Venise et Vérone

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Venise et Vérone
Revue des Deux Mondes5e période, tome 7 (p. 398-405).
POÉSIES

VENISE ET VÉRONE

VENISE


I. — VERRERIE


Tour à tour orangée, ou rouge, ou rose, ou grise,
Découpée, et cassante au soleil qui l’irise,
Comme la reflétaient les détours des canaux,
Je la revois changeante en ses légers cristaux,
Voluptueuse, triste, et fardée, et fragile.
Le verre bleuissant mire toute la ville
Matinale et riante, au fond du vase aimé,
Ou me la rend nocturne en son cristal fumé ;
Le dôme de Saint-Marc s’arrondit dans sa panse
Et le col des pigeons en a recourbé l’anse,
Tandis qu’en carillons, tintent les pendentifs,
Liquides et gelés, des lustres aux feux vifs.
Dans le miroir créé pour le reflet du songe
Ta magie à jamais se joue et se prolonge ;
Tu n’es pas véridique, ô Venise ! je sais
Que la mer doit couvrir tes irréels palais
Dont le marbre déjà ressemble au madrépore ;
Cette coupe qu’une algue opaline décore

Redeviendra méduse au fond des vastes eaux,
Et le porphyre pourpre est pareil aux coraux.
… Et seul, sous le vol blanc d’une longue mouette,
Penché sur la lagune à l’onde encor muette,
J’écouterai si de cette autre ville d’Ys
Montent toutes les voix des cloches de jadis.


II. — MAREE BASSE


C’est l’heure où les marées
Baissent l’eau sous les ponts ;
Des loques colorées
Sèchent à des balcons.

Aux reflets des mâtures
Le flot mélange au loin,
Avec des épluchures,
Du varech et du foin.

Des gondoles sordides
Sous des raisins royaux
Penchent ; d’autres vont, vides,
Sur les petits canaux.

Au ciel, les cheminées
Raillent en entonnoirs,
Et des socques traînées
Claquent les pavés noirs.

Un petit chien aboie
Et court le long des quais ;
Du vin versé rougeoie
Le seuil d’un vieux palais.

Mirant dans l’eau douteuse,
Qui stagne aux carrefours,
Ton visage de gueuse
Et tes sales atours,

Tu me plais, ô marine !
O galante ! dont l’art
Mélange, en ma narine,
Ta crasse avec ton fard !


III. — JARDIN DE LA GIUDECCA


Jardin de la Giudecca,
Humide, frais et paisible,
Que le songe errant marqua
De son doux pas invisible,

Où la sauge en fleur rougit
L’ombre des cyprès en pointes,
Non loin du bassin où gît
L’automne, en feuilles disjointes !

Le vent, mouvant le reflet
De ce vieux faune, le frustre
De sa flûte que voilait
Ce laurier qui semble illustre.

Et les fruits de pierre, autour
Du creux de leur coupe dure,
Offrent au soleil du jour
Leur chair froide et jamais mure.

Des buis taillés et des ifs,
Aux treilles des feuilles d’ambre,
Et d’éblouissans massifs
De fleurs chères à novembre.

Et plus loin, en effeuillant
Ses roses, l’une après l’une,
L’allée, en son détour lent,
Qui conduit à la lagune.

La nuit, parfois, tu dois voir,
Lune ! de fluides ombres,
En longs gestes d’argent noir
Ecarter les algues sombres ;

Et les sirènes, soudain,
Sur leurs croupes écailleuses,
Se glissent au vieux jardin,
Pillardes, folles, rieuses.

Elles vont, volant ses fleurs
Avec ses fruits, à la terre,
Et s’étonnent des saveurs
Que leur goût saumâtre altère.

Elles troublent de leurs bonds
Les vasques, et les eaux pures
Gardent dans les bassins ronds
Le sel de leurs chevelures ;

Et l’une d’elles, tout près
De ta bouche, ô faune hirsute !
Fait, sous ses doigts verts et frais,
Chanter ta muette flûte.


IV. — CAMPO SAN STEFANO


La place San-Stefano,
Par les nuits de lune,
Voit errer en domino
Des ombres… Chacune

Tient son masque de velours
Devant son visage,
Et songe à d’anciens amours
N’ayant jamais d’âge.

Ce palais est rose, tel
Le fard sur leur joue ;
Un désespoir éternel
De leur cœur se joue.

Quel rêve de carnaval
Ou quelle aventure
Les reflète en ce canal
Tant que la nuit dure ?

Sont-ils, sortant d’un tableau
Où Longhi les groupe,
Venus dans ce miroir d’eau
Remirer leur troupe ?

Beaux masques, je vous connais !
Que votre âme est triste !
C’est en vous que pour jamais
Le passé persiste.

N’êtes-vous pas, répondez !
Nos bonheurs sans nombre
Par le souvenir fardés ?
Et ce satin sombre

En vain sous ses vastes plis
Vous cache et nous leurre,
Vous êtes, dans nos oublis,
Les plaisirs de l’heure.

… Mais, effaçant peu à peu
De ces silhouettes,
Sur le pavé pâle et bleu,
Les ombres moins nettes,

La nuit va, se retirant
De la mascarade,
Oter comme un masque blanc
Sa lune de jade.

Pour vous, spectres, il est tard !
Un archet qui rêve
Vous joue un air de Mozart…
Et le jour se lève !


V. — JARDIN CAPELLO


Jardins italiens, taciturnes et roses,
Où le pampre suspend ses grappes sur les roses,
J’aime votre décor et votre vétusté ;
Le citron y verdit les pots de terre cuite,
Et le dessous moussu des berceaux m’a conduite
Au temple humide où meurt la vieille volupté.

L’orange ronde et d’or a chauffé son écorce
Auprès des grenadiers dont les fruits avec force
Se fendent, mûrs, sur les grains au relief vermeil ;
L’arbre entier refleurit d’une pourpre incarnate,
Et, sous le noir feuillage, à chaque branche éclate
Une fleur déchirée, et saignante au soleil.

Sur le fard écaillé de la façade jaune,
Malgré la croix latine, un bras tortu de faune
Ou de satyre griffe encore le vieux mur ;
Car la vigne écarlate écarte sa main rouge,
Sur la pierre rugueuse où le rameau qui bouge
Ecorche un doigt feuillu, dont saigne l’être obscur.

Une odeur de muscats, de roses et de songe
Monte dans l’air malsain où longtemps se prolonge
Le son des cloches, tintant dans le ciel désert ;
Leurs voix semblent se refléter dans la lagune
Pour encor palpiter, puis mourir, une à une,
Reprises par l’écho du crépuscule vert.

Serrant entre ses dents son loup de velours sombre,
Mon Rêve va passer, dans la fièvre et dans l’ombre,
Vêtu du satin blanc que peignit Tiepolo,
Sa main jette un gant noir au vide de la vasque,
L’éventail baise et bat la bouche au bas du masque,
… Et je sais que ses yeux ont la couleur de l’eau.


VÉRONE


I. — CRÉPUSCULE


Du violent et du voluptueux couchant
Qui comme en cuivre a cuit les briques et les tuiles,
S’étend sur l’eau mouvante et les monts immobiles
Un nuage effrangé, qui fige au ciel son sang.

Vérone ! sur tes toits quelque obscure colombe
Roucoule, et dans la pierre ardente cherche un cœur !
Et, dans tes jardins noirs qu’enivre une âpre odeur,
L’ombre des longs cyprès aux fleurs creuse une tombe.

Sous tes murs peints d’or jaune et d’un ocre orangé,
Quand la haine et l’amour ont confondu leurs lèvres,
Le soir au souffle fauve a frémi de leurs fièvres
Et d’un mortel désir en est resté chargé.

Ton fleuve en sait l’ivresse et la langueur muette ;
Car il coule et reflète encor le même amour
Et bat l’arche du pont crénelé d’un flot lourd,
L’Adige rouge et vert, où pleura Juliette !


II. — COUR DES SEIGNEURS


Ce vieux puits… cette cour… ce grand escalier blanc…
Sur les marches, qui donc semble attendre en tremblant ?

Un ramier gris, qui rêve et roucoule, déploie
Son aile, et son frisson fait un doux bruit de soie,

Comme si quelque étoffe, ou brocart, ou lampas,
Bruissait sur la dalle en étouffant des pas.

La lune a les lueurs perfides d’une opale :
Chaton d’un morne anneau, formé pour un doigt pâle.

Tout n’est-il pas atteint d’un mystérieux mal ?
Une musique triste et tournante de bal

Lointain, soupire, meurt, puis reprend et s’achève,
Long sanglot dont se plaint la volupté trop brève.

Sombre soir ! où palpite encor plus que le jour
Le cœur double et souffrant d’un invincible amour !

L’air de la nuit est lourd des vieilles destinées…
… Les ombres sur le sol semblent assassinées.


III. — LES CYI’RKS DU JARDIN GIUSTI


Etes-vous effilés par la Parque aux doigts d’ombre,
Cyprès funèbres ? Vous, mystérieux fuseaux,
Qui d’un jeune destin amoureusement sombre
Enrouliez à vos flancs les fils, en fleurs sans nombre,
Des rosiers qu’ont coupés d’invisibles ciseaux.

Les roses ne parfument plus vos longues pointes
Que fixait dans les cœurs un inflexible sort ;
Mais votre arôme amer, irrésistible et fort,
Est toujours celui-là qui sur les lèvres jointes
Mêlait au pâle amour l’âpre goût de la mort.

Vous fûtes du poignard la lame aiguë et noire,
Votre ombre a pris parfois la forme de l’amant ;
Et c’est vous qu’Elle vit, alors qu’Elle dut boire
Votre philtre, en la coupe où sombra sa mémoire !
Gardez-vous cette tombe assez fidèlement ?

Leur illustre tristesse est leur seule couronne.
Et c’est en vain qu’on montre au passant incertain
L’auge qui fut jadis quelque cercueil latin,
Puisqu’ils dorment ici, tes Amans, ô Vérone !
Sous ton plus haut cyprès, funéraire et lointain.