recourbée exactement copié sur celui de quelque sous-lieutenant pendant son étape. On voit enfin un nouveau confessional, surmonté de deux clefs en forme d’enseigne, et pour lequel je cherchais une comparaison, lorsqu’un paysan qui se trouvait là, m’en fournit la plus heureuse possible, en s’écriant : « Cela a l’air d’une devanture de boutique à la foire ! » Jugez combien la dignité du sacrement de pénitence doit gagner à de pareilles comparaisons.

Et ce que je viens de relever dans l’église ignorée de Beaumont, est-ce un fait isolé, extraordinaire ? Non, et qui le sait mieux que vous ? c’est la reproduction fidèle de ce qui se passe chaque jour dans toutes les cathédrales et dans l’immense majorité des paroisses de France.

Il n’en est pas moins vrai que c’est du clergé seul que peut venir le salut des chefs-d’œuvre dont il est le dépositaire. D’abord, il a seul la puissance d’intervenir dans leur destinée d’une manière efficace et populaire ; puis l’admirable unité et l’esprit d’ensemble qui font sa force comme corps, assureraient le triomphe et l’application rapide et générale d’un principe quelconque de régénération et de conservation, dès qu’on serait venu à bout de le convaincre de la vérité de ce principe. Enfin, et ceci touche uniquement à mes observations personnelles, dans les nombreuses tentatives que j’ai faites pour réveiller dans différentes localités le respect de l’art national et chrétien, le culte de ses sacrés débris, je n’ai trouvé que chez les ecclésiastiques la sympathie et l’intelligence nécessaires pour goûter ces idées. Je puis même dire que jamais je n’ai rencontré de prêtre de campagne, à qui elles ne parussent tout d’abord raisonnables et religieuses. J’ai reconnu que si, dans leurs reconstructions et réparations, ils laissent prédominer un goût si faux et si risible, c’est uniquement par défaut d’études nécessaires, études que leur occupation et leur petit nombre leur ont rendu impossibles. Ce goût n’est pas le leur, il leur est imposé soit par les funestes traditions du dernier siècle, soit par les exigences des conseils de fabrique, soit enfin par les pitoyables projets des architectes.

Je citerai d’ailleurs plusieurs exemples de fidélité à cette honorable mission qui convient si naturellement au clergé. J’ai déjà parlé du soin qu’avait mis M. Laugier, curé de Saint-Maximin, à préserver son église du vandalisme restaurateur. Je dois rendre le même hommage à M. Chatrousse, ancien curé de Vienne, qui a fait dans son admirable cathédrale de Saint-Maurice des réparations aussi généreuses que conformes à la primitive architecture de ce saint édifice, dont le vieux front semble se mirer avec tant de majesté dans les eaux du Rhône. À Toulouse, l’ancien curé de Saint-Sernin a défendu victorieusement son église contre les badigeonneurs du conseil de fabrique, qui, après en avoir couvert l’extérieur d’un jaune officiel, voulaient encore pénétrer dans l’intérieur ; mais il les a arrêtés sur le seuil. À Bordeaux, celui de Saint-Seurin a remporté un triomphe encore plus beau sur la fabrique, qui voulait faire disparaître comme inutile un trône épiscopal avec dais, du quinzième siècle, en pierre sculptée avec la plus grande délicatesse. Enfin, au moment où j’écris, de jeunes prêtres qui ont eu le courage de projeter au milieu de nos orages et de nos misères le rétablissement des sérieuses et solitaires études de la congrégation de Saint-Maur, viennent, en s’installant à l’abbaye de Solême dans le Maine, de sauver les célèbres sculptures de Germain Pilon qui décorent cet édifice, qui trois mois plus tard seraient tombées sous le marteau destructeur, et que certes ni le gouvernement, ni les autorités locales, ni les propriétaires voisins n’auraient jamais songé à défendre.


Je n’ai rien à dire de ma cinquième catégorie, de l’émeute. Elle ne se laisse pas analyser.


Je pourrais terminer ici ces notes confuses, si je ne voulais vous donner quelques détails sur les deux capitales du sud-ouest de la France, Toulouse et Bordeaux.

Toulouse m’a paru être la métropole et comme la patrie du vandalisme ; du moins n’en ai-je jamais vu tant d’exemples resserrés dans un si petit espace. D’abord le vandalisme destructeur de la révolution y a laissé des traces plus durables de son passage que partout ailleurs. Certes, à Paris, on a détruit absolument tout ce que l’on pouvait atteindre, et l’antique aspect de la ville gothique a été complètement effacé ; mais encore y a-t-il une sorte de pudeur à faire disparaître ce que l’on a profané, à en enlever jusqu’à la dernière pierre. Il en a été ainsi à Paris, où, sauf quelques rares exceptions, des maisons, des rues, des quartiers tout entiers ont surgi sur le site des anciens monumens. À Toulouse, au contraire, on a laissé debout, grandes, belles, presque intactes au dehors, les basiliques qu’on a outragées, comme pour perpétuer le souvenir du sacrilège. On peut être presque sûr, quand on voit de loin quelque construction grandiose du moyen âge, qu’elle n’offre de près qu’un spectacle de dévastation et de honte. Au premier abord, Toulouse présente l’aspect d’une de ces villes des paysages du quinzième siècle, dominées par une foule de clochers pyramidaux et d’immenses nefs, hautes et larges comme des tentes, plantées par une race de géans pour abriter leurs descendans affaiblis. On approche, on ne trouve qu’une ignoble écurie, un grenier à foin, un prétendu musée, d’où vous écarte en criant quelque grossier soldat.

Toulouse n’en est pas moins une ville qui mérite au plus haut point l’intérêt et l’attention du voyageur, ne fût-ce qu’à cause du grand nombre de ruines qui la parent encore, et qui ont conservé au milieu de leur humiliation tant d’imposantes traces de leur antique beauté. Mais le sentiment le plus vif et le plus fréquent que leur vue doit exciter n’en est pas moins celui de l’indignation.

Rien n’a été respecté, et l’on dirait qu’on a choisi avec une sorte de recherche les plus curieux monumens du passé pour les consacrer aux usages les plus vils. L’église des Cordeliers, bâtie au quatorzième siècle, célèbre par ses fresques, ses vitraux, par des bas-reliefs de Bachelier, élève de Michel-Ange, et l’un des meilleurs sculpteurs de la renaissance, par les tableaux d’Antoine Rivalz, par le tombeau du président Duranti, et surtout par son caveau, qui avait la propriété de conserver les corps dans leur état naturel ; cette église a été complètement dépouillée et changée en magasin de fourrages. Ceux qui sont assez heureux pour y entrer par la protection de quelque palefrenier, peuvent encore admirer l’élévation et la hardiesse des voûtes, mais voilà tout. Les croisées ont été murées ; on a comblé le caveau où l’on avait montré pendant si long-temps un corps qu’on disait être celui de cette belle Paule, si renommée par sa beauté au temps de François Ier ; qui faisait naître une émeute à Toulouse lorsqu’elle se dérobait pendant trop long-temps aux regards du peuple, et qui fut condamnée par arrêt du parlement à se montrer en public au moins deux fois par semaine.

L’église des Jacobins ou Dominicains, à deux nefs d’une hauteur prodigieuse, si vantée dans toutes les anciennes descriptions de Toulouse, est complètement inaccessible aujourd’hui. Elle a été octroyée à l’artillerie qui a établi une écurie dans la partie inférieure, et distribué le reste en greniers et en chambres. On ne peut juger de son ancienne forme que par l’extérieur qui est en briques, et notamment par son admirable clocher étagé, qui a été épargné jusqu’à présent, et qui est le plus beau de Toulouse. Je vous fais observer en passant qu’une sorte de fatalité toute particulière semble s’attacher aux églises construites par les Dominicains, toujours d’un goût si simple, si pur, si régulier : elles sont partout choisies en premier lieu par les destructeurs. À Avignon, la belle église de Saint-Dominique, la plus célèbre de cette ville après la cathédrale, a été aussi métamorphosée en fonderie de canon.

L’église des Augustins, le troisième des grands monumens monastiques de Toulouse, a été transformée en musée. Le cloître attenant, qui est d’un caractère excellent, avec des arcades en ogives tréflées du quatorzième siècle, doit être disposé pour recevoir le musée de sculpture, qui se compose des débris les plus précieux de tombeaux et de bas-reliefs du moyen âge. Je ne pense pas qu’il se trouve en France de collection plus originale, plus nationale. On y remarque surtout les statues tumulaires des comtes de Comminges, des évêques et archevêques de Toulouse et de Narbonne, ainsi que de délicieuses madones en pierre et en bois. Il faut espérer que ces charmans morceaux, qui gisent aujourd’hui pêle-mêle dans le cloître, y seront bientôt disposés par ordre chronologique, et surtout que l’on ne fera aucun changement, aucune addition postiche au cloître qui, dans son état actuel, est du plus grand mérite. Malheureusement, le sort de l’église, destinée à recevoir les tableaux, n’est pas fait pour rassurer ; au moins fallait-il, en lui ôtant sa destination sacrée, lui laisser sa forme primitive, qui était d’un gothique élégant et simple. Mais les barbares transformateurs en ont jugé autrement ; ils n’ont pas su comprendre tout ce qu’aurait de grandiose et de beau une pareille galerie : ils ont élevé le plancher à six pieds au-dessus de l’ancien niveau, ont substitué un plafond en plâtre à la voûte en ogive, construit une sorte de colonnade corinthienne à l’endroit du maître-autel, et, enfin, défoncé la rosace de la façade, dont les débris jonchent en ce moment la cour extérieure[4].

Le plus curieux édifice religieux de Toulouse est sans contredit l’église de Saint-Sernin, qui a été achevée telle qu’on la voit aujourd’hui en 1097, Je la regarderais volontiers comme le modèle le plus complet du genre roman qui existe en France. Elle a la forme d’une croix latine extrêmement allongée ; son extérieur est très simple, et a cet air de forteresse qui distingue les églises de cette époque ; le clocher en étages successivement rétrécis, surmonté d’une flèche, et à fenêtres en ogive triangulaire, produit tout l’effet d’une pyramide. Malheureusement ce clocher et tout l’extérieur ont été victimes d’un ridicule badigeonnage qui a coûté 10,000 fr., tandis qu’on négligeait les réparations les plus urgentes. Le latéral du midi a deux portails également remarquables : le premier, précédé par une arcade de la renaissance, est très curieux par les sculptures de ses chapiteaux qui représentent le Massacre des Innocens, et autres sujets sacrés, dans le goût le plus primitif ; le second est plus grand et plus moderne : les chapiteaux des colonnes représentent les sept péchés capitaux. Dans une chapelle grillée, à côté de ce dernier portail, se trouvent les tombeaux de trois comtes de Toulouse du onzième siècle, trop dégradés pour offrir un très grand intérêt. L’intérieur de cette belle église a échappé aux badigeonneurs modernes, grâce au bon esprit de son ancien curé, comme je l’ai déjà raconté. Il serait à désirer que son successeur fût animé des mêmes dispositions ; on ne le verrait pas alors faire ouvrir, uniquement pour sa commodité particulière, une porte dans la chapelle de la croisée septentrionale, où furent déposés les restes de Henri, duc de Montmorency, la plus noble victime de Richelieu. La triple nef, très longue et très étroite, offre une perspective d’une rare beauté ; la voûte, très haute, est parfaitement cintrée ; les grosses colonnes des arcades inférieures ont été équarriées et défigurées ; mais la galerie supérieure en plein cintre est excellente, ainsi que tout le chœur. Les boiseries des stalles, sculptées au seizième siècle, sont dignes d’être observées ; on y reconnaît l’esprit satirique et les passions violentes de cette époque ; dans l’une des stalles, on voit un porc assis dans une chaire, en rase campagne, avec cette inscription Calvin le porc preschant. Dans les chapelles du pourtour du chœur, il y a des châsses en bois qui sont de curieux modèles d’architecture ecclésiastique très ancienne : entre ces chapelles sont placées les statues des comtes et comtesses de Toulouse, qui ont été bienfaiteurs de cette église : plusieurs de ces statues sont d’une expression touchante, et toutes sont d’un très grand intérêt historique. Les peintures fort anciennes de la voûte du chœur représentent Notre-Seigneur entre les symboles des quatre évangélistes. Les cryptes de Saint-Sernin étaient célèbres par le nombre des reliques et la richesse des châsses qu’elles renfermaient avant la révolution. Elles ont été défigurées par une série de restaurations maladroites : dès la fin du quinzième siècle, on avait substitué aux anciens pleins cintres des ogives surbaissées et écrasées, d’un très mauvais effet. À la révolution, le souterrain fut dévasté, et depuis, sans doute en guise de compensation, il a été remis à neuf et proprement repeint en diverses couleurs : l’impression sombre et mystérieuse que devait produire ce sanctuaire ne peut donc exister que dans l’imagination. C’est absolument le même contresens qui révolte à l’église souterraine du Mont-Cassin, où reposent les cendres de saint Benoît.

La cathédrale de Saint-Étienne n’a jamais été achevée ; il n’y a de complet que son chœur, vraiment grandiose au dehors comme au dedans, orné de quelques beaux vitraux, mais que le cardinal de Joyeuse a surchargé au dix-septième siècle d’une sorte de jubé en forme de façade, à bas-reliefs et à arabesques de très mauvais goût. La nef, bâtie par Raymond vi, pendant qu’il était assiégé par Simon de Montfort, n’a aucune relation avec le chœur qui est d’une époque postérieure : elle a été destinée depuis à servir de collatéral ; mais ce projet a été abandonné, et on s’est contenté de lui donner une largeur tout-à-fait disproportionnée à sa hauteur, et qui ne lui permet toutefois d’arriver que jusqu’au tiers de la largeur du chœur, dont les deux autres tiers sont brusquement terminés par un mur de refend. On a été obligé de masquer par des rideaux cette bizarre anomalie. La façade et le clocher sont également irréguliers.

On a ridiculement regratté et badigeonné les deux belles façades triangulaires à tourelles crénelées de Notre-Dame de la Dalbade et de l’église du Taur. Celle-ci, bâtie, selon la tradition, sur le lieu où s’arrêta le taureau qui traînait le saint martyr Saturnin, patron de Toulouse, est remarquable par deux belles statues de saint François et de saint Dominique, de grandeur naturelle, nichées des deux côtés du portail, et comprises dans le blanchissage général. À la Dalbade, on a laissé, au milieu de la façade reblanchie, la couleur naturelle du temps à un charmant portail de la renaissance, où se trouve une statue de la sainte Vierge, avec ce distique :


Chrestien, si mon amour est en ton cœur gravé,
Ne difère en passant de me dire un ave.


La nef large et hardie de cette église est défigurée par trois monstrueux autels à baldaquin qui en obstruent tout le fond.

À Saint-Nicolas, il y a un portail curieux et un clocher à ogives triangulaires, qui a eu le même sort que celui de Saint-Sernin, dont il reproduit le type : il a été badigeonné en rose. À Notre-Dame de Nazareth ; chapelle assez écrasée du quatorzième siècle, il y a des vitraux d’un éclat surprenant ; je les crois les plus beaux de Toulouse. Enfin, si jamais vous passez à Toulouse, je vous prie de ne pas oublier une sainte Vierge, à mon gré délicieuse, placée au coin de la rue des Changes, dans une niche et sous un dais chargé d’ornemens à la façon de la fin du quinzième siècle.

Je n’ai pas le courage de parler des autres églises qui, comme Saint-Pierre, Saint-Exupère, ont été hideusement modernisées et rendues complètement méconnaissables. Cette contagion a gagné la Daurade, fameuse basilique qui a été fondée par les Visigoths, et qui tire son nom de la dorure des anciennes mosaïques de l’époque hiératique.

Quant aux monumens d’architecture civile, il y a plusieurs hôtels du seizième et du dix-septième siècle, notamment l’hôtel Saint-Jean, ancien grand prieuré de Malte, et l’hôtel Daguin, qui ne me paraissent pas mériter la réputation qu’ils possèdent. Le Palais de Justice, qui datait de la belle époque de 1492, vient d’être complètement remis à neuf et abîmé dans sa forme actuelle, cela peut être tout ce qu’on veut, caserne, hôpital, prison ; cela ressemble à tout et ne ressemble à rien. On vous montre une salle d’assises toute neuve, que l’on vante beaucoup, et dont la voûte est si prodigieusement élevée que toutes les paroles s’y perdent. Il y a encore le fameux Capitole, avec sa vaste et lourde façade, terminée en 1769, et tout-à-fait digne de son époque. On y montre le couperet qui servit à décapiter le duc de Montmorency, qui fut supplicié dans la cour intérieure de cet édifice : cela rapporte quelque profit au concierge, et par conséquent on le conserve. Que n’en est-il de même des débris de l’ancien Capitole, qui vont s’effaçant chaque jour. La salle gothique du grand consistoire, ou conseil général de la commune, a été détruite en 1808, pour faire place à une salle de bal destinée à recevoir Napoléon lors de son passage à Toulouse. Il ne reste de l’ancien édifice qu’une sorte de donjon flanqué de tourelles et coupé dans toute sa largeur par deux salles ; on a laissé défoncer la voûte de celle d’en haut : celle d’en bas, dite du petit consistoire ; est encore visible ; sa voûte en arcs doubleaux dorés et peints de diverses couleurs est très remarquable, mais ce dernier souvenir du principal monument de la vieille Toulouse, de Toulouse la sainte et la savante, doit disparaître à son tour ; on pourra se rabattre alors sur la salle des illustres, où se trouvent les bustes d’une foule de célébrités toulousaines. Cette salle vient aussi de subir les honneurs d’une restauration burlesque, dont les principaux ornemens m’ont paru être le buste de sa majesté Louis-Philippe, en plâtre vert, et de grandes cocardes tricolores en papier collées au milieu de rosaces sculptées. À côté se trouve la salle des Jeux Floraux, qui renferme la statue de leur fondatrice, Clémence Isaure. Cette statue a été enlevée au seizième siècle de dessus son tombeau, qui était à la Daurade. Elle est en marbre blanc, de grandeur naturelle, d’une sculpture simple et belle, et doit être postérieure de peu à la mort de Clémence Isaure, qui eut lieu de 1415 à 1420. On lit au-dessous sur une table d’airain son épitaphe, où est consigné le legs qu’elle fit aux capitouls, « à condition qu’ils célébreraient tous les ans les Jeux Floraux dans la maison qu’elle avait fait bâtir à ses frais, qu’ils y donneraient un festin et iraient répandre des roses sur son tombeau. » Peut-être aurait-on pu ajouter à cette inscription les deux dernières stances du lai touchant que M. Du Mège a découvert et lui attribue, et que sa gloire a si noblement démenti.


Soën, à tort, l’ergulhos en el pensa
Qu’ hondrad sera tostems dels aymadors ;
Mes jo saï ben que lo joen trobadors
Oblidaran la fama de Clamensa.

Tal en lo cams la rosa primavera
Floris gentils quan torna le gay tems ;
Mes del bent de la nueg brancejado rabens,
Moric, e per totjorn s’esfassa de la terra[5].


De Toulouse, dont les poétiques souvenirs ne rendent que plus honteux le vandalisme actuel, passons à Bordeaux, qui, tout industrielle et commerciale qu’elle est, offre mille fois plus de consolations et d’espérance à l’ami de l’ancienne architecture. Ce n’est pas à dire qu’il n’y ait aussi des exemples déplorables de dévastation et de maladresse, mais au moins sont-ils contrebalancés par des travaux qui méritent vraiment le nom de restaurations, et par un esprit de conservation, qui fait le plus grand honneur à ses habitans et à ses architectes.

En passant rapidement en revue les principaux monumens antérieurs au dix-septième siècle, j’aurai l’occasion de marquer tout ce qui m’a paru digne de votre indignation ou de votre sympathie. Je commencerai par la cathédrale de Saint-André, l’une des églises les plus remarquables de France, tant par ses constructions anciennes que par les travaux modernes qui y ont été tentés : le chœur et les façades latérales sont de tout point admirables, mais comme à Saint-Étienne de Toulouse, la nef n’est point en rapport avec le chœur ; sa hauteur est moindre d’un tiers ; il en résulte un ensemble incomplet. Le chœur seul est terminé ; on sent que la foi a manqué à ces monumens commencés avec le projet de leur donner une grandeur proportionnée aux villes, et interrompus au milieu de leur éclatante croissance par l’envahissement du doute et de l’égoïsme.

Malgré ce qu’il y a de pénible dans cette différence du chœur et de la nef, Saint-André possède un privilège que je n’ai trouvé qu’à la cathédrale de Metz et à Saint-Ouen de Rouen, celui de n’offrir aucune trace de rapiécetage classique dans la maçonnerie, aucune œuvre postérieure à l’arc-boutant extérieur voisin de la sacristie et à la tribune de l’orgue, dont les piliers sont couverts d’arabesques pleines de grâce. Ces deux additions sont toutes deux de la belle renaissance. Il n’y a de mauvais dans cette église que des marbrures et des boiseries qu’un archevêque de bon goût pourrait facilement faire disparaître. Il faudrait commencer par le grand autel en baldaquin qui est vraiment hideux, tant par sa forme que par son excessive disproportion avec la nef.

Quant aux travaux tout-à-fait récens, cette cathédrale mérite une place spéciale dans l’histoire de l’art, puisqu’elle a été peut-être la première en France à recevoir l’empreinte d’une pensée régénératrice. En 1810, les deux flèches qui s’élèvent à cent cinquante pieds au-dessus de sa façade septentrionale, étant menacées d’une ruine totale, on voulait les abattre ; un architecte, nommé M. Combes, entreprit de les restaurer : il en vint à bout avec un succès complet, et sans altérer en rien leur caractère primitif. Il fit ensuite les galeries qui lient ensemble les piliers de la nef, mais qui malheureusement n’ont pas toute la légèreté qu’on pourrait exiger. Son élève, M. Poitevin, a construit auprès de la façade du nord une sacristie en forme de chapelle, aussi remarquable à l’extérieur qu’à l’intérieur par la parfaite conformité du style et des ornemens avec le style et les ornemens de l’édifice primitif. Il n’y a rien à reprendre, au moins dans la conception de l’architecte. Cela me semble un immense pas vers le bien.

Mais à peine l’œil s’est-il détourné de ce spectacle consolateur, qu’il rencontre un monument victime d’un exécrable vandalisme. C’est la tour dite de Peyberland, élevée à la fin du quinzième siècle, par Pierre Berland, fils d’un pauvre laboureur du Médoc, qui devint, à force de piété et de savoir, archevêque de Bordeaux en 1430. Cette magnifique pyramide, qui avait autrefois, avec sa flèche, trois cents pieds de haut, avait été, dit-on, construite avec un zèle patriotique par l’architecte que l’archevêque avait chargé d’exécuter son projet, et qui était stimulé par le désir d’élever un monument français capable de lutter avec les flèches de Saint-André, ouvrage des architectes anglais. Aussi réussit-il si bien, que le chapitre métropolitain lui vota en guise de récompense un habit d’honneur qui fut acheté dix francs. Les terroristes avaient condamné à périr cette œuvre si pieuse, si touchante, si nationale ; mais leur fureur fut impuissante : on ne put faire tomber que la flèche, la tour résista à tous les efforts, et l’on fut obligé de résilier le bail qui avait été passé avec un destructeur. Elle est donc encore debout, mais déshonorée et dévastée. Toutes les ouvertures ont été bouchées depuis le haut jusqu’en bas, tous les ornemens, les riches et innombrables fantaisies de l’artiste ont été arrachées, il n’en reste que ce qu’il faut pour convaincre que le quinzième siècle avait rarement produit une œuvre où se fût mieux développé le luxe inépuisable de son imagination. Elle sert maintenant, cette pauvre tour, comme celles de Saint-Jacques la Boucherie à Paris et de Saint-Martin à Tours, elle sert à fabriquer du plomb de chasse. C’est ainsi que l’on trouve moyen, en ce siècle éclairé et progressif, d’utiliser ces cristallisations de la pensée humaine lancée vers Dieu, ces inflexibles doigts levés pour montrer le ciel[6].

L’église de Saint-Michel a aussi un clocher séparé de l’édifice principal et de la même époque, du même genre de beauté que la tour de Peyberland ; ce clocher était surmonté d’une flèche, construite en 1480, et que l’on vantait comme la plus belle du midi ; elle s’écroula en 1768, et aujourd’hui la tour ne sert plus que de télégraphe. Le projet de rétablissement, conçu et présenté par M. Combes, a été soigneusement repoussé par l’administration. L’extérieur de cette église de Saint-Michel est du gothique le plus riche ; la façade du nord est admirable, mais indignement obstruée par la maison curiale. C’est à peine si on peut voir le portail central et les bas-reliefs qui la surmontent. Ces bas-reliefs sont du seizième siècle, un peu trop maniérés, mais très remarquables : ils sont doubles, c’est-à-dire qu’il y en a quatre adossés l’un à l’autre, dont deux font face à l’extérieur et deux à l’intérieur de l’église. Ceux du dehors représentent le sacrifice d’Isaac et l’Agneau pascal ; ceux du dedans, saint Michel terrassant le démon, et Adam et Ève. Les deux couples de bas-reliefs sont séparés par un double groupe sculpté de grandeur naturelle, antérieur d’un siècle au moins, et d’une merveilleuse expression. À l’extérieur, c’est le Baiser de Judas , à l’intérieur c’est l’Ecce Homo : rien de plus beau que la tête du Christ dans tous deux. L’intérieur de Saint-Michel a des défauts ; de ses cinq nefs, les trois du milieu sont égales en largeur, ce qui, vu le peu de longueur de toute l’église, produit un très mauvais effet. Il y a un transept, mais pas de rond-point ; au fond de chacune des trois nefs, s’élève un autel épouvantable, surtout celui du centre où l’on voit saint Michel au milieu d’une montagne de plâtre bouffie, destinée à figurer des nuages. En revanche il y a dans la quatrième chapelle du bas côté de la nef, à gauche, un autel du seizième siècle, qui est l’un des plus curieux monumens de transition qu’on puisse voir ; l’ogive y apparaît à peine, tout affaissée qu’elle est sous le poids des coupoles, des tourelles, des arabesques, des ornemens de tout genre, que lui impose l’imagination émancipée et capricieuse de l’artiste. Ces ornemens servent d’encadrement à trois charmantes statues, Notre Dame et l’enfant Jésus, sainte Catherine et sainte Barbe, celle-ci délicieuse, bien qu’évidemment inspirée par une beauté d’un genre tout différent de celle qui régnait sur les imaginations des siècles antérieurs ; la voûte de cette chapelle, comme celle de la nef, est très ornée et très curieuse.

La plus ancienne et la plus curieuse église de Bordeaux est celle de Sainte-Croix : fondée par Clovis ii, en 651, elle a été reconstruite dans sa forme actuelle, à une époque que les autorités les plus compétentes s’accordent à fixer à l’année 851, sous Guillaume-le-Bon, duc d’Aquitaine. C’est un monument presque unique du genre mystique, hiératique, qui a précédé l’architecture gothique, et de la transition qui y a conduit. Je ne me sens pas le droit de rien dire sur son caractère mélangé, ni sur les célèbres sculptures symboliques de sa façade, qui a été décrite, ainsi que tout le reste de l’édifice, avec autant d’exactitude que de discernement par M. Jouannet, dans l’excellente notice qu’il a insérée dans le Musée d’Aquitaine, et que vous devez connaître. Mais je serai fidèle à ma mission en dénonçant les ravages que le vandalisme a infligés à cette belle et pure église, qui, saccagée et mutilée au dehors par la terreur, a été flétrie au dedans par un goût pitoyable. On ne s’y est pas contenté de radouber toutes les sculptures des chapiteaux, les corniches, les ornemens de tout genre, avec une épaisse couche de plâtre ; on y a profité de tous les espaces que la sculpture n’avait point envahis pour y peindre des coupoles, des ciels chargés de nuages, un grand balcon dans la voûte au-dessus du maître-autel, des portes entre-baillées, ingénieusement placées dans des arches à ogives, des abat-jours en vitres simulées ; enfin, toutes les fadaises possibles, tout cela en style d’enseigne de cabaret, dans des dimensions colossales, et remplissant les trois ronds-points qui occupent le fond de l’église, de manière à frapper immédiatement les regards de celui qui descend les marches par où l’on entre.

Au fond d’une poudreuse chapelle, la première du bas-côté à gauche, derrière la cuve baptismale, revêtue elle-même d’une sculpture très curieuse qui représente la Cène dans une salle gothique, j’ai distingué une planche peinte, mais recouverte d’une épaisse poussière. Après l’avoir fait légèrement éponger, j’ai reconnu que c’était un tableau sur bois à l’italienne, d’une école tout-à-fait primitive, entouré d’une inscription en caractères gothiques, indéchiffrables pour moi ; on y voit une Pietà, ou la sainte Vierge portant le corps de Notre-Seigneur sur ses genoux, et des deux côtés, dans des compartimens séparés, sainte Barbe, saint Dominique, saint Sébastien, saint André, sainte Catherine ; tous ces personnages m’ont paru être d’un caractère aussi naïf qu’original. Il est déplorable que jusqu’à présent ni l’autorité ecclésiastique, ni aucun amateur de l’art ancien, n’ait songé à placer dans un lieu convenable cette peinture que son antiquité seule suffirait pour rendre intéressante.

Après Sainte-Croix, l’église la plus ancienne de Bordeaux est celle de Saint-Seurin, qui fut la cathédrale avant Saint-André. L’intérieur, d’un gothique très ancien, est encore sombre et beau, malgré la dégradation des colonnes de la nef, en 1700, et un badigeonnage général en 1822. Sur le mur latéral de droite, on voit dans le tympan d’une porte à ogive, aujourd’hui murée, un bas-relief du plus haut intérêt, qui représente un pape disant la messe ; un cardinal, dont la tête est merveilleusement belle, l’assiste ; Jésus-Christ, entre deux anges, plane sur l’autel. Cette sculpture inappréciable remonte au quatorzième siècle, et se rapporte probablement à Bertrand de Goth, archevêque de Bordeaux, qui devint pape, sous le nom de Clément v, en 1305. Vis-à-vis, sur le mur latéral de gauche, dans un tympan semblable, se trouve un autre bas-relief de la même époque qui représente Notre-Seigneur au milieu des douze apôtres.

En entrant dans le sanctuaire, on retrouve l’empire du vandalisme : j’ai déjà parlé du trône épiscopal dont le conseil de fabrique avait voté la destruction, et que le curé a défendu, avec succès ; mais il n’a pu le préserver d’un blanchissage funeste. Les trois croisées romanes, qui occupent, par une disposition assez rare, le fond du chœur qui n’est pas arrondi, croisées à triples arcades avec enroulemens très ornés, ont été peintes en brun. Un malheur pareil a frappé les élégantes boiseries des stalles du chapitre, de même que les sculptures du dessous des sièges, qui représentent des scènes populaires et souvent burlesques, entremêlées à des traits de l’Écriture sainte : ainsi une querelle d’ivrognes, un homme qui fait cuire des poissons sur un gril, à côté de Samson armé de sa mâchoire ; tout ce beau et curieux travail a été surchargé tout récemment d’une peinture en rouge garance. On a heureusement épargné de toute matière le monument le plus précieux de cette église : le tableau du maître-autel, formé de huit bas-reliefs en marbre, réunis en un seul cadre, traités avec la plus grande finesse, et représentant l’intéressante légende de saint-Seurin ou Séverin, évêque de Bordeaux au cinquième siècle. Il y a au-dessous du chœur une chapelle souterraine qui renfermait les reliques de saint Fort, qui a toujours été l’objet d’une immense vénération, et où chaque année les mères et les nourrices viennent faire dire la messe sur la tête de leurs nourrissons, pour attirer sur eux la protection du saint : cette chapelle à trois nefs en plein cintre est curieuse, mais elle a été cruellement dégradée ; d’abord elle a été badigeonnée en dépit du sens commun, puis on lui a volé pièce par pièce un pavé en mosaïque, dont il ne reste que quelques pierres. On y voit encore le tombeau du saint, ouvrage très soigné de la renaissance.

L’extérieur de Saint-Seurin est en général très irrégulier, mais n’en est pas moins très remarquable. La chapelle de la Sainte-Vierge, à droite du chœur, est beaucoup plus moderne que la nef. Dans un angle de la sacristie, qui est aussi du quinzième siècle, il y a une charmante statue de sainte. Le clocher quadrilatère à double rangée d’arceaux en plein cintre, est d’une grande beauté. L’ordre supérieur rappelle quelques-unes des plus célèbres églises du moyen âge en Italie. Au milieu de la façade latérale du midi se trouve un porche de la renaissance, assez élégant, qui couvre et protège un triple portail du plus haut intérêt, dont les trois portes sont entourées par une série de sculptures, datées de 1267 et travaillées avec un soin infini, représentant la Vigne du Seigneur et le Jugement dernier, sujet très fréquent dans les belles églises gothiques de ces contrées. Ce triple portail est flanqué par les statues des douze apôtres et de deux personnages couronnés, en pied et de grandeur naturelle, malheureusement endommagées, mais produisant encore un excellent effet. La façade occidentale, qui devait servir d’entrée principale n’a point été achevée du temps de la construction primitive de l’église. Il n’y a qu’un vestibule très curieux, et qui remonte évidemment aux premiers temps de la fondation, au neuvième ou au dixième siècle, formé de trois voûtes basses, se prolongeant l’une après l’autre, séparées et soutenues par trois arceaux cintrés dont les chapiteaux sont couverts de sculptures très bizarres et du genre le plus élémentaire. Je n’ai pu distinguer qu’un seul sujet connu, le Sacrifice d’Abraham. Au bout de ce vestibule s’élève aujourd’hui une façade, dessinée par M. Poitevin (qui a été destitué par l’administration éclairée de nos jours), et exécutée par son successeur, M. Lasmolle. Cette façade a le mérite d’avoir été conçue de manière à se rapporter au caractère général de l’édifice, et la partie inférieure répond assez bien à ce dessein. Mais en élevant tout-à-fait inutilement la partie supérieure, décorée d’une balustrade beaucoup trop lourde, on ôte au spectateur la vue d’un ordre entier de l’admirable clocher. On m’a même assuré qu’il y avait sur ce même clocher d’excellens bas-reliefs, aujourd’hui recouverts par le prolongement du toit en ardoises et complétement inaccessibles. Puis on a surchargé cette nouvelle façade de statues absurdes, exécutées par un artiste espagnol ; il y en a quatre colossales, deux évêques, qui ont coûté 10,000 francs chaque, et deux évangélistes, à 5,200 francs la pièce, tous les quatre détestables en tous points. Voilà de compte fait 30,400 francs d’inutilement dépensés sur les 45,000 qu’a coûtés la façade entière. Je ne dis rien d’un bas-relief qui est encore pire que les statues, et qui a dû coûter proportionnellement. Ces calculs montrent que ce sont bien moins les ressources matérielles qui manquent à la restauration de nos vieux monumens, que l’intelligence de leur caractère et l’instinct des convenances.

Je reprocherai ensuite à M. Lasmolle de n’avoir pas employé dans sa nouvelle façade le portail qui terminait auparavant le vestibule dont j’ai parlé ; portail double, sans arc, divisé par un pilier qui supportait une statue de saint Seurin, et surmonté d’une charmante corniche avec modillons à ogive en ressaut. Ce portail se trouve aujourd’hui dans le jardin de M. Coudère, imprimeur.

M. Lasmolle a encore fort bien restauré, en 1828, la façade de la petite église de Saint-Éloi, pour laquelle il a choisi l’ogive surbaissée et ornée, copiée avec esprit des monumens de la fin du quinzième siècle. Je ne sais si c’est lui qui a restauré le porche occidental de Sainte-Eulalie, également en harmonie avec le gothique du corps de l’église, sauf les deux contreforts qui sont lourds et disproportionnés. L’intérieur de Sainte-Eulalie offre des sculptures remarquables dans les clefs de voûte du chœur, mais elle est honteusement défigurée par des peintures et des dorures ridicules.

Dans l’église du Collège, remarquable par la hardiesse de sa voûte à arcs doubleaux en ogive, on voit le tombeau de Montaigne et sa statue, beau morceau de la statuaire du seizième siècle. Il est couché tout de son long, les mains jointes et le corps tout bardé de fer, à la manière des anciens chevaliers. Cela paraît d’abord en contradiction avec son caractère, tel qu’on se le figure généralement ; mais on se rappelle bientôt l’époque guerrière où il vivait, et la piété qu’il déploya sur son lit de mort.

Je n’ai rien à dire de Saint-Bruno, tout rempli de statues dans le goût du Bernin, par le cardinal de Sourdis, au commencement du dix-septième siècle, ni de Saint-Paul, Saint-Dominique, et autres mauvaises églises des dix-septième et dix-huitième siècles.

En fait d’architecture civile, Bordeaux a conservé deux de ses anciennes portes, la première, au-dessous d’une des quatre tours de l’hôtel de ville, bâties en 1246, qui s’élevaient à deux cent cinquante pieds de haut, et dont la réunion devait former un ensemble unique. Il n’en reste aujourd’hui que celle dite la Tour de l’Horloge, surmontée de trois tourelles en flèche, d’un gothique noble et imposant. La seconde porte, dite du Caillau, fut bâtie en 1494, en mémoire de la bataille de Fornoue ; quoique dégradée, elle n’en offre pas moins toute l’élégance et tout le charme des monumens de cette époque. Ses trois tourelles et ses croisées, en carré arrondi, qui ont tous les caractères de la belle renaissance, produisent un effet très pittoresque, surtout lorsqu’en la contemplant de la rivière, on la voit s’élever au milieu du mouvement industriel du port sur lequel elle donne.

D’après tout ce que je viens de vous dire, mon ami, vous reconnaîtrez, j’espère, que Bordeaux est une ville qui procure une véritable satisfaction aux défenseurs de l’art antique. Malgré la profusion de mauvais goût qui règne dans les ornemens intérieurs des églises, malgré plusieurs exemples de vandalisme que j’ai cités, il est impossible de ne pas reconnaître chez les architectes de cette ville une tentative de reconstruction et de régénération gothique, tentative accompagnée de tâtonnemens et d’erreurs que j’ai osé signaler, mais digne de toute notre sympathie, de tous nos éloges, d’autant plus qu’ils persévèrent silencieusement et obscurément depuis plus de vingt ans. Personne que je sache ne leur a rendu sous ce rapport la justice qu’ils méritent, mais ils ont inscrit leurs droits à la reconnaissance nationale, d’une manière plus éclatante que dans des journaux, sur les pierres immortelles de Saint-André et de Saint-Seurin.

En un mot, Bordeaux est une ville consolante ; elle l’est surtout, comparée à Paris, qui semble condamné à ne jamais se relever de l’espèce d’interdit jeté sur lui par le bon goût depuis près de trois siècles. Si la France a la honte d’être moins avancée en fait d’art que le reste de l’Europe, Paris a la double honte d’être encore en arrière de toute la France. Tandis que généralement, en province, l’étude et la protection de nos chefs-d’œuvre anciens devient le signe de ralliement de tous les architectes distingués, tandis que des essais de restauration intelligente, en harmonie avec le caractère original des édifices, et motivés par des besoins réels, ont lieu dans plusieurs localités, Paris seul reste indifférent et livré sans défense aux caprices dévastateurs de la liste civile, aux projets ineptes, mais heureusement interminables, des maçons ministériels et académiques. À part quelques jeunes gens chez qui Notre-Dame de Paris a réveillé un nouveau sens, et qui depuis jettent en passant sur la vieille basilique un regard de tristesse et d’admiration ; à part quelques artistes proscrits par les académies et méconnus du public, Paris n’offre nul espoir de régénération. En fait de constructions nouvelles, peu de villes au monde sont, à ce que je pense, assez malheureuses pour que des fidèles soient condamnés à échanger la grotesque rotondité de l’Assomption contre la masse informe et inintelligible de la Madeleine. En fait de restauration, on en est toujours à ce même esprit qui fit équarrir et revêtir de marbre le chœur de Notre-Dame, il y a plus d’un siècle. Ce que je connais de plus neuf en ce genre, c’est l’incroyable chapelle de la Sainte-Vierge à Saint-Étienne-du-Mont, où l’on n’a pas craint cependant d’exposer, au milieu de toutes les niaiseries possibles, le beau tableau de M. Schnetz, sa Famille italienne au pied de la consolatrice des affligés.

Malgré toutes les misères que je vous ai racontées, je ne veux pas terminer sans reconnaître comme un fait accompli l’existence d’une réaction en faveur de l’art historique et national, réaction timide et obscure, mais progressive et pleine d’avenir. Cette réaction, mon ami, c’est vous qui l’avez commencée, qui l’avez popularisée ; je ne me lasse pas de le répéter, car j’aime à vous faire un patrimoine de cette gloire. Elle se manifeste aujourd’hui de deux manières : d’abord par des recherches approfondies sur les divers caractères et les développemens successifs des monumens locaux ; tels sont les excellens travaux de M. de Caumont et de la société archéologique de Normandie, à Caen ; ceux de MM. Liquet et Langlois, à Rouen ; de M. Jouannet, à Bordeaux ; de M. Du Mège[7], à Toulouse ; enfin, de M. Ch. Magnin dans cette même Revue. Il n’y a pas jusqu’au Constitutionnel qui ne nous ait prêté le secours de son imposante autorité, et qui, dans un feuilleton très remarquable du 17 octobre dernier, n’ait arboré, lui aussi, le drapeau de la réaction historique. Enfin nous attendons avec une vive impatience l’ouvrage important qui doit mettre un terme au trop long silence de M. Vitet, dont les anciens efforts en faveur de notre cause sont connus et appréciés de tout le monde.

D’un autre côté, il y a déjà des applications de cet esprit régénéré, peu nombreuses et peu étendues, il est vrai, mais qui n’en sont pas moins louables et consolantes. Ainsi, à côté des travaux de MM. Combes, Poitevin et Lasmolle, à Bordeaux, on peut citer ceux de M. Pollet à Lyon : il a rétabli l’église d’Ainay, qui date des premiers siècles du christianisme, dans sa forme originale, et réparé celle de Saint-Nizier, la plus belle de Lyon, avec une parfaite intelligence de son caractère. Dans la cathédrale de Metz, il y a quelques essais de gothique moderne, mais bien malheureux. Ce qui surpasse, à mon gré, toutes les entreprises de ce genre, ce sont les restaurations vraiment surprenantes des sculptures de la cathédrale de Strasbourg, exécutées par MM. Kirstem et Haumack, avec une exactitude si parfaite, un sentiment de l’antique si profond et si pieux, qu’il est presque impossible de les distinguer des originaux que la hache du terrorisme a épargnés, et qui comptent à juste titre, surtout le groupe de la mort de la Vierge au portail oriental, parmi les chefs-d’œuvre de la statuaire chrétienne. Dans une sphère plus restreinte, vous connaissez les charmantes œuvres de M. de Triquéti et de mademoiselle de Fauveau. Je n’ai pas besoin non plus de vous rappeler les tentatives hardies et en même temps si véridiques de M. Delacroix.

Un jour peut-être surgira-t-il au sein de nos chambres un législateur assez éclairé, assez patriotique, pour demander des dispositions spéciales en faveur des monumens nationaux, comme on en demande chaque jour en faveur de l’industrie et du commerce. La loi sur l’expropriation offrait pour cela une excellente occasion : mais l’une des deux chambres l’a déjà laissé échapper, et l’autre n’en profitera certainement pas.

Il se peut du reste que nous voyions bientôt s’organiser à Paris une association centrale pour la défense de nos monumens historiques, association qui offrira un point de ralliement à tous les efforts individuels, un foyer d’unité pour toutes les recherches et toutes les dénonciations, qui sont en ce moment nos seules armes contre les dévastations des administrations et des propriétaires. Complètement indépendans du pouvoir, nous espérons peu à peu venir à bout d’engager tout ce qui est jeune, intelligent et patriotique dans une sorte de croisade contre le honteux servage du vandalisme, et purifier, par la force de la réprobation publique, notre sol antique de cette souillure trop long-temps endurée.

Toutefois je ne vous dissimule pas l’intime conviction où je suis, que cette réaction n’aura jamais rien de général, rien de puissant, rien de populaire, tant que le clergé n’y aura pas été associé, tant qu’il n’aura pas été persuadé qu’il y a pour lui un devoir et un intérêt à ce que les sanctuaires de la religion conservent ou recouvrent leur caractère primitif et chrétien. Le clergé seul, comme je l’ai dit plus haut, peut exercer une influence positive sur le sort des monumens ecclésiastiques qui sont incontestablement les plus nombreux et les plus précieux de tous ceux que nous a légués le moyen âge. Lui seul peut donner quelque ensemble à des tentatives de restauration, et à un système de préservation ; lui seul peut obtenir d’importans résultats avec de chétifs moyens ; lui seul enfin peut attacher à cette œuvre un caractère de popularité réelle, en y intéressant la foi des masses. Or, point d’art sans foi ; c’est un principe dont l’évidence ne nous est que trop douloureusement démontrée aujourd’hui. C’est la foi seule qui a pu peupler la France des innombrables richesses de notre architecture nationale ; c’est elle seule qui pourra les défendre et les conserver.

Je finis ici mon invective, rédigée d’après des notes bien incomplètes et des souvenirs bien confus. Vous-même, peut-être trouverez-vous que j’y ai mis trop de passion et d’amertume ; mais c’est que, voyez-vous, mon ami, nous autres catholiques, nous avons un motif de plus que vous pour gémir de cette brutalité sacrilège et pour nous indigner contre elle. C’est que nous allons adorer et prier là où vous n’allez que rêver et admirer ; c’est qu’il nous faut pour y bien prier nos vieilles églises, telles que la foi si féconde et la piété si ingénieuse de nos aïeux les ont conçues et créées, avec tout leur symbolisme inépuisable et leur cortége d’inspirations célestes cachées sous un vêtement de pierre. C’est que là se dresse encore devant nous la vie tout entière de nos aïeux, cette vie si dominée par la religion, si absorbée en elle, leur imagination si riche et si intarissable, mais en même temps si réglée et si épurée par la foi, leur patience, leur activité, leur résignation, leur désintéressement ; tout cela est là devant nous, leurs tièdes et faibles descendans, comme une pétrification de leur existence si exclusivement chrétienne. C’est que pas une de ces formes si gracieuses, pas une de ces pierres si fantastiquement brodées, pas un de ces ornemens qu’on appelle capricieux, n’est pour nous sans un sens profond, une poésie intime, une religion voilée. C’est qu’il nous est permis et presque commandé de voir dans cette croix allongée que reproduit le plan de toutes les églises anciennes, la croix sur laquelle mourut le Sauveur ; dans cette triplicité perpétuelle de portails, de nefs et d’autels, un symbole de la trinité divine ; dans la mystérieuse obscurité des bas-côtés, un asile offert à la confusion du repentir, à la souffrance solitaire ; dans ces vitraux qui interceptent en les tempérant les rayons du jour, une image des saintes pensées qui peuvent seules intercepter et adoucir les ennuis trop perçans de la vie ; dans l’éclatante lumière concentrée sur le sanctuaire, une lueur de la gloire céleste ; dans le jubé, un voile abaissé entre notre faiblesse et la majesté d’un sacrifice où la victime est un Dieu. L’orgue, n’est-ce pas la double voix de l’humanité, le cri glorieux de son enthousiasme mêlé au cri plaintif de sa misère ? Ces roses éclatantes de mille couleurs, cette vie végétale, ces feuilles de vigne, de chou, de lierre, moulées avec tant de finesse, n’indiquent-elles pas une sanctification de la nature, et de la nature humble et populaire, par la foi ? Dans cette exclusion générale des lignes horizontales et parallèles à la terre, dans le mouvement unanime et altier de toutes ces pierres vers le ciel, n’y a-t-il pas une sorte d’abdication de la servitude matérielle et un élancement de l’âme affranchie vers son créateur ? Enfin, la vieille église tout entière, qu’est-elle si ce n’est un lieu sacré par ce qu’il y a de plus pur et de plus profond dans le cœur de vingt générations, sacré par des émotions, des larmes, des prières sans nombre, toutes concentrées comme un parfum sous ses voûtes séculaires, toutes montant vers Dieu avec la colonne, toutes s’inclinant devant lui avec l’ogive, dans un commun amour et une commune espérance ?

Fils du vieux catholicisme, nous sommes là au milieu de nos titres de noblesse : en être amoureux et fiers, c’est notre droit ; les défendre à outrance, c’est notre devoir. Voilà pourquoi nous demandons à répéter, au nom du culte antique, comme vous au nom de l’art et de la patrie, ce cri d’indignation et de honte qu’arrachait aux papes des grands siècles la dévastation de l’Italie ; Expulsons les Barbares.


Ch. de Montalembert.
  1. La Revue des deux Mondes, en s’en tenant d’habitude aux articles de collaborateurs dont les travaux constituent, sinon une doctrine rigoureusement complète, du moins une tendance philosophique analogue et homogène, ne s’est pas interdit d’accueillir les morceaux de talent écrits d’après d’autres convictions, pourvu que ces convictions fussent élevées et consciencieuses. Elle a cru surtout pouvoir en agir ainsi à l’égard d’un des écrivains les plus chaleureux et les plus brillans de l’école de M. de Lamennais.

    (N. du D.)
  2. Voyez dans la livraison du 1er mars 1832 de la Revue, l’article intitulé Guerre aux Démolisseurs.
  3. Voyez la fameuse circulaire du sous-préfet de Neufchâtel, M. Cocagne.
  4. À propos de ces travaux, le Moniteur du 2 février disait gravement : « On peut déjà apprécier la grandeur du plan et l’élégance des détails… Le Musée de Toulouse présentera un aspect monumental inconnu dans nos contrées ! »
  5. « Souvent, à tort ; l’orgueilleux s’imagine qu’il sera honoré toujours par les poètes : mais moi je sais bien que les jeunes troubadours oublieront la renommée de Clémence. »


    « Telle en nos champs, la rose printanière fleurit gentille au retour des beaux jours ; mais tout à coup effeuillée et brisée par le vent de la nuit, elle meurt, et pour toujours s’efface de la terre. »


    Ce sont ces vers qui ont suggéré à M. de Jouy, dans son Hermite en province, l’ingénieuse observation que voici : « Si l’on n’y retrouve pas autant de feu que dans les chants de Sapho, c’est qu’une vierge de Toulouse ne doit pas s’exprimer comme une fille de Lesbos. »

  6. Wordsworth.
  7. Ce savant écrivain vient d’annoncer la publication d’un ouvrage qui sera du plus grand intérêt, intitulé, Archéologie Pyrénéenne.