Vanghéli/6

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Vanghéli, Une vie orientaleCalmann Levy (p. 101-110).
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VII  ►

Comme il achevait cette partie de son récit, Vanghéli se tut un moment ; sa parole s’attardait avec son âme à des pensées encore lourdes, malgré l’usure de tant d’années ; puis, secouant la tête comme pour chasser un essaim importun, il fit le geste de qui rejette un fardeau derrière soi, et reprit : J’étais monté sur une felouque de Thasos, mauvaise marcheuse et mal gréée ; une forte brise nous obligea de faire route au plus près des côtes de Candie ; je n’eus pas, comme la première fois, la chance d’échapper aux Égyptiens. Une bordée malheureuse nous porta sous le vent d’une frégate qui nous reconnut, nous donna la chasse et s’empara de nous. On me jeta avec les hommes de l’équipage dans l’entrepont, et, quelques semaines après, j’étais amené à Alexandrie et vendu comme esclave au bazar. Tu peux croire, effendi, si je maudissais mon sort et ma sottise à courir les hasards du monde, tandis qu’assis sur ma natte, dans la cour du grand khân, j’écoutais les acheteurs débattre ma valeur. On demandait cher de moi, parce que je parlais la langue arabe, étant de Syrie, et qu’on me croyait habile aux travaux de la mer. Il vint enfin un gros marchand de Mansourah qui donna le prix demandé et me plaça comme réïs sur une de ses dahabiehs. Durant une année, ma vie se passa à remonter ou à descendre le Nil avec les chargements de coton et de dattes, penché jour et nuit sur la barre de mon gouvernail. J’aurais pu trouver plus dur maître et plus dur métier, c’est vrai ; mais, vois-tu, le grand mal de l’esclave, c’est qu’avec son corps le maître a acheté son espérance ; et il faut avoir été esclave pour savoir quelle misère c’est de manger de ce pain-là. Pourtant comme il est sage de se résigner aux choses qui arrivent, je m’étais habitué peu à peu à l’idée de voir finir mes jours tous semblables, comme les palmiers de la berge qui disparaissaient derrière moi. C’est alors qu’un hasard heureux vint rouvrir ma vie fermée.

Un soir que nous étions mouillés à Louqsor, nous vîmes accourir des cavass qui éveillèrent brusquement le maître et réquisitionnèrent sa dahabieh pour Ibrahim, le fils du pacha d’Égypte ; comme le prince remontait le Nil, se rendant à Assouan, sa barque s’était ensablée au-dessous de nous, et il envoyait chercher pour la remplacer la première qu’on trouverait au village. C’est ainsi que je devins pour un temps le réïs du propre fils du grand Méhémet-Ali. En montant à bord, Ibrahim parla avec bonté à chacun de nous : ayant appris que j’étais Syrien, il s’approcha de moi et me demanda, avec un intérêt que je ne m’expliquais pas, des détails sur le pays. Je fus amené ainsi à lui conter mon histoire. Quand j’arrivai à mon séjour chez Ali de Tépélen, le prince s’assit sur le bordage, son œil brilla, et il me retint deux heures de nuit à lui répéter tout ce que je savais du pacha de Janina. Cela continua ainsi presque chaque soir : à l’heure où l’on amarrait la dahabieh à un tronc de palmier pour attendre l’aube, Ibrahim faisait apporter son tapis et sa pipe à l’arrière du pont, m’appelait auprès de lui, et me commandait gracieusement, comme il savait le faire, de lui conter des histoires de la guerre de Morée ou de lui parler des villes de la côte de Syrie. Quand nous fûmes de retour à Louqsor, j’entendis avec joie le pacha dire à mon maître :

« Combien ton réïs ?

― Cent talaris.

― Les voilà, je le prends. »

Et jetant une bourse, Ibrahim m’emmena avec lui.

Nous débarquâmes au Grand-Caire, un matin, comme le brouillard se repliait sur le fleuve, la ville bâtie par les génies en sortait toute dorée, remplissant le ciel de dômes et de minarets. Moi qui n’avais encore vu que les pauvres villes de Syrie et de Morée, il me semblait entrer dans un conte. Je suivis Ibrahim, qui allait saluer son père au Séraï ; quand je vis Méhémet-Ali, je compris qu’Ali de Tépélen n’avait été qu’un brigand heureux, mais que celui-ci était vraiment un prince de la terre. On sentait la force et la raison dans tout ce qu’il disait, l’attachement et le respect chez tous ceux qui l’entouraient. Le pays était riche, vivant, fertile en choses nouvelles, comme le limon du Nil en moissons. Les Européens y arrivaient de toutes parts, apportant leur science et leur or. Tu as dû entendre dire que Méhémet-Ali fut un maître cruel et sanguinaire ; mais tous ceux qui ont connu l’Égypte d’alors savent bien qu’il fallait une main de fer pour le travail entrepris par le grand pacha ; si l’on partage en deux poids le mal qu’il fit à ses ennemis et le bien qu’il fit au pays, c’est ce dernier qui emportera la balance. Ainsi en a jugé la reconnaissance de tous les hommes sages qui l’ont vu à l’œuvre. Mais ce n’est pas l’affaire d’une chétive créature comme moi de prononcer sur les princes, et je m’en tiens à mon humble histoire.

Ibrahim, moins énergique que son père, était doux et juste ; chacun s’attachait à lui. J’entrais toujours plus avant dans sa confiance. Mon emploi était de lui apporter les pipes et le café ; chez nous, tu le sais, le pauvre esclave qui sert ainsi le maître est souvent plus près de son esprit que les beys qui s’assoient à côté de lui. Après trois années passées de la sorte, j’étais devenu une sorte d’intendant dans sa maison. Ce moment de ma vie fut bon ; seulement, l’été, à Alexandrie, il ne fallait pas trop regarder le fond de la mer, quand je m’asseyais sur la plage ; je me sentais alors glisser dans les tristesses passées en y revoyant ce que tu sais.

Un hiver, quand nous revînmes au Caire, il se fit de grands rassemblements de troupes ; je m’aperçus qu’il se préparait de graves choses, j’entendis les conversations du prince au divan, et je m’expliquai pourquoi il m’interrogeait si vivement sur les villes de Syrie. Je fus alors témoin d’une scène qui m’est restée toute fraîche dans la mémoire et que je puis te raconter.

Il y avait en ce temps à la grande mosquée d’El-Ahsa un uléma célèbre par sa science et sa sainteté, qu’on appelait cheikh Yakoub Quodjah. Il venait souvent au Séraï et conversait longuement avec Ibrahim : je trouvais toujours mon maître plus pensif après ces entretiens. Un soir que cheikh Yakoub était venu suivant son habitude, le prince m’appela, me dit de rouler son tapis de prière sur mon âne et de le suivre. Nous sortîmes tous les trois ; le cheikh, qui nous précédait sur son ânesse blanche, prit le chemin des Tombeaux des khalifes. Tu connais sans doute, effendi, ce désert sombre et superbe où les anciens khalifes d’Égypte reposent dans le sable, sous les chapelles merveilleuses des architectes d’autrefois ; si tu ne le connais pas, aucune parole ne peut te donner idée de ce qu’il y a d’effrayant et de grand, la nuit, dans cette ville morte de mosquées qui dort dans un repli du mont Mokattam, sans hommes, sans bruit, sans couleur, toute grise dans le noir. Nous nous arrêtâmes au centre, au pied du minaret de Kaït-Bey, qui se dresse comme le cierge entouré de fines dentelles qu’un riche porte à l’église la nuit de Pâques. J’étendis le tapis d’Ibrahim sur un turbé où est enseveli un saint vénéré ; tandis que le prince se mettait en prière, cheikh Yakoub disparut. Un moment après, nous le vîmes poindre dans le ciel sur la plus haute galerie du minaret. Il portait le bonnet et l’ample robe des derviches ; un peu de lune éclaira là-haut ce grand fantôme qui tournait lentement, comme un oiseau du Nil. D’une voix forte comme sera l’éclat de la trompette du jugement, il entonna l’appel habituel du muezzin au nom d’Allah, et continua par cette litanie, qu’il jetait à la ronde aux tombeaux des quatre points :

« Levez-vous, khalifes et émirs d’Égypte, levez-vous, fils d’Omar ! lève-toi, Hakem le Terrible, lève-toi, Salah-ed-Din le Conquérant, lève-toi, sultan Barkouk, lève-toi, sultan Gouhri !... »

Le prince se dressa tout surpris et regarda : voici que de toutes parts, des deux grands portails de Barkouk, des cours de Kaït-Bey, de tous les monuments qui faisaient de l’ombre au loin sur le sable, sortaient et glissaient des formes vagues ; j’ai pensé depuis que c’étaient peut-être les chameliers que la nuit surprend parfois endormis dans ce lieu, peut-être les chacals qui viennent y rôder, et dont les yeux de braise nous regardaient fixement ; mais à cette heure, terrifiés comme nous l’étions, nous crûmes que les morts répondaient à l’appel du Quodjah. Lui continuait là-haut de sa voix tonnante :

« Levez-vous tous, dites à Ibrahim, héritier des Khalifes, que l’heure est venue de marcher. A lui l’étendard des saints, à lui le khalifat des Croyants, à lui le trône affaissé de Stamboul : par lui le sang doit couler et l’empire d’El-Mohawi refleurir dans le sang ; dites-lui que Dieu l’a marqué, qu’il marche ou qu’il sera maudit ! »

Et je ne sais si ce fut encore le glapissement des chacals mais il nous sembla entendre des échos lointains qui se redisaient de tombe en tombe :

« Amin, amin ! » Le prince se prosterna de nouveau sur les turbés et pria longuement, puis, sans dire une parole, il reprit sa monture et repartit.

Le lendemain matin, quand je descendis dans les rues pleines de peuple, des muezzins appelaient de toutes les mosquées les Arabes à la guerre, les soldats sortaient des camps ; le jour même, Ibrahim m’ordonna de faire ses préparatifs de départ. Une semaine après, la belle armée du pacha d’Égypte, comme un nuage de sauterelles, couvrait le désert de Suez d’hommes, de chameaux, de chevaux et de canons. Mon maître marchait en tête, et je le suivais, plantant sa tente chaque soir au camp, perdu insouciamment, moi pauvre esclave, dans cette multitude qui marchait à la conquête du monde.

Tu as lu dans les livres l’histoire de cette longue guerre, et je ne t’en dirai rien que tu ne saches mieux que moi. Tu n’ignores pas comment nous traversâmes la Syrie conquise, et le Liban, et le Taurus. Les soirs de bataille, j’attendais le pacha devant sa tente ; quand il revenait fatigué, sanglant et victorieux, je préparais les coussins sur les tapis de Perse ; mais Ibrahim ne connaissait guère le sommeil ; sa tête travaillait sans cesse. Tandis que son armée reposait, le sommeil le fuyait, et quand il ne pouvait plus retenir près de lui ses officiers harassés, il m’appelait pour lui conter des histoires auxquelles il prenait un plaisir d’enfant. Quelquefois il m’interrompait brusquement, son idée le ressaisissait, et il parlait tout haut, comme pour lui seul, de ses projets, de ses plans pour la réforme de l’empire qu’il allait conquérir. Il disait des choses sages et justes ; j’ai toujours pensé que les peuples auraient été heureux avec lui. Le soir de Konieh, quand il remonta enfiévré de la plaine couverte de cadavres, je me souviens qu’il ne ferma pas les yeux un instant ; il parla de Stamboul, où il croyait arriver dans quelques semaines, il nomma les palais du Bosphore où son père et lui s’établiraient, les beys arabes auxquels il confierait l’administration des provinces.

L’armée s’avança encore jusqu’à Kutahieh, et s’arrêta là. A partir de ce jour, je ne reconnus plus Ibrahim. Lui, si bon et si juste pour nous tous, il devint chagrin, violent et tyrannique. Je comprenais qu’il était aigri par la rencontre d’obstacles imprévus que j’ignorais ; je sais seulement que toutes ses paroles étaient pour se plaindre amèrement des rois d’Europe qui l’arrêtaient dans sa marche : il accusait sans cesse l’injustice des étrangers. Peu de temps après, il me donna l’ordre de tout apprêter pour retourner en Égypte, et il avait des larmes dans les yeux en me le donnant. Il partit avec une petite escorte, laissant ses troupes en Asie, pour aller consulter son père. Je passais toujours les nuits près de lui ; il dormait encore moins que par le passé, mais alors il restait silencieux, le regard perdu comme celui qu’on vient d’éveiller d’un rêve. Quand on le tirait de sa contemplation, il redevenait emporté et brutal : pour la première fois je me souvins que j’étais esclave, et le désir me prit de quitter un maître si dur.

Une nuit que nous campions à Sahjun, dans la montagne de Syrie, comme je me levais à la première aube, je vis au-dessous de nous, tout au fond des gorges qui descendaient à la côte, au bout de l’horizon, une ligne bleue et de petites taches blanches qui brillaient dans la lumiè re du matin : c’était la mer, et l’une de ces taches était Lattaquieh. Je fus tout saisi par cette vue ; les idées qui me montèrent à la tête en ce moment achevèrent de me décider. J’entrai doucement dans la tente où le pacha s’était assoupi un instant, je baisai sa main qui pendait sur les coussins, car il avait été bon pour moi dans le temps passé, et je m’enfuis par le bois de cèdres vers le col de la montagne. J’y restai caché trois jours quand j’appris qu’Ibrahim s’était éloigné avec tout son monde, je repris ma course et descendis à la mer. En entrant dans les jardins de Lattaquieh, je reconnus notre petite maison sur le port, telle que je l’avais laissée vingt années auparavant. Mon père était assis devant la porte ; mais, à la suite d’une maladie d’yeux prise dans un voyage au désert de Gaza, il était devenu aveugle.

« Père, criai-je, tu ne me reconnais pas ?

― C’est la voix de Vanghéli, dit le vieux à la mère ; tu fais bien de revenir, garçon, car je m’en vais, et tu continueras les affaires. »

Quelques jours plus tard, en effet, le père rendait son âme en me disant :

« Tu as vu qu’on ne trouve pas le repos en courant le monde ; reste où j’ai vécu, et que Dieu te fasse prospérer plus qu’il n’a fait pour moi. »

Il ne me laissait que sa boutique et son bon renom pour m’achalander auprès des pêcheurs avec qui de nouveau j’allais vivre.