Vauvenargues (Paléologue)/04

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CHAPITRE IV
ORIGINES MORALES ET LITTERAIRES DE VAUVENARGUES. SA PART DANS L’ŒUVRE DU XVIIIe SIÈCLE ; VAUVENARGUES PRÉCURSEUR DE ROUSSEAU. JUGEMENT SUR SON ŒUVRE ET SUR SA VIE.

Si la critique ne rend plus d’arrêts de principe, il lui reste quelque chose encore des droits de justice distributive qu’elle exerçait souverainement autrefois. Si elle se refuse à prononcer sur le mérite abstrait des œuvres, elle peut connaître encore de leur valeur utile ; elle peut déterminer ce dont elles ont enrichi la littérature du pays où elles sont nées, et ce qui eût manqué à cette littérature si elles n’avaient point été produites. C’est une sorte de compte par doit et avoir qu’il s’agit de dresser : le compte débiteur par rapport au passé, où figure le trésor d’idées et de sentiments, de formes littéraires, artistiques et morales que les civilisations amassent dans leur sein et que chaque génération de penseurs et de poètes trouve en naissant ; le compte de crédit par rapport à l’avenir, où est inscrite la part, bien faible généralement, inaperçue ou exagérée le plus souvent par les contemporains, que chaque écrivain apporte à l’œuvre commune et lègue aux siècles suivants.

Pour Vauvenargues, ce compte est assez facile à établir ; car les influences qui ont façonné son esprit sont peu nombreuses et peu anciennes.

Dans le passé, Vauvenargues ne remonte guère plus haut que le siècle qui l’a précédé. L’antiquité lui est comme fermée. Il ne l’a entrevue, dans sa jeunesse, qu’à travers une traduction de la Vie des grands hommes de Plutarque, et nous savons par lui-même quelle vive impression il en a éprouvée. Plus tard, la lecture de quelques livres d’histoire, dans le goût, je pense, des Réflexions de Saint-Evremond sur les divers génies du peuple romain, lui donna au moins l’intelligence et le sentiment général des choses de l’antiquité. Mais le commerce direct avec les anciens, que rien ne remplace, et ce qu’un tel commerce a d’excellent pour la culture et le développement de l’esprit lui ont toujours manqué. Par contre, sa pensée doit peut-être à cette lacune d’instruction, à cette absence de religion littéraire une partie de sa légèreté d’allure et de son indépendance de mouvement. Ce n’est donc pas dans l’antiquité, ainsi qu’on doit le faire pour tous les maîtres français de l’époque classique, qu’il faut rechercher ses plus lointaines origines intellectuelles ; c’est plus près de lui, dans un horizon moins éloigné, au xviie siècle.

Quand Vauvenargues vient au monde, en 1715, Louis XIV est à l’agonie et tous les grands hommes du siècle ont déjà disparu de la scène où ils faisaient si noble figure. Les quinze dernières années du règne ont vu mourir successivement Racine, Bossuet, Bourdaloue, Fléchier, Boileau, Fénelon, Malebranche. Mais ces grands esprits et ceux qui les ont précédés au tombeau, Pascal, Molière, La Rochefoucauld, Corneille, La Fontaine et La Bruyère, ont fondé la plus forte tradition littéraire qui ait jamais existé. C’est dans cette illustre maîtrise que Vauvenargues a choisi ses ancêtres, et c’est à Pascal, à Bossuet et à Fénelon qu’il s’est plus étroitement rattaché.

Pour Pascal, j’ai montré plus haut le rôle qui lui revient dans le développement intellectuel et moral de Vauvenargues, dans sa conception de l’homme et de la vie, dans l’exercice même de sa sensibilité. Non pas que Vauvenargues puisse jamais être dit le disciple de Pascal ; car l’influence qu’il a subie s’est traduite plus souvent par une réaction que par une action conforme ; mais l’œuvre du moraliste de Port-Royal a été le stimulant le plus énergique et le plus fécond de sa pensée. La dette de reconnaissance qu’il contractait ainsi envers ce noble esprit, Vauvenargues l’a généreusement acquittée. Dans un magnifique langage il a restitué à Pascal la place éminente dont Voltaire et les écrivains de son temps l’avaient écarté. Il a réclamé leur admiration pour les grandes et pathétiques images dont l’auteur des Pensées a semé son œuvre, pour « cette brièveté pleine de lumière, qui n’appartient qu’à lui », pour « cette vigueur de génie par laquelle on rapproche les objets et on résume un discours », enfin pour les puissantes qualités de dialectique qui faisaient de Pascal « l’homme de la terre qui savait mettre la vérité dans le plus beau jour et raisonner avec le plus de force[1] ».

À Bossuet , Vauvenargues doit fort peu pour le fond de la pensée et beaucoup pour l’expression. La « divine éloquence » des Oraisons funèbres le transportait. Ces grandes compositions étaient pour lui le modèle même de l’art d’écrire ; car (c’est un point de vue qu’il ne faut jamais perdre avec Vauvenargues), entre toutes les formes qui peuvent traduire une idée, celle-là, à ses yeux, est supérieure qui donne à cette idée toute sa force d’action. Ce qu’il prisait donc dans l’éloquence de Bossuet, c’était moins la noblesse incomparable du style, l’éclat et « la soudaine hardiesse » des images, l’ampleur et l’harmonie des périodes, que la vertu persuasive qu’il y reconnaissait. Ce qu’il admirait dans les Sermons, dans les Oraisons, dans le Discours sur l’histoire universelle, ce n’était pas « la vaine pompe des paroles », mais cet effort magnifique et continu par lequel l’illustre orateur, « né, dit-il quelque part, pour être un grand ministre sous un roi ambitieux », entraînait les esprits, leur imposait la vérité, se rendait maître de leur conduite et de leur pensée, et faisait ainsi de l’éloquence « l’instrument le plus puissant de la nature humaine ».

Vauvenargues s’est plus d’une fois exercé à imiter le tour et la manière de Bossuet quand il a voulu élever le ton. À vrai dire, il n’y a point réussi (dans l’éloge funèbre de Seytres, par exemple), et il est tombé dans l’affectation et l’emphase. C’est un défaut que personne pourtant n’a mieux senti que lui ; car il écrivait : « L’art d’imiter, quand il n’est pas parfait, dégénère toujours en déclamation ; il est très rare qu’on soit emphatique par trop de chaleur ; mais c’est un défaut où l’on tombe presque inévitablement lorsqu’on n’est animé que d’une chaleur empruntée ».

Une même admiration, à laquelle s’ajoutait une particulière et intime sympathie, attirait Vauvenargues vers Fénelon. L’âme tendre et touchante qui s’épanchait dans le Télémaque parlait à son cœur ; la grâce persuasive de ce style naturel, abondant et mélodieux charmait son esprit.

Ces qualités heureuses, dont il portait en lui le principe, exercèrent sur son talent une influence dont la trace se suit aisément. Ne croit-on pas reconnaître la riante imagination du Cygne de Cambrai dans cette pensée : « Les premiers jours du printemps ont moins de grâce que la vertu naissante d’un jeune homme » ?

Notons aussi que, comme pour Bossuet, Vauvenargues estimait en Fénelon autant l’homme d’action que l’homme de parole et de pensée ; car, sous les apparences pleines d’onction et d’aménité de l’archevêque de Cambrai, il avait aperçu ce que l’on a trop négligé de voir depuis, c’est-à-dire une nature très passionnée et secrètement ambitieuse des plus hauts emplois. « Vous qui vous êtes montré si ami de la modération dans vos écrits, lui fait-il dire par Richelieu dans un de ses Dialogues des Morts, ne vouliez-vous pas vous insinuer dans les esprits, faire prévaloir vos maximes ?… Vous vouliez assujettir les hommes à votre génie particulier. Croyez-moi, c’est là de l’ambition. «

En ces noms de Pascal, de Bossuet et de Fénelon se résument les influences littéraires qui ont formé Vauvenargues. Ce furent là les véritables maîtres de son esprit et de sa pensée. Il en avait fort bien conscience, et il leur a rendu un hommage commun dans cet idéal de vie morale et intellectuelle qu’il rêvait un jour : « On voudrait penser comme Pascal, écrire comme Bossuet, parler comme Fénelon ».

En dehors de ces trois grands esprits, nul écrivain du xviie siècle ne paraît avoir exercé d’action notable sur Vauvenargues. Ni Racine qu’il goûtait si délicatement, ni La Fontaine dont il avait deviné le génie poétique, ne lui ont servi de modèles.

La Bruyère n’a pas eu non plus d’influence appréciable sur Vauvenargues, et, malgré le titre, malgré la similitude du cadre, l’Essai sur quelques caractères ne procède pas des Caractères et mœurs de ce siècle. Ce n’est pas que Vauvenargues n’admirât au plus haut degré la perfection littéraire de La Bruyère, « ce coup de pinceau si mâle et si fort, ces tours singuliers et hardis, et ces beautés où l’imitation ne peut atteindre ». C’est même son honneur d’avoir voulu relever La Bruyère du discrédit où, si nous en croyons l’abbé d’Olivet, cet écrivain excellent était tombé dès les premières années du xviiie siècle ; et, pour y avoir échoué, son mérite n’en est pas diminué. Quarante ans après Vauvenargues, l’injustice qu’il aura tenté de réparer poursuivra encore l’auteur des Caractères, et l’on pourra lire, dans un recueil littéraire de l’époque[2], ces lignes : « Le marquis de Vauvenargues est presque le seul de tous ceux qui ont parlé de La Bruyère qui ait bien senti ce talent vraiment grand et original. Mais Vauvenargues lui-même n’a pas l’estime et l’autorité qui devraient appartenir à un écrivain qui participe à la fois de la sage étendue d’esprit de Locke, de la pensée originale de Montesquieu, de la verve de style de Pascal, mêlée au goût de la prose de Voltaire ; il n’a pu faire ni la réputation de La Bruyère ni la sienne. » Voltaire même a dû à Vauvenargues de comprendre et de goûter La Bruyère, puisque dans le Temple du goût (qui parut en 1732) il n’est fait nulle allusion aux Caractères et que le Siècle de Louis XIV (qui est de 1752 : porte ce jugement élogieux, encore qu’un peu sommaire : « On peut compter parmi les productions d’un genre unique les Caractères de La Bruyère. Un style rapide, concis, nerveux, des expressions pittoresques, un usage tout nouveau de la langue, mais qui n’en blesse pas les règles, frappèrent le public, et les allusions qu’on y trouvait en foule achevèrent le succès…. Ce livre baissa dans l’esprit des hommes quand une génération entière, attaquée dans l’ouvrage, fut passée. Cependant il est à croire qu’il ne sera jamais oublié. »

Mais, la part faite à l’admiration des qualités littéraires, Vauvenargues n’a rien emprunté à La Bruyère pour le fond de la pensée. Il existait, en effet, de trop profondes différences entre leurs natures morales, et ces différences se traduisaient nécessairement par une conception tout opposée de la peinture des mœurs. La Bruyère s’est attaché, de préférence, à décrire dans un esprit de satire les ridicules et les mesquineries de l’homme social ; Vauvenargues s’est proposé, ainsi qu’il le dit lui-même, de peindre « des mœurs plus fortes, des passions, des vices , des caractères véhéments » et tous les grands mouvements de l’âme. Dans les portraits de La Bruyère, la physionomie, les gestes, l’allure, la pose, le costume, tous les détails ont été choisis deçà et delà ; ils représentent une quantité de remarques successives que l’écrivain, avec un art suprême, a ensuite réunies, combinées et fondues d’un seul jet, de façon à former un type très général, sans disparate, et d’un puissant relief. Dans les larges esquisses de Vauvenargues, au contraire, la réalité est reproduite telle quelle est, c’est-à-dire très complexe. très individuelle, assez confuse et mystérieuse, singulier mélange de bien et de mal. À côté de la touche qui indique le défaut, le vice, la déviation morale, il a tenu à marquer le trait qui révèle les qualités hautes et cette partie meilleure que toute âme, même parmi les plus dépravées, renferme à quelque degré. Si ses types sont moins saisissants et, pour ainsi dire, d’une moindre valeur artistique que ceux de La Bruyère, ils sont plus vrais, plus rapprochés de la nature humaine et plus équitables envers elle.

Par le style, Vauvenargues relève encore du xviie siècle, j’entends du xviie siècle finissant, de ces vingt dernières années où, avec La Bruyère précisément, le pur goût classique tendait à se renouveler, sinon à s’altérer déjà comme le pensait secrètement Boileau. À défaut de l’ampleur et de l’abondance, qu’il n’avait pas eu le temps d’acquérir, il réunit toutes les qualités qui font l’écrivain, l’ordonnance, la clarté, la délicatesse, le goût, la propriété des termes, l’excellence de l’acception. Son principe est qu’une idée vraie peut toujours être exprimée d’une manière simple, et qu’une pensée est inexacte ou incomplète tant qu’elle n’est pas arrivée à une forme irréprochable. Ses conseils en matière de style sont des règles parfaites : « Lorsqu’une pensée est trop faible pour porter une expression simple, c’est la marque pour la rejeter…. La clarté orne les pensées profondes…. La netteté est le vernis des maîtres. »

Mais à côté de ces caractères classiques, le style de Vauvenargues présente déjà, tout au moins à l’état de symptômes, quelques-unes des qualités — celles de nombre et de mouvement, par exemple — que bientôt Rousseau et l’école romantique après lui tenteront d’introduire dans la langue. « Il faut, disait Vauvenargues, qu’il y ait une harmonie dans la bonne prose[3]. » La Méditation sur la foi est, à cet égard, un morceau des plus curieux ; elle est semée de vers non rimés, mais d’un rythme très régulier :

« Ô Dieu ! qu’ai-je fait ? quelle offense
Arme votre bras contre moi ?
Vous versez dans mon cœur malade
Le fiel et l’ennui qui le rongent.
Vous séchez l’espérance au fond de ma pensée ;

Vous noyez ma vie d’amertume ;
Les plaisirs, la santé, la jeunesse m’échappent.
 

J’ai laissé tomber un regard
Sur les dons enchanteurs du monde.
Et soudain vous m’avez quitté ;
Et l’ennui, les soucis, les remords, les douleurs,
Ont en foule inondé ma vie. »

En plus du nombre, la langue de Vauvenargues a aussi du relief et du coloris. Peu d’écrivains ont fait un plus heureux emploi des images naturelles pour éclairer et animer, en quelque sorte, les pensées morales : « Les feux de l’aurore, a-t-il dit, ne sont pas si doux que les premiers regards de la gloire… Les longues prospérités s’écoulent quelquefois en un moment, comme les chaleurs de l’été sont emportées jiar un jour d’orage… Les conseils de la vieillesse éclairent sans échauffer, comme le soleil d’hiver. »

Vauvenargues a ainsi et en abondance de ces traits d’une imagination jeune, sobre et charmante, « tels, disait Sainte-Beuve, qu’on se les figure chez Xénophon et chez Périclès ».

Par toutes ces qualités, Vauvenargues continue dignement la belle tradition de la prose française, et il n’y a point de doute que, s’il avait eu le temps d’exercer et d’affiner son talent, il ne fût devenu un des plus exquis parmi les maîtres de la langue.

Vauvenargues, qui doit à la date de sa naissance d’avoir pu recueillir directement les plus fortes traditions du xviie siècle, doit à la même circonstance l’honneur périlleux d’être à l’avant-garde du xviiie.

Au moment où il entre dans la vie intellectuelle, c’est-à-dire aux environs de 1742, la grande bataille du siècle n’est pas engagée.

Il y a eu déjà quelques glorieuses escarmouches. Les Lettres philosophiques de Voltaire (1734) peuvent compter comme une brillante journée à l’avantage de l’esprit nouveau, et bien faite pour lui inspirer confiance s’il n’était déjà singulièrement hardi et sûr de soi. Mais les forces qui livreront le grand combat ne sont pas encore arrivées sur le terrain : Diderot prépare ses Pensées philosophiques (1746) ; d’Alembert n’a que vingt-six ans ; Rousseau n’est encore que le secrétaire inconnu de l’ambassadeur de France à Venise, et Condorcet n’est pas né. Vauvenargues entre donc dans l’arène à l’heure où les destinées du siècle vont se jouer.

Mais si, à cette heure, on ne peut rien préjuger des péripéties ni de la fortune de la lutte, il n’est déjà plus permis de douter de la grandeur de la bataille ; car le mouvement qui y porte le siècle nouveau est puissant et rapide.

Le jansénisme, qui avait imprimé aux âmes et aux intelligences du xviie siècle une marque si profonde, qui, malgré les apparences de la persécution officielle, avait eu en main la direction générale des esprits et des consciences et l’avait même exercée avec une telle autorité que toute voix indépendante, même celle du cartésianisme, avait été étouffée[4], le jansénisme était en complète disgrâce. La réaction contre son influence, commencée timidement à la fin du règne de Louis XIV et menée non sans habileté par Fontenelle, était devenue plus vive et plus hardie à mesure que le siècle prenait, avec l’âge, conscience de ses forces. Enfin, Voltaire, par les coups audacieux qu’il portait dans sa fameuse Lettre sur les Pensées de Pascal, assurait le triomphe et préparait l’avènement des idées dont le jansénisme avait réussi à interrompre le développement.

Vauvenargues se signale parmi les plus hardis dans ce mouvement de, réaction et contribue à l’un des plus importants résultats, qui sera la séparation de la morale et de la religion. Mais les raisons qui l’y font participer ne sont qu’à lui. Je les ai déjà marquées précédemment ; elles se résument dans l’opposition absolue que son idéal de vie active rencontrait dans les doctrines chrétiennes, et particulièrement dans celles du jansénisme : en présentant sans cesse à l’homme le spectacle de sa misère et de sa faiblesse, le moraliste chrétien ne parvient qu’à le décourager et à l’énerver, et il l’empêche d’agir alors que toutes les lois de sa nature le lui commandent impérieusement. Pour Port-Royal, s’humilier et s’abstenir, voilà la seule règle de la vie ; pour Vauvenargues, c’est, suivant sa belle formule que je ne crains pas de répéter : « d’employer toute l’activité de son âme dans une carrière sans bornes ».

Mais si Vauvenargues marche ainsi, et des premiers, dans le sens de son temps, il fait bande à part. Voltaire et ceux qui, avec lui, donneront le ton au siècle, les Diderot, les d’Alembert, les Condorcet, ne peuvent l’enrôler dans leurs rangs. La foi absolue à la raison, dont le xviiie siècle a fait son dogme et qui fut son erreur capitale, n’a point touché Vauvenargues. Il refuse de reconnaître cette suprématie de la raison humaine que ses contemporains veulent fonder ; il n’admet pas qu’en dehors de la certitude rationnelle et expérimentale il n’en soit pas d’autres.

Vauvenargues se distingue encore de son temps par l’hommage respectueux qu’il accorde au passé. Comme Bayle et quelques autres excellents esprits qui, à l’entrée du xviiie siècle, distinguaient fort bien les parties bonnes et mauvaises de l’âge précédent, il se montre novateur éclairé et circonspect. Indulgent et respectueux pour les hommes et les idées qui l’ont précédé, il ne se sépare pas violemment des uns et il ne renie pas les autres. Et surtout, jamais dans ses critiques les plus vives il ne prend ce ton d’irrévérence et de raillerie qui est celui des polémiques voltairiennes. On se prend à regretter que les esprits de cette nature ne se soient pas rencontrés plus nombreux et d’assez forte trempe pour fonder un parti et une tradition : par eux, l’œuvre du xviiie siècle siècle eût été plus réformatrice que destructrice, et la Révolution même eût peut-être change de caractère.

Mais le point sur lequel la séparation est le plus profonde entre Vauvenargues et son époque, c’est la conception de la vie.

Dans les premières années du xviiie siècle, la conscience française, échappée à la tutelle que la forte discipline du règne de Louis XIV avait fait peser sur elle, et comme fatiguée du long effort qu’elle avait soutenu pendant soixante ans pour réagir contre l’instinct gaulois, était revenue à sa frivolité naturelle. Je ne connais pas, dans toute notre histoire, d’époque qui fasse moins d’honneur à notre génie national que celle qui s’étend de la mort de Louis XIV jusqu’aux environs de 1750. Jamais l’esprit français n’a été plus incapable de sérieux. Quelques années plus tard, quand on sera au plus fort de la lutte, l’ardeur de la bataille et la grandeur des intérêts engagés inspireront, par instants, un ton plus digne aux combattants ; et puis Rousseau sera là qui, de sa voix émue et toujours grave, couvrira bien des impertinences et des railleries.

Mais dans la première partie du règne de Louis XV, dans cette période préparatoire de la grande mêlée encyclopédique, l’esprit de notre race est d’une frivolité désespérante : Jean-Baptiste Rousseau, le poète lyrique du siècle, pose pour la société du Temple des épigrammes obscènes ; Voltaire se repose de ses tragédies et de ses premiers écrits philosophiques en publiant des contes licencieux et en travaillant avec amour à la Pucelle ; Montesquieu débute par les Lettres persanes ; Duclos, Voisenon et Crébillon le fils, qui ont la faveur du public, ne pensent qu’à traiter avec esprit des sujets immoraux. Nulle dignité, nulle conviction.

C’est l’honneur de Vauvenargues d’avoir fait entendre, à ce moment, une voix grave et énergique, d’avoir proposé à ses contemporains un programme élevé de devoirs, de les avoir rappelés au respect des choses sérieuses, et de leur avoir enseigné ce que vaut la dignité de la vie. Il a été, à son époque, le seul représentant des âmes nobles, tendres, délicates, religieuses au sens le plus large du mot, l’interprète de cette élite obscure et timide qui était alors étouffée par la philosophie dominante et qui, sans lui, aurait été privée de voix expressive.

En dehors de la mission morale qu’il a ainsi remplie, Vauvenargues a eu le mérite d’apercevoir, l’un des premiers, les dangers que l’école littéraire de son temps faisait courir à la pensée française, et l’honneur de contribuer à la sauver en relevant la belle et saine tradition du xviie siècle.

Vers le temps où Vauvenargues commençait d’écrire, l’homme le plus considérable dans les lettres, celui dont l’influence s’exerçait sans conteste sur le public, sur les salons et jusque sur les Académies, ce n’était pas encore Voltaire, c’était Fontenelle.

À sa suite, on était revenu au précieux ; l’amour du vrai était sacrifié à la recherche du fin et du galant ; l’esprit, le bel esprit régnait souverainement, tranchait de tout, prononçait en maître sur les questions les plus graves qui intéressent l’âme humaine ; littérature, histoire, érudition, philosophie, morale, son autorité s’étendait à toutes les connaissances ; il n’était pas jusqu’aux vérités scientifiques qui ne fussent matière à développements ingénieux et à digressions agréables. Contre cette mode funeste que consacrait la célébrité de Fontenelle, Vauvenargues a réagi avec une vivacité extrême. S’il ne pouvait, jeune, inconnu, presque seul d’ailleurs de son opinion, prendre directement à parti son tout-puissant adversaire, il l’a, du moins, combattu sans relâche, soit par des allusions à sa personne, soit par des coups droits portés à ses théories. C’est ainsi qu’il écrivait dans une de ses réflexions : « Je ne puis ni estimer, ni haïr ceux qui n’ont que de l’esprit », et plus loin : « Souvent, fatigué de cet art qui domine aujourd’hui, je dis en moi-même : Si je pouvais trouver un homme qui n’eût point d’esprit, qui parlât seulement pour exprimer les sentiments de son cœur[5] ! »

Ce qu’il plaçait bien au-dessus de l’esprit, ce qu’il appréciait par-dessus tout, c’était l’âme. Ayez une âme, fortifiez-la, élevez-la sans cesse, et vous excellerez sur les autres hommes, vous les dominerez, vous serez grand poète, grand orateur, grand capitaine, grand ministre ; non seulement la vie vous procurera les jouissances supérieures du prestige et de la gloire, mais la mort même n’éteindra pas votre action ; car l’âme seule laisse sa trace dans le monde et triomphe du temps. En tous points, d’ailleurs, la nature de Fontenelle était antipathique à celle de Vauvenargues. L’auteur des Dialogues des Morts avait jeté le ridicule sur les passions et rabaissé les grands hommes : Vauvenargues a glorifié les unes et exalté les autres. Fontenelle affectait de mépriser la poésie tout en la cultivant, et ne voulait voir dans l’art d’écrire en vers qu’une habitude élégante, un simple amusement d’esprit : Vauvenargues a proclamé la supériorité du génie poétique, parce qu’il est tout-puissant sur les âmes, parce qu’il les éclaire et les illumine, parce qu’il leur dévoile les mystères sublimes du sentiment. Les plus belles vérités de l’univers n’avaient été pour Fontenelle que de froides notions, et les plus grandioses spectacles du monde n’avaient pu troubler son impassible raison : la moindre découverte de l’ordre moral pénétrait Vauvenargues d’une émotion grave et profonde. Enfin, toute la vie de Fontenelle a justifié le mot que lui disait un jour Mme de Tencin en lui mettant la main sur la poitrine : « Ce n’est pas un cœur que vous avez là, c’est de la cervelle, comme dans la tête » ; Vauvenargues n’a vécu et pensé que par le cœur.

Cette énergique réaction contre les tendances de Fontenelle et de son école constitue un des plus sérieux titres littéraires de Vauvenargues. Il a, de toutes ses forces, contribué au relèvement de l’esprit français, au réveil du goût, à la réparation de la langue ; il a été l’ouvrier de la première heure dans la grande œuvre que le génie de Voltaire, de Montesquieu et de Buffon a si glorieusement couronnée.

Si, en se plaçant à un point de vue moins élevé, plus rapproché des faits, on recherche maintenant quelles idées nouvelles Vauvenargues a jetées dans le courant de son siècle, on voit que, sur bien des points, et non des moins importants, il s’est révélé précurseur. Ce serait certes une grande gloire pour lui, s’il ne fallait singulièrement réduire les honneurs qu’on prodigue aujourd’hui à ce titre. Il ne suffit pas, en effet, d’être le premier à apercevoir une vérité nouvelle ou plutôt une face nouvelle de la vérité. Il faut encore (et c’est ici qu’un don particulier, très rare, est nécessaire), il faut savoir la revêtir de la forme la plus expressive, la plus synthétique, et en apercevoir les plus lointaines conséquences. On est surpris parfois de reconnaître que des idées ont traîné par le monde avant qu’un penseur de génie les ramassât, les inventât à nouveau, pour ainsi dire, par le seul fait de les avoir dégrossies, mises sous leur aspect le plus séduisant et dans leur plus vive lumière. En telle matière donc, l’antériorité de la découverte n’est pas le principal mérite et ne justifie pas les plus grands privilèges.

Vauvenargues a tiré de son propre fonds quelques idées qui devaient faire fortune dans son temps ; il en a rencontré d’autres sur son chemin qu’il a relevées, dont il a même commencé le travail, mais dont il n’a pas su tailler toutes les facettes et qui restent à l’état inachevé dans son œuvre.

Je rangerai dans cette dernière catégorie ses vues sur la politique. Elles sont éparses dans ses divers écrits, dans ses Maximes surtout, le temps lui ayant manqué pour les coordonner et les développer. C’eût été, j’imagine, un chapitre du grand ouvrage qu’il projetait sur la Connaissance de l’esprit humain dont nous n’avons que l’Introduction ; car, par les notions générales qu’elle comporte et par les problèmes moraux qu’elle soulève, la science de gouverner les hommes lui paraissait éminemment philosophique.

Ses idées à cet égard traduisent toutes le besoin d’une grande réforme politique et sociale, réforme à opérer par le haut, par cette noblesse dont il admet et glorifie le principe, mais dont il condamne l’insuffisance, l’égoïsme, la mollesse et la frivolité. Il sentait que l’état de choses dans lequel il vivait était irrémédiablement atteint et n’avait plus la force de subsister ; il apercevait les causes de cette décadence de l’État ; mais il n’osait les nommer : « Quand les maladies, écrivait-il, sont au point qu’on est obligé de s’en taire et de les cacher au malade, alors il y a peu d’espérance, et le mal doit être bien grand ».

Ces considérations n’étaient pas absolument nouvelles. Dès le début du siècle, du vivant même de Louis XIV, beaucoup de bons esprits, très sensibles aux défauts et aux excès d’un si long règne, se préoccupaient sérieusement d’établir dans l’État une règle moins despotique et de supprimer les abus. Fénelon, Vauban, Boulainvilliers, l’abbé de Saint-Pierre, Saint-Simon — pour ne citer que les principaux noms, — estimaient et professaient qu’une grande réforme était nécessaire au bien public. Mirabeau, le confident de Vauvenargues, s’était épris de ces idées de réaction avec l’ardeur qui l’animait dans toutes ses entreprises ; mais il y portait — il faut le reconnaître — des qualités d’ordre pratique supérieures à celles de son ami, c’est-à-dire un sens plus vif de la réalité, un coup d’œil plus juste sinon plus étendu, enfin des connaissances plus exactes et plus méthodiques.

Quelques critiques se sont plu à se figurer Vauvenargues venant au monde cinquante années plus tard et se sont demandé quel rôle il eût joué dans la Révolution. Ces sortes de questions sont très délicates et un peu vaines, car les réponses qu’on y fait laissent une place trop grande à la fantaisie et comportent trop de réserves. Et puis, l’on s’expose toujours à défigurer les personnages qui en sont l’objet, à les tirer à soi dans le sens de ses sympathies et de ses préférences.

Sainte-Beuve s’est représenté Vauvenargues sous les traits de quelqu’un des jeunes enthousiastes de la première heure dont le cœur et les mains restèrent purs, et a cru le reconnaître comme en un autre lui-même dans André Chénier, dont il rappelle, en effet, quelques traits par un mélange de hardiesse et de modération et par les qualités nobles du caractère. Mais un morceau important (le portrait du Séditieux), encore inédit lorsque Sainte-Beuve formulait cette opinion, a permis à un autre critique de l’apercevoir bien au delà d’André Chénier et de retrouver sa physionomie jusque dans le petit groupe des jeunes fanatiques qui entouraient Saint-Just. Les discours qu’il fait tenir à Clodius le Séditieux : « De tous les changements inévitables, il n’en est aucun qui ne se fasse par la force, et celui qui sait oser de grandes choses l’emporte sur celui qui n’a ni la hardiesse de les concevoir ni la force de les exécuter » ; — certaines maximes telles que celle-ci : « Il faut permettre aux hommes de faire de grandes fautes contre eux-mêmes pour éviter un plus grand mal, la servitude » ; — certaines réflexions sur « les bas fonds » de la société qui dénotent en lui l’instinct de la foule ; — sa folle passion pour l’action audacieuse et démesurée ; — d’autres indices encore donnent à penser, en effet, que Vauvenargues eût été parmi les esprits les plus hardis et les plus entreprenants de la Révolution. Encore faut-il admettre que l’expérience des faits n’aurait pas, dès le début, au temps même de la Constituante, changé singulièrement ses idées, et que le spectacle des premiers excès n’aurait pas soulevé d’indignation son cœur honnête et pur.

Pour moi, dans cet ordre d’hypothèses, ce n’est pas comme homme politique que j’aime a me figurer Vauvenargues pendant la Révolution. Je me le représente de préférence dans la carrière qui avait été réellement la sienne autrefois ; je date des jours sombres de 1793 la belle lettre qu’il écrivait à Saint-Vincens, en novembre 1746, à la nouvelle de l’invasion de la Provence par les Impériaux ; je le vois reprenant du service, poussé rapidement aux premiers grades, réunissant en lui les qualités charmantes et généreuses d’un Marceau ou d’un Hoche, admirable d’élan et d’héroïsme dans les combats, mais n’atteignant pas tout à fait au rang supérieur des Masséna et des Augereau, et inhabile peut-être dans la science du conseil et du grand commandement ; et je le vois aussi, un soir de bataille, à Lonato ou à Rivoli, mourant comme Joubert à Novi, comme Desaix à Marengo, avec un rayon de pure gloire, dans cette heure unique et radieuse de notre histoire.

Mais c’est à un tout autre point de vue qu’il se faut placer pour apprécier le rôle vraiment original de Vauvenargues et lui assigner son rang dans notre littérature morale. Son principal titre, trop négligé jusqu’ici, à la mémoire de la postérité est d’avoir annoncé clairement l’homme qui a laissé la trace la plus profonde dans le xviiie siècle et dont les idées ont porté après lui les plus lointaines conséquences. Vauvenargues a été le précurseur de Rousseau, la première épreuve pour ainsi dire de ce singulier génie, une de ces ébauches heureuses par lesquelles la nature, agissant dans le monde moral comme dans le monde physique, semble s’essayer avant de réaliser ses grandes créations.

Que de traits communs, en effet, soit dans le tempérament, soit dans les idées !

Et d’abord, mêmes facultés maîtresses : la sensibilité et l’imagination. Chez l’un comme chez l’autre, l’émotion offre au même degré le caractère de vivacité impérieuse et communicative ; car ce qui a manqué à Vauvenargues, ce qui a fait l’extraordinaire éloquence de Rousseau, c’est moins l’originalité ou la profondeur des sentiments que la rigueur de la logique, l’art de la controverse, et ce génie de l’abstraction qui crée les symboles et agit sur les âmes. Quant à l’imagination, on a vu par ce qui précède à quel point elle était puissante chez Vauvenargues, comme elle le portait rapidement aux chimères, comme elle le disposait à l’utopie. Mais ce qui le rapproche plus encore de Rousseau, c’est la forme romantique que cette faculté, aussitôt qu’elle s’éveillait, donnait à sa pensée. Il adorait la rêverie, « parce que, disait-il, l’âme agit beaucoup dans ce repos » ; il se laissait aller volontiers à la mélancolie ; et il songeait qu’il y aurait du charme à « se promener toute la nuit sur les ruines (de la Campagne romaine), à s’asseoir parmi les tombeaux et à interroger ces débris ». Enfin, dans un personnage de ses Caractères qui n’est sans doute que lui-même, on trouve réunis déjà les principaux traits de l’état d’âme romantique, exagération de la sensibilité, besoin incessant d’émotions fortes et nouvelles, abus de l’analyse personnelle, habitude du dédoublement intime : « Hégésippe passe avec rapidité d’un sentiment violent dans son contraire, et ses passions s’épuisent par leur propre vivacité. Il est sujet à se repentir sans mesure de ce qu’il a désiré et exécuté sans modération ; prompt à s’enflammer, il ne peut subsister dans l’indifférence ; quand les choses lui manquent, son imagination ardente l’occupe en secret des objets que son cœur demande, et toutes ses visées sont extrêmes comme ses sentiments ; il estime peu ce qu’il ne désire ou n’admire point, et il regarde sans intérêt ce qu’il ne regarde pas avec passion. Il passe avec rapidité d’une idée à une autre, et il épuise en un instant le sentiment qui le domine ; mais personne n’entre avec plus de vérité dans le personnage que ses passions lui font jouer, et il est presque sincère dans ses artifices, parce qu’il sent, malgré lui, tout ce qu’il veut feindre[6] »

Si, maintenant, des facultés naturelles on passe aux idées acquises, comme la ressemblance se précise !

En morale, tous deux ont réhabilité l’homme, conçu la même notion du devoir, repoussé la doctrine de l’intérêt, fait appel à la passion et professé le culte de l’enthousiasme. Quatre ans avant Rousseau, les belles pages du Discours sur le caractère des différents siècles semblent déjà répondre à la fameuse question de l’Académie de Dijon : « Si le rétablissement des sciences et des arts a contribué à épurer les mœurs ». « Ce n’est pas la pure nature qui est barbare, s’écrie Vauvenargues, c’est tout ce qui s’éloigne trop de la belle nature et de la raison… Je sais que nous avons des connaissances que les anciens n’avaient pas : nous sommes meilleurs philosophes à bien des égards ; mais pour ce qui est des sentiments, j’avoue que je ne connais guère de peuple ancien qui nous cède. C’est de ce côté-là, je crois, qu’on peut bien dire qu’il est difficile aux hommes de s’élever au-dessus de l’instinct de la nature. Elle a fait nos âmes aussi grandes qu’elles peuvent le devenir, et la hauteur qu’elles empruntent de la réflexion est ordinairement d’autant plus fausse qu’elle est plus guindée. Tout ce qui ne dépend que de l’âme ne reçoit nul accroissement par les lumières de l’esprit, et, parce que le goût y tient essentiellement, je vois qu’on perfectionne en vain nos connaissances ; on instruit notre jugement, on n’élève point notre goût. Détrompons-nous donc de cette grande supériorité que nous nous accordons sur tous les siècles. » Si Vauvenargues, moins hardi que Rousseau, ne va pas jusqu’à déclarer que les sciences et les arts engendrent tous les vices et que l’homme primitif est un type parfait de simplicité et d’innocence, du moins est-il le premier à déclarer que les inventions dont les peuples modernes sont si fiers, les découvertes de la science, les perfectionnements de l’industrie, importent peu au progrès moral de l’humanité ; que les âmes simples et ignorantes des temps antiques trouvaient dans leurs instincts spontanés autant de justice et de vérité qu’on en a réalisé depuis, aux âges de science et de réflexion, et que, dans l’ordre idéal, les peuples primitifs ne nous étaient pas inférieurs.

Avant Rousseau encore, Vauvenargues a voulu raviver dans la société corrompue qui était celle de son temps le goût du vrai et du naturel : « La politesse et la délicatesse, poussées au delà de leurs bornes, font regretter aux esprits naturels la simplicité qu’elles détruisent. Nous perdons quelquefois bien plus en nous écartant de la nature que nous ne gagnons à la polir ; l’art peut devenir plus barbare que l’instinct qu’il croit corriger. »

Enfin, avec une éloquence digne de l’auteur de l’Émile, Vauvenargues a tenté aussi de réveiller, au sein de la société la plus égoïste qui fut jamais, les émotions douces et compatissantes. Le premier de son siècle, il a revendiqué les droits de l’âme et du cœur. Il a proclamé « la nécessité inviolable de l’aumône » et rappelé cette vérité évangélique, trop méconnue autour de lui, que « le pauvre a une âme comme nous, qu’il a même Dieu, même culte et même patrie ».

Et si l’on veut, par d’autres traits encore, rapprocher Vauvenargues de Rousseau, faut-il rappeler qu’en politique tous deux ont associé un vif instinct d’indépendance à un esprit généreux de réforme, et conçu le rêve d’un ordre social plus équitable et de mœurs plus douces ; — qu’en religion, l’un et l’autre, ayant perdu la foi, sont revenus au sentiment religieux par la souffrance et l’imagination ; — et qu’il n’est pas jusqu’aux idées littéraires, jusqu’au style enfin où leur sensibilité ne se soit traduite souvent par des formes semblables.

Une si étroite parenté intellectuelle et morale se complète et s’explique par la similitude des conditions dans lesquelles ces deux esprits se sont développés. Vauvenargues et Rousseau se sont formés, en effet, hors de toute éducation régulière. À la différence des autres écrivains du siècle, ils ne sont élèves ni de Port-Royal, ni des Jésuites, ni des Oratoriens ; ils ne sont sortis ni du collège Louis-le-Grand comme Voltaire, ni du collège d’Harcourt comme Diderot, ni du collège Mazarin comme d’Alembert, ni du collège de Navarre comme Condillac. Ce n’est pas non plus un enseignement lent et méthodique, ce n’est pas l’étude des tristes grammaires de Regnier-Desmarais ou des froides histoires de Lebeau et de Crevier qui leur a appris à connaître l’antiquité : elle s’est révélée subitement à eux dans sa pure et vive lumière, le jour où un Plutarque tombé entre leurs mains enflamma leur imagination, et leur mit au cœur, avec le culte des grands hommes, le regret de la vie antique. Et plus tard encore, tandis que les jeunes écrivains de leur âge se lançaient dans le monde et s’y enivraient de faciles succès, la pauvreté les a tenus éloignés tous deux d’une société favorable sans doute à l’éclosion des esprits légers et brillants, mais absolument contraire à la production des grandes et fortes individualités. Ce n’est donc ni au milieu des livres (puisqu’il a suffi d’un seul livre, d’une seule étincelle pour allumer en eux le foyer intérieur qui illumina toute leur vie), ni au milieu des salons littéraires, que s’est formée leur âme, mais dans l’expérience précoce de la réalité, par la réflexion solitaire et le recueillement. Ainsi s’explique cette Maxime qu’on ne s’étonnerait point de lire dans les Confessions : « C’est dans notre propre esprit, et non dans les objets extérieurs, que nous apercevons la plupart des choses ; les sots ne connaissent presque rien parce qu’ils sont vides, et que leur cœur est étroit ; mais les grandes âmes trouvent en elles-mêmes un grand nombre de choses extérieures ; elles n’ont besoin ni de lire, ni de voyager, ni d’écouter, ni de travailler pour découvrir les plus hautes vérités ; elles n’ont qu’à se replier sur elles-mêmes, et à feuilleter, si cela se peut dire, leurs propres pensées[7]. » C’est cette pratique de la vie intérieure qui est le secret de la commune originalité de Vauvenargues et de Rousseau ; de là, chez tous les deux, cette puissance des impressions personnelles, cette vivacité de l’émotion, cette hardiesse de la conscience, ce sérieux de la pensée.

C’est un grand dommage que Vauvenargues n’ait pas vécu seulement quelques années de plus, et connu Rousseau. Le véritable maître et ami qu’il lui fallait, en effet, ce n’était pas Voltaire, c’était Jean-Jacques. Voilà celui dont l’influence eût été vraiment propice et féconde. Sous son inspiration, toutes les qualités en germe dans les Réflexions et Maximes se fussent épanouies, et celles qui s’y montrent déjà en fleur eussent porté fruit. Une frondaison luxuriante et des tiges robustes eussent apparu là où, faute d’un souffle vivifiant, n’ont poussé qu’un feuillage clairsemé et des rameaux un peu frêles.

En retour, quel parfait disciple Rousseau aurait eu dans Vauvenargues ! — non pas un de ces disciples qui ne sont que la pâle copie et la contrefaçon du modèle, quand ils ne le compromettent point par leurs excès, — mais un de ceux qui, ne gardant du maître adoptif que l’inspiration première, entretiennent pour ainsi dire la flamme de sa pensée par leur propre flamme, confirment et garantissent sa parole par leur autorité personnelle, et, véritables héritiers de son œuvre, s’attachent à la développer et à l’élucider plutôt qu’à l’imiter.

Et Vauvenargues n’eût pas été seulement le disciple parfait selon l’esprit, il eût été aussi le disciple chéri. Une douce, une bienfaisante influence se fût communiquée de son âme à celle de Rousseau ; son charme pénétrant, sa tendresse exquise et ingénieuse eussent plus d’une fois apaisé les souffrances, adouci les rancunes de ce grand génie toujours inquiet et malheureux ; il lui aurait répété ce qu’il se disait à lui-même dès qu’un peu d’amertume lui venait aux lèvres : « Il faut être humain par-dessus toutes choses ; il faut tâcher d’être bon, de calmer ses passions, de posséder son âme, d’écarter les haines injustes et d’attendrir son humeur autant que cela est en nous ». Et Jean-Jacques l’eût aimé aussi dune affection délicate et profonde, comme il aima trop tard Bernardin de Saint-Pierre, comme il savait aimer quand il osait épancher son cœur sans défiance et que nulle crainte ne troublait son âme.

Ainsi, que l’on considère l’œuvre écrite de Vauvenargues ou la place qu’il lui faut assigner dans notre histoire morale, la même conclusion se formule : le jour où Vauvenargues a disparu, de grandes, de légitimes espérances se sont évanouies avec lui, et une perte immense a été consommée.

Les morts prématurées de ceux qui semblaient appelés à briller dans la vie de l’esprit ne sont pas toutes également déplorables : les artistes et les poètes ont le singulier privilège de pouvoir disparaître plus jeunes que les philosophes et les savants. C’est que la pensée spéculative est une plante plus tardive et qui demande des soins plus réfléchis, une culture plus lente que la poésie ou le sentiment esthétique. Certes, on peut regretter les belles œuvres dont un André Chénier, un Shelley, un Leopardi, ont emporté le secret dans la tombe. Mais la destinée leur fut moins cruelle qu’il ne semble, car, avant de disparaître, ils avaient eu le temps de donner leur fleur et leur parfum. Si le Tasse était mort à trente et un ans, la postérité n’y aurait perdu ni l’Aminta, ni les Rimes amorose, ni la Gerusaleme liberata, et le génie du poète y eût gagné de n’être pas déparé par les inspirations malheureuses de sa muse vieillissante.

Mais la mort prématurée d’un La Boétie, d’un Pascal ou d’un Vauvenargues, voilà qui est à tout jamais désolant et irréparable ; là se révèlent vraiment l’iniquité et l’indifférence transcendantes de la nature. Songez, en effet, que si Descartes et Bossuet n’avaient vécu que trente-cinq ans, il faudrait rayer leur nom de notre littérature, que, disparaissant au même âge, Voltaire aurait eu pour seuls titres à la mémoire de la postérité Œdipe et la Henriade, et Rousseau n’aurait pas laissé une ligne de sa main.

S’il fallait donc interpréter, au sens étroit de la lettre, le précepte que chacun doit être jugé selon ses œuvres, il n’en serait guère de plus faux, ni de plus immoral[8].

À ceux qui n’ont eu qu’un jour, qu’une heure d’éclosion brillante, la critique doit appliquer des règles et une mesure particulières. Dans ces esprits si tôt disparus, ce qu’il faut apprécier, ce n’est pas l’étendue et la hauteur du vol, c’est la hardiesse et la grâce de l’essor. Tout au plus, pour rester dans la stricte équité et ne pas trop accorder à la sympathie qu’inspire leur destinée, peut-on reconnaître dans leurs œuvres précoces un certain caractère d’inconscience et presque de nécessité. Qui sait, en effet, si les êtres qui sont condamnés à mourir jeunes — non par accident, mais parce qu’ils portent au fond et dans les racines de leur organisme des germes d’extinction rapide — ne doivent pas à cette prédisposition physiologique une maturité particulière de pensée et une hyperesthésie extraordinaire de toutes les facultés de l’âme et de l’intelligence ?

C’est à ce point de vue qu’il faut juger Vauvenargues. Son œuvre, à ne l’examiner qu’en elle-même, ne peut, dans la rigueur du langage critique, être dite de premier ordre. Originale sous bien des rapports, dictée par l’inspiration la plus haute, écrite d’un style excellent, elle est trop souvent faible par la pensée, incomplète, inégale, obscure ou contradictoire. Quelle que soit la noblesse du sentiment qui l’anime, elle n’est jamais d’une exécution accomplie et définitive ; cette beauté radieuse et épanouie qui caractérise les créations supérieures de l’art, ces parfaits contours qui les dessinent et les limitent, cette pure lumière qui les éclaire, n’apparaissent dans aucune de ses parties. Si même le vrai moraliste est celui qui non seulement possède la connaissance pratique de l’homme social, de ses instincts, de ses passions, de ses vertus et de ses vices, mais qui, s’élevant au-dessus de ce premier résultat de l’expérience et de l’observation, embrasse le monde moral dans toute son étendue et en voit les rapports avec le système entier de l’univers ; si Pascal, Nicole et Malebranche, si Spinoza et Kant ont mérité ce titre — les uns, parce que, croyant à l’identité de la vérité théologique et de la vérité philosophique, ils ont pu dire : « La religion, c’est la vraie philosophie[9] », les autres parce qu’ils ont déduit toute la morale d’une conception transcendante des idées éternelles et nécessaires, — Vauvenargues n’est pas un moraliste. Dans la hiérarchie des artisans de la pensée, sa place est d’un degré au-dessous : elle est au premier rang de cette famille d’esprits dont Montaigne, La Rochefoucauld et La Bruyère sont les plus illustres représentants et dont la brillante lignée s’étend jusqu’à Saint-Evremond, Duclos, Chamfort, Rivarol même, famille d’observateurs plutôt que de spéculatifs, excellemment propres à étudier l’homme tel qu’il se montre sous leurs yeux, à démasquer son visage, à pénétrer son cœur, capables encore de lui indiquer sinon des principes, du moins une conduite de vie, impuissants toutefois à considérer dans sa grandeur le problème de la destinée humaine et à en poursuivre la solution. Mais si on se rappelle que le peu qui nous reste de lui a été entièrement composé dans l’agitation de la vie militaire ou dans les souffrances de la maladie, — si l’on s’abstient surtout de comparer cette première expression de sa pensée juvénile à l’œuvre mûrie et arrêtée des grands maîtres du xviie et du xviiie siècle, parce que ces puissants esprits ont donné toute leur mesure et parcouru toute leur carrière, tandis que lui n’a pu, faute de temps et d’espace, se déployer, — si l’on recherche dans ses écrits hâtifs moins les qualités de perfection que les gages de talent et même les promesses de génie, — si l’on se rappelle enfin qu’il a annoncé par des signes certains la venue prochaine de Rousseau, Vauvenargues prend alors sa juste valeur et reçoit sa véritable physionomie.

D’ailleurs, en dehors de ses écrits et de son influence immédiate sur ses contemporains, d’autres titres réclament encore en sa faveur et défendent sa mémoire contre l’oubli : ils sont consignés dans cette œuvre que chacun de nous laisse après soi, et qui, pour n’être pas condensée dans une forme d’art ou de littérature, n’en est pas moins réelle, effective et durable, œuvre souvent obscure et inconsciente où les plus illettrés et les plus humbles ont réalisé parfois des merveilles de grandeur et de délicatesse morales.

À une époque égoïste et vaine il a été le représentant de la vie sérieuse et désintéressée. Dans un temps superficiel et dépravé il a proclamé que la chose importante par excellence, c’est la noblesse du cœur, il a professé que le devoir trouvait en lui-même sa récompense et que « ce n’est pas un grand mal que de manquer la fortune lorsqu’on peut se répondre qu’on l’a méritée ». Enfin, il a laissé, comme le dernier et le plus beau chapitre de son œuvre, le souvenir fortifiant de sa mort si calme, si digne et si courageuse.

De telles existences ont une valeur idéale extraordinaire. Quelques figures de cet ordre apparaissant de temps à autre suffisent à ennoblir une race. Au point de vue de la vie profane, elles ont une importance et une utilité supérieures à celles des héros de la vie religieuse, qui trop souvent dépassent la commune mesure de l’homme et le découragent par la perfection même de leur beauté morale.

Si Vauvenargues n’avait pas vécu, il manquerait quelque chose à la grandeur de notre tradition littéraire, et la noblesse de l’âme française compterait un quartier de moins.

FIN
  1. Dans son ardeur contre Pascal, Voltaire, le comparant à Vauvenargues, a pu dire de celui-ci : « C’était génie peut-être aussi rare que Pascal même ; aimant comme lui la vérité, la cherchant avec autant de bonne foi, aussi éloquent que lui, mais d’une éloquence aussi insinuante que celle de Pascal était ardente et impérieuse. Je crois que les pensées de ce jeune militaire philosophe seraient aussi utiles à un homme du monde fait pour la société, que celles du héros de Port-Royal peuvent l’être à un solitaire qui ne cherche que de nouvelles raisons de haïr et de mépriser le genre humain. » (Note aux Réflexions sur dirers sujets.)
  2. L’Esprit des journaux, février 1782.
  3. Dialogues, 2.
  4. Voir sur ce point d’histoire littéraire et morale, qui est si peu conforme aux idées communément reçues, la belle étude de M. F. Brunetière (Revue des Deux Mondes, 15 novembre 1888).
  5. Réflexions sur divers sujets.
  6. Caractères, 24.
  7. Réflexions et Maximes, 366.
  8. « Il ne faut pas mesurer les hommes, dit Vauvenargues, par leurs actions, qui sont trop dépendantes de leur fortune, mais par leurs sentiments et leur génie. » Réflexions sur divers sujets, § 49.
  9. Malebranche, Traité de morale.