Vengeance fatale/V — Les deux bagues

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La Cie d'Imprimerie Desaulniers, Éditeurs (p. 57-63).

V

LES DEUX BAGUES.


Cependant à Montréal, Hortense attendait avec impatience le retour de son fiancé ; mais elle trouva son absence moins longue, grâce surtout au caractère de Mathilde, qui était redevenu aussi gai et même plus gai, qu’auparavant. Les deux sœurs s’entretenaient journellement des deux jeunes gens alors absents de la ville. C’était leur plus doux passe-temps.

Enfin, le neuvième jour après son départ, Louis arriva à Montréal.

En quittant N… au moment de se séparer de ceux qui l’avaient reçu avec tant d’égards et lui avaient offert une si généreuse hospitalité, il eut un serrement de cœur ; il regrettait aussi les beaux arbres qui couvraient presque partout cette délicieuse villa, ainsi que le charmant petit étang dont il avait parlé à Hortense dans l’une de ses lettres. « Voilà la place qui conviendrait à Hortense, » se disait-il.

Mais l’amour l’appelait ailleurs ; aussi avait-il résisté aux invitations réitérées de Madame Lesieur et d’Ernest pour lui faire continuer son séjour dans leur manoir plus longtemps.

De son côté, Hortense avait hâte de revoir son fiancé.

Quant à Ernest, il fût peut-être reparti pour Montréal en même temps que Louis, mais quelques affaires nécessitaient sa présence à N…, surtout à une époque où il prenait une décision aussi grave. Mais il devait rejoindre son ami quelques jours plus tard.

Parmi les premières personnes que Louis devait rencontrer dans les rues de Montréal était M. Darcy, qu’il aperçut causant avec un individu qui lui était tout à fait inconnu. Darcy paraissait très agité et parlait sur un ton qui ne souffrait pas de réplique. Son interlocuteur devait se sentir dans le tort, car il subissait les remontrances du banquier sans faire la moindre objection.

Louis passa inaperçu à côté d’eux.

Tout en marchant il remarqua le jonc que Darcy portait toujours à la main gauche et qui brillait, en ce moment, plus que jamais.

La vue de ce jonc produisait toujours sur l’étudiant en droit une vive impression.

Oh ! ce jonc, ce jonc ! s’écria-t-il, il faudra bien que je sache !

Il s’arrêta un moment pensif, puis il prit d’un pas fiévreux la route de son domicile, en répétant : « il faut que je sache ! »

Arrivé chez lui, il ouvrit un buffet d’où il retira une petite boîte dans laquelle il plongea un regard avide, et il y prit une bague soigneusement enfermée dans une enveloppe.

Il l’examina longtemps.

Ce jonc très uni était seulement émaillé d’une petite fleur bleue. Il était en tout semblable à celui que portait Darcy.

Louis retira de l’enveloppe un billet et lut tout haut :

« Mon fils, défie-toi toujours de celui, qui portera un jonc semblable à celui que je te laisse. Je te prie de le conserver précieusement en souvenir de ta mère.

Plus bas, il y avait :

« Défie-toi de celui qui a nom Raoul de Lagusse. »

La lettre était signée :

Mathilde Gagnon Hervart

Elle était datée du 29 décembre 1838.

Or, cette date était précisément celle du jour, où Louis était devenu orphelin de sa mère. On sait que son père avait été tué au feu de St-Denis, un an auparavant.

Ce papier était, sans contredit, d’une grande importance pour Louis.

Nos lecteurs sauront plus tard comment ce précieux document se trouvait en sa possession.

Il resta plusieurs heures à contempler ce jonc et à relire les derniers avis qui lui venaient de sa mère.

Tout à coup, le son argentin d’une horloge, suspendue dans sa chambre, le fit tressaillir.

Trois heures venaient de sonner.

— Trois heures ! s’écria-t-il, et Hortense qui m’attendait pour dîner !

Il replaça le tout comme c’était auparavant, et se rendit immédiatement chez M. Darcy.

À tout moment, Hortense s’attendait à voir arriver Louis heureux de la revoir.

Elle ne pouvait comprendre le retard qu’il apportait dans sa visite.

Midi sonna.

M. Darcy demanda le dîner. Hortense, cherchant un prétexte pour retarder le dîner de quelques minutes encore, répondit qu’il n’était pas tout à fait prêt.

Mais un quart d’heure après, le père ayant réitéré son commandement, il fallut lui obéir.

Hortense affecta un mal de tête et ne se mit pas à table.

Elle s’enferma dans sa chambre et se mit à la croisée pour guetter la visite de Louis, mais celui-ci n’arrivait pas.

Enfin lasse d’attendre aussi longtemps, Hortense résolut de sortir et partit dans un coupé attelé de deux chevaux fringants de race anglaise.

Elle ordonna à son cocher de passer devant l’étude du patron de Louis, mais après avoir jeté un regard à travers les croisées, elle ne le vit pas à son poste. Elle fit alors changer la voiture de direction et la fit arrêter à quelques pas du domicile de l’étudiant, après avoir glissé entre les mains de son cocher un billet écrit à la hâte.

Mais le cocher rapporta le billet en disant que M. Hervart venait de sortir.

Hortense prit alors le parti de retourner chez elle.

Le lecteur sait qu’en abandonnant son logis, Louis s’était rendu directement chez M. Darcy. À peine arrivé, il demanda naturellement à être introduit auprès d’Hortense, mais cette dernière n’était pas encore de retour. Il allait repartir assez tristement, lorsqu’il aperçut la voiture qui la ramenait à la maison. Hortense, en apercevant son fiancé, ne put retenir un cri de joie.

Si l’on songe qu’il passaient rarement une journée sans se voir, la séparation des deux amoureux leur avait paru longue. Aussi leur première rencontre après le départ du jeune homme ne pouvait manquer d’être joyeuse ; le fait est que leur conversation ne tarissait point. Entre autres choses, Hortense demanda à Louis la cause de son absence du dîner où on l’avait attendu. Ne sachant trop comment s’excuser, il se contenta de dire qu’un travail commandé par son patron et qui ne pouvait souffrir le moindre retard l’avait empêché de se rendre à l’invitation de la jeune fille. Hortense parut satisfaite de cette réponse.

Ils causèrent ainsi pendant une grande partie de l’après-midi de ces milles propos vieillis et néanmoins toujours nouveaux entre amoureux, sans s’apercevoir de l’heure qui avançait sans cesse.

Ils furent enfin rappelés de leur tête-à-tête par l’arrivée de M. Darcy. Louis resta à souper.

Il fut gai au commencement du repas ; mais tout à coup il devint froid et sérieux. Ses yeux avaient rencontré le fameux jonc et devaient y demeurer fixés jusqu’à la fin du souper.

M. Darcy feignit de ne pas s’en apercevoir ; Hortense ne savait à quoi attribuer ce changement dans l’attitude de Louis.

Quant à ce dernier, un violent combat se livrait dans son âme. Devait-il craindre un ennemi dans le père d’Hortense ? D’un autre côté comment expliquer la possession de ce jonc par M. Darcy ? Le billet qu’il tenait de sa mère ne parlait que de Raoul de Lagusse. Aurait-il deux ennemis ? Toutes ces pensées bourdonnaient dans sa tête et l’empêchaient d’y voir clair.

Cependant dès qu’ils furent levés de table, il parut ressaisir sa gaieté habituelle.

On passa dans le salon.

— Hortense, demanda Louis à la jeune fille, savez-vous d’où Monsieur Darcy tient le jonc émaillé d’une fleur bleue qu’il porte continuellement à la main gauche ?

— Non, répondit Hortense. Mais que peut vous faire ce jonc ? Serait-ce pour m’en donner un semblable, ajouta-t-elle en souriant ?

— Peut-être.

— Dans ce cas, je vais le savoir de mon père, et Hortense traversa la chambre pour se rendre auprès de Darcy, qui fumait tranquillement un cigare de Havane, mais sans perdre un mot de la conversation des deux jeunes gens.

Cependant, il feignit n’avoir rien entendu et, lorsque Hortense lui parla du jonc qui préoccupait tellement Louis Hervart, il s’approcha de la lumière pour le bien faire voir par tout le monde. Ma fille, cet anneau, je le tiens de ta mère, dit-il. Je te le destine et je te le donnerai bientôt.

À ces paroles, Louis pâlit terriblement ; si véritablement ce bijou venait de la mère d’Hortense, celle-ci pouvait être sa sœur. Cette pensée le navrait.

Quant à Darcy, il épiait la figure de son futur gendre. En le voyant ainsi envahi par cette pâleur subite un sourire de cruelle satisfaction passa sur ses lèvres, Mais que peut donc lui faire ce jonc, se disait-il ? Il était trop jeune alors, il ne peut avoir garder aucun souvenir de cette effroyable nuit, il n’avait qu’un an.

De son côté Louis se remit assez vite, et la pâleur qui couvrait son visage disparut complètement. Il continua à causer comme si rien n’était arrivé.

Mais à son départ de chez M. Darcy, il se prit à crier : « Hortense n’est pas ma sœur ; cela ne se peut pas, ce serait trop affreux. »

Et il se frappait le front. Eh non ! elle n’est pas ma sœur, reprit-il soudain, puisque je n’avais qu’un an lorsque ma mère est morte, et je suis un enfant unique. Mais n’importe, ce jonc m’embarrasse tout de même. Ce jonc ! ce jonc ! Il faudra bien que je sache, oui il faut que je sache.