Variétés, 1830

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Variétés, 1830

LE JUBILÉ, LE CARNAVAL, LA SEMAINE SAINTE, LA MORT DU PAPE, LE CONCLAVE ET L’EXALTATION D’UN NOUVEAU PONTIFE, À ROME.
(Communiqué par M. le docteur Ozanam.)


Rome… 1829.

Vous m’avez demandé, mon ami, quelques détails sur le jubilé et les autres fêtes de Rome, dont vous n’avez pu être le témoin durant votre long séjour dans notre capitale. Je vais satisfaire votre curiosité du mieux qu’il me sera possible.

I. — Le Jubilé.

Le jubilé, vous le savez, est l’année sainte que célèbre ordinairement l’Église à la fin de chaque siècle. Cette solennité avait lieu chez les Hébreux tous les cinquante ans, c’est-à-dire, après une révolution de sept fois sept ans. Le pape Boniface viii, qui institua le jubilé pour la chrétienté, en 1300, le fixa à la fin de chaque année séculaire. Clément vi le réduisit, comme les Juifs, à la cinquantième. Urbain vi l’établit pour tous les trente-cinq ans, et Sixte iv pour tous les vingt-cinq ans ; c’est pourquoi le dernier a été publié en 1824 pour l’année suivante. La bulle du S. P. fut lue, la première fois, le jour de l’Ascension dans les trois basiliques de Rome : dès lors nos places publiques furent constamment remplies de prédicateurs missionnaires qui instruisaient le peuple en plein air, et souvent le souverain pontife y assistait. La seconde lecture de la bulle fut faite le quatrième dimanche de l’Avent ; dès ce moment tous les spectacles furent fermés, et les divertissemens publics prohibés. La troisième et dernière publication eut lieu le dimanche avant Noël, dont la veille fut le jour fixé pour l’ouverture du jubilé, et pendant trois jours les cloches annoncèrent cette solennité.

Au jour fixé, à onze heures du matin, les autorités et ambassadeurs prirent place dans l’immense tribune élevée sous le péristile de l’église. À midi, le clergé sortit processionnellement du Vatican, descendit sous les portiques de la gauche, et remonta par le milieu de la place. Il était accompagné d’un détachement de l’infanterie de la garde civique qui marchait en avant. Venaient derrière, les ordres religieux qui sont en très-grand nombre dans notre ville, une députation du clergé des diverses paroisses et le chapitre de Saint-Pierre, puis des évêques et des cardinaux. Le souverain pontife paraissait ensuite environné des grands officiers de sa cour. Il était vêtu d’une chape de drap d’argent, la tête surmontée de la tiare à triple couronne, et il tenait un cierge à la main. Un détachement de cavalerie fermait la marche.

S. S., arrivée sous le péristile de Saint-Pierre, se plaça sur un trône magnifique. On chanta des psaumes en musique ; ensuite le grand pénitencier remit au pape un marteau d’or. Le pontife descendit de son trône, et frappa trois fois la porte sainte qui était murée, en prononçant trois versets ; il rendit le marteau, et remonta sur son trône. On se mit aussitôt à démolir et à déblayer la muraille, tandis que l’on chantait un psaume. Lorsque la porte fut libre, le pape, une croix d’or à la main, s’avança vers la porte sainte, et, s’étant prosterné, il en baisa le seuil. En se relevant, il entonna le Te Deum ; il entra ensuite dans l’église, à la tête des cardinaux, des évêques et des principaux assistans ; au même instant, le son des cloches et l’artillerie du château Saint-Ange annoncèrent l’ouverture du jubilé. La suite de la procession entra aussi dans l’église, et pendant qu’on achevait le cantique, les prélats et le chapitre de Saint-Pierre furent admis au baisement des pieds du pape.

Le S. P. s’étant placé sur la chaise gestatoriale, fut porté en triomphe jusqu’à un autre trône placé au fond du chœur, où il entonna les premières vêpres de Noël, après lesquelles il retourna au palais du Vatican, et la procession le suivit.

Le lendemain, jour de Noël, de nouvelles salves d’artillerie annoncèrent la fête. Le pape officia pontificalement. Après la messe, il monta au grand balcon, d’où il donna la grande et solennelle bénédiction urbi et orbi, au son des cloches et au bruit de l’artillerie.

Les conditions pour gagner le jubilé à Rome, sont de visiter trente fois les quatre basiliques ; savoir Saint-Pierre, Sainte-Marie Majeure, Saint-Jean-de-Latran et Saint-Paul, ce qui n’est pas une petite affaire. Car le trajet de l’une à l’autre de ces églises est fort long, surtout celui de Saint-Pierre à Saint-Paul. Les étrangers ne sont obligés qu’à la moitié de ces stations. Comme l’église de Saint-Paul a été détruite par un incendie, on lui a substitué celle de Sainte-Marie in transtevere c’est-à-dire au-delà du Tibre. Chacune des trois basiliques, outre Saint Pierre, aussi une porte sainte, pour l’ouverture de laquelle le pape délègue trois cardinaux qui remplissent ses fonctions.

Le souverain pontife fait aussi ses stations aux quatre basiliques, à pied, accompagné de ses gardes et des officiers de sa maison, et ordinairement suivi d’une grande multitude de peuple et de pélerins, qui font retentir l’air des acclamations et des Viva il Papa ! Il est revêtu de sa soutane blanche, et d’un camail pourpre avec une étole en drap d’or. Il est reçu à l’entrée de chaque basilique par tout le clergé. Il se prosterne devant la porte sainte et en passe le seuil à genoux ; après sa prière, il reçoit les hommages du clergé et continue sa marche. Les cardinaux, en grand costume, visitent individuellement les basiliques. Tous les ordres religieux, les pénitens et les colléges vont processionnellement faire leurs stations. Le jubilé dure quarante jours, avant et pendant lesquels il arrive dans notre ville un nombre considérable de pélerins qui sont logés et nourris pendant trois jours dans des hospices particulièrement destinés à cette œuvre-pie, et surtout dans celui de la Trinité, fondé et doté richement par des rois, des papes et des empereurs. Ces hôtes sont servis par une confrérie de pénitens, composée de tout ce que Rome a de plus riche et de plus notable. Les confrères, vêtus de robes de toile, lavent les pieds aux pélerins, les servent à table, leur font des lectures spirituelles et leur distribuent des aumônes. Les deux sexes sont logés séparément. Outre ces hospices, différentes nations, et surtout les Français, en ont chacune un particulier pour les pélerins de leur pays. Nous avons eu près de cent mille pélerins dans ce jubilé. Le pape en traitait tous les jours dans son palais une douzaine qui étaient servis par des prélats ; il les visitait pendant les repas et leur distribuait des médailles et des chapelets.

Durant le jubilé, le souverain pontife va célébrer la messe dans la chapelle de la Scala-Santa, dont il monte les 28 degrés à genoux. Dans celui-ci, le 24 mars, le pape fit célébrer un service solennel, en l’honneur de Louis xviii. Le cardinal Gregorio y chanta la messe, et l’oraison funèbre du prince fut prononcée en latin.

Vers les derniers jours du jubilé, le saint père se rend en grand cortége à Saint-Pierre, où sont rassemblés 72 pélerins de toutes les nations, qui y reçoivent la communion de sa main. Après la messe, le souverain pontife, dépouillé de tous ses ornemens, et les pieds chaussés de simples sandales, se met à la tête des pélerins, et marche processionnellement, d’abord vers le tombeau de saint-Pierre, puis sort, pour aller faire une station à l’église de Saint-Laurent, ensuite à Notre-Dame Transpalatino, et revient au Vatican, faire la dernière station à la chapelle Pauline, magnifiquement illuminée, où la bénédiction est donnée. Après la cérémonie, les 72 pélerins, représentant les 72 disciples de Jésus-Christ, sont conduits dans une salle du Vatican, où ils s’assoyent autour d’une grande table, en fer à cheval, à la tête de laquelle est une autre petite table placée sous un dais, pour le pape. Le pontife en simple soutane, ayant une serviette en forme de tablier, sert lui-même la soupe aux pélerins ; puis, après la bénédiction, il se met aussi à table. La maison de sa sainteté est aussi traitée dans des appartemens séparés. Après le repas, les convives défilent devant le pape qui leur distribue des médailles et des chapelets, ce qui est le signal de leur congé. Enfin, au bout de la quarantaine, le jubilé se termine par une messe pontificale célébrée avec la plus grande pompe, à Saint-Pierre, et par un Te Deum chanté en musique, au son de toutes les cloches de la ville, et de l’artillerie du château Saint-Ange.

Les papes choisissent ordinairement ce temps du jubilé pour la béatification de nouveaux saints, l’exaltation de cardinaux, et des nominations aux évêchés et aux grandes maîtrises, d’ordres religieux.

Voilà ce qui se pratique constamment à Rome tous les 25 ans.


II. — Du Carnaval et de la semaine sainte.


Dans notre ville, le carnaval est un vrai temps de dissipation et de folies. Les spectacles de tous genres, les courses de chevaux, les mascarades, se succèdent sans relâche ; il n’y manque que les festins qui sont très-rares et qui se réduisent à quelques dîners diplomatiques très-longs, mal servis et fort ennuyeux.

Les mascarades ont lieu principalement les dimanches, lundi et mardi gras ; mais elles ne sont permises qu’après le signal donné par la cloche de Saint-Pierre, vers les trois heures après midi. Rien de plus curieux que de voir devant chaque maison, des hommes, des femmes et des enfans déguisés et tranquilles, attendre ce signal si désiré, le masque à la main. Au premier son de la cloche, chacun, comme d’un mouvement spontané, couvre sa figure du masque, et les rues, les places publiques sont obstruées d’individus déguisés, courant, chantant et faisant toutes sortes de pasquinades et de folies, tandis que les gens du bon ton, fort bien habillés, et masqués ou non, parcourent en calèche la longue rue du Cours, lançant, avec des cuillers de bois, recouvertes de papier d’argent, et recevant des nuées de confetti (espèces de petites dragées de plâtre, de la grosseur d’un pois vert). Jadis ces confetti étaient de véritables bonbons en sucrerie. C’était alors une galanterie que l’on faisait aux dames ; actuellement c’est un jeu d’enfant, qui couvre les habits d’une grêle de taches blanches. On prétend qu’il se vend plus de deux mille quintaux de ces confetti, dans les trois jours de notre carnaval. Au coucher du soleil, tous les masques se retirent, les voitures rentrent, les rues et les places se désemplissent au son de l’Angélus et, à une heure de nuit, la ville paraît aussi tranquille et aussi déserte que dans les temps ordinaires.

Durant ce temps de carnaval, il n’est aucune sorte de liberté qu’on ne se permette. Les satires, les sarcasmes et les pasquinades pleuvent contre les grands et même contre les princes de l’église. La police ferme les yeux là dessus, et elle a raison, d’autant plus que toutes ces plaisanteries ne vont pas plus loin que l’époque du carnaval, passé laquelle tout est oublié.

Rien de plus triste et de plus monotone que le séjour de notre ville pendant le carême ; mais la semaine sainte offre aux étrangers curieux, comme aux ames dévotes, un spectacle unique et vraiment admirable. De grandes et majestueuses cérémonies commencent le dimanche des Rameaux. Quelquefois le pape bénit ce jour-là les palmes, dans la chapelle Sixtine, et les distribue aux cardinaux et gens de marque qui assistent à l’office.

Les principales cérémonies ont lieu, le jeudi saint, après l’office du matin et la communion pascale générale. Le pape, accompagné des cardinaux, des évêques, des chefs d’ordre religieux et des officiers de sa maison, arrive à la chapelle Sixtine, où l’on célèbre aussi l’office du jour, après lequel le souverain pontife prend le Saint-Sacrement sur l’autel et le transporte processionnellement jusqu’à la chapelle Pauline, où il reste exposé jusqu’au lendemain. De là, il se rend sur le grand balcon, d’où il donne la bénédiction et l’absolution au peuple rassemblé en foule sur la place de Saint-Pierre ; il passe ensuite dans une des salles du Vatican où il lave les pieds à douze prêtres représentant les douze apôtres, après quoi il les sert lui-même avec les officiers de sa maison, dans la Cène qu’il leur donne. Le soir à vingt-quatre heures[1], les ténèbres sont chantées dans la chapelle Sixtine, ornée de loges et de draperies magnifiques. Il y a une foule considérable de personnes de qualité et d’étrangers qui viennent entendre le fameux Miserere de Leo et de Durante, exécuté en musique et sans instrumens, par soixante chanteurs très-habiles. Il est impossible de rien entendre de plus religieux et de plus sublime que ce morceau si justement renommé, et qu’on ne peut guère exécuter que dans la capitale du monde chrétien.

En descendant de la chapelle Sixtine, on passe au milieu de l’église de Saint-Pierre, qui n’est alors éclairée que par une croix de 30 à 40 pieds de hauteur, garnie de lampions. Suspendue au milieu du dôme, elle répand une clarté sombre, et rien n’imite mieux le séjour des Champs-Elysées ; car tous ceux qui se présentent au milieu de ces immenses nefs, ressemblent tout-à-fait à des ombres à peine visibles. Un silence interrompu par des paroles prononcées à voix basse ajoute encore à l’illusion.

Le vendredi saint la chapelle Sixtine, est entièrement dépouillée de ses ornemens et draperies. Le trône du saint-père et les bancs des cardinaux ne sont plus que des siéges de bois ; le pape est revêtu d’une chape rouge et d’une mitre blanche, en signe de deuil ; les cardinaux et les évêques sont aussi en couleur de deuil, et le cardinal officiant porte des ornemens noirs brodés d’or. La passion est chantée à trois voix avec un chœur imitant le peuple juif. Le souverain pontife et les assistans se tiennent debout tout ce temps-là, et se prosternent au moment où l’on annonce la mort du Sauveur ; ensuite le pape et tout le clergé dépouillés de leurs ornemens, vont adorer le Christ sur la croix. Puis tout le cortége va à la chapelle Pauline, d’où le saint père rapporte le Saint-Sacrement à la chapelle Sixtine.

Le samedi saint, on donne ordinairement le baptême à plusieurs Juifs et autres infidèles convertis. Bientôt le son des cloches et l’artillerie annoncent la résurrection du Sauveur ; ce sont les grosses cloches du capitole qui donnent le signal ; on fait des décharges de mousqueterie sur les places publiques.

Le jour de Pâques, le pape officie pontificalement à Saint-Pierre, où il est apporté sur sa chaise triomphale, précédé des cardinaux, des évêques et du haut clergé, tous revêtus d’ornemens resplendissants d’or, de pourpre et de pierreries. Dès que le pape a commencé la messe, il va s’asseoir au fond du chœur sur un trône éclatant, où il est environné de tout le haut clergé ; il est impossible de rien imaginer de plus riche, de plus majestueux et de plus imposant que cette assemblée des premiers pasteurs de l’église. Après le Credo, le saint père va finir le saint sacrifice à l’autel. La messe terminée, il monte au balcon où il donne pour la dernière fois la bénédiction urbi et orbi. Le soir, le dôme et l’immense façade de Saint-Pierre sont illuminés par des millions de lampions ; cette illumination est sans doute la plus étonnante qu’on puisse voir. Je dis étonnante, parce que tous ces innombrables lampions sont allumés dans un clin-d’œil, ce qui paraît une véritable féerie. Après l’illumination, on tire du haut de la tour de Saint-Ange une girandole composée de plusieurs milliers de fusées et d’autres pièces d’artifice.

Il est d’autres fêtes encore qui ont lieu dans le courant de l’année, et qui sont dignes aussi d’être vues ; entre autres, celle de saint Ignace, qui se célèbre dans l’église du collége Romain, l’une des plus grandes et des plus somptueuses de cette ville. C’est le rendez-vous de tout ce que Rome a de personnages les plus riches et les plus distingués, et les révérends pères Jésuites, depuis leur rappel par Pie vii, ont redoublé de zèle, de soins et de dépenses pour rendre leur fête d’une magnificence supérieure à tout ce qu’on a pu remarquer jusqu’à ce jour.

III. — Mort du pape — Conclave — Nouveau pontife.


À la mort d’un successeur du prince des apôtres, il est difficile de se faire une idée de la physionomie que présente la ville sainte. Il faut y être né et avoir vu plusieurs circonstances semblables pour bien en juger. Vous croyez sans doute que toute la population est dans le désespoir, la tristesse et le deuil. Détrompez-vous ; rien de tout cela. D’abord le peuple Romain, quelque bon qu’ait été le défunt pape, quelles que soient les faveurs qu’il en ait reçues, espère toujours en recevoir davantage de son successeur, et d’ailleurs les cérémonies funèbres, le conclave, l’exaltation du nouveau pontife, sont des événemens qu’il attend avec impatience, dont il jouit avec empressement, et qui l’occupent tout entier (car comment s’occuper autrement à Rome).

En outre, les grands ne voient plus qu’un but, c’est celui de pouvoir faire placer un de leurs parens ou une de leurs créatures, soit sur le trône pontifical, soit dans quelque place élevée de l’administration. Aussi aucune ville, pas même votre Paris, ne présente dans l’interrègne, un spectacle plus vif, plus animé que la nôtre. L’intrigue marche de toutes parts au pas de charge ; les cours des palais et des hôtels sont remplies de voitures, les antichambres, de valets et de solliciteurs, les salons, de dames du haut parage, de grands seigneurs, d’évêques, de prélats, de chefs d’ordres. En un mot, depuis le cardinal jusqu’à l’humble franciscain, il n’est personne qui ne se mette ou qui ne soit mis en mouvement.

Tout ceci n’est que pour préluder, en attendant l’arrivée des princes de l’Église pour l’assemblée du conclave ; à fur et à mesure de leur arrivée à Rome, ils sont entourés, flattés, cajolés, sondés sur leurs dispositions, tournés et retournés en tout sens avec une adresse, une finesse d’esprit et un art que les Romains seuls possèdent au suprême degré.

Mais les principales intrigues pour le choix du successeur au trône pontifical sont manœuvrées par les ambassadeurs des grandes puissances catholiques. Ce sont la France et l’Autriche, qui, à cet égard, tiennent le haut bout ; elles ont dans leur parti un certain nombre de cardinaux, et il est rare que la nomination du nouveau pape ne soit pas arrêtée avant la formation du conclave, qui n’a lieu souvent que pour la forme. Quelquefois aussi le Vatican se trouve être la tour de Danaë, dans laquelle l’esprit inspirateur descend en pluie d’or.

Le conclave tenu à Venise, pour la nomination de Chiaramonti, sous le nom de Pie vii, dérouta toute notre ville. L’Autriche ne put y avoir aucune influence, et la terreur qu’avaient jetée par toute l’Italie, les Français qui occupaient alors la péninsule, ne contribua pas peu à cette nomination.

Dans la promotion de Léon xii, les cardinaux français et votre ambassadeur furent joués très-adroitement par le parti autrichien que conduisait le cardinal Albani, ancien légat à la cour de Vienne, et l’un des princes de l’église les plus anti-français. Cependant La Genga ne dut sa nomination qu’au parti italien, qui ne voulut point d’Albani tout autrichien : car, à Rome, on craint peut-être plus encore l’influence allemande que celle de France. D’ailleurs relativement au mérite personnel, il n’y avait pas à balancer.

Cette année, les intrigues étaient tellement dirigées sur plusieurs compétiteurs, que le conclave s’est formé sans qu’il y eût rien de décidé. Albani se replaçait sur les rangs. Gregorio, le descendant en ligne collatérale du feu roi de Naples, se rapprochait du parti français. Zurla, ancien chef d’ordre, avait aussi des prétentions. D’un autre côté, le parti de saint Ignace, redoutant toujours la remise en vigueur de la redoutable bulle de Clément xiv, mettait en mouvement tous ses ressorts, pour faire porter une créature qui lui fût totalement dévouée ; mais il ne put avoir que deux ou trois cardinaux dans sa large manche, et la lettre hautaine, écrite par le successeur provisoire du grand-maître ou supérieur-général Fortis au sacré collége, loin de lui servir, ne fit qu’indisposer justement les cardinaux, et son affaire fut manquée.

Enfin, le conclave s’est assemblé le 24 février dernier et voici les cérémonies qui accompagnent toujours cette circonstance.

Le sacré collége se rend processionnellement au palais du Vatican, qui est destiné au conclave ; arrivé à la chapelle Pauline, on y célèbre la messe, où communient tous les cardinaux, les prêtres et diacres attachés au conclave. Après la communion, le cardinal officiant dépose sur l’autel ses habits pontificaux ; on place la table du scrutin devant l’autel, avec des tabourets pour les scrutateurs ; ensuite le cardinal, préfet des cérémonies, lit l’acte de la fermeture solennelle du conclave : on distribue des feuilles de scrutin et des livres de prières à chaque cardinal. Alors le préfet du palais apostolique, gouverneur du conclave, à la tête de la garde suisse, fait fermer et surveiller toutes les portes et issues du Vatican.

À une heure après midi, tous les conclavistes, et officiers employés à leur service, se rassemblent à la chapelle Pauline, pour prêter serment de garder le secret le plus religieux sur toutes les opérations du conclave.

Vous saurez que l’on renferme au Vatican non-seulement tous les officiers et domestiques employés au service des cardinaux, mais encore des médecins, chirurgiens, pharmaciens, barbiers, cuisiniers, etc., de sorte que toute communication est interceptée avec le dehors. Le scrutin se fait au bout de quelques jours. Il est dépouillé en présence de tous les cardinaux. S’il ne donne aucun résultat, on brûle les billets dans une cheminée, vers les deux heures après midi. En ce moment on voit une foule de curieux, sur la place Saint-Pierre, attendre avec autant d’impatience et d’anxiété le résultat du scrutin, que la populace de Naples attend, sur la place de la Vicaria, la sortie des numéros de la loterie. Mais dès qu’on aperçoit la fumée s’élever de la cheminée fatale, ce qui annonce qu’un scrutin nul vient d’être jeté au feu, la foule se retire et s’écoule avec humeur et mécontent, en répétant les juremens d’accidente allo Spirito Santo, accidente ai cardinali ! etc.

Lorsqu’enfin il y a une majorité, le scrutin n’est pas livré aux flammes ; tous les cardinaux viennent se jeter aux pieds de l’élu de l’Esprit saint, et vénérer en lui le souverain pontife. Alors, au signal donné par le gouverneur, on tire le canon du château Saint-Ange, et les cloches annoncent le joyeux événement. La nouvelle circule aussitôt dans la ville avec la rapidité de l’éclair : en moins d’une heure, trois cent mille bouches l’ont proclamée ; tout est en rumeur ; les rues sont remplies de voitures qui se croisent dans tous les sens. Les uns courent féliciter les amis du nouveau pape ; les autres vont faire leurs condoléances au parti vaincu.

L’exaltation du saint père a lieu immédiatement après ; et au bout de quelques jours, le nouveau pape nomme ses créatures aux places éminentes de l’état, ou confirme ceux qui les exercent, et compose sa maison, ce qui donne lieu à de nouvelles intrigues, à des sollicitations, à des démarches non moins actives, que lorsqu’il s’agit de la nomination à la chaire de Saint-Pierre ; car il n’est personne, depuis le camerlingue jusqu’au cordonnier de la feue Sainteté, qui ne fasse agir tous les ressorts qui sont en son pouvoir pour conserver sa place.

Cette année, les opérations du conclave ont été tenues dans le plus grand secret : cependant, malgré la surveillance du gouverneur et des cardinaux Bernetti et la Sommaglia, chefs d’ordre du conclave, l’ambassadeur de Russie, tout schismatique qu’il est, avait tous les soirs un petit bulletin de ce qui se passait dans cette réunion sacrée. Vous avez su sans doute que le cardinal Severoli était sûr de la majorité des suffrages, lorsque le cardinal Albani signifia au sacré collége l’exclusion de ce cardinal, au nom et d’après le droit de l’empereur d’Autriche. Les suffrages se partagèrent alors tour à tour entre Capellari, Zurla, Oppizoni, Benvenuti, Pacca, Mocchi, et Gregorio ; mais ils s’arrêtèrent enfin sur le respectable Zaverio Castiglione, qui a pris le nom de Pie viii.

Telles sont, mon cher ami, les affaires de l’intérêt le plus grave, qui tour à tour occupent notre capitale. La mort d’un pape, le conclave, le rare jubilé, le carnaval et la semaine sainte, voilà nos révolutions, notre vie politique, nos occupations, nos plaisirs.

Jal…i.



LA TERRE DE DOSPUDA DANS LE PALATINAT D’AUGUSTOW (POLOGNE).


Communiqué par M. Léonard Chodzko.[2]


Le dernier rejeton, en ligne masculine, de l’illustre famille des marquis de Pazzi, originaires de la Toscane, de cette famille qui, depuis près de quatre siècles, a laissé tant d’éclat et de gloire dans les annales de Pologne ; l’ancien général de division, aujourd’hui sénateur castellan, Louis Paç, à la pacification générale en 1815, déposant une épée qu’il avait illustrée des bords du Tage à ceux de la Moskowa, voulut dans le calme de la paix se rendre utile à son pays, auquel il avait fait hommage de sa gloire militaire. Il partit pour l’Angleterre où, après de laborieuses recherches, il rencontra enfin en Écosse et au château de Holcolm, chez M. Cook, l’objet de ses investigations agronomiques. En conséquence, de nombreux colons écossais, des mécaniciens habiles, des baillifs ou économes, furent transportés en 1815 à sa terre de Dospuda, située dans le palatinat d’Augustow en Pologne, et à 22 milles au sud de Kowno. Une ferme considérable fut soumise à une nouvelle organisation, et répondit tellement à l’attente du propriétaire, qu’en 1819 le prince Zaïonczek, lieutenant du roi de Pologne, en visitant la terre de Dospuda, fut témoin d’une fête agronomique où furent réunis sur un même terrain, des brebis améliorées, un troupeau choisi de bétail de race anglaise, et les instrumens aratoires les plus accrédités et le mieux adaptés au pays : le simulacre des travaux ruraux fut exécuté sous ses yeux. Des champs arides et incultes soumis à un assolement régulier ; des colonies écossaises prospérant et répandant l’industrie dans le pays ; des machines à battre le blé ; des moulins à farine, d’autres à vanner ; une tannerie ; une manufacture de douze métiers de napage anglais, ainsi que la fabrication de fromages de Chester : telles sont les améliorations que le général L. Paç a introduites dans sa terre de Dospuda.

Après avoir traversé un pays agreste et inculte, le voyageur est agréablement surpris de descendre dans une plaine riante, soigneusement cultivée, traversée par plusieurs routes plantées d’arbres et bordées de haies vives. Au milieu de cette plaine s’élève un château sur le penchant d’une colline, adossé à un parc antique, flanqué de six tours élégantes et orné de soixante pinacles.

On y arrive par une grande porte grillée qui joint les pavillons des écuries et des remises par une galerie gothique à jour, appuyée à un large fossé. Au bout d’une belle cour de quatre cents pas, parsemée de mélèzes et bordée de riches clumbs, s’offre aux regards du voyageur un antique manoir ; un portique majestueux laisse un accès facile aux voitures, et la situation du château étant sur un terrain élevé, il se présente favorablement de tous les côtés et domine une plaine de plusieurs lieues ; un vaste parc anglais et une grande pièce d’eau limpide, ainsi qu’une petite rivière qui serpente à travers de riantes prairies, couronnent cet ensemble magnifique. Au-dessus d’un rez-de-chaussée, qui sert en quelque sorte de base à tout l’édifice, s’élèvent pyramidalement un premier, second et troisième étage, ainsi qu’un fort entouré des créneaux qui complète cette architecture gothique. L’intention du propriétaire étant de dédier ce monument aux citoyens qui se sont illustrés en combattant pour leur patrie, M. Charles Aureli, élève de Canova, a exécuté par ses ordres des statues disposées dans les embrasures des croisées colossales du château. Sur la façade principale, on remarque les rois Boleslas-le-Grand et Wladislas-Jagellon ; au-dessus, Constantin Ostrogski et Georges Radziwill. Successivement on y voit le roi Étienne Batory, et au-dessus de lui Jean Zamoyski, ensuite le roi Jean Sobieski, et Jean Tarnowski. Sur la façade qui donne sur la terrasse du parc, on aperçoit Stanislas Zolkiewski, Jean-Charles Chodkiewicz, Étienne Czarniecki et Michel Paç, grands-généraux des armées de Pologne et de Lithuanie.

Du vestibule gothique, on entre par la droite dans une salle d’ordre corinthien, soutenue par vingt-quatre colonnes et demi-colonnes, et couronnée d’un plafond orné de cassetons et rosons. Ce local est décoré de plusieurs bas-reliefs copiés de Canova, de divers bustes, de plusieurs tables de marbre antique situées entre les colonnes, et d’une cheminée en marbre de Carrara, au-dessus de laquelle on aperçoit, au moyen d’une grande pièce de cristal, un spacieux jardin d’hiver, rempli de fleurs, de plantes et d’orangers, et, au milieu, un jet d’eau sortant d’un vase de porphyre.

Le voyageur éprouve aussi une agréable surprise quand il visite les thermes, situés au-dessous de ce jardin de fleurs. L’architecture, la peinture et les décors sont d’un goût exquis, et imités des bains romains. On remarque au milieu du salon la statue de Vénus, d’après celle de Canova en marbre blanc, qui se trouve à Florence.

De la salle grecque, on entre dans celle du billard, dont le plafond est peint dans le style du moyen-âge, et les parois représentent quatre faits historiques, savoir : l’abdication de Jean-Casimir, lue par le grand-chancelier de Lithuanie Chistophe Paç, la paix de 1667 conclue avec les Moskovites par le même grand-chancelier ; une insurrection, où périt le vice-grand-général de Lithuanie Vincent Gonsiewski, apaisée par le grand-général Michel Paç ; le baptême dans l’église de Saint-Pierre, à Wilna, de soixante-dix jeunes Turcs pris à la bataille de Chocim par le même grand-général.

En poursuivant cette visite, on entre dans la salle à manger d’une structure gothique, voûtée, et peinte par Branca. Les vitraux sont en couleur et ornés de deux rangs de portraits de famille.

De là, une grande porte vous conduit à une galerie longue de soixante-quatorze pieds ; de la terrasse, on y jouit de la vue du parc et d’une grande pièce d’eau. Le plafond représentant les trois Arts, est peint par Nicolas de Angélis. On y voit aussi une belle frise, par Jean-Baptiste Caretti ; une collection de tableaux des écoles italienne, flamande, et française, orne les murs de cette galerie.

Vient ensuite le cabinet de bains, voûté, décoré de stucs, et d’un groupe de Vénus et l’Amour ; ensuite une bibliothèque de style étrusque, et une chambre avec des peintures gothiques d’un ensemble noble et élégant.

Du grand vestibule, en tournant à gauche, on entre dans une salle d’armes antiques. Les vitraux coloriés représentent les chevaliers armés ; on y remarque aussi quatre victoires des Polonais, peintes à fresque : celle de Grunewald remportée sur les Teutons par Wladislas-Jagellon ; de Kluzyn sur les Moskovites par Zolkiewski ; de Kirchholm sur les Suédois par Chodkiewicz ; de Chocim sur les Turcs par les grands-généraux Sobieski et Paç. Sur un fond de velours cramoisi et or, couleurs nationales de Lithuanie, sont placées différentes armures et cuirasses antiques : des drapeaux groupés, des fusils, des armes remplissent cette enceinte. Dans les armoires, on trouve les trophées de famille enlevés à différentes batailles, notamment à celle de Chocim.

Une porte s’ouvre au fond de la salle d’armes ; on aperçoit une grande salle ornée d’un plafond peint par de Angélis, Caretti et Branca, et où sont aussi les quatre statues colossales de Condé, Turenne, Montecuculli et Eugène de Savoie. Cette pièce est un dépôt de cartes militaires et d’ouvrages stratégiques.

On monte par un escalier à la chapelle gothique, de quarante pieds d’élévation, forme octogonale, disposée de manière à entendre commodément le service divin des deux étages supérieurs, et même de la tribune et de l’escalier. Un tableau original de Luc Giordano, représentant le Christ, est au-dessus du maître-autel. Deux mausolées de famille, en marbre de Carrara, exécutés par Cincinnatus Baruzzi, élève de Canova, sont placés sur le côté de la chapelle : le premier est élevé à la mémoire de Joseph Paç, général des armées de Lithuanie ; le second à celle de Michel-Jean Paç, grand-maréchal de la confédération de Bar, tous deux grands-oncles du propriétaire actuel de Dospuda.

À un quart de lieue du château est la ville de Raczki, faisant partie du même domaine. Le général L. Paç y a fait élever une église dont la structure, la peinture, les riches ornemens en stuc et les statues que l’on doit aux artistes italiens que nous avons cités, font l’admiration des visiteurs, aussi bien que l’hôtel-de-ville, bâtiment d’architecture gothique, carré, flanqué de quatre pinacles, avec une tour svelte et élégante au milieu.

L’auteur de toutes ces constructions est M. Henry Marconi, architecte de Bologne : il y a déployé autant de goût que d’habileté dans son art. Le maître-maçon Ignace Christini l’a très-bien secondé.

On s’étonne avec quelque raison que le ministère polonais, en cassant l’arrêté du feu lieutenant du roi, qui avait abrégé la route de poste de plus d’un mille et demi, ait tracé une autre ligne plus longue, sous le prétexte frivole de la proximité du canal. Cette mesure est d’autant plus à regretter, que la route primitivement désignée, traversant un pays fertile, et montrant au voyageur un site et des bâtimens assez rares encore en Pologne, répandait à l’étranger une opinion favorable sur la richesse et la culture de ce pays.

C’est encore dans le voisinage de cette grande terre seigneuriale de Dospuda, et près du village de Chomontow, que se trouvait le point de réunion des anciennes frontières de la Prusse-Ducale, de la Mazovie et de la Lithuanie. Les trois poteaux plantés en triangle y existent encore ; et, selon l’ancienne tradition, sur le même emplacement et à l’époque des grandes chasses, les trois ducs de ces différentes provinces y faisaient dresser une table à manger, et passaient ainsi quelque temps, assis chacun d’eux sur sa terre.

Chodzko.



L’HERCULANUM D’IRLANDE.

Dans le comté de Wexford, en Irlande, est une petite baie resserrée entre deux montagnes, et dont le rivage sablonneux et inégal est couvert d’une végétation maigre et clair-semée. En y descendant, on reconnaît bientôt que ce terrain est parsemé d’une foule d’éminences parallèles ou se coupant à angles droits, et d’une égale quantité de dépressions dans le même sens, le tout affectant une direction trop régulière, pour ne pas faire soupçonner le travail des hommes. Ce qui surtout peut ajouter à cet idée, c’est l’aspect d’une pointe de clocher élevant, du milieu de cette solitude, sa flèche dont on reconnaît avec quelque peine, la forme et les débris. Le voyageur ne tarde pas à apprendre qu’il se trouve au dessus de la ville de Bannow, ensevelie par les sables aussi complétement, quoiqu’avec moins de rapidité sans doute, que Pompeia et Herculanum le furent jadis par les cendres du Vésuve. Les éminences parallèles sont formées par les sommets des maisons, et les dépressions sont les rues, dont on reconnaît la direction et le nombre, avec une telle précision que de ce point, il ne serait pas difficile de tracer le plan de la ville. En suivant une de ces rues, on voit qu’elle se rendait à la mer, où l’on découvre, en creusant légèrement dans le sable, les restes d’un quai construit en briques.

À l’extrémité de la ville, et assez loin de la mer, un bâtiment à demi enseveli laisse encore apercevoir le sommet de ses murs noircis par les siècles. C’est une église où l’on descend par le toit, et dont l’intérieur a peut-être été déblayé par les soins de quelques voyageurs, ou qui, fermé de toutes parts, au moment de la catastrophe, n’a pu donner accès aux sables qui ont recouvert l’extérieur. Quoi qu’il en soit, on reconnaît au-dedans une architecture remontant à une époque bien antérieure à celle de l’invasion des Normands dans la Grande-Bretagne.

Le silence et l’isolement qui règnent sur cette plage sont faits pour inspirer à celui qui la parcourt de mélancoliques réflexions, lorsqu’il pense que les ossemens d’une population entière sont peut-être ensevelis sous ses pieds, au milieu des monumens encore debout des arts et de la civilisation. Il est à regretter qu’on n’ait pas entrepris dans ces lieux quelques fouilles qui eussent pu être d’un grand intérêt. À défaut de ce secours, on ne peut former que des conjectures sur la destruction de cette ville, en s’en rapportant, d’ailleurs, pour ce qu’elle fut jadis, aux récits des historiens. Il paraît, d’après Maurice Regan et sir James Ware, que Bannow fut une ville assez considérable par ses richesses, sa population et son commerce. Dans les archives du comté, à Wexford, il existe encore des registres de perception d’impôts de cette commune, dont la date remonte à plus de huit cents ans, et où se trouvent des indications qui annoncent une population opulente et active.

On ne saurait préciser l’époque où Bannow fut enseveli par les sables ; mais le même phénomène qui amena sa destruction, se remarque encore de nos jours. Il existe aux environs, de grands amas de sable fin et mouvant, que le vent fait changer à chaque instant de place et de gisement. Il s’élève en petites colonnes, s’entasse autour du plus léger point qui l’arrête et lui sert de noyau, et dans un espace de temps très-court, change totalement la forme et l’aspect des lieux. Aussi, les environs de Bannow ont subi des altérations non moins sensibles que celles de la ville. Sur une carte topographique du Comté, de 1657, on remarque dans la baie et en face de la ville dont elle est séparée par un canal, l’Île de Slade. On trouve encore dans un recueil d’observations nautiques, des instructions données aux marins pour traverser ce canal et éviter quelques récifs qui en rendaient la navigation dangereuse. Le canal, l’île et les rochers ont cessé d’exister, ou du moins d’être distincts ; d’énormes couches de sable ont égalisé le tout et un chemin que parcourent de lourdes charrettes, a remplacé le port où flottaient les pavillons des vaisseaux.

Puppibus illa priùs, patulis nunc hospita plaustris.

La baie et les environs de Bannow, quoique dignes d’attirer l’attention par la fertilité du sol, la douceur de la température, la beauté des sites et les souvenirs qui s’y rattachent, sont peu visités par les voyageurs. Les ruines de quelques vieux châteaux dont les remparts noircis et démantelés couronnent les collines d’alentour, et une ville entièrement disparue de la surface du sol, sont les seuls témoignages d’une ancienne prospérité dont la mémoire même n’existe plus.

La…



LES TURCS ET LES GRECS.

Toute l’Europe applaudit à la délivrance de la Grèce : nous partageons nous-mêmes à cet égard la satisfaction universelle. Il est cependant un fait bien digne de remarque que nous nous contenterons de constater ici, sans chercher à l’expliquer pour le moment : c’est que les voyageurs qui ont porté en Orient un si vif enthousiasme pour les Grecs et une aversion si profonde pour le caractère des Turcs, sont revenus de ces contrées lointaines avec des opinions que l’expérience paraissait avoir singulièrement modifiées. La célèbre Contemporaine (madame Ida St.-Elme) est encore de ce nombre. Partie pour l’Orient, il y a peu de mois, elle avoue qu’elle s’est trompée complétement sur plusieurs points. Nous ne savons pas encore si nous devons attribuer cette conversion aux gracieux saluts qu’elle recevait, dit-elle, tous les soirs à Alexandrie, du valeureux fils de Mohamed Ali ; mais quoi qu’il en soit, voici un fragment inédit fort curieux de ses mémoires sur l’Égypte, qu’elle a adressé à un de ses correspondans.

… « Depuis que je me connais, j’ai partagé l’opinion générale en Europe sur les Turcs, ce peuple de l’Asie si peu connu et pour cela si mal jugé. Dans ma jeunesse, un Turc était presqu’un épouvantail ; à ce nom s’attachait l’idée d’une affreuse barbarie, d’une stupide ignorance et d’une intolérance religieuse invétérée, tandis que les débris du peuple grec se paraient à nos yeux de toutes les brillantes illusions des grands souvenirs de noms illustrés dans la guerre, les lettres, l’éloquence oratoire et les arts.

« Aussi quels cris d’enthousiasme ne s’élevèrent pas en faveur des Grecs à leur première tentative pour secouer le joug ottoman ! En France, tous les partis s’unirent, tous nos écrivains chantèrent leur malheur et leurs droits.

… « Dans cet élan si noble, inspiré par une résolution sublime, personne ne se donna la peine de réfléchir un instant sur l’impolitique déloyauté de chasser les Turcs, une puissance amie, de les chasser des contrées dont la victoire les avait rendus maîtres. Personne ne pensa qu’il était possible d’affranchir la Grèce sans détruire la Turquie et l’enthousiasme fit perdre de vue qu’il était également noble, en donnant aux Grecs les premiers élémens de la civilisation, de faire en même temps jouir les Turcs de ce bienfait. Deux nations à la fois avaient à profiter ; mais l’exaltation était si grande, secourir les malheureux chrétiens d’Orient était un cri si généreux, qu’on examina cette question d’une manière absolue, sans vouloir admettre aucune des considérations générales qui s’y rattachaient.

« Je parle aussi franchement des Grecs, parce qu’en 1825 j’ai partagé jusqu’au délire l’opinion générale, que j’ai plus consulté mon enthousiasme que ma fortune, pour les quêtes et les dons, et qu’enfin une lettre pleine de sagesse de M. le comte de St-Aulaire, président du comité grec à Paris, dont l’original est encore entre mes mains, cette lettre m’empêcha de faire l’insigne folie de courir avec mon fils aux murs de Missolonghi ou aux champs de la Morée. Non seulement mon enthousiasme se refroidit à Paris par la connaissance de quelques calculs spéculatifs qui en sont l’antidote ; mais depuis mon séjour à Marseille et mon voyage en Afrique et en Asie, cet enthousiasme s’est éteint. Il a été remplacé par une juste estime pour le caractère de ces Turcs qu’on nous peignait si sauvages, si cruels, et qui, dans une occasion bien récente encore, la déplorable affaire de Navarin, ont tenu une conduite dont la prudence, l’humanité et la sagesse honoreraient les nations les plus civilisées de l’Europe. Je suis sur les lieux, je vois, j’entends et je compare, et chaque jour je m’applaudis d’avoir eu l’occasion de m’éclairer. C’est avec transport que j’emploie ma plume à réparer une injustice causée par une opinion sans preuves, erreur commise non-seulement par moi, femme, mais journellement par tant d’hommes du plus grand mérite, et surtout par des auteurs qui tracent dans leurs cabinets, à Paris ou à Londres, le tableau des mœurs et du caractère des Persans, des Indiens, des Grecs, des Arabes et des Musulmans. J’écris sur les lieux et sans flatterie, sous la seule influence de la justice et de la vérité, et je tâcherai par quelques faits authentiques, de rendre évidentes pour mes lecteurs les causes qui ont, à ce point, changé mon opinion sur les Turcs et les Grecs, me montrant juste et impartiale pour l’une et l’autre nation, etc., etc…

Ida Saint-Elme.
LE DOCTEUR MADDEN.

Les réflexions suivantes sur le Voyage en Orient du docteur Madden, dont quelques journaux français et étrangers ont cité plusieurs fragmens, sont extraites du Courrier de Smyrne

Tout en reconnaissant qu’elles sont empreintes elles-mêmes d’exagération, elles nous ont paru généralement assez vraies. Toutes les personnes qui ont réellement vu l’Orient ont signalé depuis long-temps les nombreuses aberrations du docteur Madden.

La Revue Britannique a publié une série de lettres sur l’Orient dans lesquelles, à travers des observations très-fines et très-exactes, nous avons remarqué un assez grand nombre d’erreurs, que l’abondance des matières politiques nous a seule empêché de signaler et de réfuter. Le même motif serait, à nos propres yeux, une excuse insuffisante, si nous passions sous silence les assertions consignées dans l’un des articles que contient le no 49 de ce recueil, sous le titre d’Esquisses levantines, et qui est un extrait, par notes détachées, du Journal des Voyages d’un certain docteur anglais Madden. Ce brave homme a voulu s’amuser aux dépens de ses lecteurs ; mais il aurait dû inventer des contes plus innocens que ceux qui donnent lieu à nos explications.

Dans le chapitre du marché des esclaves, que le docteur a été autorisé à visiter, comme si un marché, en Turquie comme ailleurs, n’était pas public, les phrases suivantes terminent une description lamentable des malheureuses femmes grecques enlevées à Scio, Ipsara et autres îles de l’Archipel, et entassées demi-nues dans une cellule.

« C’était un spectacle douloureux que de voir ces pauvres filles pleines d’innocence et de pudeur, examinées de la tête aux pieds par chaque soldat libertin qui prétendait vouloir les acheter. J’en vis une d’environ quinze ans, dont on proposa l’acquisition à un vieux Turc ; cet homme mania ses épaules, ses jambes, ses oreilles, examina sa bouche, son cou, à peu près comme on examinerait un cheval… »

Le docteur ne dit point où se passait cette scène ; quant à nous, nous ne connaissons pas un seul lieu en Turquie où un musulman, soldat ou autre, se permît d’insulter publiquement à la pudeur, en maniant une femme comme un cheval, sans courir le risque d’être lapidé sur la place. Dans aucun pays du monde, la décence extérieure n’est aussi religieusement respectée ; c’est une loi qui a pénétré si profondément dans les mœurs turques, qu’une femme, quelle qu’elle soit, libre ou esclave, est sacrée pour cette foule d’hommes qui se croisent en tous sens dans les rues et dans les bazars, et que celle qui recevrait de l’un d’eux la moindre offense trouverait à l’instant mille défenseurs. Remarquons que, suivant le narrateur, les filles grecques étaient examinées par chaque soldat libertin, ce qui revient exactement à l’idée de son titre, c’est-à-dire du marché public. Et c’est un vieux Turc, qu’il choisit pour donner ainsi, coram populo, ce spectacle de scandale et d’immoralité !

Dans le long commérage qui remplit le chapitre intitulé : Turcs petits-maîtres, on lit ce qui suit :

« Il a été élevé au sérail, et c’est par la route de l’infamie qu’il est parvenu aux honneurs. D’esclave il devient membre du ministère ou gouverneur d’une province. »

Voilà un homme déclaré infame parce qu’il est élevé suivant les usages et les lois de sa nation. En quoi consiste cette infamie ? En ce qu’il a été esclave ; mais comment un médecin qui prétend avoir été initié, en cette qualité, à tous les secrets de la vie turque, peut-il se méprendre si lourdement sur ce terme d’esclave ? Il se représente, et c’est une preuve qu’il n’a rien vu, l’un des nègres des Antilles ; mais là encore, l’infamie n’est pas pour l’esclave ; elle est pour le maître qui le fouette et qui outrage l’humanité. Le mot d’esclave, en Turquie, n’entraîne que l’idée de dévouement absolu d’un serviteur. Le chef d’une maison le considère comme un membre de la famille ; il ne s’en sépare que pour l’élever plus haut, et le mettre ainsi en route pour parcourir tous les degrés de l’échelle sociale. Ainsi un homme n’est pas, comme chez nous, condamné éternellement à l’état de domesticité ; et vous appelez cela de l’infamie !

« Une hostilité permanente contre les chrétiens est le premier principe de sa loi… les défauts de son caractère sont les résultats d’une élévation subite, de l’enivrement d’une prospérité dont il jouit sans modération et sans sagesse. »

De quelle loi parle le docteur ? Du Coran sans doute, puisqu’il n’y en a pas d’autre ; eh bien ! ouvrez l’une des premières pages du Coran, vous y trouverez cet admirable précepte : «  soyez tolérans ; si Dieu l’eût voulu, tous les habitans de la terre auraient suivi sa loi. » Ainsi l’intolérance n’est donc pas dans la loi du musulman, qui adore les décrets de Dieu et ne cherche point à les expliquer. Est-elle dans son caractère ou dans son éducation ? Qui oserait le soutenir ? En Turquie, il n’y a pas de religion d’état, principe commun à la plupart des monarchies de l’Europe ; les diverses religions y sont sur le même degré, et de toutes, celle des maîtres du pays fait assurément le moins de bruit.

Dans quel lieu de l’empire ottoman a donc vécu notre docteur, pour n’avoir pas su que la résignation la plus absolue au Kismett, c’est-à-dire aux volontés du destin, est le trait le plus saillant du caractère musulman ? Comment, avec cette impassibilité philosophique, jouirait-il de l’enivrement de la prospérité, sans modération et sans sagesse, lorsqu’elle lui fait supporter, avec une force qui nous est inconnue, les coups les plus rudes de l’adversité ? Et quand le type original de la nature morale des Turcs ne serait pas là pour démentir cette assertion, les faits les plus marquans ne parlent-ils pas assez haut ?

Nous demandons à nos lecteurs un peu de patience pour lire la description suivante :

« Il arrive (l’effendi, petit-maître) au café vers midi : l’Arménien qui en est le propriétaire l’accueille avec une profusion de salem chrétiens ; il étend sous lui un meilleur tapis, lui présente sa plus belle tasse, baise la peau de sa robe et ne lui parle que plié en deux. Mais le café n’est pas bon ; l’effendi tempête, et le pauvre Arménien frémit ; il jure par la barbe de son père qu’il a fait de son mieux ; l’effendi lui jette la tasse à la figure en vomissant des imprécations contre lui et contre sa mère. Mais sur ces entrefaites arrive un ami de l’effendi ;… puis un docte uléma, à la fois homme de loi et théologien : car ici la chicane et la théologie ne font qu’un etc., etc. »

Des petits maîtres turcs, qui sont comme des porte-faix ivres de la halle de Londres ou de Paris, des ulémas transformés en ergoteurs du bas-empire, de la chicane théologique en Turquie ! Ah ! pour le coup, docteur, c’est trop fort ; permettez que nous nous arrêtions là ; car nos lecteurs suffoquent, et nous aussi.



THÉÂTRE DES FRANCS À SMYRNE.
Smyrne, 6 décembre 1829.

C’est un homme prodigieux que M. Scribe ; son esprit fournit aux plaisirs du monde entier. Des bords de la Seine à ceux de la Néva, de la zone tempérée de Paris aux régions brûlantes de l’Afrique et de l’Asie, de la scène brillante du théâtre de Madame au plancher raboteux des plus petites salles d’amateurs ; tout ce qui parle ou comprend le français, tout ce qui est tant soit peu sensible à la peinture de mœurs prises sur le fait et toujours tracées avec le pinceau le plus fin et plus élégant, rencontre de vives jouissances dans la représentation des pièces de M. Scribe.

Je l’ai connu dans son enfance cet inépuisable fournisseur de la scène française ; j’étais dans un collége très-voisin du sien, et plus d’une fois le bruit de ses spirituelles saillies, de ces mots heureux qui trahissent l’homme, pénétra à travers les murs épais qui séparaient les deux établissemens. Chaque année, sa tête était chargée de couronnes, et, ce qui valait autant que la décision des professeurs, ses camarades confirmaient par des applaudissemens sincères la sentence de l’Aréopage scientifique. Grands et petits du collége de Sainte-Barbe s’attelaient au char du triomphateur, et le montraient avec orgueil comme le primus inter pares. M. Scribe, comme on le voit, a commencé de bonne heure ses succès populaires, et la société est devenue pour lui ce qu’étaient alors les cinq cents camarades qui le proclamaient le meilleur et le plus habile.

J’ai connu encore son premier collaborateur, M. Poirson, aujourd’hui directeur du théâtre de Madame, avec lequel j’ai débuté sur les tables du collége, dans la carrière théâtrale. Notre petite troupe, organisée à l’insu de notre vieux et respectable proviseur M. Champagne, s’était placée tout naturellement sous sa direction. Il avait déjà le coup-d’œil et le ton du maître. Tout marchait à sa voix ; il encourageait les faibles, excitait les paresseux, instruisait les moins habiles, communiquait à tous son ardeur et sa facilité de bien faire. Échauffés par ses inspirations, nous aussi nous étions fiers de notre théâtre d’amateurs, auquel accouraient furtivement nos camarades des divers quartiers du collége. Quel fut notre désappointement lorsqu’un soir, au sortir du souper, au moment où nous nous promettions tous les plaisirs d’une pièce nouvelle, montée à grands efforts par notre directeur, nous trouvons le vieux proviseur Champagne gravement assis au milieu de notre petite scène déjà préparée, et notre décorateur Digeon (aujourd’hui interprète du roi de France à Égine), piteusement cloué dans un coin, osant à peine lever les yeux sur le régent, dont la bouche allait lancer sur lui et sur nous les foudres collégiales. Poirson est le premier informé de la prise du camp par l’ennemi ; mais loin de se décourager, avec cette tête qui devait un jour commander aux flots toujours agités d’une troupe de comédiens, il fait naître tout à coup dans l’escalier un bruit effroyable ; le proviseur y court, et vingt élèves lancés au même instant dans la salle d’étude par le génie audacieux de notre directeur, enlèvent et sauvent les décorations. Le tour était bon ; cette petite pièce improvisée venait d’être admirablement exécutée sous les yeux mêmes du régent ; il fut le premier à y applaudir et se contenta de nous défendre, en riant, de continuer à jouer la comédie. Six ans plus tard, notre camarade Poirson avait bâti et créé le théâtre de Madame, où déjà son excellente administration attirait la plus brillante société de Paris. Doux souvenirs d’enfance, je n’ai pas résisté au plaisir de vous laisser reparaître sous ma plume, après vingt ans et à six cents lieues de mon pays !

Revenons à notre théâtre de Smyrne. Il faut en convenir, l’imitation est bonne, et je dois des éloges aux amateurs pour avoir essayé de nous transporter à une soirée du théâtre de Madame, en nous donnant, dans une seule représentation, trois des plus jolies comédies de M. Scribe. Un dernier jour de fortune, le Diplomate, et la Mansarde des artistes, avaient été choisis pour captiver tous les genres d’intérêt et la bienveillance de la société.

Par suite d’une maladie subite, sorte d’accident que le caprice, la vanité et même la fatalité mettent souvent en jeu pour déranger les grandes et les petites scènes, le rôle le plus important de la première pièce avait dû être appris en peu de jours. Un amateur crut devoir en faire part aux spectateurs et réclamer leur indulgence. Le jeune orateur paya le tribut à la timidité, et apprit, un peu à ses dépens, qu’il faut pour parler au public, des phrases toutes faites, ou la hardiesse et l’habitude qui y suppléent. Il s’agissait du rôle de Saint-Pierre dans Un dernier jour de fortune

La troupe s’est recrutée de trois jeunes gens qui ont précisément débuté dans cette première pièce où ils ont fait preuve d’une facilité qui promet des soutiens au théâtre. On a surtout remarqué le jeune Edmond ; sa tenue et sa diction méritent des éloges particuliers.

Le Diplomate a obtenu tous les honneurs de la soirée. Cette jolie comédie a été jouée avec beaucoup d’ensemble. Le rôle de Chavigny présente des difficultés réelles ; il se montre tour à tour sous des faces si opposées, qu’il exige, pour être rendu avec succès, beaucoup d’habitude et d’intelligence de la scène. L’amateur qui en était chargé et qui venait de remplir le rôle de Saint-Pierre dans la première pièce, a passé alternativement, avec une grande aisance, des manières un peu communes d’un domestique parvenu, au bon ton et à la grâce d’un homme de salon. Les autres rôles ont été bien rendus ; l’envoyé de Saxe et celui d’Espagne surtout ont fait preuve de talent.

À la troisième pièce, le tableau de l’intérieur de trois amis vivant en commun avec une orpheline qu’ils ont accueillie, offrait cette difficulté que, les mœurs des artistes de Paris ne pouvant être connues de la plupart des personnes qui assistaient à la représentation, les amateurs avaient à craindre que le public ne demeurât froid et en quelque sorte étranger à la scène qu’ils reproduisaient. Ils ont évité cet écueil par beaucoup d’ensemble, et de nombreux applaudissemens leur ont prouvé que leurs efforts n’étaient pas infructueux. Les trois amis et leur compagne Camille étaient bien dans leurs rôles ; mais le docteur Franval mérite une mention spéciale. À part quelques momens un peu chargés, il a constamment rendu, avec une grande vérité, l’esprit de ce personnage. En général, l’exécution des pièces laisse peu à désirer. Je n’en dirai pas autant du local où on continue à prendre un bain de vapeur, faute d’ouvertures pour introduire une quantité d’air suffisante. Le propriétaire, homme riche et obligeant, devrait bien songer à la santé de la nombreuse société qui se réunit dans son petit théâtre. Il aura sur la conscience le premier étouffement.

Qu’ai-je appris ? On joue la comédie bourgeoise à Alexandrie et même dans la perfection ! Des demoiselles n’ont pas craint de se charger des rôles de femmes, et aujourd’hui c’est une émulation générale à qui les remplira. M. Rolland, jeune Français, avait composé pour l’ouverture du théâtre un joli prologue en vers, que l’on dit être plein de grâce et d’esprit. Les dessinateurs qui font partie de la commission, sous les ordres de M. Champollion, avec cette obligeance toujours compagne du talent, avaient peint des décorations charmantes. Aucun de ces turbans énormes qu’une mode rebelle semble avoir emprunté à l’ancienne coquetterie des plus turbulens janissaires, n’obstruaient la vue. Je dois au reste, pour être juste envers tout le monde, dire qu’ici même la majorité de nos jolies femmes a déjà renoncé à cette coiffure pour les soirées de spectacle, et qu’il n’y a plus qu’un très-petit nombre de têtes récalcitrantes qui persistent à s’affubler de ces monstres, dénomination sous laquelle les mécontens confondent impitoyablement le turban et celle qui le porte. Enfin on respirait librement dans la salle, et personne n’a couru le danger d’une fluxion de poitrine à la sortie.

D’après tout cela, nous voilà décidément très en arrière, et la civilisation de l’Afrique devance singulièrement celle des côtes de cette belle et molle Ionie, tant vantée autrefois pour la recherche et l’entente des plaisirs. Nul doute que ce succès brillant d’un pays voisin ne remplisse d’une nouvelle ardeur la société européenne de Smyrne pour la prospérité de son théâtre, et qu’elle ne fasse des efforts pour l’élever au rang de celui d’Alexandrie. Il y va de l’honneur de la civilisation asiatique.

A… B…


  1. En Italie, les heures de la nuit sont censées faire partie du jour. Ainsi le jour a vingt-quatre heures.
  2. Extrait inédit du Tableau de la Pologne ancienne et moderne, publié en 1807, en 1 vol. in-8o, par Malte-Brun, nouvelle édition, entièrement refondue en 2 forts volumes avec cartes, par Léonard Chodzko, auteur de l’Histoire des Légions Polonaises, sous la République et le Consulat. Paris, chez Aimé-André, libraire-éditeur, quai Malaquais, no 13, 1830.

    L’ouvrage de Malte-Brun, qui date déjà de 23 années, manquait d’un grand nombre de documens aujourd’hui indispensables à tous ceux qui veulent étudier l’histoire de la Pologne. Le laborieux historien des Légions Polonaises, s’est acquitté avec soin de la tâche de remplir ce vide. C’était à la fois une entreprise utile et patriotique.