Vauvenargues (Paléologue)/01

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Librairie Hachette et Cie (Les Grands Écrivains français) (p. 5-48).

CHAPITRE I

ANNÉES DE JEUNESSE. VIE MILITAIRE.
VAUVENARGUES ET LE MARQUIS DE MIRABEAU.

Luc de Vauvenargues naquit à Aix, en Provence, le 6 août 1715. Sa famille était de petite noblesse, quoique de souche ancienne ; elle remontait au xive siècle. Son père, Joseph de Clapiers, n’était que seigneur de Vauvenargues lorsque le marquisat lui fut conféré par lettres patentes du roi en 1722[1] ; mais l’excellence des services qui provoquèrent cette grâce royale suppléait à l’ancienneté du titre : premier consul d’Aix, il avait été le seul des magistrats à ne pas déserter son poste pendant la peste qui dévasta la ville en 1720, et il s’y était montré admirable de courage et de dévouement.

Nous possédons si peu de renseignements sur la jeunesse de Vauvenargues que ces circonstances sont précieuses à connaître. Elles nous apprennent dans quelle atmosphère morale se forma le futur auteur des Réflexions et Maximes et dans quelles fortes traditions il fut élevé dès l’enfance. Sans exagérer l’importance des influences d’hérédité et de milieu, il est permis de croire que si Joseph de Clapiers, au lieu d’acconqjlir héroïquement son devoir, avait été homme à fuir l’épidémie qui désolait sa ville — comme fit, par exemple, Montaigne étant maire de Bordeaux, — l’âme de son fils eût compté un degré de chaleur de moins.

Il est regrettable que Vauvenargues n’ait pas rencontré des conditions aussi favorables à la culture de son esprit qu’à l’éducation de son cœur. Élevé quelque temps d’abord au collège d’Aix, interrompu dans ses études par la faiblesse de sa santé, il se forma presque seul et comme au hasard. Il n’acquit que bien peu de ces connaissances générales qui font, pour ainsi dire, la base intellectuelle de toute une vie, et il ne sut jamais ni le latin ni le grec.

Vers l’âge de seize ans, à cet âge où, comme dit Charron, « l’âme, toute neuve et blanche, tendre et molle, reçoit fort aisément les impressions et puis ne les perd plus », il rencontra dans ses lectures une traduction des Vies de Plutarque, et il en fut transporté. L’antiquité se fit ainsi connaître à lui sous son aspect héroïque. Les vives couleurs et le charme pittoresque de l’historien des Hommes illustres captivaient son imagination ; la généreuse ardeur qui se dégage de ces grandes biographies se communiquait à son cœur. Un idéal de vie noble se révélait à lui ; il s’éprenait de cette société antique, si fortifiante pour les énergies individuelles, si favorable au déploiement de toutes les facultés de l’homme. Une lettre qu’il adressait dix ans plus tard à un ami nous a conservé le souvenir de la profonde impression que produisaient sur sa jeune âme les belles pages de Plutarque : « J’en étais fou, écrivait-il ; le génie et la vertu ne sont nulle part mieux peints ; l’on y peut prendre une teinture de l’histoire de la Grèce, et même de celle de Rome. L’on ne mesure bien, d’ailleurs, la force et l’étendue de l’esprit et du cœur humains que dans ces siècles fortunés ; la liberté découvre, jusque dans l’excès du crime, la vraie grandeur de notre âme ; là, la force de la nature brille au sein de la corruption ; là, parait la vertu sans bornes, les plaisirs sans infamie, l’esprit sans affectation, la hauteur sans vanité, les vices sans bassesse et sans déguisement. Pour moi, je pleurais de joie lorsque je lisais ces Vies ; je ne passais point de nuit sans parler à Alcibiade, Agésilas et autres ; j’allais dans la place de Rome, pour haranguer avec les Gracques, et pour défendre Caton, quand on lui jetait des pierres. Vous souvenez-vous que, César voulant faire passer une loi trop à l’avantage du peuple, le même Caton voulut l’empêcher de la proposer, et lui mit la main sur la bouche, pour l’empêcher de parler ? Ces manières d’agir, si contraires à nos mœurs, faisaient grande impression sur moi[2]. »

Sur ces entrefaites, un Sénèque et les lettres de Brutus à Cicéron tombèrent entre ses mains ; il les lut et s’en pénétra avec la même émotion : « Ces lettres sont si remplies de hauteur, d’élévation, de passion et de courage, qu’il m’était bien impossible de les lire de sang-froid ; je mêlais ces trois lectures, et j’en étais si ému, que je ne contenais plus ce qu’elles mettaient en moi ; j’étouffais, je quittais mes livres, et je sortais comme un homme en fureur, pour faire plusieurs fois le tour d’une assez longue terrasse, en courant de toute ma force, jusqu’à ce que la lassitude mît fin à la convulsion. »

Singulier privilège de quelques esprits, qui ne sont pas toujours parmi les plus grands : leur œuvre, abstraction faite de sa valeur originale et de sa beauté d’expression, semble douée du pouvoir propre de susciter, à travers le temps et l’espace, certains mouvements dans les âmes ; elle agit à la façon d’un levain mystérieux ; elle féconde la pensée de milliers, peut-être de millions d’hommes ; elle fait vibrer au fond des cœurs la fibre cachée qui sans elle n’aurait peut-être jamais tressailli. À peu près dans le même temps et au même âge que Vauvenargues, J.-J. Rousseau, sur la foi du même écrivain, se passionnait pour les héros de l’antiquité, se proposait le même idéal et nommait Plutarque « son maître et son consolateur ». Et voici qu’après eux toute une génération allait naître qui puiserait aussi à cette source ancienne et y chercherait ses modèles.

Quand le moment fut venu pour Vauvenargues de décider de la direction de sa vie, deux carrières, les seules qui fussent alors permises à un homme de son âge et de sa condition, s’ouvraient devant lui : l’armée et l’Église. Rien ne l’inclinait à la vie religieuse, tandis que tous ses goûts le poussaient déjà vers l’action. Il choisit la carrière des armes.

Sa qualité de gentilhomme lui donnant un accès immédiat au grade d’officier, il entra comme sous-lieutenant dans l’un des premiers corps d’infanterie, le plus brillant et le plus recherché, le Régiment du Roi[3].

C’est un grand dommage qu’il ne nous reste aucun portrait de Vauvenargues et que nous ne puissions nous le représenter, à cette heure de sa jeunesse, dans sa grâce un peu fière et déjà pensive, sous l’élégant uniforme qu’il venait de revêtir[4]. Car notre esprit est ainsi fait que, dans ses évocations du passé, il est plus exigeant pour les hommes qui furent mêlés à l’action que pour ceux qui vécurent seulement par la pensée. Si, pour un Spinoza ou un Kant, il se contente d’entrevoir une vague silhouette inclinée dans la pâle lumière d’un cabinet d’étude, il veut, pour les personnages qui agirent dans la réalité et qui, selon la belle expression de l’un d’eux, y projetèrent leur âme, ressusciter leur image précise et s’en former une vision distincte avec leur attitude, leur geste et leur vivante physionomie d’autrefois.

À peine engagé, Vauvenargues partit sous les ordres du maréchal de Villars, qui allait conduire en Lombardie contre les Impériaux sa dernière campagne (octobre 1733). Pour un jeune officier, c’était un heureux début qu’une expédition au delà des Alpes sous un chef tel que le héros de Denain, — un beau songe pour une imagination tout imprégnée de Plutarque et passionnée de vie antique.

Les ardents désirs, les « espoirs enchanteurs », les brillants projets qui remplissaient l’âme de Rousseau adolescent, lorsqu’il pénétra pour la première fois en Italie, fermentaient dans le cœur de Vauvenargues, et la pensée de « suivre Annibal à travers les monts » le ravissait aussi comme « une gloire au-dessus de son âge ».

Les opérations militaires furent menées par Villars avec une vigueur que la vieillesse n’avait pu éteindre. Le Régiment du Roi se signala aux sanglantes victoires de Parme et de Guastalla (1734) et se couvrit d’honneur, l’année suivante, au passage du Mincio. En mai 1736, les hostilités ayant pris fin, il rentra en France et fut dirigé sur les places de Bourgogne et de Franche-Comté. Après l’activité et l’attrait dune campagne victorieuse, Vauvenargues allait connaître la monotonie de la vie de garnison.

C’était alors, plus qu’en aucun temps, une existence bien fastidieuse que celle des garnisons de province. Par une pratique constamment suivie sous l’ancienne monarchie, les régiments, aussitôt la paix signée, étaient ramenés à de très faibles effectifs, et les états-majors se dispersaient. Les officiers de quelque fortune retournaient à Versailles ou dans leurs terres, pour ne reprendre du service actif qu’à la prochaine guerre ; ceux qui restaient au corps, n’ayant même plus sous leurs ordres assez d’hommes pour exécuter des manœuvres d’ensemble, tombaient dans l’oisiveté et l’ennui : de temps à autre, l’exercice d’un peloton ou d’une compagnie, les gardes, les honneurs, quelque revue, les en tiraient pour un jour, et c’était tout. Le soir, on avait l’auberge, les plaisirs vulgaires et les distractions galantes.

Comme les autres, Vauvenargues paya tribut à la condition de son âge ; il eut ses folies, ses entraînements, ses amours prompts et faciles. Il composa même, vers cette époque, quelques poésies érotiques, dont il s’excusa par la suite : « Lorsque je les ai hasardées, écrira-t-il un jour à Voltaire, j’étais dans un âge où ce qui est le plus licencieux paraît le plus aimable. Vous pardonnerez ces erreurs d’un esprit follement amoureux de la liberté, et qui ne savait pas encore que le plaisir même a ses bornes. » Cette intempérance juvénile est un trait que je tiens à marquer ; car on s’est plu trop souvent à le laisser dans l’ombre : il n’altère pas la physionomie grave et pure qui se dégagera plus tard, et l’on a ainsi, pour ces premières années, un Vauvenargues pas trop candide et plus humain.

Mais déjà, dans cette vie dissipée et oisive, des goûts moins frivoles et une tournure d’esprit plus sérieuse commençaient à le distinguer de ses camarades. Dans l’intervalle des plaisirs il savait trouver des heures de travail et de solitude ; il sauvait chaque jour quelques instants pour la lecture et la rêverie, et dans le temps même qu’il donnait au monde ou au service, il aimait à se recueillir par le silence. Cette habitude de la retraite et cette pratique de la vie intérieure se développèrent rapidement et lui constituèrent bientôt une originalité marquée.

C’est un fait commun que les personnes qui s’isolent excitent de la déférence chez les individus qui les entourent ; car l’homme tend à placer haut ce qu’il sent loin de lui ; mais le respect qu’elles inspirent est presque toujours mêlé d’une secrète antipathie ou de quelque méfiance. Le sentiment qu’on témoignait à Vauvenargues n’était, au contraire, qu’une affectueuse considération, parce que sa réserve n’avait rien de hautain, son silence rien de dédaigneux, parce qu’il restait avec tous simple, naturel, aimable et cordial. Son langage était même empreint de familiarité si, par ce mot, on entend avec lui « un commerce libre et ingénu » où, dans la plus grande expansion, la grâce et la délicatesse ne perdent jamais leurs droits.

L’autorité morale, qui, sauf quelques exceptions rares et supérieures, n’est point le partage de la jeunesse, lui vint ainsi de très bonne heure. Un surnom, celui de « Père », que ses camarades lui donnaient en riant, témoigne de l’estime qu’ils faisaient de lui. Et plus tard, cette autorité s’affermissant, un de ceux qui l’ont le mieux connu. Marmontel, a pu dire de lui : « Il tenait nos âmes dans ses mains ».

Pour avoir acquis si tôt une telle influence, il fallait qu’il possédât aussi, à un degré éminent, le don sympathique de la parole, c’est-à-dire la faculté de manifester son esprit dans toutes les nuances par l’accent, par le geste, par le regard, par la grâce de sa personne. Ce n’est donc pas dans ses écrits, c’est dans ses entretiens qu’aurait été déposée la fleur de sa pensée, et elle serait irrémédiablement perdue. Le sacrifice de la meilleure part de leur œuvre est la rançon imposée à ceux qui eurent le charme entraînant ou persuasif de l’expression : vivants, ils exercent l’action la plus directe et la plus despotique sur les esprits ; tandis qu’ils parlent, ils sont vraiment les maîtres des âmes, et ils ont la superbe jouissance de sentir qu’ils les dominent. Mais leur pouvoir disparaît avec eux ; car les belles paroles qui tombèrent de leurs lèvres, on ne les répétera jamais telles qu’ils les ont dites.

Que se passait-il, pendant ces heures de solitude et de recueillement, dans cette tête de vingt-deux ans ? De quelles pensées était faite sa rêverie ? — D’une belle idée et d’une grande passion.

L’idée, c’était que les choses de l’âme sont seules dignes d’intérêt, qu’elles ont une valeur de tous les jours et de tous les instants, qu’elles constituent, à l’exclusion de toutes les sciences, la seule connaissance nécessaire, et que les jouissances qu’elles procurent à qui les étudie dépassent infiniment tous les plaisirs du monde. Cette préoccupation morale, qui n’apparaît généralement que tard chez les esprits les plus réfléchis et qui est presque toujours le fruit d’une longue expérience, d’un long voyage à travers la vie pratique ou spéculative, était déjà tout éveillée chez Vauvenargues. Ce fut là vraiment sa faculté maîtresse : il l’appliquait à soi-même, à ses lectures, à ses amitiés, à ses relations de société, à la carrière qu’il avait choisie ; en tout, son regard allait droit au sens moral des choses avec une pénétration singulière.

La passion, c’était la gloire. Si l’idée morale vaut seule l’effort de penser, la gloire vaut seule la peine de vivre. Ici encore, son âme se révélait aussi précoce que son esprit ; car ce qu’il rêvait, c’était la gloire envisagée dans sa réalité la plus haute et non dans ses apparences vaines, dans ses résultats supérieurs et non dans les effets qui satisfont les vanités vulgaires. L’ambition qui l’animait était la plus noble de toutes et la plus élevée, sans rien de mesquin ni de frivole, fondée sur les instincts les plus généreux de la nature humaine, désintéressée même, si tant est qu’un pareil sentiment puisse être jamais pur de toute considération personnelle. « De souhaiter malgré soi, écrivait-il à un ami, un peu de domination parce qu’on se sent né pour elle ; de vouloir plier les esprits et les cœurs à son génie ; d’aspirer aux honneurs pour répandre le bien, pour s’attacher le mérite, le talent, les vertus, pour se les approprier, pour remplir toutes ses vues, pour charmer son inquiétude, pour détourner son esprit du sentiment de nos maux, enfin pour exercer son génie et son talent dans toutes ces choses ; il me semble qu’à cela il peut y avoir quelque grandeur[5]. »

Il s’éprit de la gloire comme d’une maîtresse : elle lui inspirait des pensées tendres et des accents de poésie, et c’est en amant qu’il parlait d’elle : « Les feux de l’aurore, écrit-il dans ses Réflexions et Maximes, ne sont pas si doux que les premiers regards de la gloire. La gloire embellit les héros…. » Elle est notre unique raison de vivre, elle fait tout le charme et le prix de l’existence, et l’on n’a point vécu quand on ne l’a pas aimée. À un ami trop indolent et voluptueux il fait honte de son indifférence pour la gloire, comme il lui reprocherait de vouloir vivre sans connaître l’amour : « Un homme qui dit : la gloire coûte trop de soins, je veux vivre en paix si je puis, — je le compare à celui qui ferait le projet de passer sa vie dans un long et gracieux sommeil. Ô insensé ! pourquoi voulez-vous mourir vivant ? »

Comme les amantes de chair, cette maîtresse idéale est parfois inconstante à ses adorateurs ; mais, par une grâce spéciale, ses infidélités n’ont pas d’amertume ; elle élève si haut les cœurs « qu’on apprend d’elle-même à se passer d’elle », et quand elle vous a quitté, c’est assez de l’avoir aimée pour être consolé. « Je veux, dit-il, que la gloire nous trompe : les talents qu’elle nous fera cultiver, les sentiments dont elle remplira notre âme, répareront bien cette erreur. Qu’importe que si peu de ceux qui courent la même carrière la remplissent, s’ils cueillent de si nobles fleurs sur le chemin, si, jusque dans l’adversité, leur conscience est plus forte et plus assurée que celle des heureux du vice ! »

Un tel idéal emporte avec soi une seule règle de vie et ne laisse pas à celui qui l’a conçu le choix d’une autre voie pour l’atteindre. Sous quelque forme que ce soit, l’action s’impose à l’homme qui s’est proposé la gloire comme but suprême. Il accepte par avance un programme d’impérieux devoirs : sa personnalité tout entière sera sans cesse active ; toutes ses facultés seront tendues dans un continuel effort ; il lui faudra, suivant la belle formule de Vauvenargues, « employer toute son âme dans une carrière sans bornes ». Et cet emploi sera déjà pour lui une source de nobles jouissances : à son idéal de gloire, toujours lointain, toujours fugitif, l’action se substituera bientôt comme un autre idéal, plus rapproché, plus facile à étreindre, et il l’aimera en elle-même, pour les satisfactions immédiates qu’elle procure. Par instants, la beauté de l’effort éclipsera à ses yeux la splendeur du but ; l’intérêt de la lutte lui en fera oublier le prix, — et « le combat lui plaira sans la victoire ».

Cette nécessité de l’action ne s’applique pas seulement à l’ordre des faits et aux rapports avec le monde extérieur : elle s’étend jusqu’au domaine de la conscience et elle en régit les manifestations les plus intimes. L’ambitieux de gloire, quand par hasard il réunit, comme Vauvenargues, les deux natures du moraliste et de l’homme d’action, est contraint, sous peine de manquer au premier de ces rôles, de soumettre à une discipline particulière l’exercice même de sa pensée : son âme incline-t-elle parfois à la rêverie poétique et à la méditation pure, il lui est défendu de s’y attarder. Libre à Spinoza de s’absorber toute sa vie dans la contemplation de l’infini et à Kant de s’abstraire, quarante années durant, dans l’étude transcendante du monde moral ; pareils à de purs esprits, ils pouvaient demeurer étrangers aux passions, aux intérêts, aux événements de leur époque et poursuivre leurs spéculations comme si en dehors d’eux le monde n’eût pas existé. Mais une telle hauteur métaphysique n’est pas permise à celui qui ne veut pas se détacher de la société humaine : il est tenu de songer aux conséquences de ses raisonnements et de garder toujours la vue des choses terrestres. De même encore, l’épicurisme intellectuel, la volupté de comprendre sans croire, le scepticisme délicat, le délassement de l’esprit dans une inviolable et inaccessible retraite lui sont autant de jouissances interdites : tout enchaînement d’idées devra se résoudre pour lui en conclusions, toute réflexion devra le déterminer à des actes.

Voilà sous quelles couleurs cette imagination de vingt-deux ans entrevoyait l’existence, et de quelles pensées sérieuses et nobles elle s’inspirait. Ces idées, Vauvenargues ne les devait à personne : issues en lui de son propre fonds, écloses spontanément, elles lui étaient venues une à une, pendant ses heures de réflexion, pendant ses minutes de recueillement, là-bas en Provence, sur la terrasse du château de Vauvenargues ; en Italie, durant la campagne sous Villars ; à Dijon, à Besançon, à Verdun, pendant les loisirs de la vie de garnison. Certes, leurs contours n’étaient pas déjà aussi arrêtés : quelques-unes flottaient encore comme des visions indécises devant son esprit. Elles ne se groupaient pas non plus aussi méthodiquement que je les ai présentées pour les rendre plus saisissables, car elles ne formaient pas un système construit par une raison dans sa maturité ; mais elles étaient senties d’instinct et confusément par un cœur juvénile, par une âme en sa première fleur. Je ne crois pas même qu’il songeât alors à leur donner la forme écrite, ni qu’il eût senti déjà la force mystérieuse qui du penseur fait un écrivain en l’obligeant à traduire son rêve. Peut-être donc seraient-elles restées à jamais inconnues comme tant de belles pensées à qui il n’a manqué qu’une expression pour être immortelles, si une influence stimulante ne s’était exercée de bonne heure sur celui qui était capable de les concevoir, afin de le forcer à les produire au dehors.

C’est au marquis de Mirabeau[6] que revient l’honneur d’avoir le premier deviné l’originalité de Vauvenargues et de lui avoir, pour ainsi dire, révélé son génie.

Mirabeau était, à deux mois près, du même âge que Vauvenargues. Leurs familles étaient apparentées. Liés dès l’enfance, élevés probablement à côté l’un de l’autre, ils furent séparés lorsque la carrière militaire les appela à servir dans des régiments différents. C’est à cette circonstance que nous devons une source de précieuses indications sur la nature intime de Vauvenargues, la correspondance qu’il entretint, du jour de leur séparation, avec son ami.

De tous les documents qu’on peut se procurer sur les débuts d’un grand homme ou d’un grand esprit, il n’en est pas de plus significatifs que ses lettres de jeunesse à ses égaux d’âge et de condition. Ces épanchements ont un caractère de

sincérité que les écrits rétrospectifs ne portent jamais : les souvenirs et mémoires rédigés sur le tard déforment fatalement le passé qu’ils évoquent. Quel que soit son parti pris de vérité, celui qui les compose cède toujours au secret désir (seule revanche qui lui soit permise contre la réalité) de corriger sa destinée : il est toujours tenté d’avancer la date où il a pris conscience de l’idéal vers lequel il a marché ensuite, de voir ses actes se dérouler d’après un plan qui n’était pas si prématurément conçu, et de mettre dans sa vie cette unité qu’on ne réalise jamais. Et quand il se soustrairait à ces causes d’altération, pourrait-il ne pas revoir ses premières années à travers le voile de celles qui se sont écoulées depuis ?

La correspondance de Vauvenargues avec le marquis de Mirabeau — ou plutôt ce qu’on en possède — commence en juillet 1737 pour s’arrêter au mois d’août 1740.

Les premières lettres du recueil nous donnent le ton des relations qui existaient entre les deux amis, singulier mélange de sérieux et de jeunesse, de gravité et de badinage, et marquent la différence des deux natures : l’une, celle de Mirabeau, égoïste, tumultueuse, exubérante, « un vrai brûlot », comme il le disait lui-même ; l’autre, celle de Vauvenargues, délicate, réservée, toute en dedans.

Et d’abord, comme ils n’ont que vingt-deux ans, l’amour, pense-t-on, doit tenir une grande place dans leur correspondance. Ce sujet, traité avec forfanterie et sans pudeur dans les lettres de Mirabeau, reste toujours voilé dans celles de Vauvenargues. Et par là apparaît déjà l’opposition de leurs caractères. Voici, par exemple, la première lettre de Mirabeau.

« La confidence de mes amours et de mes plaisirs ne saurait tout au plus regarder que le passé. Je suis un demi-anachorète, à présent ; mais cela ne durera pas. Voilà pourtant une lettre que je reçois d’une ancienne maîtresse, qui m’avait assujetti aux malheurs de l’absence, sur laquelle j’avais pris mon parti, et que je n’ai pas approchée, depuis, de plus de 50 lieues :

« Je n’ose vous appeler, monsieur, de ces noms tendres qui nous servaient autrefois ; ils ne sont plus faits pour moi ; j’ai fait pour les perdre tout ce que je voudrais faire, à présent, pour les ravoir. J’aurais tort de ne pas connaître votre caractère, et qu’il n’y a plus de retour avec vous. Vous me l’avez dit assez souvent ; je n’y ai pas pensé quand il le fallait ; j’ai laissé prendre à mes étourderies la couleur des crimes ; n’en parlons plus. Vous n’étiez plus pour moi qu’un songe agréable, lorsque le bruit du malheur qui vous est arrivé[7] m’a attendrie ; les larmes auxquelles je n’ai voulu faire nulle attention, quand vous m’avez voulu persuader que je les causais, m’ont frappée, sans savoir même si vous en avez versé, dans une occasion dont on se console, quelquefois, plus aisément que de la perte d’une maîtresse. Que vous dirai-je ? J’ai cru qu’un compliment de ma part, sur un sujet sur lequel tout le monde vous en fait, ne pourrait vous choquer. Je l’ai fait, et le voilà. Adieu, monsieur. Oserai-je vous demander un peu d’amitié ? »

RÉPONSE

« Mademoiselle,

J’ai l’honneur d’être, avec un très profond respect,

Mademoiselle,

Votre très humble et très obéissant serviteur. »

Adieu, mon cher Vauvenargues, aimez-moi un peu. »

Vauvenargues répond que cette lettre, lue à la table des officiers du Régiment du Roi, parmi lesquels Mirabeau comptait quelques amis, a eu un franc succès, qu’on l’a trouvée fort piquante et qu’on a deviné immédiatement quelle main l’avait écrite. « Mais, ajoute-t-il (et ici l’on sent que c’est lui qui parle seul), nous plaignîmes une pauvre fille qui a de l’esprit et qui vous aime. »

Les lettres suivantes de Mirabeau sont pleines encore de la confidence de ses passions toujours changeantes, où sa nature plus ardente que sensible, plus orgueilleuse qu’aimante, se donnait carrière, et où la volupté, qui allait faire le tourment de sa vie[8], prenait possession de tout son être. Vient-il, par exemple, de subir un échec dans un projet de mariage avec une des demoiselles de Nesle[9], il met une fatuité naïve, une désinvolture fort amusante à sauver au moins son amour-propre : non seulement, écrit-il à Vauvenargues, cette rupture lui est indifférente, mais elle va faire son succès dans le monde ; « mille gens penseront à moi, qui ne nie connaissaient point, et je serai accablé de propositions de toutes les espèces ». Est-ce, à quelque temps de là, une aventure où Mirabeau a été le jouet d’une coquette, voici comment, dans son dépit, il masque sa défaite et s’en tire aux yeux de son ami : « … Elle refusait mes lettres,… elle me mettait au désespoir…. Une dernière algarade me poussa à bout ; je la rembarrai avec cette volubilité et cette vivacité d’expressions que la nature m’a données ; je l’atterrai avec un tel dédain, qu’elle ne trouva pas le mot à dire. Bientôt, un amusement léger et sincère changea tout à coup la face de mon cœur : je m’aperçus, avec étonnement, que je ne l’aimais plus, et j’en fus dans une joie sensible. Je retrouve enfin mon âme, ma raison, mes projets ; enfin, je suis moi. Je le lui ai fait sentir au naturel, et j’ai à présent le plaisir de la voir en être fâchée, sans que cela me touche. »

Tout autre est Vauvenargues. Pour les amours faciles, il voulait (la réponse à Mirabeau nous l’a déjà laissé entendre) qu’on y gardât toujours quelque délicatesse et qu’on ne s’y départît jamais d’une certaine pudeur morale. À cet égard, il ne ressemblait guère aux libertins de son temps ; il n’avait rien de cette « méchanceté » qu’il était de bon ton de porter dans la galanterie, — de cette cruauté dépravée qui descendit bientôt du cœur jusqu’aux sens et qui devint la plaie honteuse du xviiie siècle. Les créatures même les plus déchues lui paraissaient mériter encore, à défaut de sympathie, un peu de pitié[10]. Un souvenir de jeunesse, qu’il nota plus tard sous forme impersonnelle, nous le montre, à ce point de vue, dans un jour charmant. Accosté le soir par « une de ces femmes qui épient les jeunes gens », il n’a garde de la repousser, il souffre qu’elle marche quelque temps à côté de lui, et il la questionne. Comme elle se plaint de la misère qui l’a jetée dans le vice, il lui parle avec indulgence, essaye de ranimer en elle quelque sentiment de pudeur et lui laisse en la quittant un peu d’argent. Revenu parmi ses camarades de régiment, il est l’objet de leurs risées. « Mes amis, leur répond-il, vous riez de trop peu de chose. Je, plains ces pauvres femmes d’être obligées de faire un tel métier pour vivre. Le monde est rempli de misères qui serrent le cœur ; si on ne faisait de bien qu’à ceux qui le méritent, on n’en trouverait guère d’occasion. Il faut être indulgent avec les faibles qui ont besoin de plus de support que les bons ; le désordre des malheureux est toujours le crime de la dureté des riches[11]. »

Quant à la passion vraie, quant à sa façon de la ressentir, c’est un point où Vauvenargues est demeuré toujours mystérieux. Ses idées sur l’amour ne nous sont connues que par l’accueil qu’il fait aux épanchements de Mirabeau, jamais par des aveux directs et personnels. Il lui écrira un jour : « Je n’ai jamais été amoureux que je ne crusse l’être pour toute ma vie ; si je le redevenais, j’aurais encore la même persuasion. On sent assez qu’on est malade, mais on ne veut pas guérir ; l’âme est remplie de son objet ; les autres ne la touchent point ; on souffre, on connaît son mal, mais on ne saurait s’en distraire[12]. » C’est là sa plus intime confidence à son meilleur ami, et le mot qu’il a prononcé plus tard est vrai : « Je n’ai jamais osé ouvrir mon cœur à personne tant que j’ai vécu ».

Le prince de Ligne a dit un jour : « Si La Bruyère avait bu, si La Rochefoucauld avait chassé, si Vauvenargues avait aimé'… ils auraient bien mieux écrit ».

Le prince de Ligne s’est trompé : Vauvenargues a aimé. Mais il a très rarement parlé de l’amour, soit que ce sujet lui semblât trop délicat et froissât en lui quelque pudeur secrète, soit qu’il ranimât au fond de son cœur quelque souvenir mal éteint.

D’abord Vauvenargues était admirablement organisé pour la passion, et il eût été étrange qu’une âme à la fois si ardente et si tendre y échappât. Et puis, plus d’un fragment de son œuvre, en dehors de sa correspondance, lève les doutes à cet égard ; j’indiquerai le morceau qui commence ainsi : « Un jeune homme qui aime pour la première fois de sa vie n’est plus ni libertin, ni dissipé, ni ambitieux ; toutes ses passions sont suspendues, une seule remplit tout son cœur[13] », etc.

L’amour, on le sent, a passé par là ; ce n’est pas l’observation désintéressée, c’est l’expérience intime qui a inspiré ces lignes.

Certains jugements sévères sur les femmes sont plus explicites encore et semblent l’expression mélancolique d’une tendresse dédaignée : « Je hais le jeu comme la fièvre, et le commerce des femmes comme je n’ose pas dire ; celles qui pourraient me toucher ne voudraient pas seulement jeter un regard sur moi[14] » ; et ailleurs : « Les femmes ne peuvent comprendre qu’il y ait des hommes désintéressés à leur égard ; elles n’estiment en eux que l’effronterie[15] ».

Et quand ses écrits n’en porteraient pas le témoignage indirect, il y a bien lieu de croire que l’âme de Vauvenargues, cette âme faite pour les plus nobles attachements, ne rencontra jamais à qui se donner et fut toujours incomprise. Les maîtresses ne manquèrent pas à Mirabeau, qui ne demandait à l’amour que la satisfaction de son orgueil, de ses goûts dominateurs et de sa sensualité. Ce fut, au contraire, le malheur de Vauvenargues d’être né avec une sensibilité délicate et profonde dans une époque de scepticisme et de libertinage. Non pas qu’à ces époques les créatures d’élite disparaissent tout à fait : il en existe toujours, et la tradition des belles âmes n’est jamais interrompue ; mais ces âmes-là sont alors plus rares qu’en aucun temps ; les cris et les rires du vulgaire couvrent leur voix, et comme elles n’aiment qu’une fois dans leur vie, comme elles ne font guère entendre qu’un seul appel de tendresse, c’est vraiment hasard si elles s’entendent à distance et se répondent entre elles.

Mais si la correspondance de Vauvenargues avec le marquis de Mirabeau ne nous révèle que partiellement le mystère de son cœur, elle constitue un document de premier ordre au point de vue du développement de son esprit et de la direction intellectuelle de sa vie.

C’est, en effet, l’honneur du marquis de Mirabeau d’avoir découvert la valeur morale et pressenti le talent de Vauvenargues ; et c’est son originalité d’avoir affirmé à son ami (ce qu’il n’est pas besoin de rappeler généralement aux jeunes écrivains) le droit qu’a l’œuvre, fille de la pensée, d’éclore à son heure, de jaillir du cerveau et de vivre de la vie idéale.

De Bordeaux, où Mirabeau résidait alors, partageant sa vie entre le commerce des femmes et la société du président de Montesquieu, il stimule l’activité de Vauvenargues ; il lui reproche de s’abandonner à la paresse de la méditation et au charme de la rêverie : il le presse enfin de se proposer un plan de vie : « Eh quoi ! mon cher, vous pensez continuellement ; rien n’est au-dessus de la portée de vos idées, et vous ne songez pas un moment à vous faire un plan fixe. Il n’est pas d’un philosophe de vivre au jour la journée. » (30 mars 1739.)

Vauvenargues accepte le reproche de rêverie, mais décline le titre de philosophe : « Vous me faites trop d’honneur, répond-il, en cherchant à me soutenir par le nom de philosophe dont vous couvrez mes singularités ; c’est un nom que je n’ai pas pris ; on me l’a jeté à la tête, je ne le mérite point ; je l’ai reçu sans en prendre les charges ; le poids en est trop fort pour moi. »

Et comme Mirabeau redouble ses instances, il réplique : « Il est vrai que peu de gens vivent au jour la journée ; je suis le seul peut-être ; les autres hommes ont un objet dans l’avenir et ils y attachent le bonheur ; mais songez, je vous prie, qu’ils l’y attachent faussement, que cet objet les fuit toujours et que leurs vaines poursuites les occupent sans les satisfaire…⋅ Je ne veux pas vous faire entendre que je me suffise à moi-même, et que toujours le présent remplisse le vide de mon cœur ; j’éprouve aussi, souvent et vivement, cette inquiétude qui est la source des passions. J’aimerais la santé, la force, un enjouement naturel, les richesses, l’indépendance, et une société douce ; mais comme tous ces biens sont loin de moi, et que les autres me touchent fort peu, tous mes désirs se concentrent et forment une humeur sombre que j’essaye d’adoucir par toute sorte de moyens. Voilà où se bornent mes soucis… Voilà, mon cher Mirabeau, ce que je pense tous les jours, pour justifier mon indolence. »

La correspondance, à ce moment, est des plus vivement engagée entre les deux jeunes gens, et les lettres s’échangent courrier par courrier. Mirabeau, qui ne se tient pas pour battu par les raisons qu’on lui oppose, revient à la charge. Ce n’est pas tout, pense-t-il, que d’avoir démontré à son ami la nécessité d’un but dans la vie ; il lui désigne ce but et avec un coup d’œil d’une justesse merveilleuse : « Quelqu’un qui pense et s’exprime comme vous n’est pas pardonnable de n’avoir aucune ambition. Je sais que votre peu de disposition et de santé ne vous permet pas de courir ce que quelqu’un comme vous doit appeler fortune ; mais quelle carrière d’agréments ne vous ouvrent pas vos talents dans ce qu’on appelle la République des lettres. Si vous pouviez connaître combien de plaisirs différents nous procure une réputation établie dans ce genre ! » (24 avril 1739.)

Afin de le mieux persuader, il lui fait un tableau séduisant de la société littéraire de Paris, où des essais heureux au théâtre, en poésie, en économie politique lui avaient déjà valu quelques succès. Dans son enthousiasme et comme pour frapper l’imagination de son ami, il va jusqu’à lui laisser entendre qu’il n’est pas loin d’entrer à l’Académie française, en quoi vraiment, s’il était sincère, le jeune marquis s’en faisait un peu accroire.

Vauvenargues ne se rend pas encore ; il ne se laisse éblouir ni par les éloges de Mirabeau ni par la perspective des jouissances où celui-ci le convie. Il se défend de l’ambition littéraire par des raisons qui font honneur à sa conscience et à son goût, et dont quelques-unes n’ont pas cessé d’avoir leur prix. « Je n’ignore pas les avantages que donnent les bons commerces ; je les ai toujours fort souhaités, et je ne m’en cache point ; mais j’accorde moins que vous aux gens de lettres. Je commence à m’apercevoir que la plupart ne savent que ce que les autres ont pensé, qu’ils ne sentent point, qu’ils n’ont point d’âme, qu’ils ne jugent qu’en reflétant le goût du siècle ou les autorités ; car ils ne percent point la profondeur des choses ; ils n’ont point de principes à eux, ou, s’ils en ont, c’est encore pis : ils opposent à des préjugés commodes, des connaissances fausses, des connaissances ennuyeuses ou des connaissances inutiles, et un esprit éteint par le travail ; et, sur cela, je me figure que ce n’est pas leur génie qui les a tournés vers les sciences, mais leur incapacité pour les affaires, les dégoûts qu’ils ont eus dans le monde, la jalousie, l’ambition, l’éducation, le hasard. »

Mais il ajoute aussitôt : « Si j’avais plus de santé, et si j’aimais assez la gloire pour lui donner ma paresse, je la voudrais plus générale et plus avantageuse que celle qu’on attache aux sciences », c’est-à-dire plus active que la gloire littéraire.

À cette confidence détournée, Mirabeau reconnaît que ses conseils ont porté et qu’une semence d’ambition a levé dans l’âme de Vauvenargues ; il ne l’en poursuit que plus vivement, et il le serre de tout près : « Vous enfouissez, si vous ne travaillez, les plus grands talents du monde ! Je ne sème point ici de louanges ; c’est la vérité qui parle ; des gens du meilleur goût, ayant vu vos premières lettres, m’obligent à leur envoyer toutes celles que je reçois de vous, et je les ai entendus s’écrier, quand je leur ai dit que vous n’aviez pas vingt-cinq ans[16] : « Ah ! « Dieu ! quels hommes produit cette Provence ! » Et encore : « J’en sais plus que vous sur votre propre compte, si vous ne vous connaissez pas une grande étendue de génie ».

Vauvenargues, atteint cette fois, accuse sa blessure et demande grâce : « Vous ne sentez pas vos louanges, vous ne savez pas la force qu’elles ont, vous me perdez ! Épargnez-moi, je vous le demande à genoux. » (30 juin 1739.)

Pourquoi, après cet aveu, Vauvenargues ne se rend-il pas entièrement ? Quelles raisons le retiennent désormais dans l’armée, et que ne va-t-il aussitôt retrouver son ami à Paris pour se lancer avec lui dans la carrière des lettres ?

C’est d’abord que la profession militaire lui paraît encore la plus noble et la plus désirable (il venait d’être promu capitaine et pourvu d’une compagnie) ; c’est qu’à ses yeux « il n’y a pas de gloire achevée sans celle des armes », et que les grandes ligures des Condé, des Luxembourg, des Turenne et des Catinat flottent dans son imagination. C’est aussi que l’insuffisance de ses ressources interdit à Vauvenargues l’existence coûteuse d’un gentilhomme à Paris et le condamne à la médiocrité de la vie de garnison.

Sa famille ne possédait qu’une fortune modeste et ne pouvait lui servir qu’une faible pension. Et, comme le service du roi ne rapportait guère, comme d’autre part Vauvenargues était la générosité même[17], il se trouvait dans de perpétuels embarras d’argent.

Ces considérations échappaient à Mirabeau. À la tête, lui-même, depuis la mort de son père, d’un patrimoine considérable, libre de ses actions et de ses mouvements, ne demeurant à son régiment qu’autant qu’il lui plaisait, résidant la plus grande partie de l’année à Paris ou à Versailles, menant grand train, entretenant des maîtresses, achetant un hôtel et des terres, comment eût-il songé qu’il en allait différemment de son ami ?

Ce n’est pas à Mirabeau d’ailleurs que Vauvenargues va faire confidence de ses misères de fortune ; car s’il s’ouvre pleinement avec lui sur ses idées et sur les choses de l’esprit, c’est à un autre ami qu’il réserve, avec la meilleure part de sa tendresse, le secret de sa vie et de sa pensée, à Fauris de Saint-Vincens[18].

Les relations de Vauvenargues avec Fauris de Saint-Vincens nous offrent le modèle accompli de ce que pouvait être l’amitié entre hommes dans l’ancienne société : le champ de la confidence affectueuse était plus vaste alors qu’aujourd’hui. Soit qu’on se réservât plus au dehors, soit que moins de sujets intimes fussent traités et comme divulgués par les livres et les gazettes, on mettait plus de choses dans ses entretiens et dans sa correspondance : la religion, la morale, la politique, la littérature étaient — sans compter les sentiments tout personnels — matière à de continuels épanchements. De là, pour les recueils épistolaires qui nous restent de cette époque, un charme particulier et un intérêt des plus vifs. Par quoi les correspondances échangées de nos jours suppléeront-elles à ce qui leur manquera sous ce rapport ?

C’est donc à Saint-Vincens, à cet ami délicat qui sait tout comprendre, que Vauvenargues fait l’aveu de ses diflicultés d’existence, et plus d’une fois il a recours à ses services.

Un jour même, le besoin d’argent le pousse à une étrange extrémité. Harcelé par les conseils de Mirabeau qui l’attirent à Paris, pressé aussi de s’y rendre pour consulter sur sa santé déjà

chancelante, il ne sait où trouver les deux mille livres nécessaires au voyage, et voici à quel expédient il est près de recourir pour se les procurer. « J’ai eu, écrit-il à Saint-Vincens, quelque pensée sur M. d’Oraison. Il est venu dans mon esprit qu’il a des filles, et que je pourrais m’engager à en épouser une, dans deux ans, avec une dot raisonnable, s’il voulait me prêter l’argent dont j’ai besoin, et que je ne le rendisse point, au bout du terme que je prends. Mais, comme il est impossible à un fils de famille de prendre des engagements de cette sorte, c’est une proposition à se faire berner, et très digne de risée. Il faudra oser cependant s’il n’y a point de milieu ; et, si l’on ne peut rien tirer de tout cela, nous nous tournerons ailleurs. » (Novembre 1740.)

Cet emprunt sous condition de mariage rappelle, comme on l’a remarqué, l’engagement fameux de Figaro donnant à demoiselle Marceline de Verte-Allure hypothèque sur sa personne. Mais, si piquante que soit la comparaison, il y aurait injustice à la prendre au sérieux, et cette lettre bizarre est moins déshonnête qu’elle le semble. Tout d’abord ce n’est ni la dissipation, ni la débauche, ni le jeu qui a conduit Vauvenargues à une situation d’où les plus fiers gentilshommes de son temps ne se tirèrent pas toujours aussi dignement que lui. Et puis, en dehors des considérations de santé qui ont bien leur prix, les raisons qui ont failli le déterminer à ce singulier projet ne sont nullement avilissantes ; l’intérêt auquel il obéit n’a rien que d’élevé : ce n’est pas pour satisfaire des goûts de luxe et de plaisir qu’il cherche de l’argent : c’est pour entrevoir de plus près et essayer de réaliser l’idéal de vie nouvelle où un secret instinct et les appels réitérés de Mirabeau le convient impérieusement. Enfin, à voir les choses de plus haut, ce qui absout Vauvenargues, ce qui interdit de le ranger dans la race des Gil Blas et des Figaros, c’est le sentiment qu’il a porté dans ces matières délicates. Gil Blas et Figaro n’ont vu dans la question d’argent, la faute d’argent, disait Panurge, leur ancêtre, qu’un sujet de duperie et de raillerie ; Vauvenargues en a souffert toute sa vie et jusqu’au fond de son âme. Si un jour, un instant, il a péché par pensée (non par action), il a bien racheté cette défaillance par la dignité de son existence entière, par le courage avec lequel il a enduré la pauvreté. Lorsque, quelques années plus tard, sentant sa fin approcher et faisant allusion à lui-même, il dépeindra, sous un nom fictif, l’homme de cœur victime de la destinée, il n’imaginera pas de pire malheur que de mourir endetté : « Quand, dit-il, la fortune a paru se lasser de le poursuivre, quand l’espérance trop lente commençait à flatter sa peine, la mort s’est offerte à sa vue ; elle l’a surpris dans le plus grand désordre de sa fortune ; il a eu la douleur amère de ne pas laisser assez de bien pour payer ses dettes, et n’a pu sauver sa vertu de cette tache[19]. »

Ainsi, d’une part son goût toujours vif pour la carrière des armes, d’autre part ses embarras pécuniaires, déterminent Vauvenargues à repousser encore les instances de Mirabeau et à demeurer au service militaire.

D’ailleurs, une occasion s’offre à lui de mettre en pratique les principes d’action qu’il formule dans ses pensées de chaque jour, et d’acquérir peut-être une part de « cette gloire qui fait les héros ».

La guerre venait d’éclater entre Frédéric II et Marie-Thérèse, et c’était dans la France entière, à la cour, dans les conseils du roi, dans les rangs de la noblesse, un entraînement irrésistible à courir sus à l’Autriche.

À Metz, où il était en garnison (mars 1741), Vauvenargues avait pu voir le maréchal de Belle-Isle précédant les armées dont il venait d’être nommé le généralissime, pour aller, dans le plus magnifique appareil, imposer à la diète de Francfort les volontés de la France. Le prestige de ce personnage qui, dans cette heure décisive, attirait sur lui tous les regards, qui avait l’instinct et la passion de la gloire, qui en toute chose ne formait que de vastes desseins et semblait né pour les accomplir, dut éblouir Vauvenargues comme il avait fasciné toute la jeune noblesse de Versailles.

Le Régiment du Roi entra des premiers en campagne ; au mois de juillet 1741 il était en Bohême. Les heureuses opérations qui avaient amené si rapidement une armée française au cœur de l’Allemagne, la tactique hardie de Belle-Isle, le génie audacieux de Maurice de Saxe et cette escalade merveilleuse de la ville de Prague exécutée de nuit par une poignée d’hommes, pouvaient flatter à bon droit l’esprit entreprenant de Vauvenargues et son goût des actions brillantes et aventureuses.

Mais lorsque la fortune changea, lorsque l’armée de Belle-Isle, bloquée dans Prague et abandonnée par le maréchal de Maillebois, dut évacuer la Bohême et battre en retraite sur le Rhin, le courage de Vauvenargues fut soumis à une de ces épreuves qui trempent pour jamais les âmes. Dans la nuit du 16 au 17 décembre (1742), par un froid terrible, 15 000 hommes sortirent de Prague. À travers un brouillard intense, sur une route obstruée de neige ou glissante de verglas, on fit huit lieues d’une traite pour échapper à la vue de la cavalerie de Lobkowitz qui tenait la campagne. Malgré la défense expresse du maréchal, les officiers s’étaient encombrés de bagages et d’équipages : on y mit le feu pour ne pas ralentir la marche de la colonne.

Le troisième jour, on arriva devant une chaîne escarpée et boisée, que contournait la route d’Egra. Afin de dépister la poursuite des Impériaux, Belle-Isle forma le parti audacieux de quitter cette route et de s’engager en pleine montagne, dans un pays où jamais armée ne s’était aventurée. Il fallut s’ouvrir un chemin à la hache, à travers la forêt. On se mettait en mouvement bien avant l’aube, « au lever de la lune », et l’on marchait jusqu’au soir. L’armée était épuisée de froid, de fatigue et de faim : ceux qui tombaient ne se relevaient plus. Suivant l’expression de Belle-Isle, on « força nature » pour arriver au terme de cette opération, et ce fut miracle, en effet, si l’on y parvint. Quand on atteignit Egra, le 26 décembre, la courageuse troupe était à bout de forces ; près de la moitié de l’effectif était resté en route, enseveli dans les neiges ; mais l’honneur était sauf.

Vauvenargues, dont la santé n’avait jamais été robuste, fut cruellement éprouvé : il eut les deux jambes gelées[20].

Transporté dans quelque hôpital, ramené en France, à Nancy, au mois de mars 1743, il se remettait à peine de ses maux et de ses fatigues qu’il lui fallut repartir pour l’Allemagne, où la campagne était reprise. Vers la fin de mai il repassa le Rhin avec l’armée que le maréchal de Noailles allait opposer dans le haut Palatinat aux forces coalisées de l’Autriche et de l’Angleterre, et il combattit à la tête de sa compagnie dans cette déplorable journée de Dettingen que les prodiges d’héroïsme de la noblesse française ne purent empêcher de tourner en désastre.

Après cette défaite, qui entraîna l’évacuation de la Bavière, la cause de l’empereur Charles VII, de ce triste empereur d’un jour, était irrémédiablement perdue, et les armées de Louis XV n’avaient plus de prétexte à demeurer en Allemagne. Rentré en France dans les derniers jours de l’année 1743, le Régiment du Roi alla tenir garnison à Arras.

Si les deux années que Vauvenargues venait de passer en campagne avaient été singulièrement stimulantes pour son activité extérieure, elles n’avaient pas donné moins d’intensité à sa vie intérieure.

Son âme avait subi l’épreuve de la réalité que rien ne remplace : la guerre lui était apparue, non comme une science ni comme un art, mais comme un grand drame passionné où le danger fait surgir, à chaque instant, les facultés fortes de l’homme. Plus d’une des pensées, qu’il publia plus tard datent de cette époque et trahissent par leur caractère pittoresque, par quelque détail précis, par une expression plus vive et plus personnelle, le lieu et les circonstances où elles naquirent en lui, — celle-ci, par exemple, qu’il dut noter dans son esprit pendant la première et brillante période de la campagne d’Allemagne : « Quand vous êtes de garde au bord d’un fleuve, où la pluie éteint tous les feux pendant la nuit, et pénètre dans vos habits, vous dites : Heureux qui peut dormir sous une cabane écartée, loin du bruit des eaux ! Le jour vient ; les ombres s’effacent et les gardes sont relevées ; vous rentrez dans le camp ; la fatigue et le bruit vous plongent dans un doux sommeil, et vous vous levez plus serein pour prendre un repas délicieux, au contraire d’un jeune homme né pour la vertu, que la tendresse d’une mère retient dans les murailles d’une ville forte ; pendant que ses camarades dorment sous la toile et bravent les hasards, celui-ci qui ne risque rien, qui ne fait rien, à qui rien ne manque, ne jouit ni de l’abondance, ni du calme de ce séjour : au sein du repos, il est inquiet et agité ; il cherche les lieux solitaires ; les fêtes, les jeux, les spectacles, ne l’attirent point ; la pensée de ce qui se passe en Moravie occupe ses jours, et, pendant la nuit, il rêve des combats et des batailles qu’on donne sans lui[21]. »

D’autres réflexions encore datent évidemment du siège et de la retraite de Prague. Elles sont, pour ainsi dire, le commentaire des admirables lettres que le maréchal de Belle-Isle adressait alors (octobre 1742) au marquis de Breteuil à Versailles. « Ce sont presque toujours les partis audacieux qui réussissent », écrivait Belle-Isle. « Dans les situations désespérées, dit Vauvenargues, on peut prendre des partis violents ; mais il faut qu’elles soient désespérées. Les grands hommes s’y abandonnent quelquefois par une secrète confiance aux ressources qu’ils ont pour subsister dans les extrémités ou pour en sortir à leur gloire…. Si on est obligé de prendre des résolutions extrêmes, il faut les embrasser avec courage et sans prendre conseil des gens médiocres[22]. »

Il n’est pas jusqu’aux fibres de son cœur qui, dans cette vie si bien faite pour l’endurcissement, ne fussent devenues plus sensibles encore et plus tendres.

L’Éloge funèbre qu’il composa à cette époque pour le jeune de Seytres, mort à dix-huit ans pendant le siège de Prague, nous en est un touchant témoignage. De Seytres était sous-lieutenant dans le régiment de Vauvenargues, et celui-ci s’était pris pour lui d’une profonde affection. C’était une intimité d’intelligence et de sentiment qui allait jusqu’à la piété et à la tendresse. « Naturellement plein de grâce, dit-il en nous le dépeignant, les traits ingénus, l’air ouvert, la physionomie noble et sage, le regard doux et pénétrant, on ne le voyait pas avec indifférence ; d’abord son aimable extérieur prévenait tous les cœurs pour lui, et quand on était à portée de connaître son caractère, alors il fallait adorer la beauté de son naturel. »

Vauvenargues aimait surtout de Seytres parce qu’il se reconnaissait en lui : « Seytres était né ardent, nous dit-il encore ; son imagination le portait au delà des amusements de son âge et n’était jamais satisfaite ; tantôt on remarquait en lui quelque chose de dégagé et comme au-dessus du plaisir, dans les chaînes du plaisir même ; tantôt il semblait qu’épuisée, desséchée par son propre feu, son âme abattue languissait de cette langueur passionnée qui consume un esprit trop vif ; et ceux qui confondent les traits et la ressemblance des choses le trouvaient alors indolent. Mais sa paresse n’avait rien de faible ni de lent ; on y aurait remarqué plutôt quelque chose de vif et de lier. » Et, ainsi qu’il arrive lorsqu’on aime, il s’était fait de son ami une image idéale qui se confondait avec son propre idéal : « Tu ne m’as connu qu’un moment ; et lorsque nous nous sommes connus, j’avais rendu mille fois en secret un hommage mystérieux à tes vertus…⋅ Hélas, je croyais posséder l’objet d’une si touchante illusion et je l’ai perdu pour toujours. » Malgré quelques parties déclamatoires, ce discours funèbre fait honneur à celui qui s’y est épanché. Quand Voltaire en prit connaissance deux ans plus tard, il ne s’y trompa point : « Voilà, dit-il, la première oraison funèbre que le cœur ait dictée ; toutes les autres sont l’ouvrage de la vanité. » C’était bien, en effet, dans la sincérité de sa douleur que Vauvenargues l’avait composée, et il aurait pu y mettre la belle épigraphe qu’on voit en tête d’un acte de fondation pieuse du xie siècle : « Pro remedio animæ meæ. — Pour le soulagement de mon âme. »

Quant à sa pensée, jamais Vauvenargues ne l’avait sentie plus active que pendant ces deux années de campagne : elle s’était étendue et fortifiée au contact des faits et dans la variété des situations. Le soir, au bivouac ou sous la tente, il avait trouvé le moyen de noter les idées qui lui étaient venues pendant le jour ; il avait profité des repos du cantonnement ou de ses loisirs à Prague pour les ordonner et les développer ; et il avait ainsi rapporté dans ses bagages un Discours sur la gloire, un Discours sur les plaisirs, les Conseils à un jeune homme (tous ces écrits avaient été composés pour de Seytres), un Parallèle entre Corneille et Racine, un Fragment sur les orateurs et une Méditation sur la foi.

Mais, comme il n’est pas d’exemple que l’expérience n’entraîne avec soi quelque désillusion, quand Vauvenargues revint en France, au mois de décembre 1743, un grand changement s’était produit dans les idées qu’il s’était formées jusqu’alors sur le but et la direction de sa vie.

  1. Ses armes étaient : fasce d’azur et d’argent, de six pièces, au chef d’or.
  2. Lettre au marquis de Mirabeau, 22 mars 1740.
  3. Ainsi nommé parce que le roi s’en était réservé le commandement supérieur et la propriété ; le service y était fait en son nom par un colonel-lieutenant.
  4. Cet uniforme était de drap gris clair, doublé de bleu de roi qui ressortait dans le collet, les parements et les retroussis, avec les boutonnières de soie d’or et les brandebourgs aurore.
  5. Lettre au marquis de Mirabeau, 16 janvier 1740.
  6. Victor de Riqueti, marquis de Mirabeau, père du fameux orateur, était né à Perthuis en Provence, le 5 octobre 1715. Reçu chevalier de Malte à l’âge de trois ans, promu enseigne en 1729, il prit du service comme capitaine au régiment de Duras. Bientôt lassé de la vie militaire, il se démit de ses fonctions (1743) et s’établit à Paris pour s’y vouer aux études littéraires et aux questions d’intérêt public. Son mémoire sur l’Utilité des États provinciaux (1750) et son grand ouvrage intitulé l’Ami des hommes (1756), qui contenaient, au milieu de quelques chimères, bien des vues justes et profondes, attirèrent sur lui l’attention. Encouragé par le succès de ces écrits, il entreprit dans sa Théorie de l’impôt (1760) de démolir tout le système financier alors existant. Sur les plaintes des fermiers généraux, il fut emprisonné pendant cinq jours à Vincennes, où il devait plus tard retenir son fils trois longues années, et fut exilé ensuite durant quelques mois à sa terre du Bignon, près de Montargis. — Par le caractère, il était le type le plus original, sinon le plus puissant de cette orageuse famille des Mirabeau. « Rien de plus compliqué, a dit M. de Loménie, que l’organisation morale et intellectuelle du marquis de Mirabeau ; les éléments les plus contraires s’y combinaient : un égoïsme très accentué se conciliait en lui avec un besoin d’affections, limité, il est vrai, à un très petit nombre de personnes, mais très vif, et avec une préoccupation des intérêts généraux et de l’avenir de l’humanité poussée jusqu’à la monomanie. » Il était emporté, d’ailleurs, voluptueux et despotique. Marié en 1743 avec Geneviève de Vassan, il se sépara d’elle avec éclat en 1757 pour vivre publiquement avec Mme de Pailly. On sait le scandale de ses démêlés avec sa femme et son fils, envers lesquels il eut, entre autres torts, celui de recourir à l’odieux moyen des lettres de cachet. Il mourut le 13 juillet 1789, à l’heure même où s’ouvrait la Révolution.
  7. La mort du vieux marquis Jean-Antoine de Mirabeau, son père.
  8. « La volupté est devenue le bourreau de mon imagination, et je payerai bien cher mes folies et le dérangement de mœurs qui m’est devenu une seconde nature. » (Lettre de Mirabeau à Vauvenargues, 15 août 1740.)
  9. On ne sait de laquelle des sœurs de Mailly-Nesle Mirabeau recherchait la main.
  10. Il a donné de la pitié une définition exquise : « C’est, dit-il, un sentiment mêlé de tristesse et d’amour ».
  11. Essai sur quelques caractères, § 14. Il est curieux de constater qu’il faudra attendre tout un siècle avant de retrouver dans une œuvre littéraire le sentiment de compassion mélancolique dont Vauveuarguce s’est fait ici l’interprète : jusqu’à la préface célèbre de la Dame aux Camélias, nul écrivain ne le traduira plus. L’auteur de Manon Lescaut lui-même, si tendre pourtant et si humain, restera indifférent au passage de la charrette infâme qui emporte vers l’exil les compagnons de son héroïne, et n’accordera pas à ces malheureuses l’aumône de sa pitié.
  12. Lettre au marquis de Mirabeau, 23 janvier 1739.
  13. Essai sur quelques caractères, § 9.
  14. Lettre an marquis de Mirabeau, 22 mars 1740.
  15. Réflexions et Maximes, 720.
  16. Vauvenargues n’avait pas encore vingt-quatre ans.
  17. Voir les belles pages qu’il a écrites sur la Liberalité dans les Réflexions sur divers sujets, § 19, et dans l’Essai sur quelques caractères. § 28.
  18. Jules-François-Paul Fauris de Saint-Vincens était fils d’un conseiller à la Chambre des comptes de Provence, et devint conseiller, puis président à mortier du Parlement d’Aix. De trois ans plus jeune que Vauvenargues, il ne mourut qu’en 1798. Il se fit connaître de bonne heure comme érudit et comme antiquaire : le cabinet qu’il avait formé à Aix était un des plus importants de l’époque. L’Académie des inscriptions et belles-lettres l’avait élu membre associé correspondant. Le nom de Saint-Vincens se rattache ainsi au mouvement de curiosité qui porta le xviiie siècle vers l’archéologie grecque et romaine.
  19. Essai sur quelques caractères, § 1.
  20. « En arrivant à Egra, dit Mauvillon dans son Histoire de la guerre de Bohème, plusieurs moururent pour s’être trop approchés du feu ; d’autres devinrent prodigieusement enflés ; il fallut couper des bras et des jambes…. Plusieurs de ceux, qui étaient arrivés sains et saufs à Egra, moururent de la fièvre chaude, après un long et cruel délire qui tenait de la rage. »
  21. Chateaubriand, se l’appelant, lorsqu’il écrivait les Martyrs, ses impressions personnelles de la campagne de 1792, a composé un tableau fort semblable à celui qu’on vient de lire : « Épuisé par les travaux de la journée, je n’avais durant la nuit que quelques heures pour délasser mes membres fatigués. Souvent il m’arrivait, pendant ce court repos, d’oublier ma nouvelle fortune ; et lorsqu’aux premières blancheurs de l’aube, les trompettes du camp venaient à sonner l’air de Diane, j’étais étonné d’ouvrir les yeux au milieu des bois. Il y avait pourtant un charme à ce réveil du guerrier échappé aux périls de la nuit. Je n’ai jamais entendu, sans une certaine joie belliqueuse, la fanfare du clairon, répétée par l’écho des rochers, et les premiers hennissements des chevaux qui saluaient l’aurore. J’aimais à voir le camp plongé dans le sommeil, les tentes encore fermées, d’où sortaient quelques soldats à moitié vêtus, le centurion qui se promenait devant les faisceaux d’armes en balançant son cep de vigne, la sentinelle immobile qui, pour résister au sommeil, tenait un doigt levé dans l’attitude du silence, le cavalier qui traversait le fleuve coloré des feux du matin, le victimaire qui puisait l’eau du sacrifice, et souvent un berger appuyé sur sa houlette, qui regardait boire son troupeau. » Il y a certes dans ce morceau plus d’art que dans celui de Vauvenargues, mais moins de sentiment, une imagination plus riche et plus colorée, mais une sincérité moins touchante et moins ingénue.
  22. Conseils à un jeune homme, § 6.