Varnhagen de Ense et le partie piétiste

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LE PARTI PIÉTISTE


ET VARNHAGEN DE ENSE




I. Tagebücher von K.-A. Varnhagen von Ense, 12 vol. in-8o, 1861-1870. — II. Denkwürdigkeiten und vermischte schriften von K.-A. Varnhagen von Ense, 9 vol. in-8o, 1848-1859. — III. Briefe von Alexander von Humboldt an Varnhagen von Ense, etc.




Personne n’ignore que depuis longtemps le rêve de l’Allemagne était l’unité. On sait aussi qu’elle n’a rien négligé pour y parvenir, et il faut reconnaître qu’elle semble y avoir enfin réussi ; mais à quel prix ? On ne le remarque pas assez. C’est peu qu’elle ait offert toutes ses libertés en holocauste à son idole, qui ne les lui rendra pas. Elle s’est résignée à un sacrifice plus étrange. Il existait, il existe encore, non-seulement au point de vue de la géographie, mais dans le monde intellectuel, dans le monde des sciences, de la pensée et de l’art, une très grande Allemagne et une autre fort petite. La première, idéaliste, souvent spirituelle, toujours savante, très hardie en philosophie, en religion, en politique ; c’est elle qui a donné au genre humain des philosophes indépendans comme Kant et Schleiermacher, un poète de premier ordre tel que Goethe, un esprit encyclopédique tel que l’auteur du Cosmos, et des artistes comme Holbein et Mozart, Mendelssohn et Beethoven. L’autre Allemagne est beaucoup moins allemande que prussienne, elle est étroite d’idées, intolérante, despotique et aristocratique au suprême degré. Ce n’est pas tout encore : la petite Allemagne, exclusive et hautaine, a un point central, un foyer très peu lumineux, mais animé d’une ardeur sombre et dévorante : c’est un parti dévot ou, comme on l’appelle, piétiste, qui s’est allié, et à peu près identifié avec une coterie militaire et nobiliaire qu’on a surnommée le parti des hobereaux (Junckerpartei). Or, chose à peine croyable, afin de parvenir à l’unité politique, la grande Allemagne tout entière s’est laissé absorber, sous nos yeux, non-seulement par la Prusse, mais par cette secte et cette caste. Comme dans le songe d’un roi de la Genèse, l’épi avide, vide et maigre a englouti l’épi gras et opulent.

Nous ne demandons point à être crus sur parole ; nous appellerons en témoignage contre la Prusse des hobereaux la grande Allemagne et quelques-uns de ses esprits les plus éminens, Humboldt par exemple et surtout Varnhagen. Ce spirituel écrivain, n’est point inconnu en France, et il n’est rien moins qu’étranger aux lecteurs de la Revue. Issu d’une famille ancienne et noble, sinon titrée, tour à tour officier de cavalerie et diplomate retiré à Berlin, où il entretenait des rapports, intimes et continus avec les hommes les plus distingués et les plus influens des divers partis, il était bien placé pour connaître et juger les choses. Jour par jour, il écrivait ce qu’il voyait et entendait. On a publié déjà plus de vingt volumes de son journal ou de ses mémoires, et tout n’a pas encore paru. Il n’est mort qu’en 1850, et il a vu se préparer de loin, il a presque prédit ce qui s’accomplit en ce moment. On ne saurait donc trouver un meilleur juge, du parti piétiste prussien et de ses chefs.

L’Allemagne n’a pas comme l’Angleterre une haute noblesse territoriale, et c’était pour le feu roi Frédéric-Guillaume IV la cause de très vifs regrets. Il enviait à la Grande-Bretagne ses lords puissans, héritiers de vastes domaines. Le droit d’aînesse, condition essentielle des aristocraties, n’existe point chez nos ennemis ; tous les fils d’un comte naissent comtes, et toutes ses filles sont comtesses. De là une noblesse toujours plus nombreuse, et qui est plus riche de titres que de biens ; mais cette noblesse besoigneuse, peu soldée à la cour comme à l’armée, sait compenser par sa morgue raide et hautaine ce qui lui manque de véritable grandeur. Elle ne forme pas seulement dans l’état une caste privilégiée ; elle est un parti politique très influent, le parti féodal ou des hobereaux. Elle a érigé en maximes de droit, et de morale tous ses préjugés, tous ses intérêts. Peu aimable et n’en ayant souci, elle songe avant tout à s’imposer, à se faire craindre, à prendre et à garder le plus possible. C’est cette noblesse, ce sont ces hobereaux qui ont poussé de toutes les forces de leur convoitise à la guerre d’extermination contre la France. Trois élémens, qui sont le fond du caractère prussien en général, semblent constituer surtout celui des hobereaux : un militarisme intraitable, un pédantisme invétéré, un piétisme d’autant plus dangereux qu’il sert de masque à des passions moins désintéressées des choses de ce monde.

Une première question, dont la solution varie selon le temps et les personnes, c’est de déterminer en quelles proportions se combinent ces trois élémens dans le parti féodal prussien. Varnhagen s’était posé ce problème à propos des deux derniers rois de Prusse. Ces souverains, comme leur successeur actuel, étaient beaucoup plus les chefs des hobereaux que ceux de la nation, et je ne suis certes point le premier à le dire. Si Varnhagen oublie de signaler le pédantisme national, s’il paraît le confondre soit avec l’esprit de caserne, soit avec l’esprit de sacristie, ne nous en étonnons pas trop : il était lui-même Prussien. Or la plupart de ses compatriotes sont dénués d’un sens qui est très répandu au contraire de notre côté du Rhin. Tandis que la plupart des Français détestent instinctivement le pédantisme, le Prussien naît pédant ; il l’est sans le savoir, naïvement, et ne sent pas si d’autres le sont plus ou moins que lui. « Calcul singulier, s’écriait Varnhagen le 11 mars 1842 : Frédéric-Guillaume III, soldat aux trois quarts, et pour un quart bigot (Pfaff) ; Frédéric-Guillaume IV, un quart soldat, un quart bigot, un quart artiste amateur et un quart… tout ce qu’on voudra. » Il est à regretter que Varnhagen n’ait pas appliqué cette belle méthode au prince de Prusse, devenu depuis Guillaume Ier ; mais on peut deviner ce qu’eût été sur ce souverain l’opinion de Varnhagen, à en juger par les traits suivans épars dans son journal. « Le militaire prussien et le bourgeois sont partout insupportables l’un à l’autre ; partout des collisions dans les villes des vieilles provinces comme dans celles des nouvelles. Naturellement on s’en prend non-seulement aux généraux et aux officiers, mais aussi au prince de Prusse. C’est lui, dit-on, qui travaille depuis longtemps à propager parmi les troupes cet esprit de corps et d’insolence. » Ailleurs, à propos d’un voyage du futur monarque, Varnhagen écrit dans son journal le 25 décembre 1849 : « Le prince de Prusse marche sur les brisées du roi. Il va débitant partout des discours, se mêle d’enseigner à chacun son métier, témoigne aux gens son contentement ou son mécontentement, leur dit ce qu’ils doivent être, se prend lui-même pour la mesure et la règle universelles. Chacun a son paquet : clergé catholique et clergé protestant, fonctionnaires, bourgmestres, négocians et fabricans, représentans du peuple, savans, surtout généraux, officiers et soldats ; mais c’est un tout autre genre que celui du roi : nulle abondance, point d’à-propos ; ni enthousiasme, ni émotion. Non, cela est raide, sec, pédantesque et invariablement désagréable. »

Voilà des dispositions qui promettaient chez un homme destiné à devenir ce qu’Homère appelait avec son ingénuité de poète un pasteur des peuples. « Ce n’est point, écrivait encore Varnhagen le 17 mai 1848, seulement dans ces jours d’émeute qu’il a révélé sa morgue militaire, sa soif de représailles, son désir de faire battre le peuple par les soldats, son mépris pour les droits du citoyen, son ambition de consolider par une effusion de sang le principe d’autorité (Obergewalt). Ce langage a été perpétuellement le sien depuis des mois entiers. Il a parlé ainsi notamment à l’occasion des journées de février à Paris et à la nouvelle des mitraillades de Vienne. Cent fois l’écho de propos de ce genre est arrivé jusqu’à moi par le canal du comte de N… Cent fois j’en ai été froissé, et j’ai protesté contre de pareils sentimens. L’histoire bientôt rassemblera des preuves ; pour aujourd’hui on ne veut entendre que le cri des partis. »

Varnhagen avait bien jugé l’homme qui a fait bombarder Strasbourg et Paris ; mais il reprochait à l’armée et au gouvernement les mêmes défauts qu’au prince. « Le gouvernement prussien est une confrérie de bureaucrates qui ont joint au vœu de barbouillage celui d’obéissance et celui d’hypocrisie… La morgue militaire et nobiliaire est le mal qui nous ronge. Il faut voir les airs que se donnent ces beaux fils, officiers de la garde, comtes et barons… Plus de cœur, nul bon sens, nulle droiture, chez beaucoup même la bravoure laisse à désirer. Beaucoup de fanfaronnade et peu de réalité… Ils détestent le roi et vantent le prince de Prusse ; mais ils n’aiment pas davantage le prince et ne seraient pas éloignés de le renier aussi. Il faut que cette race disparaisse, Diese Race muss vertilgt werden ! »

Ce vœu n’était pas inspiré à Varnhagen seulement par la morgue des hobereaux ; c’était chez lui l’expression d’un ardent désir de délivrance pour son pays. Il avait remarqué qu’en Allemagne, immédiatement après toute grande guerre, l’aristocratie gagnait en puissance, que cela était arrivé après la guerre de trente ans, après celle de sept ans, après les guerres de délivrance contre Napoléon. À la suite de ces dernières, la domination des nobles avait aussitôt recommencé en Prusse, et depuis elle n’avait cessé de grandir. Le docteur Erhard, dit-il, racontait qu’un ivrogne, qui sortait en chancelant d’un cabaret de Berlin, s’écria en entendant le canon qui annonçait la prise de Paris en 1814 : « Vous entendez ! la guerre est finie, les nobles ont triomphé. » Erhard prétendait que ce drôle avait fait preuve du sens politique le plus profond. Aujourd’hui, à un demi-siècle de distance, Berlin entend encore des salves d’artillerie qui lui annoncent la reddition de Paris. Le peuple allemand tout entier devrait regretter cette heure au lieu de l’acclamer, s’il avait autant de bon sens que l’ivrogne de 1814, car avec Paris tombe aux pieds du vainqueur le peu qui reste de liberté politique et de justice sociale depuis Hambourg jusqu’à Munich.

Varnhagen était trop éclairé pour ne pas redouter les triomphes du militarisme prussien. « On ne regarde plus, disait-il, la Prusse comme une patrie. On maudit ses succès au dehors, on déteste la vieille gloire de ses armes, qui n’est plus qu’un instrument d’oppression. » Et il se plaignait de ce que le militarisme de son pays était non pas même un esprit d’officier, mais de sous-officier. Il est certain que l’esprit dont les Prussiens sont animés est souvent un esprit méticuleux, technique, insolemment dédaigneux C’était un sujet d’étonnement pour nos parlementaires et pour les délégués de nos ambulances qui ont eu des rapports avec les avant-postes prussiens que la servilité des inférieurs et la hauteur des chefs envers leurs subordonnés ; c’est là un spectacle blessant pour la dignité humaine. Toute la politesse voulue étudiée, des officiers pour les Français qui se trouvent en relation momentanée avec eux n’ôte rien à ce que cette façon d’entendre la subordination des rangs a d’humiliant. Il est évident que la distance de l’homme libre à l’esclave dépasse à peine dans leur esprit celle de l’officier au soldat ou même celle du militaire, quel qu’il soit, au bourgeois ou au paysan. À leurs yeux, l’uniforme fait le soldat ; aussi un Français qui, sans avoir l’honneur d’être enrôlé sous les drapeaux, tire pour défendre sa femme ou son enfant sur le saint uniforme de l’armée royale mérite la peine capitale ; c’est un misérable qu’on doit fusiller sans pitié.

Un dernier trait achève d’éclairer d’une sinistre lumière ce système militaire trop vanté. En effet, tandis que les uns ne cessent de louer et de donner en exemple cette exacte discipline par laquelle nous avons été vaincus, d’autres accusent hautement l’armée allemande d’exigences exorbitantes, — d’une froide barbarie, d’actes odieux, incompatibles avec la civilisation moderne, et qui révoltent l’humanité. Faisons la part de l’exagération, celle de la vérité n’en restera pas moins accablante pour nos ennemis. La rapacité la cruauté inflexible du soldat de la Prusse envers nos ouvriers des champs et des villes n’est pas douteuse ; mais tout cela se concilie, et Varnhagen, ancien officier prussien, va encore nous l’expliquer : « Les soldats, dit-il, sont de plus en plus rigoureusement assujettis au service et à la discipline militaires. En revanche, on ferme les yeux sur toutes les autres transgressions, particulièrement sur les violences contre les bourgeois, contre le peuple ; elles restent presque toujours impunies, non avenues. Il y a là-dessus des instructions qui viennent d’en haut, mais qui ne sont jamais communiquées que de vive voix ; les ordres écrits et officiels continuent à se tenir dans les termes généraux, et ne font d’exception pour aucune espèce de désordre. » Quelques excès commis de loin en loin par des militaires paraissent utiles, s’ils font envier aux simples citoyens de la Prusse l’impunité du soldat, plus encore s’ils le font redouter. À plus forte raison, en temps de guerre, un certain nombre d’exécutions calculées peuvent servir. Le triomphe de la discipline tant vantée des Prussiens, c’est de déchaîner méthodiquement ou de contenir à volonté les passions cruelles, les mauvais instincts, même l’oppression. Tout ce qui se fait systématiquement est chez eux scientifique et trouve des admirateurs.

Une accusation banale sans cesse renouvelée contre notre littérature, nos arts, notre langage, est celle de frivolité ; mais en Prusse on n’a pas l’air de se douter que le pédantisme. lui-même n’est qu’une forme prétentieuse et pesante de la frivolité. Aussi est-il sujet, comme elle, aux variations de la mode. Il n’y a pas longtemps que, dans la société des piétistes prussiens, il était de bon goût d’émailler de mots français la conversation et les correspondances, sans que personne parût s’apercevoir du singulier effet que produisait cette bigarrure. D’ailleurs on ne germanisait pas seulement ces mots de notre langue pour la prononciation et l’accent ; on les estropiait soit systématiquement, soit au hasard. Plus d’un Français en voyage a dû être étonné de se voir, dans tous les bons hôtels de Berlin, accueilli par un personnage galonné, armé d’une canne à pomme d’or, qui disait : Ich bin der Portier. Il a pu lire, non sans quelque surprise, en grosses lettres d’or sur la façade d’une caserne ces deux mots gauchement réunis : pompier-corps. J’ai copié aussi cette enseigne d’un perruquier : Rasir-Frisir, und haarschneide cabinet. Berlin est partout décoré d’échantillons de ce goût fantasque et de cette grammaire hybride. Ce qui est plus frappant encore, c’est que l’art militaire (disons, par une concession courtoise, la technique militaire) des Allemands ne parle guère que le français. La plupart des mots consacrés à cet art qui s’évertue à nous détruire nous sont empruntés. J’ai sous les yeux un paquet de lettres et de papiers recueillis sur des morts allemands après la bataille de Villiers-sur-Marne. Il s’y trouve plusieurs de ces cartes de correspondance que les feuilles d’outre-Rhin ont envoyées par milliers à leurs fils sous les armes. Elles portent toutes des indications imprimées qu’il ne reste qu’à compléter avec des noms et des chiffres. En tête on lit : Feldpost-correspondenz-karte (carte-correspondance de la poste de guerre). Plus bas se trouvent les mots. suivans, tous français : te armée-corps, — te division, et (infanterie ou cavalerie) regiment, — et compagnie, te batterie.

Mais depuis six mois la mode a bien changé. Il n’est plus patriotique de mêler du français à l’allemand. Des puristes d’un genre tout nouveau, des précieuses que Molière n’a pas prévues font aujourd’hui la chasse aux termes empruntés à notre langue. On a trouvé plaisant dans certains cercles de Berlin et autres lieux de faire payer pour les frais de la guerre contre la France un pfennig (un centime) à quiconque prononce un mot français. On se venge ainsi de notre vieille influence littéraire, et on fait servir, autant qu’on peut, à notre châtiment ce qu’il en reste. On amuse même les soldats, qui trouvent le temps bien long sous nos murs, en leur faisant part des plaisanteries de boudoir qui circulent à ce propos dans le beau monde teutonique. J’ai vu un billet, écrit par une dame allemande à l’une de ses amies, où l’auteur s’était volontairement frappé d’une amende de 30 pfenningen pour avoir laissé échapper par mégarde en quelques lignes trente mots français. Combien sont tristes ces espiègleries de salon ainsi ramassées sur des cadavres sanglans !

C’est en Prusse surtout que bien des gens naissent officiers ou fonctionnaires. Il est facile d’en conclure que ce qu’on appelle le monde est souvent aussi monotone et dénué d’intérêt qu’une journée de grande revue ou quelques heures de faction. Varnhagen en gémissait. « Nous n’avons pas, dit-il, de vie politique ; la vie sociale n’est plus ce qu’elle était, la vie littéraire est comprimée, la science est contrainte à se renfermer dans ses plus étroites limites comme dans les murs d’un cloître ; le goût est perdu, le théâtre dégénéré ; les beautés de notre nature sauraient-elles nous tenir lieu de tout ? O Berlin ! Berlin ! »

La beauté champêtre des bords de la Sprée ne peut suffire, nous en convenons, à consoler de tant d’ennuis. Ces lamentations nous rappellent les plaintes non moins éloquentes de Mendelssohn contre la société berlinoise, dont il essaya en vain de supporter la sécheresse, l’excès de pruderie et les prétentions outrecuidantes ; il ne put y tenir, abandonna sa place, qui était considérable, et retourna à Leipzig. Quant à Humboldt, quiconque a entendu ses sarcasmes intarissables contre Berlin, sa cour et ses habitans, ne peut s’étonner que ce génie si vaste, si libre, si mordant, trouvât souvent trop lourde à porter sa clé de chambellan. Alors il s’enfuyait à Paris, s’établissait dans ce même Observatoire que viennent de bombarder ses doctes compatriotes, et amusait son ami Arago et bien d’autres aux dépens de Berlin, petite ville, intellectuellement déserte, infatuée d’elle-même et creuse. Ni Berlin, ni sa chambre de Potsdam, tendue de coutil et meublée de manière à représenter sa tente de voyageur, où il couchait à côté de son vieux domestique, compagnon de ses courses lointaines, ne pouvaient le retenir. Excellenz von Humboldt, comme l’appelaient les ciceroni de Potsdam, étouffait dans la pesante atmosphère officielle et militaire de son pays ; le nôtre seul et Paris offraient assez d’alimens à son esprit de savant encyclopédiste et de brillant causeur. Nous avons entre les mains beaucoup de ses lettres inédites et autographes, souvent pétillantes de malice et de verve, mais toujours pleines de doléances quand son service et son roi le rappellent dans sa morne et sèche patrie.

Nous pardonnera-t-on d’appliquer ici aux Prussiens un mot naïf et populaire, qui est suisse et non français, mais qui n’a d’équivalent dans aucune langue ? Le peuple moqueur de Genève a fait du verbe grimper une épithète dédaigneuse pour les aristocrates d’étage inférieur, toujours ambitieux de s’élever d’un cran sur une échelle imaginaire ; il les nomme les grimpions. Cette épithète, toute la Prusse la mérite, depuis le soldat qui veut être sergent jusqu’au roi qu’on a voulu voir passer empereur. Ce titre impérial a conservé dans les vagues imaginations germaniques un reflet de la grandeur romaine, à demi classique, à demi féodale, telle que se la représentait le moyen âge. Spire est célèbre par sa magnifique cathédrale, récemment restaurée à grands frais et qui porte le nom pompeux de Kaiserdom, cathédrale des empereurs. Il nous semblait naguère, en la parcourant, que Dieu, Jésus-Christ, la Vierge, y étaient de trop, que les empereurs d’Allemagne seuls s’y trouvaient chez eux et y recevaient un culte. Quelques-uns ont été la nullité même, d’autres n’ont mérité que le blâme ; n’importe, une érudition confuse, une superstition rétrospective et populaire les a tous couronnés d’une sorte d’auréole nationale et religieuse.

Que les goûts les plus belliqueux s’allient à l’esprit de système et à cette lourdeur de pensée qu’on appelle le pédantisme, on le conçoit ; mais il est peut-être plus difficile de comprendre l’intime alliance du piétisme avec la passion de la guerre. Essayons cependant d’expliquer cette alliance très réelle. Il faut bien nous en rendre compte, quelque étranger que nous soit cet ordre d’idées, si nous voulons connaître l’ennemi auquel nous avons affaire. Cet ennemi n’est pas seulement sabreur et pédant, il est dévot, il est piétiste. Le piétisme allemand représente de longue date une tendance funeste et envahissante qu’il est nécessaire de combattre sans relâche sous peine d’en être débordé et anéanti. Et pourtant, car il faut être juste, le mot piétisme n’est pas nécessairement synonyme de fanatisme. Le premier auquel on appliqua la dénomination de piétiste fut un homme excellent, médiocrement éclairé, mais d’un grand cœur, d’une parfaite simplicité et de la droiture la plus irréprochable. Né en Alsace avant que cette province fût cédée à la France, Spener était un pasteur sans talent oratoire, sans prétention savante, mais plein de dévoûment et de zèle. Quand il se fit connaître, vers 1760, l’église luthérienne était tombée dans une sécheresse officielle et une sorte de marasme qui le désolait. La prédication, très généralement délaissée par le public, ne roulait que sur les subtilités dogmatiques les plus abstruses et les plus rebutantes ; l’enseignement de la jeunesse était dédaigné par les pasteurs et abandonné à des subalternes. Spener se dévoua modestement et avec un zèle admirable à l’instruction des enfans, et tint chez lui des conventicules ou réunions de piété où il répondait aux questions sérieuses de ses auditeurs, écartant avec soin les abstractions dogmatiques qui étaient en vogue, insistant sans cesse sur le côté pratique du christianisme, et substituant la lecture des Évangiles à celle des traités de dogme diffus et scolastiques. Ces réunions reçurent bien vite du pédantisme allemand un nom latin ; on les appela collegia pietatis, et de là vint le nom de piétistes donné à ceux qui les fréquentaient. Du reste, l’institution d’abord toute morale et religieuse de Spener ne tarda pas à dégénérer. Les piétistes se firent remarquer par des exagérations ridicules, une odieuse intolérance, le rigorisme le plus outré et une exaltation souvent affectée. Ces excès affligeaient le pauvre Spener, qui naïvement y voyait des ruses de Satan pour entraver son œuvre. Malgré sa douleur, ses infatigables efforts, les cent cinquante ouvrages qu’il écrivit et les nombreuses éditions qu’il donna de divers écrits édifîans de Luther, de Tauler, etc., le bon Spener laissa derrière lui non-seulement une large et utile réforme dans les mœurs et les idées du public religieux, mais un parti sectaire et bigot très éloigné de l’esprit du fondateur. Ce parti piétiste, représenté par la trop fameuse Gazette dite de la Croix (Nouvelle gazette de Prusse), est un des fléaux de l’Allemagne moderne.

Pour définir ce parti, nous pourrions dire, en empruntant à Varnhagen sa méthode arithmétique : Prenez un quart de la dévotion âpre et outrée des jansénistes, un quart de la hauteur à la fois inflexible et doucereuse de la cour de Rome, un quart de la virulence de certains journaux dévots de Paris, et un quart au moins de l’esprit d’intrigue et de domination peu scrupuleuse des jésuites, vous aurez un parfait piétiste. Si ce parti ne dit pas précisément que la forme prime le droit, il paraît croire que le droit divin a naturellement et surnaturellement la force en main, qu’il faut que tout lui cède, que le fer et le feu sont les instrumens légitimes de son avènement et de son règne. Devant lui, tout doit plier, tout doit obéir. Auprès de lui, la bonté, l’art, le goût, ne sont que des faiblesses ; la science est un outil, la politique un moyen un peu lent ; le sabre, le canon, le bombardement, sont les moyens directs d’asseoir sur l’Allemagne d’abord, sur l’Europe et le monde ensuite, la prédominance, l’hégémonie de la Prusse : Dieu le veut ! À ces desseins barbares, un seul obstacle en Europe résiste ; une seule barrière s’oppose à ce débordement de violence, la France. Il faut donc l’anéantir comme une erreur de la Providence, comme une tache sur la face de la terre, qu’elle empêcherait de ressembler à ce type sublime d’ordre et d’orthodoxie : une immense caserne ou un camp à la prussienne.

Ce n’est nullement notre catholicisme qui excite contre nous ces colères, Loin de là, le catholicisme est peut-être encore ce que mous avons de meilleur aux yeux des ultra-réactionnaires de la Prusse. La raison de cette croisade nouvelle contre nous n’est pas non plus, comme on affecte de le dire, notre légèreté de mœurs et de propos, ni le dévergondage de certaine presse, de certains théâtres, l’éclat de certains procès scandaleux, bénévolement pris pour mesure de la moralité de nos familles. Tout cela n’est que le prétexte ; la vraie raison, la plus forte au moins, ce sont nos opinions anti-nobiliaires, anti-cléricales et anti-despotiques. Voilà ce qu’il s’agit de détruire, voilà la Carthage qu’il ne faut jamais perdre de vue pour l’effacer dès qu’on le pourra de la carte du monde. Afin d’y arriver, une véritable conspiration, permanente a été ourdie depuis de longues années sur les marches mêmes du trône, et Varnhagen nous la montre s’organisant autour de la personne de Guillaume Ier fort longtemps avant son avènement.

Soif de vengeance et de représailles pour les désastres de la Prusse en 1806, jalousie profonde de notre puissante unité nationale, vives souffrances d’amour-propre sans cesse renouvelées par l’éparpillement des forces allemandes, morgue aristocratique irritée et inquiétée par notre esprit d’égalité et d’émancipation, haine dévote, ambition guerrière, traditions du grand Frédéric, telles sont les causes multiples qui depuis soixante ans faisaient converger les pensées et les efforts de la cour et de l’état-major vers ce but unique : Paris. — Nous n’exagérons pas. On en jugera par l’entretien suivant qui eut lieu à Berlin il y a trente ans (le 3 octobre 1840) entre Varnhagen et le général de Scharnhorst, l’héritier du nom et des passions de l’homme éminent qui, après Iéna, organisa l’armée et fut le véritable père du militarisme prussien.

« Le général de Scharnhorst, dit Varnhagen, m’accoste sur la place des Gendarmes ; nous entrons dans un magasin de librairie où l’on nous montre des atlas. Il affirme que nous aurons la guerre et sur-le-champ, et que la France succombera, et qu’on se la partagera ; les Français, dit-il, représentent le principe de l’immoralité en ce monde ; depuis deux cents ans, la France est le foyer du mal ; il faut qu’il soit anéanti, et si cela ne se faisait pas, il n’y aurait pas de Dieu au ciel. Les Français ne valent rien ; donc ils doivent disparaître. — Certes, lui dis-je, ce qui ne vaut rien doit disparaître ; aussi cette destinée est-elle réservée au monde entier, et non pas seulement aux Français. — Il accable les Français d’injures avec une rage insensée, en fanatique aveugle, et il étale un zèle patriotique, une jalousie pour la Prusse, pour l’Allemagne, qui sont choses tout à fait françaises. Il est persuadé que nous battrons tout le monde ; il soutient que Frédéric-Guillaume IV est le plus grand des capitaines, un génie militaire égal au grand Frédéric. C’est ainsi qu’il déclame, louant et blâmant tout d’une haleine. Je le rappelle à la raison, lui disant qu’il s’agit pour le moment d’être calme et prévoyant, et il se tranquillise. Je continue de causer avec lui ; nous plaisantons, nous parlons en gens sérieux, il redevient l’homme intelligent, aimable, bienveillant, que je connais depuis longtemps, et nous nous séparons les meilleurs amis du monde en nous serrant les mains avec cordialité. Singulier incident et qui me donne fort à réfléchir. Quel délire ! quel aveuglément ! et que penser quand de tels hommes, quand les meilleurs entre tous en sont saisis ? » Le lendemain du jour où il s’est moqué de Scharnhorst, Varnhagen se met à étudier une carte de cette France qu’on veut démembrer, et y cherche les lignes « où les coupures se feraient le plus naturellement. » Cependant il a également en horreur le règne de la caserne et celui de la sacristie, et peut-être, en voyant ces deux hautes puissances coalisées contre la France, sa sympathie pour notre nation n’en devient-elle que plus vive. Cinq jours après son entretien avec Scharnhorst sur la place des Gendarmes, il écrit dans son journal ces lignes qui sont la contre-partie des folles déclamations de ce bigot en culotte de peau : « Hier, au Théâtre-Français, les plus sérieuses réflexions se présentèrent à mon esprit. Toute la nation se révélait à moi avec ce qu’elle a développé, produit et accompli. Je me disais qu’une Europe où elle manquerait ne pourrait qu’être fragile, qu’on ne peut se passer d’elle, et qu’au cas où elle disparaîtrait, d’autres moins capables de jouer son rôle devraient la remplacer. Ils sont quelque chose, ces Français, et quiconque le nie le fait à son propre détriment. »

Ce piétisme belliqueux a ceci de commun avec les diverses orthodoxies anglaises et américaines, que, par respect pour l’inspiration divine de toute l’Écriture, il place l’Ancien Testament sur la même ligne que le nouveau. Ce que Jésus lui-même a censuré et condamné chez les Juifs se trouve ainsi au même rang de sainteté et demeure aussi obligatoire pour nous que ce qu’il a commandé à ses disciples. Il est vrai que Jésus a béni les pacifiques et réprouvé la violence ; mais Jéhovah, dira-t-on, n’a-t-il pas commandé aux Juifs d’exterminer les Amorrhéens et les Amalécites ? C’est ainsi que Cromwell et ses têtes-rondes, pour exterminer leurs ennemis en bonne conscience, leur appliquaient les noms des tribus cananéennes. Voilà comment on en vient à se croire essentiellement évangélique et envoyé par Dieu pour bombarder dans Strasbourg ou dans Paris des milliers de femmes et d’enfans, de vieillards et de malades. Si l’on demandait à un Prussien orthodoxe ce que ces atrocités ont d’évangélique, en quoi elles rappellent l’esprit du Christ et sa morale, il vous prouverait doctoralement que Josué a fait bien pis, et voilà comment une stricte orthodoxie sait imposer silence à la conscience et à l’humanité elle-même.

Ce n’est pas seulement pour ses ennemis du dehors que cette société piétiste, aristocratique, guindée, gourmée, est très dure. Le rigorisme précis de ses doctrines, l’exaltation mystique de son dogmatisme officiel, lui tiennent lieu amplement de toutes les vertus chrétiennes, et avant tout de justice, d’humilité et de charité. Ici encore Varnhagen est un témoin accablant ou plutôt un redoutable juge pour ce monde officiel de la Prusse dont il faisait partie par sa naissance et ses relations.

« Je suis aujourd’hui, écrivait-il dans son journal le 26 octobre 1848, encore étonné et effrayé des expressions inhumaines et impies dont on n’a pas honte d’user dans les hautes classes en parlant des classes inférieures ; je rougirais de parler des bêtes sur ce ton-là. Un ouvrier, un pauvre, s’il ne se couvre pas d’un uniforme, est par lui-même un drôle, un gibier de potence, qui mérite de mourir de misère ou sous le sabre. Sa femme et ses enfans sont une engeance maudite. Le droit et la liberté ne sont point faits pour ce ramassis de gueux… Qu’ils meurent de faim sans se plaindre et sans troubler les grands dans l’étalage de leur luxe et de leur orgueil ! — Et ces grands osent se vanter d’avoir part à la religion de Jésus-Christ. Ils croient trouver grâce devant lui. Ils blasphèment plus grossièrement en invoquant ce nom que ne feraient les plus impies en le chargeant d’outrages. Pour moi, je ne doute point qu’il n’y ait chez ces aristocrates, dans leur fureur et leur dureté, quelque chose de plus diabolique dix fois que dans les plus affreuses explosions du courroux populaire. »

Ce dernier trait est sanglant pour quiconque sait avec quelle méprisante horreur on parle en Prusse des excès de la révolution française, et ce qu’il y a de plus terrible, c’est que ce trait sanglant est juste. Les emportemens les plus détestables d’une foule ignorante, poussée au paroxysme de la violence par les plus terribles périls, seront toujours moins inexcusables aux yeux de tout moraliste sans prévention que les vieilles rancunes dévotement et méthodiquement fomentées pendant soixante ans par l’esprit de domination, la haine envieuse et la rapacité.

Un dernier jugement de Varnhagen est une vraie prophétie de ce qui s’accomplit et de ce qui va, nous n’en doutons pas, se passer sous nos yeux. Il compare les effets moraux et politiques qu’aurait sur chacune des deux nations une grande guerre, quel qu’en fût d’ailleurs le résultat immédiat et matériel. Il est persuadé qu’en un sens le peuple français, vainqueur ou vaincu, y gagnerait plus que ses ennemis, « car, dit-il, en France une guerre donne le plus libre essor à toutes les forces populaires ; chez nous, il n’en est pas de même, nous pouvons simultanément avoir la guerre et voir l’esprit du peuple enchaîné. » C’est ce que toute l’Allemagne éprouvera bientôt. Elle a trahi toutes ses libertés et les a livrées à un despote pour qu’il réalisât le vieux rêve de l’unité nationale. L’Allemagne est faite, mais elle est asservie. C’est ainsi que la France contre-révolutionnaire s’était livrée à Napoléon III pour qu’il écrasât la liberté et trahît la république. Il l’a fait, il a joui pendant vingt ans de sa proie, et il a fini par tout perdre.

Mais est-il besoin de le dire ? La coterie militaire, pédante et piétiste, à laquelle l’Allemagne a remis ses destinées, n’est pas plus l’Allemagne elle-même que la coterie qui siégeait naguère aux Tuileries, n’était la France. Ce que nous avons essayé de caractériser, c’est ce qui règne en ce moment de l’Elbe au Danube, c’est le parti des hobereaux. Ce que nous avons montré, tel que l’a dépeint un Allemand de beaucoup de sens et d’une âme élevée, c’est cette étroitesse farouche et peu scrupuleuse de la caste dominante, que la malignité populaire désigne par un mot hybride à peu près intraduisible, bien que français à demi : die Junckerbornirtheit (l’esprit borné des hobereaux).

Quant à l’Allemagne véritable, elle est enivrée aujourd’hui par toutes les fumées de la gloire militaire. Les acres odeurs de la poudre, les émanations du champ de bataille, lui montent au cerveau. Elle ne sent pas le mal immense qu’elle s’est fait, comme les pauvres blessés ne sentent pas le fer du chirurgien tant qu’ils sont sous l’influence du chloroforme ; mais elle se réveillera bientôt grande et unie comme elle l’a voulu, — dépouillée de toutes ses libertés, esclave d’une secte rigoriste et d’un parti altier, responsable devant elle-même et devant le monde du bombardement de Strasbourg et de Paris, des ravages de cette guerre et des rudes exigences du vainqueur. Nous ne lui envions pas ce réveil. La France, à demi vaincue par surprise, justement fière de sa résistance et des ressources qu’elle a su trouver, a un rôle moins éclatant, plus noble après tout et plus véritablement digne. Elle ne s’abandonnera point elle-même, elle continuera de se relever et de grandir.

Athanase Coquerel.