Vengeance fatale/III — Chez M. Darcy

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La Cie d'Imprimerie Desaulniers, Éditeurs (p. 40-47).

III

CHEZ MONSIEUR DARCY


Monsieur Darcy habitait avec ses deux filles une maison spacieuse sur la rue St-Alexandre, entre les rues Ste-Catherine et Dorchester. Après l’avoir reconduit chez lui ainsi que sa fille Hortense, après le théâtre, nous avons vu que Louis avait refusé d’entrer, prétextant l’heure avancée de la nuit. Mais là n’était pas pour lui la véritable raison de son refus. Il craignait bien plutôt de déranger Mathilde, sœur aînée d’Hortense, qu’on disait malade depuis quelque temps et qu’une indisposition avait retenue chez elle, le soir de la représentation de la « Grâce de Dieu ».

Bien peu de personnes, cependant, avaient connaissance de cette maladie, à l’exception de son père et de sa sœur. Louis la savait légèrement indisposée, et c’était tout ; il n’avait aucune idée de la cause qui la retenait, depuis quelque temps, aussi souvent chez elle. Pourtant rien n’était plus facile à expliquer.

En effet, ce n’était pas autant du corps que du cœur que Mathilde souffrait. Pendant un voyage à Québec, elle avait fait la connaissance d’un jeune homme qui faisait le même trajet qu’elle. Ce jeune homme, qui demeurait à Montréal, était Edmond Marceau.

Durant leur séjour dans la vieille cité de Champlain, Edmond avait vu Mlle Darcy deux ou trois fois et, après leur retour à Montréal, il lui avait fait un grand nombre de visites. Bref, il fut très assidu auprès d’elle pendant une couple de mois et un amour réciproque paraissait établi entre eux, lorsque tout à coup on s’aperçut qu’il commençait à la négliger pour sa sœur Hortense. Celle-ci, toute à l’affection de Louis, ne remarqua pas d’abord l’attention qu’Edmond lui portait.

Mais Mathilde s’en affligeait beaucoup, son caractère, naturellement gai et jovial, était devenu triste et morose. Elle recherchait la solitude, et on la voyait sans cesse un livre à la main. Cependant elle ne lisait pas, ou du moins très peu ; c’était plutôt un prétexte de rester à la maison.

Quant à Monsieur Darcy, il était contrarié de cette préférence accordée à la seconde de ses filles. Était-ce qu’il trouvait injuste que celle-ci eût deux aspirants à sa main, tandis que sa sœur était pour ainsi dire délaissée ? Non, car si cette préférence eût été accordée à Mathilde, il en eût été enchanté. Quelle raison lui faisait donc aimer cette dernière plus que l’autre de ses enfants ? C’est ce que la suite de ce récit nous apprendra.

Dans le cours de la journée où Ernest Lesieur avait rencontré Edmond Marceau, Mathilde et Hortense étaient toutes deux au salon, causant toilette relativement à leur prochaine réception, lorsque se fit entendre la cloche de la porte. La servante apporta aussitôt un billet pour Hortense.

Il se lisait ainsi :

Mademoiselle,

Me pardonnerez-vous le trouble que je vais vous causer en faveur de mon plus intime ami M. Ernest Lesieur, qui est à Montréal depuis hier ? J’ose vous prier de lui adresser une invitation à votre soirée, après demain soir, et vous obligerez Votre très dévoué, Louis Hervart.

Hortense passa le billet à Mathilde.

— Je vais adresser une invitation à M. Lesieur immédiatement, fit celle-ci.

— Merci, répondit Hortense.

Quelques minutes après, le cocher partait avec une invitation pour Ernest et un mot d’Hortense pour Louis.

Voici ce qu’Hortense avait écrit :

Mon cher Louis

Je viens de recevoir vos quelques lignes et j’ai agréé votre demande avec d’autant plus de plaisir qu’elle était pour un de vos amis. Je comprends que vous soyez avec lui la plupart du temps, mais s’il s’absentait, viendriez-vous ce soir ?

Votre HORTENSE.

Quand le billet d’Hortense lui fut remis, Louis était seul dans son boudoir et fumait. En moins de temps qu’il ne faut pour le dire, il avait dévoré la lettre d’Hortense.

Cela est impossible, se dit-il ; il faut nécessairement que je demeure avec Ernest ce soir. Néanmoins, je devrais trouver un moyen de l’écarter. Il est fort curieux ; en laissant le billet sur la table avec l’invitation, il ne manquera pas de le lire et par là même de s’absenter. Essayons.

Et Louis fit comme il avait dit et sortit.

Nous admettons l’égoïsme de l’acte qu’il venait de commettre, mais les amoureux ne pensent qu’à eux-mêmes.

Cependant Ernest, après avoir digéré un copieux repas, était passé par le bureau de Louis. Celui-ci n’y était pas. Ernest ne prit pas d’abord le chemin du domicile de son ami, et après un long détour, il n’arriva chez Louis qu’après le départ de celui-ci. Comme l’étudiant l’avait pensé, Ernest ne lut pas sans satisfaction l’invitation des demoiselles Darcy, puis ayant aperçu le billet d’Hortense, il le lut en entier.

— Comme cela vient à point, dit-il, moi qui devais aller au théâtre ce soir. Ainsi, rien ne m’empêchera d’aller de mon côté et Louis du sien. Mais le plus important est fait ; j’ai mon invitation. Maintenant allons voir si je ne rencontrerai pas Louis quelque part.

Et il sortit.

Le surlendemain, il y avait foule chez monsieur Darcy, toute l’aristocratie de la ville, tant anglaise que canadienne, était réunie ce soir là dans la rue St-Alexandre.

La maison était splendidement illuminée, la musique ravissante.

Il y eut d’abord un peu de froideur dans cette nombreuse assemblée, mais peu à peu l’entrain gagna tout le monde, et bientôt la gaieté envahit complètement la salle. Les toilettes, pour la plupart, étaient superbes ; les belles soies ainsi que les plus fines dentelles affluaient, et ça et là on pouvait remarquer des diamants d’une grande valeur.

Hortense, qui s’attendait à ouvrir la danse avec Louis, se trouva quelque peu désappointée. Comme ce dernier n’avait pas encore paru dans les salons, Edmond Marceau vint lui demander le premier quadrille et elle dut nécessairement le lui accorder. Ils avaient pour vis-à-vis Ernest et Mathilde,qui paraissait moins morne qu’à l’ordinaire.

La toilette des deux sœurs était exactement semblable.

Chacune avait une robe de soie rose ; ces robes qui avaient été faites par Madame Dennie, seyaient très-bien aux deux jeunes filles.

Hâtons-nous de dire que Mathilde ne le cédait guère à sa sœur en beauté. Plus grande qu’Hortense et plus svelte qu’elle, elle avait les traits moins réguliers que sa sœur, mais sa figure était empreinte de plus de majesté. Ses yeux pétillants d’esprit étaient noirs comme jais. Ses cheveux étaient de la même couleur et de même que Hortense était une très jolie blonde, on pouvait dire que Mathilde était une très jolie brune. Bref, il eût été difficile de faire un choix entre les deux sœurs sans faire revivre l’éternelle question de la brune et de la blonde. Mais finissons de décrire la toilettes de demoiselles Darcy. Une simple fleur ornait leur tête; pour bijoux toutes deux avaient une épingle et des pendants d’oreilles en or, sur lesquels étincelait aux rayons lumineux un solitaire très brillant.

— Mademoiselle, disait Edmond à Hortense, j’ai rarement vu une soirée, où les jolies toilettes soient aussi nombreuses que ce soir.

Ernest disait à Mathilde, qui de temps en temps tournait les yeux vers Edmond : Je suis très sensible, mademoiselle, à l’invitation que vous avez bien voulu m’adresser, quoique je fusse tout à fait étranger dans cette maison.

— Nous n’avions rien à refuser à M. Hervart, fit-elle, et dès qu’il s’agissait de son ami, votre place était naturellement ici.

— Monsieur Hervart n’est donc pas ici ? demanda malicieusement Edmond à Hortense.

— Oui, répondit celle-ci, mais il n’a pas encore fait son apparition dans la salle de danse ; tenez, le voici, ajouta-t-elle en voyant venir Louis.

Celui-ci vint saluer sa bien-aimée, mais il ne put d’abord lui parler en toute liberté à cause de la présence d’Edmond qui le gênait.

Depuis quelques instants la première danse était finie, et la seconde allait bientôt commencer : c’était une valse. Cette fois, Hortense put danser avec Louis pendant que Mathilde faisait le tour des divers salons, toujours accompagnée par Ernest, sur qui elle avait produit un charme tout nouveau difficile à expliquer chez lui. Aussi avait-il l’air un peu gauche pour la première fois dans un salon. Il était comme fasciné par les yeux de la jolie brune. Il voulait lui parler et il n’osait pas. Enfin il la laissa sur un fauteuil, avec une dame que son âge empêchait d’avoir beaucoup d’attraits pour la danse, et il entra dans le salon où l’on valsait toujours. Il se mêla aux groupe des danseurs.

— Louis, moi qui vous attendais pour le premier quadrille, que faisiez-vous donc ? demanda Hortense à son fiancé.

— Je le désirais autant que vous, Hortense, même plus, répondit le jeune homme, mais malheureusement je n’y étais pas. Mais je me reprendrai demain soir chez madame Larveau.

— Ainsi c’est convenu, j’aurai la première danse avec vous ?

— C’est entendu.

très bien alors. Mais n’oubliez pas votre promesse.

— Oh ! pour cela, je ne l’oublierai certainement pas.

Le bal s’achevait au milieu des danses et du vin.

Tout à coup Louis se sentit légèrement tiré par le bras. Il se retourna et vit Ernest.

— Mon ami, lui dit ce dernier, sais-tu que mademoiselle Mathilde est vraiment jolie

— Tu ne m’apprends là rien de nouveau.

— Et qu’elle est tout à fait charmante.

— Où veux-tu en venir ?

— À ceci : que je l’aime.

— Tu ne peux prendre une telle décision la première fois que tu rencontres une femme.

— Oui ; tu sais bien que ce que j’aime moi, c’est l’imprévu.

— Ainsi, tu crois aimer Mathilde ?

— Non seulement je le crois, mais je l’affirme, et même je lui ai dit que je l’aime !

— Comment ! tu as osé…

— Oui, j’ai osé lui avouer mon amour.

— Lorsqu’elle en aime un autre…

— Qui ne l’aime pas. Et d’ailleurs elle ne l’aimera pas longtemps. Même elle n’a pas mal accueilli la déclaration que je lui ai faite, je la reverrai demain chez Madame Larveau, je fais le galant auprès d’elle, et avant deux mois je l’épouse.

— Alors, tant mieux pour elle et pour toi, fit Louis en riant. Tu vas m’excuser, mais il y a une dame qui m’attend à la salle de réveillon.