Vers Bénarès/01

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Vers Bénarès
Revue des Deux Mondes5e période, tome 13 (p. 481-514).
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VERS BÉNARÈS

PREMIÈRE PARTIE


I. — CHEZ LES THÉOSOPHES DE MADRAS

« Un ciel sans Dieu personnel, une immortalité sans âme précise, une purification sans prière… »

La formule énoncée, comme conclusion suprême, continuait de résonner pour moi lugubrement au milieu du silence, après l’entretien tombé. La tristesse du crépuscule imprégnait la demeure, qui était solitaire, dans la campagne, au bord d’un fleuve, parmi des palmiers et de grandes fleurs étranges. Sur les vitraux, éclairant encore la froide bibliothèque où nous étions, peu à peu s’éteignaient des petites images transparentes qui représentaient, en parcelles de verre coloré, tous les emblèmes de la foi humaine réunis là comme en un musée mortuaire : la croix du Christ, le sceau de Salomon, le triangle de Jehovah, le lotus de Çakya-Mouni, la fourche de Vichnou, les symboles d’Isis. C’était la maison de ces théosophes de Madras, sur lesquels on m’avait conté de si merveilleuses choses ; bien que n’y croyant guère, j’étais venu quand même, en dernier ressort, leur quêter un peu d’espérance, et voici ce qu’ils m’offraient : la méthode glacée d’un bouddhisme déjà connu, la lueur seule de ma propre raison !… — La prière ? — m’avaient-ils dit. — Et qui donc l’entendrait ?… L’homme est seul en face de sa responsabilité. Rappelez à votre mémoire les lois de Manou : L’homme naît seul, vit seul, meurt seul ; la justice seule le suit… Qui donc l’entendrait, la prière ? Qui prieriez-vous, puisque vous êtes Dieu ? Il faut vous prier vous-même, par vos œuvres.

Donc, un silence venait de se faire entre nous, l’un des plus mornes silences que ma vie ait jamais traversés. Et, au milieu de ce silence-là, une à une, avec d’imperceptibles bruissemens de chute dans le vide, il semblait que mes dernières vagues croyances un peu douces s’effeuillaient, au souffle de mes interlocuteurs, implacables en leur raisonnement, satisfaits en leurs conclusions.

Ils étaient pourtant hospitaliers, bons et accueillans, ces deux hommes qui m’écoutaient ; le premier, un Européen, lassé de nos agitations et de nos incertitudes, réfugié dans ce détachement que jadis prêchait le grand Bouddha, et devenu ici le chef de la Société théosophique ; l’autre, un Hindou, ayant conquis les plus hauts brevets d’érudition dans nos universités d’Europe, et puis revenu aux Indes, non sans dédain pour nos philosophies occidentales.

— Vous m’avez affirmé, repris-je, avoir la preuve absolue que quelque chose de nous, qu’un peu de notre individualité transitoire résiste pour un temps au choc de la mort. Au moins, pouvez-vous me la donner, cette preuve absolue ; pouvez-vous me montrer, me fournir une évidence ?…

— Nous vous le prouverons, répondit-il, par le raisonnement ; mais des preuves visibles, là devant vous, des évidences, non… Pour voir apparaître ceux que l’on appelle improprement des morts, — car il n’y a pas de morts, — il faut des sens spéciaux, des circonstances, des tempéramens particuliers. Mais vous pouvez bien nous croire sur parole, nous et tant d’autres essentiellement dignes de foi, qui avons vu des apparitions et qui en avons consigné les détails. Tenez, nous avons là, dans cette bibliothèque, des livres qui relatent… Quand vous serez demain établi parmi nous, vous les lirez…

Était-ce donc la peine de venir aux Indes, au vieux foyer initial des religions humaines, si c’est là tout ce qu’on y trouve : dans les temples, un brahmanisme enténébré d’idolâtrie ; ici, une sorte de positivisme réédité de Çakya-Mouni, et les livres spirites qui ont traîné par le monde entier !…

Après un silence encore, je demandai, désemparé, ayant conscience que j’allais redescendre à des curiosités enfantines, je demandai presque timidement qu’on m’indiquât des fakirs, de ces fakirs de l’Inde tant réputés prodigieux, qui ont des pouvoirs et font des quasi-miracles, pour au moins tenir une preuve de quelque chose d’en dehors, de quelque chose de supra-physique, d’extra-humain.

L’Hindou assis en face de moi leva au plafond ses yeux d’ascète ; une moue contracta son visage fin et dur, son masque de Dante, encadré d’un turban blanc :

— Des fakirs ? — répondit-il. Des fakirs ?… Il n’y a plus de fakirs.

Et j’entendais ainsi, par la bouche d’un homme de haute compétence en cette matière spéciale, la condamnation sans recours de tout espoir de rencontrer un peu de merveilleux sur terre.

— Même à Bénarès ? — dis-je avec crainte. — J’avais espéré qu’à Bénarès… On m’avait affirmé…

J’hésitais à le prononcer, ce nom de Bénarès, car c’était ma dernière carte jouée, et si, même là, il ne devait rien y avoir…

— Entendons-nous. Des fakirs mendians, des fakirs anesthésiés ou contorsionnistes, il en reste beaucoup, et vous n’avez pas besoin de nous pour en trouver. Mais des voyans, des fakirs ayant des pouvoirs, j’ai connu les derniers. Sur ce point encore, croyez-en notre parole : ils ont existé. Mais le siècle qui vient de finir les a vus disparaître. Le vieil esprit fakirique de l’Inde est mort. Nous sommes une race qui décline, au contact des races plus matériellement actives de l’Occident, — lesquelles d’ailleurs déclineront à leur tour ; à cette déchéance, nous nous résignons, car c’est la loi… Oui, nous en avons eu des fakirs, et tenez, précisément sur ce rayon devant vous, des manuscrits leur sont consacrés…

Aux vitraux, tous les symboles morts des religions humaines devenaient indistincts ; la nuit tombait, enveloppant la sévère bibliothèque, où déjà il faisait tristement noir. J’étais venu à Madras avec l’intention de m’arrêter longuement chez ces théosophes, je devais m’installer demain matin dans leur maison, et maintenant mon parti était pris de les quitter ce soir pour ne plus revenir. M’enfermer dans cet austère asile du néant et du vide, pour quoi faire ? Plutôt continuer, comme toute ma vie, d’amuser mes yeux aux choses de ce monde, qui, si elles passent, sont au moins réelles pendant un instant. Et puis, que m’importerait leur preuve, après tout, leur preuve d’une immortalité comme ils la conçoivent ? Pour ceux qui ont vraiment aimé, l’idée de la destruction de la chair est déjà une torture. Alors, que ferions-nous, moi et mes pareils, de cette immortalité qui leur suffit à eux ? Non, il me fallait, comme dans le rêve des chrétiens, la continuation de mon être, intégral, intense, conscient et séparé ; capable de retrouver ceux que j’aimais, et de les aimer encore. Sans cela, à quoi bon ?…

Quand je repris le chemin de la ville, c’était l’heure du grand tapage des corbeaux, qui chantaient la mort tous ensemble, au moment de se grouper sur les branches pour dormir. La doctrine de ces gens que je venais de quitter me paraissait aussi puérile et vaine que les petites statues du dieu à tête d’éléphant, aperçues le long de la route, au crépuscule, sous les banians et les palmiers.

Le soir, j’envoyai à ces théosophes ma lettre de refus, de remerciement désenchanté, leur disant que je reviendrais demain, mais pour une visite de définitif adieu, étant décidé à quitter Madras au plus tôt.

Et, la nuit, je revis en rêve, au milieu de sinistres déformations des vieilles demeures chères à mon enfance, les images pâles, décomposées, à jamais mortes, des êtres que j’ai le plus aimés. Comme certaine autre nuit, à Jérusalem, quand venaient de s’effondrer irrémédiablement mes croyances premières, des songes d’une tristesse sans bornes, d’une indicible horreur, se succédèrent jusqu’au matin, — jusqu’au moment où un corbeau m’éveilla, chantant la mort à plein gosier sur ma fenêtre, devant le soleil qui se levait.


Mais, dans l’après-midi, quand je retournai là-bas pour prendre congé, le chef des théosophes, qui avait lu ma lettre et l’avait comprise, me reçut avec une douceur affectueuse que je n’attendais pas :

— Chrétien ! me dit-il, en serrant ma main longuement. Moi qui vous croyais athée ! J’ai fait fausse route en vous offrant l’interprétation la plus matérialiste des préceptes que Bouddha nous a légués, celle par où l’on commence d’ordinaire… À une âme comme la vôtre, il faut le brahmanisme ésotérique, et nos amis de Bénarès le possèdent mieux que nous ; là, sous une certaine forme, vous retrouverez la prière et le revoir ; mais prier ne suffit pas, on vous enseignera qu’il faut mériter aussi… « Cherchez et vous trouverez ; » moi, j’ai cherché pendant quarante ans ; ayez le courage de chercher encore. Essayer de vous retenir parmi nous, oh ! non, allez ! D’abord, l’enseignement de notre maison n’est pas celui qui vous convient. Et puis, — ajouta-t-il, en souriant, — votre heure n’est pas venue ; la terre vous tient encore par des liens terribles.

— Peut-être.

— Vous cherchez, mais vous avez peur de trouver.

— Peut-être.

— Nous vous parlons de renoncement, et vous voulez vivre !… Continuez donc votre voyage ; allez voir Delhi et Agra, tout ce que vous voudrez, tout ce qui vous appelle et vous amuse. Promettez-moi seulement qu’avant de quitter l’Inde vous irez vous reposer chez nos amis de Bénarès ; nous les aurons prévenus et ils vous attendront

L’Hindou que j’avais vu hier était entré en silence ; lui aussi me regardait avec un sourire de compassion très douce. Et tout à coup ils me parurent grandis, mystérieusement souples et très impénétrables, les deux ascètes étranges, de si différente origine ; d’ailleurs la bonté et la paix rayonnaient dans leurs yeux, et sans bien comprendre leur changement soudain, je m’inclinai avec une confiante reconnaissance…

M’arrêter, avant de quitter l’Inde, chez leurs amis de Bénarès, oh ! oui, j’y consentais volontiers, avec je ne sais quel pressentiment que l’atmosphère psychique, là, me serait meilleure.

Et je garderais cela pour la fin ; je reculerais ainsi le plus possible l’épreuve décisive, — un peu lâchement, dans l’alternative de ces deux frayeurs : être déçu à tout jamais ; ou bien trouver, et alors, peut-être, ce serait la voie nouvelle, la fin de tous les mirages encore délicieux…


II. — CRÉPUSCULE A IAGGARNAUTH

Iaggarnauth, un temple géant, au milieu d’une vieille ville très brahmanique, loin de tout, parmi les sables et les dunes, au bord du golfe du Bengale.

J’y arrive au baisser du soleil, venant de l’intérieur de l’Inde. La voiture qui m’amène, tout à coup, ne fait plus de bruit, roule comme sur du velours : nous sommes dans les sables. Et, annoncée par ce silence soudain, devant nous se découvre la ligne bleue de la mer.

D’abord des cabanes de pêcheurs, éparses entre des haies de cactus sur les dunes. Ensuite Iaggarnauth apparaît ; au-dessus d’une myriade de toits gris en chaume de palmier, au milieu de l’amas tassé des maisons, la pyramide du temple se lève, particulièrement étrange d’aspect et trop haute dans le ciel de ce paysage marin ; toutes les choses d’alentour semblent lilliputiennes à ses pieds ; elle affecte la forme, longue et renflée par le milieu, d’un œuf de crocodile, un œuf colossal qui serait posé debout sur la terre ; elle est blanche, sans autre ornement que des espèces de nervures d’un rose de brique ; elle a deux cents pieds de haut, sans compter le disque de bronze qui la surmonte et les pointes de cuivre qui lui font comme une couronne de lances. Les navires la voient de loin sur ce rivage plat, lorsqu’ils passent au large, cherchant l’embouchure du Gange, et les cartes marines l’indiquent comme point de repère. Mais la côte, en cette région, n’offre point de mouillage propice, et les navigateurs ne connaissent le vieux sanctuaire qu’en silhouette extra-lointaine, au bout de l’horizon.

Une rue large et droite conduit à ce temple, qui est le centre et la raison d’être de Iaggarnauth, et, à l’heure où j’arrive, elle est pleine de monde. Mais c’est ici une Inde un peu sauvage, une Inde qui s’étonne encore de voir des étrangers ; on se détourne pour vous regarder, et des enfans changent de route pour vous suivre. Les hommes nus sont noircis par le vent de la mer ; les femmes, drapées de mousseline, ont tant de cercles de métal aux chevilles que leur marche en est alourdie, tant de bracelets depuis les poignets jusqu’aux épaules que leurs beaux bras semblent pris du haut en bas dans une gaine d’argent ou de cuivre. Nulle part les maisonnettes indiennes ne sont à ce point couvertes de peinturlures ; sur la chaux des façades, les dieux et les déesses, au corps bleu ou rouge, au visage cruel, se succèdent partout en longues files, s’arrangent comme les personnages des fresques de Thèbes ou de Memphis ; du reste, les constructions elles-mêmes rappellent l’antique Égypte, avec leur air trapu, leurs contreforts, leurs colonnes, leurs murs qui penchent en arrière par un soin excessif de la solidité.

Le temple est une forteresse immense et farouche, un quadrilatère de hautes murailles crénelées, avec une porte au centre de chaque face. Et, dans l’axe de la rue, que nous suivons maintenant à pied, l’entrée principale s’ouvre, gardée par deux énormes bêtes de pierre qui ont les yeux en boule, le nez écrasé, et le rictus féroce. Entre ces monstres, on aperçoit les grands escaliers blancs qui montent au sanctuaire et dont les marches sont encombrées d’un va-et-vient de nudités brunes.

Il est impénétrable pour moi, ce temple, cela va sans dire. Et même, ayant eu l’audace de poser le pied sur les dalles qui débordent au dehors, en avant du péristyle, je suis invité, par des prêtres, à reculer, à rester plus loin, sur le sable qui est à tout le monde, — ce sable des plages, ce sable marin dont les rues de Iaggarnauth sont comme feutrées.

Mais j’ai le droit de faire le tour de ce terrible rempart carré que je ne puis franchir. Le long de chacune de ses faces, court une avenue que bordent des maisons en terre séchée. Elles sont très massives, ces vieilles demeures ; toutes les murailles penchent en dedans ; sur les façades s’alignent des séries de personnages divins ou diaboliques, inscrits toujours en bleu et en rouge ; et des escaliers frustes mènent aux vérandas surélevées, — où les Indiennes, en ce moment, sont assises à prendre le frais du soir, regardent ou rêvent, très cerclées de bracelets d’argent, et souvent charmantes dans les plis transparens de leurs voiles.

Un groupe de petites filles, dont la curiosité sans doute ne se lasse pas, me suit dans ma promenade autour du temple. La doyenne montre huit ans au plus, et toutes sont adorablement jolies ; leurs yeux, allongés par des peintures jusqu’à se perdre dans leurs bandeaux noirs, regardent avec candeur ; elles ont des anneaux d’or aux oreilles, aux narines, à la cloison du nez. L’arrivée d’un grand pèlerinage est prévue pour tout à l’heure, avant la tombée de la nuit, et, pour l’attendre, je contourne lentement le sombre mur crénelé. Derrière le temple, l’avenue est plus solitaire ; elle serait lugubre, sans ma gentille escorte de petites filles, qui suit discrètement à deux pas, s’arrêtant si je m’arrête, et, si je presse l’allure, allongeant avec ensemble toutes ses jambes fines où tintent des cercles de métal.

La grande pyramide blanche aux nervures roses demeure toujours aussi loin de moi, puisqu’elle est au centre du quadrilatère muré, infranchissable, dont j’ai entrepris de faire le tour. Mais il y en a quantité d’autres plus petites, adossées intérieurement au rempart d’enceinte, et que je puis voir de près ; toutes ont la même forme de courge, ou d’œuf de crocodile, mais elles sont noirâtres, lézardées, accusant une vétusté extrême. Seule, la géante du milieu, celle qui se voit de si loin, est reblanchie, et semble une chose neuve, — mais une chose si inconnue ! Avec sa structure barbare, presque enfantine, avec son disque de bronze, ses pointes brillantes, on la croirait imaginée par les gens d’une autre planète ou de la lune. Et, bien entendu, elle sert de gîte à des peuplades d’oiseaux, — qui commencent déjà dans l’air leur tournoiement effréné du soir.

Nous arrivons, les petites filles et moi, à la troisième face de l’enclos interdit. Beaucoup de belles rêveuses, de ce côté, garnissent les terrasses d’alentour, et, dans la rue, se tient un marché où l’on vend des fruits, des graines, des mousselines peintes, des fleurs.

Le soleil est couché, pour nous qui sommes en bas, mais la grande pyramide le voit encore, elle en est tout illuminée dans des tons roses. Et c’est, paraît-il, bientôt le moment de la promenade crépusculaire, pour les singes sacrés, qui ont des manies immuables. Le premier d’entre eux apparaît au-dessus de la sainte muraille, grimpe sur un créneau, s’assied et se gratte ; s’il ne remuait pas, on le confondrait avec les petits dieux, les petits monstres, çà et là sculptés au sommet de ce rempart ; un autre émerge à son tour, s’installe sur une pointe voisine ; et puis trois, et puis quatre ; les créneaux se garnissent de singes.

Très vite le jour baisse ; la cime de la pyramide reste seule lumineuse, rosée, dans l’ensemble gris et vieux de l’énorme temple. En haut du mur : singes couleur de pierre, petits monstres couleur de singe ; vautours perchés. En l’air : nuages de pigeons et de corbeaux, resserrant les cercles de leur vol autour du disque de bronze dont la pyramide est couronnée.

L’heure de la sortie des singes. L’un d’eux se laisse glisser, descend, saute par terre, traverse impudemment la rue, au milieu des groupes de vendeurs qui lui font place ; et les autres suivent à la file, à quatre pattes. Des espèces de chiens, dirait-on, mais trop hauts sur jambes, l’allure sautillante et cocasse, avec de longues queues dressées. Le premier, en passant, vole une prune, dans un mannequin du marché ; les suivans font de même, à la même place, et chaque fois, sans protester, le marchand salue. Maintenant ils grimpent lestement le long d’une maison, et s’éloignent, disparaissent en cortège mystérieux sur les toits.

Extérieurement, contre le rempart du temple, dans une sorte de guérite faite avec des branches et des nattes de palmier, réside une idole de Pandavas qui a deux fois la taille humaine, qui est horrible et noire, avec un rictus à longues dents. Un vieux prêtre, montant sur un escabeau, vient lui passer au cou une guirlande d’œillets jaunes ; il lui allume une petite lampe, lui fait tinter une petite sonnette, avec force saluts, et puis l’enferme pour la nuit derrière des rideaux de nattes, et se retire en saluant encore. Quelque chose de rapide et de furtif m’évente le visage : une chauve-souris, de la grande espèce appelée roussette, qui est sortie avant l’heure et vole très bas ; elle va, elle vient, en confiance au milieu de la foule.

Une dernière teinte rosée persiste à la pointe de la tour, et voici l’heure de Brahma ; le sanctuaire s’emplit de clameurs et de musiques, dont l’ensemble m’arrive confusément. Que se passe-t-il, au fond de ce lieu caché ? Quels symboles, effrayans sans doute, y reçoivent ces adorations du soir ? Et devant ces images, la prière, quelle forme prend-elle, dans ces âmes, pour moi plus impénétrables que le temple ?…

Cependant un singe, un seul, dédaigneux de la promenade, est resté sur le faîte du mur, assis la queue pendante et tournant le dos aux gens du dehors. Mélancolique, il regarde là-haut le jour mourir sur cette pyramide du temple, où viennent de s’abattre, pour se coucher, les nuées de corbeaux et de pigeons qui tournoyaient dans le ciel ; toutes les nervures, toutes les saillies de la monstrueuse chose sont noires d’oiseaux qui battent encore des ailes. Je ne vois plus guère le singe qu’en silhouette, son dos presque humain, sa petite tête pensive, ses deux oreilles bien écartées, se détachant sur la pâleur toujours un peu rose de la tour colossale…

Encore la sensation d’un coup d’éventail silencieux ; la roussette qui passe et repasse, sans changer l’orbite qu’elle s’est tracée pour son vol.

Le singe regarde la grande pyramide ; je regarde le singe ; les petites filles me regardent ; et un égal abîme d’incompréhension nous sépare tous les uns des autres…

Je suis de retour maintenant près de l’entrée principale du temple, sur la place ensablée où vient aboutir la plus longue rue de Iaggarnauth. L’affluence de monde augmente de minute en minute, pour attendre l’arrivage de ces pèlerins, qui sont déjà signalés, me dit-on, et presque en vue.

Et les vaches sacrées sont là, qui se promènent dans la foule. L’une, la plus caressée par les enfans, est énorme, toute blanche, et sans doute très vieille. Il y en a aussi une petite noire, qui a cinq pattes, et une grise, qui en a six ; leurs pattes en surplus, trop courtes pour toucher le sol, pendent le long de leurs flancs comme des membres atrophiés ou morts.

Là-bas, au bout de la rue, les pèlerins enfin se dessinent. Ils sont deux ou trois cents. Ils portent de larges parasols plats, en sparterie coloriée, que l’on s’étonne de voir ainsi ouverts en plein crépuscule ; des besaces, des gourdes de cuivre pendent à leur ceinture ; des amulettes, des coquilles s’emmêlent sur leur poitrine ; ils ont le torse et le visage poudrés de cendre. Ils marchent vite, vite, comme pris d’une fièvre religieuse à la vue de la pyramide vénérée.

Dans un mirador, qui est au-dessus de l’entrée du temple, on commence de leur faire une musique de bienvenue ; les tam-tams résonnent là-haut, accompagnés de longs cris humains, et les trompes sacrées beuglent sinistrement.

Ils marchent vite, vite. Arrivés sur la place, ils jettent à terre les parasols, les hardes, les bissacs, ils prennent leur course, s’engouffrent en tumulte par la porte que gardent les monstres de pierre, montent les escaliers, comme des gens qui délirent, et disparaissent dans le sanctuaire béant.

Il fait nuit. Je m’en vais à la recherche de la « Maison du voyageur, » qui doit être, comme dans toutes les villes indiennes, très à l’écart, presque à la campagne.

Je la trouve dans une petite solitude sablonneuse, où il fait une nuit limpide et douce, et où l’on entend ce bruit berceur de la mer, qui est le même sur tous les rivages. On ne voit plus Iaggarnauth ni sa tour étrange ; tout cela s’est noyé là-bas dans l’ombre bleue. Et les senteurs marines, le parfum des petites plantes rudes dont les sables sont tapissés, me rappellent très mélancoliquement, au bord de cette mer de Bengale, mon pays d’enfance, les plages de mon île d’Oléron…

Ceux-là seuls connaissent tout le charme et toute l’âpre tristesse des voyages, qui ont dans le fond de l’âme un invincible attachement au recoin natal.


III. — LA SPLENDEUR BLANCHE DES GRANDS MOGOLS

Des trains express permettent aujourd’hui de brûler l’espace, aux Indes comme chez nous. Et, de Iaggarnauth, des bords du golfe de Bengale, en quarante-huit heures, à travers les plaines monotones du Nord, — dépassant Bénarès qui m’inquiète et où je recule encore de venir, — je suis retourné dans la région où souffle le vent sec de la famine : me voici dans Agra la musulmane.

Et, pour qui vient comme moi de l’Inde brahmanique, ce qui frappe dès l’abord, c’est le changement absolu dans la conception des monumens religieux, les mosquées remplaçant les pagodes ; l’art sobre, précis et svelte, succédant à l’énormité et à la profusion. Au lieu de l’entassement, de l’orgie de divinités et de monstres qui caractérisait les temples inspirés des Pouranas, les lieux où l’on adore, au pays d’Agra, sont ornés de purs dessins géométriques s’entre-croisant dans la blancheur des marbres, avec à peine quelques fleurs rigides, çà et là dessinées sur le poli des surfaces.

Les Grands Mogols ! On dirait aujourd’hui un nom de vieux conte oriental, un nom de légende.

Ils vécurent ici, ces souverains magnifiques, maîtres du plus vaste empire qui ait existé au monde. Et un de leurs écrasans palais domine cette ville d’Agra, qu’ils retrouveraient à peu près telle qu’ils l’ont laissée, sauf le délabrement et la misère que sans doute ils n’y avaient point connus.

Sous son ciel de poussière ardente, sous ses tourbillons de corbeaux, d’aigles et de vautours, l’immense ville est bien restée l’Agra d’autrefois.

A l’heure où j’y pénètre aujourd’hui, un cortège de noces en sort, précédé de vingt énormes tambours ; un marié de seize ans, vêtu de velours rouge et d’or, sur une jument blanche ; une invisible petite épouse, en palanquin fermé ; ensuite les présens, dans des coffrets dorés, qu’une théorie de serviteurs portent sur la tête ; et enfin le lit nuptial, tout couvert de dorures et promené sur quatre épaules, pompeusement.

Maisons très vieilles, très hautes, qui s’extravasent par le sommet, s’épanouissent en galeries et en miradors ; au rez-de-chaussée, les vendeurs de mille choses éclatantes où miroitent à profusion la soie et les paillettes ; au premier étage, les bayadères et les courtisanes, au regard lourd et noir, très apparentes à leurs fenêtres ouvertes ; au-dessus, les gens quelconques, les logis plus discrètement clos ; et, enfin, sur les toits, toujours quelques grands vautours perchés, ou bien encore des singes, assis en famille, qui regardent passer le monde, queue pendante, et qui rêvent… Les singes ont depuis des siècles envahi Agra, vivant à l’état libre sur les toits, comme les perruches ; certains quartiers en ruine leur sont même presque abandonnés et ils y règnent sans conteste, pillant les jardins ou les marchés d’alentour..

Ce palais d’Agra, de loin, c’est presque une montagne, construite en blocs de grès rouge et hérissée de créneaux féroces. ; Quand on regarde ces murailles couleur de sanguine, si lourdes et si emprisonnantes, on se demande comment la cour des fastueux empereurs pouvait trouver, derrière de tels remparts, un cadre à souhait pour le déploiement de son luxe fantastique. Cependant, si l’on contourne la rouge montagne du côté de la rivière, — du côté de la Iummah très sacrée qui coule dans son ombre, — on entrevoit comme des Alhambras en dentelle blanche, comme des palais de rêve léger, posés par-dessus cette forteresse de Titans et en contraste imprévu avec la massive austérité d’une pareille base : c’était là-haut que vivaient les Grands Mogols et leurs sultanes, dominant tout, presque dans l’air, inaccessibles et cachés au milieu de la blancheur et de la transparence des marbres purs.

On entre par des portes en ogive, des voûtes, des espèces de tunnels, à travers l’épaisseur des triples remparts ; on monte, on monte par des rampes grandioses, et toujours au milieu des grès d’une teinte sanglante.

Et puis, tout à coup, c’est la pâleur diaphane, la splendeur muette et blanche ; on est arrivé parmi les marbres. Tout est blanc, les dalles, les murs, les colonnes, les voûtes, les balustres ciselés au bord des terrasses qui regardent les profonds lointains ; seulement quelques fleurs çà et là, sur les parois immaculées, des fleurs en mosaïque d’agate et de porphyre, mais si fines, si sobres, si rares, que l’effet neigeux de ce palais n’en est pas altéré. Et, dans son abandon, dans son silence de désert, tout cela est aussi frais et aussi net que le jour où fut banni le dernier des empereurs : l’usure du temps n’a sur le marbre qu’une prise très lente ; ces choses exquises, de si frêle et si délicate apparence, sont par rapport à nous quasi éternelles.

Un mélancolique jardin a été aussi posé là-haut sur cette montagne factice, au cœur de la citadelle énorme et très fermée. De grands porches de marbre l’entourent, qui semblent des entrées de grottes blanches aux voûtes de stalactites. Mais ce sont des grottes d’une régularité géométriquement absolue ; la moindre dentelure de leurs pendentifs, la moindre facette de leurs arceaux compliqués, est d’une exactitude rigoureuse, — et toujours lisérée d’un mince filet noir que l’on croirait tracé avec la pointe d’un pinceau, mais qui est une très habile incrustation d’onyx.

Ces salles de splendeur triste n’ont aucune clôture ; elles communiquent entre elles, ou bien s’ouvrent sur les terrasses par des arcades, — et cela donne une menteuse indication de confiance, si l’on oublie de quelle façon jalouse on était gardé ici jadis par les terribles ouvrages d’en dessous. Il y a même une esplanade pour donner des audiences, tenir des conseils en plein air ; elle est d’une simplicité raffinée, avec seulement, des ciselures parfaites dans les marbres ; presque rien, là ; un trône de marbre noir pour le Grand Mogol ; à côté, un escabeau de marbre blanc pour le bouffon, et c’est tout. (En ces temps-là, paraît-il, les assemblées politiques avaient un tel sérieux que la présence d’un bouffon, chargé de détendre les esprits, s’était imposée. Chacun sait que, dans les assemblées de nos jours, il n’a pas paru nécessaire de spécialiser un personnage pour cet emploi.)

La salle pour les bains de l’Empereur, est blanche, il va sans dire, neigeusement blanche dans son inextricable complication de lignes, d’arceaux entre-croisés, d’ogives à mille brisures ; les voûtes sonores, taillées à facettes, ont l’air toutes givrées de lait glacé ; et, sur le marbre des murailles, on a jeté de sveltes branches de fleurs, dont la moindre est une merveille, une mosaïque d’or et de lapis.

Sur le bord extrême des remparts qui supportent tout l’édifice, du côté de la Iummah et des grandes plaines libres, quantité de petites salles pour prendre le frais, quantité de petits kiosques légers et dominateurs, étaient destinés aux sultanes, à toutes les belles mystérieuses de cette cour. C’est dans cette région du palais que l’ajourage des marbres, l’ajourage en dentelle, arrive à ses effets les plus surprenans. À travers toutes les parois, on peut voir sans être vu ; les grandes plaques qui les composent, d’un seul morceau du haut en bas, sont tellement fouillées à jour que, de loin, on dirait des stores de broderie blanche, tendus entre les minces colonnes charmantes. Mais toutes ces constructions, qui jouent le fragile et l’éphémère, ont une rigidité absolue et représentent ce que les hommes savent créer de plus durable, en même temps que de plus ruineusement beau.

Dans les sous-œuvres de la monstrueuse demeure, dans le rocher naturel qui la supporte, on a ménagé d’autres salles encore, des quartiers un peu en pénombre et dont la magnificence a je ne sais quoi de clandestin. Entre autres les bains de la Grande Sultane, où l’on sent comme une fraîcheur souterraine et où ne pénètre qu’une faible lumière plongeante ; c’est une sorte de vaste caverne enchantée ; aux voûtes, on dirait un ruissellement de pluie que le gel aurait figé ; quant aux murailles, elles sont revêtues de très fines mosaïques en verre de miroir, et l’humidité, le salpêtre, ont atténué le jeu de ces milliers de petits prismes, dont l’ensemble brille d’un éclat discret, comme ferait un vieux brocart pailleté d’argent. Jadis, des créatures de jeunesse et de beauté, choisies parmi ce que l’admirable race indienne offrait de plus parfait, peuplaient ce lieu si défendu, — et ces dalles où elles se couchaient, ces bancs de repos, dont le temps n’a même pas terni la blancheur, ont longuement connu les contacts de toute cette élite de chair brune.

C’était déjà ici une forteresse de souverains bien des siècles avant l’arrivée des conquérans mogols, qui y ont apporté ces choses nouvelles : la pâleur laiteuse des marbres et la netteté de l’ornementation géométrique. Il y reste encore des salles, aux ciselures de grès rouge, d’un archaïsme très lointain, qui datent des rois Jaïnas. Et, en descendant les escaliers d’ombre, dans l’épaisseur des lourdes pierres, on arrive à des quartiers inquiétans ou tragiques ; des oubliettes, où les gens étaient abandonnés aux serpens cobras ; une chambre pour pendre les sultanes, dont le corps, ensuite, était jeté dans un puits perdu sous la rivière ; des trous noirs sans fond ; des souterrains que l’on n’ose plus suivre, et qui mèneraient à des ossemens ou à des trésors… Ce sont comme les racines lugubres, profondément entrées dans le sol, de cette liliale splendeur blanche qui a fleuri tout en haut.


En remontant des ténébreuses dépendances, je reviens à ces kiosques ajourés, qui dressent leurs fines découpures tout au bord des remparts et avancent leurs balcons sur le vide. Je m’y attarde longuement, aux places où les belles du temps passé, où les sultanes cloîtrées au sommet de l’artificielle montagne, au-dessus des nuées d’oiseaux tournoyans, regardaient à travers les plaques de marbre, ou bien entre les colonnettes fuselées. Tout ici est d’une finesse exquise, patientes ciselures, ou petites fleurs de mosaïque jetées en semis sur l’invariable blancheur des fonds : tout semble encore plus blanc qu’autre part, il y a partout comme un rayonnement de tristesse blanche. Ce qu’elles voyaient jadis, les sultanes, était moins désolé sans doute que de nos jours ; les mêmes plaines se déroulaient à l’infini, la même rivière serpentait au loin, mais le vent de famine ne soufflait pas comme à cette heure ; sur tout le pays, il n’y avait pas cette poussière de mort, qui estompe les choses comme une brume. Au premier plan, presque sous leurs pieds, les belles contemplaient ce grand carrousel, qui est toujours là, et où se donnaient, pour leur plaire, des combats d’éléphans et de tigres, mais l’arène aujourd’hui est envahie par des broussailles, par des arbres, que la sécheresse a dépouillés et qui, sans la chaleur de cette soirée ardente, feraient songer à l’hiver.

Nulle part, dans l’Inde, la vie des oiseaux n’est innombrable et encombrante comme ici. Leurs cris, à cette heure, sont les seuls bruits qui montent jusqu’à moi ; mais ils emplissent le silence de ces terrasses, ils font vibrer tous ces pâles marbres sonores. Aux approches du crépuscule, un triage par espèce s’opère dans le tourbillon ailé : tel arbre, au-dessous de moi, commence à devenir noir de corbeaux ; un autre est entièrement garni de perruches, qui font comme des feuilles trop vertes sur ses branches mortes. Et des aigles au corps blanc, de grands vautours chauves, dans le carrousel abandonné, se promènent par terre, comme des bêtes de basse-cour.

Au loin dans les plaines, on voit des coupoles blanches, de cette blancheur diaphane des marbres qu’aucune peinture, aucun revêtement ne saurait imiter ; elles émergent çà et là du brouillard de poussière qui traîne sur le sol, et qui bleuit ou s’irise avec le soir. Ce sont les demeures actuelles des princesses qui jadis promenaient ici, dans ce haut palais, leurs mousselines lamées d’or, leurs pierreries, leurs belles gorges dévoilées. Et le plus grand de ces dômes est le Taje, l’incomparable Taje, où la grande sultane Montaz-i-Mahal dort depuis deux cent soixante-dix ans.


Tout le monde a vu le Taje, tout le monde a décrit le Taje, qui est l’une des merveilles classiques de la terre.

Et des miniatures, des émaux nous ont conservé les traits, sous le turban doré et l’aigrette étincelante, de cette Montaz-i-Mahal[1] qui inspira tant d’amour, et du sultan son époux, qui voulut créer autour de la morte une splendeur tellement inouïe.

Le Taje, c’est, dans un grand parc funéraire muré comme une citadelle, le plus gigantesque et le plus impeccable amas de marbre blanc qui soit au monde. Les murailles du parc sont en grès rouge, ainsi que les hautes coupoles, incrustées d’albâtre, qui s’élèvent au-dessus des portes, aux quatre angles du vaste enclos. Les allées, — palmiers et cyprès, — les pièces d’eau, les charmilles ombreuses, tout est tracé en lignes droites et sévères. Et là-bas, au fond, trône superbement l’idéal mausolée, d’une blancheur plus neigeuse encore au-dessus de ces verdures sombres : sur un socle blanc, une coupole immense, et quatre minarets plus hauts que des tours de cathédrale ; tout cela, d’une tranquille pureté de lignes, d’une harmonie calme et supérieurement simple ; tout cela, de proportions colossales, et construit avec des blocs sans tache, à peine veinés d’un peu de gris pâle.

Si l’on s’approche ensuite, on distingue des arabesques adorablement délicates qui courent sur les murailles, soulignent les corniches, encadrent les portes, s’enroulent aux minarets, et qui sont de très minces et précises incrustations de marbre noir[2].

Sous la coupole du milieu, la coupole de soixante-quinze pieds de haut, qui abrite le sommeil de la sultane, c’est l’excès de la simplicité superbe, le summum de la splendeur blanche. Il devrait faire sombre là, et il fait clair, comme si toutes ces blancheurs rayonnaient, comme si ce grand ciel de marbre, taillé à mille facettes, avait on ne sait quelle vague transparence. Sur les hautes parois, un peu veinées de gris perle’, rien que des séries de petits arceaux dentelés qui s’esquissent, s’indiquent en imperceptibles saillies ; et sur le vaste déploiement du dôme, rien que ces facettes géométriques, inspirées des lentes cristallisations souterraines. A la base seulement et tout autour des précieuses murailles, il y a comme un parterre de grands lis, dont les tiges semblent sortir du sol et dont les pétales, sculptés en haut relief et en plein marbre, ont l’air prêts à s’effeuiller… L’art moderne d’Occident a imité plus ou moins bien ce genre de décoration-là, qui fleurissait dans l’Inde au XVIIe siècle.

La merveille des merveilles est la grille blanche qui, au centre de la salle transparente, enferme la pierre du tombeau. Elle se compose de hautes plaques de marbre mises debout, si finement ajourées que l’on dirait d’immenses découpures d’ivoire, et, sur chacun des montans, toujours du même marbre sans défaut, sur chacune des traverses encadrant ces plaques presque légères, courent des guirlandes de petites fleurs éternelles, fuchsias ou tulipes, qui sont des incrustations de lapis, de turquoise, de topaze ou de porphyre.

La sonorité de ce mausolée blanc est presque épeurante, les échos n’y cessent pas. Si l’on y chante le nom d’Allah, le son exagéré de la voix s’y prolonge pendant plusieurs secondes, et traîne dans l’air à n’en plus finir, comme un souffle d’orgue.


Derrière les remparts formidables de la ville de Delhi, à soixante lieues environ plus au Nord, les Grands Mogols possédaient un autre palais enchanté, qui dépasse encore la magnificence de celui d’Agra.

Il ouvre ses grandes ogives blanches, ce palais de Delhi, sur un vieux jardin sans vue, très enclos, auquel de trop hautes murailles crénelées donnent la tristesse des prisons.

Prisons pour les Génies ou les Fées, et dont aucun autre palais humain n’égala jamais la splendeur délicate. Tout est de marbre blanc, il va sans dire ; tout est découpures, retombées prodigieuses de stalactites ou de grappes de givre. Mais l’or à profusion se mêle à ces inaltérables blancheurs ; et on sait l’éclat particulier que prennent les dorures appliquées sur le poli des marbres. Les milliers d’arabesques, minutieusement ciselées aux parois et aux voûtes, sont comme serties d’or étincelant.

Toute la lumière qui pénètre là vient de ces larges baies ouvertes sur le jardin triste. Les colonnes, les arceaux dentelés, qui se succèdent en perspective, vont s’éteindre dans des fonds lointains un peu noyés de pénombre bleue ; mais le palais entier a des transparences d’albâtre.

La salle où était le trône (ce légendaire trône du paon en or massif et émeraudes) est entièrement blanche et or. Ailleurs, les hautes parois de marbre sont semées de bouquets de roses ; des roses délicieusement nuancées de rose vif et de rose pâle, comme dans les broderies de la Chine, et dont chaque pétale est entouré d’un imperceptible liséré d’or, comme dans notre art nouveau. Ailleurs encore, c’est un semis de fleurs bleues, lapis et turquoise… Et presque toujours la vue plonge d’une salle dans une autre, à travers ces plaques de marbre, ajourées en dentelle, qui remplaçaient, dans l’Inde ancienne, les stores de nos grossières demeures.

Le vent de famine qui tourmente les bosquets du jardin muré disperse les dernières feuilles comme un vent d’automne ; aujourd’hui les feuilles mortes, dans ce palais du silence, arrivent par tourbillons. Et un grand arbre, encore en fleurs, sème comme une pluie ses larges calices rouges sur le pavage blanc, le pavage précieux de la salle du trône.


IV. — DANS LES RUINES

Tout le pays qui fut habité par les empereurs mogols est aujourd’hui un immense ossuaire de villes et de palais. L’Egypte même n’a pas autant de ruines sur ses sables que cette région sur sa terre mourante. Là-bas, au bord du Nil, c’est le monde des granits monstrueux ; ici, les marbres ciselés, les grès à jours, les dentelles de pierre, au milieu de la morne campagne, gisent partout comme choses perdues. Dans cette Inde, où la pensée et l’activité humaines fermentèrent magnifiquement pendant des siècles, les débris des âges antérieurs sont innombrables, et leur profusion, leur beauté, confondent nos imaginations modernes. En plus des villes qui s’anéantirent à la suite de guerres et de massacres, il en est d’autres dont la construction fastueuse fut décrétée par le caprice de tel ou tel souverain et que l’on n’eut pas le temps de finir ; il est des palais destinés à telle sultane du temps passé, qui usèrent des peuplades de sculpteurs et n’eurent jamais d’habitans.

Entre Delhi et les ruines d’une capitale des vieux âges, dont la tour de granit rose[3] est peut-être la plus haute tour du monde, on rencontre tout le long du chemin des fantômes de villes ou de forteresses : murs crénelés de trente ou quarante pieds de haut, fossés et pont-levis ; là-dedans, personne ; du silence, ou, si l’on entre, des fuites éperdues de singes parmi des pierres éboulées et des broussailles.

Il y a des nécropoles aussi, des nécropoles dont on ne voit plus la fin. La terre, sur des lieues de long, a été remplie de morts ; les kiosques funéraires, les tombeaux de toutes les époques se succèdent, s’enchevêtrent en dédale, au milieu des écroulemens, des décombres.

Il en est, de ces tombeaux, que l’on entretient encore avec une piété prodigue, bien qu’ils soient cachés, noyés derrière les milliers d’autres, derrière les abandonnés qui s’effondrent. Les sentiers qui y mènent, parmi les pierres, les trous, les vieux caveaux béans, seraient à peine reconnaissables, s’ils n’étaient jalonnés par toute la truanderie des ruines, estropiés ou lépreux, guettant les pèlerins pour avoir des aumônes. Et c’est une surprise d’apercevoir tout à coup, après ces chemins de poussière, quelque merveilleux mausolée, aux parois de marbre ajouré, aux tentures de soie rouge brodée d’or, aux tapis somptueux où s’étalent des jonchées fraîches de gardénias et de tubéreuses. Les plus luxueuses de ces demeures sont celles d’anciens solitaires, fakirs ou derviches, qui vécurent dans la misère voulue et le renoncement suprême, mais dont quelque souverain voulut honorer follement la mémoire.

La tour en granit rose apparaît de très loin, à l’horizon de ce pays de la Mort, bien avant les remparts et les palais ciselés qui s’étendent à ses pieds, sur les ondulations d’un terrain sec et pierreux, abandonné aux bergers et aux chèvres.

Il est bientôt midi, l’heure accablante, quand je passe les doubles portes, aux ogives brisées, qui donnent accès dans cette ville fantôme : une sorte de lande funèbre, enclose de grands murs à créneaux, et si vaste que l’on voit à peine en entier le déploiement de son enceinte. Là-dedans, quelques arbres qui se meurent de sécheresse, qui sèment au vent chaud leurs feuilles jaune d’or ; d’informes amas de pierres ; des dômes çà et là, des tours, si frustes, que l’on croirait des rochers ; aux abords seulement de l’étonnante tour rose, des restes d’une lourde magnificence indiquent un quartier royal. Mais, dans ces glorieux débris, tous les styles se confondent ; tant de guerres, d’invasions ont passé sur ce vieux sol, tant de destructions se sont succédé, et de réédifications presque surhumaines, que l’on ne sait plus ; l’histoire de ce coin de la terre reste enveloppée de ténèbres.

Et c’est là, dans le palais d’un roi de légende, que je vais m’abriter pendant la période de la torpeur méridienne, à l’ombre presque fraîche des granits de mille ans. Pour quelques heures de recueillement ou de sommeil, je m’installe seul, sans même un serviteur indien, à l’angle d’une galerie haute, dans une sorte de loggia dominant une salle aux innombrables colonnes carrées, couvertes de sculptures archaïques ; seul, afin de mieux pénétrer dans l’intimité de ces ruines, et même des bêtes qui en sont aujourd’hui les hôtes. Au dehors, un soleil torride surchauffe la lande déserte ; on n’entend pas chanter les cigales ni bourdonner les mouches ; rien que, de loin en loin, le cri strident et isolé de quelque perruche, qui rentre au palais pour dormir à l’ombre, ayant son nid par là, dans les ciselures d’en haut ; ou bien, le frôlement d’un petit tourbillon de feuilles sèches, qui s’engouffre entre les colonnes, chassé par une rafale du vent de famine.

Les granits qui recouvrent la salle d’un pesant plafond s’entre-croisent, se superposent en amas pyramidal ; ce sont des monolithes très longs, employés un peu comme les poutres de nos vieilles charpentes : procédé enfantin d’une humanité qui ignorait le dôme, la courbure des voûtes, ou qui ne s’y fiait pas encore. Au-dessous de moi, il y a d’abord la forêt des colonnes, des piliers superbes, — monolithes, il va sans dire, — et dont le dessin carré est aussi pour rejeter l’imagination dans les plus vieux temps hindous. Et, du recoin obscur, de l’observatoire d’ombre où je suis, j’aperçois aussi, par de larges baies ouvertes, les choses du dehors ; j’aperçois les granits rouges, les grès rouges, les porphyres, toutes les ruines d’alentour qui ont l’air d’être incandescentes sous le soleil de feu. Dans un recul à peine appréciable, tant l’air est transparent et tant la lumière est précise, d’admirables portiques dressent encore leurs ogives précieusement ciselées, où s’enroulent des inscriptions d’Islam, en primitifs caractères coufiques. Et un obélisque de fer, d’un âge inconnu[4], se lève tout noir et couvert de lettres sanscrites, parmi des tombes, au milieu d’une place dallée qui fut jadis la cour intérieure d’une mosquée très sainte, réputée en son temps « la plus belle du monde. »

Des trottinemens légers, en bas, sur les dalles !… Trois chèvres, suivies de leurs jeunes chevreaux, font leur entrée dans le palais, et, sans hésitation, comme des habituées, montent à ma galerie haute, se couchent à l’ombre pour la sieste de midi. Je reçois aussi des visites de corbeaux, et surtout des visites de ; tourterelles : tout ce monde cherche la fraîcheur, se pose et s’endort. Et le silence, après cela, s’établit, incontesté, définitif, sans même ce bruit des feuilles mortes qui s’envolaient, car le vent sommeille à présent, comme toutes choses.

Au fond de ma loggia est une petite fenêtre donnant sur l’extérieur, et par où je devrais voir le ciel ; mais non, ce que j’aperçois me semble une broderie blanche sur fond rose, qui se ; tiendrait comme suspendue dans l’air, à une distance imprécise : les flancs de la grande tour, le rose de ses granits et le blanc de ses incrustations de marbre…

C’est ici ma dernière étape avant cette Bénarès dont j’ai peur, et où je serai dans deux jours, ne pouvant reculer davantage la déception suprême qui m’y attend sans doute… J’y songe beaucoup, au milieu de cette mystérieuse paix des ruines ; ma pensée est tendue vers la maison de ces Sages, dont je vais accepter la frugale et si étrange hospitalité…

Mais, dans mon imagination, que la torpeur ambiante entraîne au sommeil et au songe, persiste aussi la préoccupation de la grande tour, qui trône dans mon voisinage immédiat. Un roi, dit la légende, la fit construire pour satisfaire à un caprice de sa fille, qui voulait apercevoir à l’horizon une très lointaine rivière. En m’avançant à la fenêtre de ma loggia, je suis on ne peut mieux pour la regarder ; toute rose, à côté d’un portique rose, elle s’élance dans l’implacable ciel pur. Elle déroute les yeux par sa sveltesse et sa hauteur, elle dépasse trop les proportions des tours ou des minarets déjà connus[5], et le renflement de sa base lui donne un air de pencher ; et puis, c’est anormal, une chose si splendide, si intégralement conservée, qui surgit au milieu d’un désert semé de ruines. La pierre en est tellement polie et d’un grain si fin que la rouille des siècles n’a pas eu de prise, et la fraîche couleur s’y est maintenue[6]. Des cannelures rondes, qui vont de la base jusqu’au sommet, simulent les plis d’une étoffe, les « godets » de soie d’une robe de femme ; toute la tour est plissée, comme un parasol refermé. La forme de l’ensemble fait songer aussi à une gerbe de tuyaux d’orgue, à un faisceau de gigantesques troncs de palmier, que lieraient à différentes hauteurs des coulans brodés, des coulans qui sont des galeries en granit, surchargées d’inscriptions d’Islam en mosaïques blanches…

Je dormais presque… Des pas d’homme, tout à coup, au-dessous de moi, des pas empressés ! Diversion bien imprévue, après des heures d’un tel silence. Et une dizaine de personnages apparaissent, éclatans de couleurs, — des bleus crus, des blancs, des dorures, — sur la monotonie rousse des grandes pierres. Musulmans du Nord, Afghans reconnaissables à leurs bonnets pointus ; des tarbouchs, enroulés très bas, cachent leurs oreilles et les coins de leurs yeux, laissant surtout paraître le nez en bec d’aigle, la barbe couleur de jais. Ils marchent vite, vite, l’air faux et mauvais. Invisible dans ma niche, insoupçonné là-haut, je m’amuse à les observer. Ils sont de pieux pèlerins que la foi seule amène, c’est manifeste. Dévotement, ils s’arrêtent devant les beaux portiques des mosquées défuntes, ils se prosternent pour baiser des tombes, et puis, toujours en hâte, s’en vont plus loin, je ne sais où, s’évanouissent dans les ruines.

Trois heures bientôt : le recommencement de la vie. Des perruches vertes sortent de tous les trous de la voûte, crochant leurs griffes aux sculptures pour se pencher et regarder, puis s’élancent, prennent leur vol, avec un cri de vitalité inquiète et féroce. Les trois chèvres s’éveillent à leur tour, emmènent leurs petits à la recherche de l’herbe, de l’herbe rase et desséchée. Et je descends moi-même, pour errer dans la ville fantôme.

Ruines de maisons, ruines de temples, ruines de palais et de mausolées ; çà et là, de maigres troupeaux, essayant de brouter parmi les pierres, se dispersent aux lointains de la funèbre lande murée. Les pâtres sauvages qui les mènent jouent du pipeau en sourdine ; ils ont l’air recueilli, l’air intimidé par tant de sanctuaires effondrés alentour. Et de partout on voit se lever la tour rose, qui semble faire le guet, au milieu de l’universelle désolation.

A de vagues carrefours, aux entre-croisemens de ce qui fut des avenues, il reste des balcons, sur des pans de murs ; des espèces de loggias avancées subsistent encore, d’où les belles d’autrefois regardaient passer les éléphans en robe de pourpre, les cortèges de grands parasols, les défilés des cavaliers de guerre, les foules des vieux temps magnifiques…

Oh ! la tristesse de ces miradors, aux angles des rues mortes !…


V. — BUCHERS DE CADAVRES

Sur le Gange, en hiver, par un soir gris. La brume des fins de jour monte du vieux fleuve sacré et ternit avant l’heure le soleil qui va s’éteindre. Bénarès, en silhouette prodigieuse de temples penchés et de palais croulans, se dresse devant l’Ouest encore lumineux.

Les autres barques sommeillent, et la mienne seule chemine, chemine lentement, au pied de la ville sainte, dans son ombre colossale, sous l’écrasement de ses temples trop hauts et de ses palais trop farouches.

L’épuisement du fleuve, après ces trois années sans pluie qui ont amené la famine, exagère la hauteur des choses ; Bénarès se découvre jusqu’en ses racines extrêmes, jusqu’en ses fondations sans âge : des fragmens d’antiques palais, descendus depuis des siècles sous les eaux, montrent çà et là leur tête parmi les barques immobiles ; des ruines englouties et oubliées vont reparaître ; le vieux Gange laisse entrevoir son lit plein de débris et de mystères.

A regarder le désarroi des bords, on devine les monstrueuses débauches de ce fleuve déifié, à la fois nourricier et destructeur, comparable à Çiva qui enfante et qui tue ; pendant les crues de la saison des nuages, rien ne résiste à sa poussée terrible ; d’orgueilleuses murailles en granit, des remparts entiers, ont glissé d’un seul bloc sur ses berges, et restent là, inclinés en tous sens comme après quelque tourmente cosmique, étonnans d’immobilité dans ces attitudes qui présagent les chutes prochaines. La sécurité ne commence qu’à trente ou quarante pieds de haut ; là seulement s’ouvrent les premières fenêtres des hommes, s’avancent leurs premiers balcons, leurs premiers miradors. Plus bas, le Gange est le maître ; tout est destiné à s’y plonger une fois l’an ; tout reste éternellement enduit de son limon sacré ; tout est bâti pour lui : kiosques massifs comme des casemates abritant des dieux lourds et trapus, soubassemens cyclopéens, blocs monstrueux, qui semblent immuables, mais qui pourtant, à certaines époques de fureur des eaux, peuvent chanceler et s’engloutir.

Plus haut que les maisons, plus haut que les palais, montent dans le ciel du couchant les pyramides brahmaniques des innombrables temples ; comme au pays radjpoute, elles ressemblent à de grands ifs de pierre ; mais ici elles sont rouges, d’un rouge sombre mêlé de dorures mourantes. Bénarès est, dans toute son étendue, plantée de pyramides rouges à pointe d’or. Et d’un bout à l’autre de cette ville, qui s’éploie sur la rive en croissant superbe, suivant la courbe de son fleuve, des escaliers en granit, vrais escaliers de géans, forment comme un piédestal, descendent de là-haut, de la région où les hommes ont leur demeure, vers la zone profonde et les eaux vénérées. On les voit ce soir jusqu’aux dernières marches, les grands escaliers, jusqu’aux assises qui ne se découvrent que dans les années de malheur, et dont l’apparition signifie misère et famine. Ils sont vides, à cette heure du jour, ces escaliers majestueux où, jusqu’à midi, s’étageaient en foule les marchands de fruits, les marchands de gerbes pour les vaches sacrées, surtout les marchands de ces bouquets et de ces guirlandes que l’on jette en hommage au vieux fleuve adoré ; mais les innombrables parasols de sparterie qui abritaient tout ce monde restent là, plantés à demeure sur des hampes, et très penchés vers le Levant pour le soleil du matin ; des parasols sans plissure, ressemblant à des disques de métal, et tous les granits qui servent de base à la ville en sont couverts, à perte de vue ; on dirait un champ de boucliers.

Un terne crépuscule s’annonce, et il fait subitement froid. En venant à Bénarès, je n’avais pas prévu des ciels gris et des aspects d’hiver.

Ma barque, au gré du courant, chemine en silence, rasant les bords, sous l’oppression des grandes masses sombres.

En un recoin sinistre de la berge, parmi des éboulemens de palais, sur la terre noirâtre et la vase, il y a trois petits bûchers auxquels des hommes de mauvaise mine, en haillons, s’efforcent de mettre le feu ; trois petits bûchers qui fument et ne veulent pas flamber ; ils sont de forme singulière, inquiétante, longs et étroits : bûchers de cadavres. Des morts y sont couchés, chacun dans le sien, les pieds vers le fleuve ; en s’approchant, on distingue, parmi les morceaux de branches, des orteils enveloppés de linge qui débordent et qui se dressent. Comme ils sont petits, ces bûchers ; il faut donc si peu de bois pour faire brûler un corps !

— Des bûchers de pauvres, m’explique un Hindou, mon batelier. Ils n’ont pas eu de quoi en acheter davantage, et c’est du mauvais bois tout humide.

Cependant l’heure de Brahma est venue et, le long du fleuve, la puissante vie religieuse du soir va commencer. Par tous les escaliers descendent les brahmes, drapés dans des voiles ; ils viennent jusqu’en bas chercher l’eau sainte, pour les ablutions et pour les rites auxquels leur caste oblige ; les marches de granit, qui étaient si désertes, se peuplent en silence ; les mille petits radeaux qui attendaient près de la rive, dans l’ombre des palais et des temples, les mille petits appontemens de bambou disposés pour cet instant d’universelle prière, se couvrent de rêveurs, qui s’immobilisent, assis en la pose hiératique. Et bientôt la pensée immense de cette multitude s’envole vers les insondables au-delà, où doivent plus tard se fondre et sombrer toutes nos individualités éphémères.

Dans le recoin des morts, près des trois bûchers fumans, il y a deux autres formes humaines empaquetées de mousselines et à demi plongées dans le fleuve, chacune reposant sur une frêle civière ; ils prennent leur bain dans l’eau sacrée, ceux-là, tout comme les vivans d’à côté, leur bain suprême, avant d’être déposés sur les piles de bois que l’on commence aussi adresser pour eux.

Sur la rive d’en face, — qui est une plaine infinie, de vases et d’herbages, tous les ans submergée par le Gange, — les brumes du soir se condensent de plus en plus ; c’était d’abord une rive confusément nébuleuse ; mais ces brumes maintenant prennent des formes, accusent des contours comme on en voit dans les ciels de pluie. Et la grande ville sainte a l’air de s’être dressée en amphithéâtre pour contempler à ses pieds des cimes de nuages.

Dans le recoin des morts, un jeune fakir s’est figé debout, les bras croisés, la tête penchée vers ce qui se passe de lugubre au milieu de ces tas de mauvais bois humide ; sa chevelure tombe sur ses épaules ; sa nudité, encore belle et musculeuse, est poudrée à blanc, et il a sur la poitrine une guirlande de soucis, comme celles que l’on jette au fleuve chaque jour.

Un peu au-dessus des bûchers, sur la frise d’un vieux palais qui a depuis longtemps roulé au fleuve, des gens, cinq ou six au plus, se tiennent accroupis, la tête enveloppée d’un voile, et semblent regarder avec attention comme le fakir : les parens de ceux que l’on brûle. Deux personnages surtout, qui ont des attitudes prostrées de vieillard, paraissent observer anxieusement le plus humble, le moindre des trois feux. — « Ce n’est qu’un petit garçon de dix ans, explique mon batelier hindou, qui s’est informé sur la rive ; mais c’est égal, ils ont apporté trop peu de bois. » La fumée monte vers leur groupe immobile ; la fumée de leur petit, qui commence tout de même à se consumer, tant les brûleurs éventent, éventent ce feu de pauvres avec un pagne sordide que l’un d’eux vient d’enlever de ses reins. Et les temples, les palais, élancés partout dans le ciel brumeux, dominent de leur impassibilité superbe ce recoin noirâtre où toute chair finit, écrasent de leur magnificence ces trop lentes crémations d’indigens, toute cette misère jusque dans la mort.

Maintenant, au sommet des gigantesques escaliers, une recrue nouvelle pour les bûchers fait son apparition ; un cinquième cadavre débouche là-haut d’un couloir d’ombre qui est une rue, et s’achemine vers le vieux Gange, où sa cendre sera jetée. Sur des branches de bambou liées en brancard, six hommes de basse caste, dépenaillés et demi-nus, l’amènent les pieds en avant, presque debout, tant la pente est rapide ; personne ne suit, personne ne pleure, et des enfans, qui descendent aussi pour se baigner, comme s’ils ne voyaient rien, sautent gaiement alentour. A Bénarès, l’âme seule compte pour quelque chose ; quand elle est partie, on se détache de ce qui reste après. Il n’y a guère que les pauvres qui accompagnent les leurs au recoin des morts, par crainte que le bois ne soit insuffisant et que les brûleurs ne jettent au fleuve des membres non consumés.

Une mousseline rose, à grands dessins éclatans, enveloppe ce cadavre qui arrive, et des fleurs blanches de gardénias, des fleurs rouges d’hibiscus sont attachées à ses reins. C’est une forme de femme ; ces fleurs, du reste, suffisaient à le faire prévoir ; mais l’étoffe légère la révèle admirable, malgré l’affaissement glacé. — « Une fille de riches, me dit le batelier, voyez le beau bois qu’on lui apporte. »

Et, pour l’attendre, je fais arrêter ma barque, — sur cette eau du Gange, sur cette eau trouble, jaunâtre, limoneuse, qui est éternellement couverte de pétales de fleurs, de guirlandes de fleurs, parmi des algues et des immondices, et d’où s’exhale une odeur de sépulcre. Des roses, des tubéreuses, surtout des fleurs jaunes enfilées, des colliers de soucis et d’œillets d’Inde, tout ce que l’on jette chaque jour en offrande au vieux fleuve sacré, flotte et fermente. L’écume blanche, la bave des bords, est toute semée de fleurs jaunes qui se mêlent aux détritus humains pour une communion dans la pourriture.

Elle descend, la belle morte, livrée à ses porteurs comme chose vile. Quand elle est tout au bord et tout près de moi, on la couche sur la vase, à demi plongée dans le fleuve pour son dernier bain, et l’un des hommes se penche sur elle, avec une nuance de respect pourtant, afin de découvrir son visage une suprême et dernière fois et de lui verser dans la bouche, suivant les rites, un peu de l’eau du Gange qu’il prendra au creux de sa main. Alors j’aperçois deux longs yeux fermés et cernés, que borde la frange noire des cils ; un nez droit aux ailes délicates ; des joues pleines et des lèvres d’un contour exquis, entr’ouvertes sur de l’émail blanc. Elle était adorablement jolie, et sans doute quelque mal accidentel sera venu la faucher en pleine force, en pleine montée de sa jeune sève, pour qu’elle soit ainsi à peine changée. D’ailleurs, l’étoffe rose qui l’enveloppe, mouillée à présent et devenue transparente, plaque sur sa gorge, sur ses reins, ne dissimule plus assez la beauté de son corps… Et on a livré tout cela à des porteurs grossiers, et dans un instant ce sera détruit… Cependant, c’est le tour de l’un des deux autres qui attendaient là, baignant dans l’eau sainte, — un homme empaqueté de mousseline blanche, — et on le pose sur son bûcher. Il n’est pas raidi ; sa tête, un instant, roule de droite et de gauche, puis enfin s’immobilise sur son oreiller de bois ; on le recouvre de branches, et on allume du côté des pieds. Quant au petit garçon, lui, il continue de brûler à regret, envoyant sa fumée noire sur le duo immobile des vieux parens qui le regardent.

Il est bientôt l’heure du coucher des oiseaux qui, aux Indes et surtout à Bénarès, prend toujours tant d’importance ; des nuées de corbeaux, criant la mort, des nuées de pigeons vont et viennent dans le ciel pâle, et chaque pyramide de temple a son tourbillon spécial, qui évolue en cercle alentour, à la manière des pierres de fronde. La brume du fleuve, qui s’épaissit toujours, est de plus en plus froide, et l’odeur des décompositions traîne plus lourdement dans l’air du soir.

Je voulais rester encore ; je voulais voir, quand on la couchera sur son bûcher, la jeune déesse ; mais ce sera long, paraît-il, et cette mousseline rose la trahit tout entière d’une façon presque gênante ; c’est presque une profanation de tant la regarder, puisqu’elle est morte. Non, plutôt je reviendrai dans un moment, quand il sera l’heure ; allons-nous-en.

Quel infatigable destructeur, le Gange ! Tant de palais écroulés dans ses eaux ! Des façades entières ont glissé, sont descendues sans se rompre et demeurent là, à demi noyées. Et tant de temples ! Ceux d’en bas, qui voisinent trop avec le fleuve, ont toutes leurs pyramides penchées comme des tours de Pise, sapées en dessous, irrémédiablement. Ceux d’en haut seuls, protégés par l’amas des granits, par l’entassement des substructions de tous les âges, ont gardé droites leurs pointes rouges ou leurs pointes d’or qui montent dans le ciel, chacune accompagnée de son tourbillon d’oiseaux noirs. — Et comme elle est d’aspect mystérieux, en ces pays, la pyramide brahmanique, lorsqu’on la détaille ! « Un grand if de cimetière, » avais-je dit en cherchant à la comparer ; mais, de près, elle est plus étrange que cela : elle est l’assemblage en faisceau d’une myriade de petits clochetons, d’une myriade de petites choses toutes pareilles, et dont la forme inchangeable, consacrée par les siècles, ne ressemble à rien de connu dans notre architecture occidentale.

Le peuple de Brahma est à présent réuni tout entier sur l’eau de son fleuve profond ; les mille petits radeaux attachés à la rive fléchissent et s’enfoncent sous le poids des hommes en prière. Et, au-dessus de tout ce monde, qui a les mains jointes ou qui jette des fleurs, ce sont les escaliers gris, les soubassemens gris, toute la zone des constructions lourdes et couleur de vase, qui semblent les racines déchaussées de la sainte Bénarès.

Ma barque, remontant sans hâte le cours du fleuve, vient à passer ensuite devant des quais plus solitaires, un quartier de vieux palais, où il n’y a plus de radeaux le long du bord. (Tous les rajahs des pays d’alentour ont sur le Gange une résidence, un peu délaissée, où ils viennent de temps à autre faire une retraite.) Les murailles massives montent d’abord droites, sans ouvertures, et c’est seulement tout en haut que commencent les fenêtres, les balcons, la vie de ces impénétrables demeures. Des musiques se font là-dedans, ce soir, des musiques étouffées, gémissantes, et comme de souffle trop court. On entend pleurer des musettes au timbre de hautbois. Parfois, ce n’est qu’une seule phrase, une lamentation, qui s’élève et qui meurt ; et puis, après un court silence traversé par un croassement de corbeau, une autre phrase, comme une réponse, arrive d’un autre palais. Et on entend aussi des tamtams au son caverneux, qui sonnent en coups espacés, avec la lenteur des cloches d’agonie… Oh ! Le mystère, l’indicible tristesse de tout cela, qui passe au-dessus de ma tête, très lointain et très haut, tandis que ma barque se traîne en bas sur ces eaux sentant la mort ! Pour moi, c’est un peu comme le chant funèbre de la jeune fille, dont mon imagination reste hantée ; — le chant funèbre aussi de tant d’autres, et de tant de choses qui ne sont plus…

De même que je n’avais pas prévu, en venant dans la ville sainte, les ciels gris et les aspects d’hiver, de même je n’avais pas pensé m’y retrouver absolument tel qu’autrefois, et toujours enclin à me laisser dangereusement troubler par le charme nouveau des êtres et des choses, par la séduction du monde extérieur. Dans cette unique Bénarès, qui est le centre religieux, le cœur d’un grand pays détaché de la terre, j’avais espéré rencontrer du détachement, moi aussi, et de la paix, auprès des Sages, grâce à un peu d’initiation que l’on m’a promise et qui commencera demain. Mais voici qu’en arrivant je me sens enchaîné, plus désespérément que jamais, à tout ce qui est beauté visible ; à tout ce qui est matériel, illusoire et soumis à la mort…

Et je reviens vers les bûchers… C’est le vrai crépuscule à présent, et les oiseaux ont fini de tournoyer dans l’air ; sur toutes les corniches de temples ou de palais, ils sont posés en rang pour la nuit et forment de longs cordons qui frémissent encore, agités de derniers battemens d’ailes. Les pyramides brahmaniques bientôt ne se détaillent plus, mais prennent leurs airs de grands cyprès noirs montant vers le ciel pâle. Ma barque s’en revient sur l’eau lourde, traînant à son étrave des herbes, des fleurs, de jaunes guirlandes d’œillets et de soucis. L’odeur fade augmente, l’odeur de mort, la fétidité sinistre. Pour me rapprocher de ce point là-bas où monte la fumée des cadavres, il me faut longer à nouveau la foule en prière, repasser devant les mille radeaux chargés de brahmes immobiles. Et tous ces hommes extasiés, tous ces visages barbouillés de cendre, dont les yeux ardens rencontrent les miens sans les voir, lors même que ma barque glisse à les frôler, m’apparaissent comme du fond d’un inappréciable lointain.

J’arrive trop tard au recoin des morts. Un grand bûcher flambe, un bûcher de riche, d’où s’échappent des étincelles et des flammes en tourmente ; elle est au milieu, la jeune fille, et on ne voit plus rien d’elle, rien qu’un lugubre pied, un seul, qui a les doigts écartés étrangement comme par un excès de souffrance et qui se découpe en silhouette noire devant la lueur du feu.

Sur des pans de mur qui dominent, quatre nouveaux personnages aux traits invisibles, aux voiles baissés, se tiennent accroupis et la regardent, avec des tranquillités que l’on dirait indifférentes : les parens, les êtres sans doute qui sont du même sang, et de qui sortirent les germes de sa beauté…

Combien cela change les aspects de la mort, de la séparation et du revoir, les croyances de ces gens-là, auxquelles on doit tenter de me rallier demain ! Une âme est partie, qui avait à peine une individualité propre, et qui du reste ne procédait point des leurs, mais était une très vieille âme peut-être, devenue consciente depuis déjà des siècles de siècles, et passagèrement réincarnée dans cette jeune chair, fille de leur chair. Une âme est partie ; la voici pour un temps délivrée, ou pour toujours, qui sait ? Plus tard, à n’en pas douter, elle sera de nouveau réunie à eux, — mais plus tard, plus tard, après la consommation des âges. Et on aura tellement évolué, tellement changé, les uns et les autres, que ce lointain revoir, presque sans personnalité, n’aura plus ni tendresse ni larmes ; comme se rapprocheraient des parcelles d’un même tout, qui auraient été pour un temps séparées, on se réunira dans une béatitude sans joie…

Cependant, de ces deux formes humaines prostrées sous des voiles de pauvre, qui regardaient impassiblement brûler le tout petit mort du haut d’une pierre de frise, l’une se lève, se penche au-dessus de lui, se découvre le visage, pour voir de plus près et mieux. Et la lueur du bûcher de la jeune fille éclaire en plein ses traits : une vieille femme décharnée. — « Est-il bien tout brûlé, au moins ? » semble-t-elle dire. Elle est très vieille, c’est quelque grand’mère, plutôt que la mère : il y a de mystérieuses affinités et d’infinies tendresses quelquefois entre les grand’mères et les petits-fils. — « Est-il bien tout brûlé, au moins ? » Ses pauvres yeux expriment l’inquiétude de n’avoir pas eu assez d’argent pour lui acheter le bois qu’il aurait fallu, la crainte que les impitoyables brûleurs n’aillent jeter à l’eau des fragmens encore reconnaissables. Elle se penche à nouveau, regarde anxieusement, à la lueur du bûcher des riches, tandis que le brûleur, pour lui montrer qu’il n’y a plus rien, remue avec une branche les restes des tisons noirs qui sont par terre. Alors elle fait signe : « Oui, c’est bien ; allez, vous pouvez jeter au fleuve. » Mais dans son regard j’ai vu passer l’éternelle angoisse humaine, celle qui, aux Indes ou chez nous, est toujours pareille, celle qui nous guette tous, inéluctable à son heure, malgré nos courages ou nos nébuleux espoirs. Sans doute elle aimait, cette grand’mère, la petite forme transitoire qui vient d’être détruite, elle aimait le petit visage, et l’expression, et le sourire ; elle n’était pas suffisamment détachée, et son impassibilité brahmanique s’est trouvée en défaut, car elle pleure… Les yeux des petits enfans qui nous quittent, les yeux des aïeules et leurs cheveux blancs, tout cela, aucune religion, n’est-ce pas, n’a jamais osé promettre de nous le rendre, même point celle des chrétiens, qui est la plus douce…

Avec une pelle de bois on jette au fleuve les derniers tisons noircis, les restes du bûcher de misère.

Et, sur le bûcher voisin, le pied de la belle jeune fille, le pied aux doigts écartés tombe enfin dans les cendres.


VI. — LA MAISON DES SAGES

Au fond d’un vieux jardin, une humble maison indienne, très basse, et que le temps a un peu marquée. Elle est toute blanche de chaux, avec des contrevens verts, comme les maisons d’autrefois dans mon pays natal. Mais le toit, qui s’avance beaucoup pour former alentour une véranda sur des piliers blancs, témoigne où l’on est, indique une région de soleil éternel. Le jardin, cependant, assez à l’abandon, n’est point exotique ni étrange : des ombrages qui ressemblent aux nôtres, et beaucoup de rosiers du Bengale en fleurs, débordant sur des petites allées à la mode ancienne.

Les hôtes, qui ont de graves et beaux visages, comme des Christs de bronze à chevelure noire, vous accueillent avec de bienveillans sourires, en parlant bas ; toutefois, leurs regards très doux semblent promptement désintéressés, repartis ailleurs et plus haut, — dans le monde astral sans doute, où leur âme, par anticipation, s’est déjà presque envolée…

Rien que de très paisible et de très hospitalier, dans cette maison des Sages, toujours ouverte à qui veut y venir.

Et pourtant, avec quelle crainte profonde et indicible je suis venu frapper à cette porte, sentant que pour moi la tentative était suprême et que, si je ne trouvais rien , c’est qu’il n’y aurait rien nulle part !

Ils méditent et ils travaillent, les Sages. Et, comme tous les Hindous, ils subissent avec une gentille patience l’importunité des bêtes de la terre et du ciel : les petits écureuils des arbres entrent chez eux par les fenêtres ; les moineaux, en confiance, nichent à leur plafond ; leur maison est pleine d’oiseaux.

Dans la salle du milieu, une estrade recouverte d’une toile blanche sert de sièges aux visiteurs, qui arrivent souvent très nombreux, et s’accroupissent à l’indienne, en cercle pour deviser des choses cachées : brahmanes marqués au front du sceau de Vichnou ou de Çiva, penseurs qui vont pieds nus et poitrine nue, un pagne de toile grossière autour des reins, mais qui ont scruté toutes choses et ne se laissent plus prendre à l’illusion de l’univers ; érudits qui, dans leur insouciance terrestre, ressemblent aux laboureurs des champs ou même aux mendians des chemins, mais qui ont jugé l’œuvre des philosophes d’Europe les plus transcendans ou les plus modernes, et qui vous disent avec une tranquille certitude : « Notre philosophie commence où la vôtre finit. »

Tout le jour, les Sages travaillent et méditent, solitairement ou ensemble. Sur leurs modestes tables, sont ouverts des livres sanscrits renfermant les arcanes de ce brahmanisme, qui a devancé de plusieurs millénaires nos philosophies et nos religions. Dans ces livres insondables, les penseurs des vieux âges, qui voyaient infiniment plus loin que les hommes de nos races et de nos temps, ont déposé comme le summum de la Connaissance ; ils avaient presque conçu l’inconcevable, et leur œuvre, qui a dormi oubliée pendant des siècles, dépasse aujourd’hui nos compréhensions dégénérées. Aussi faut-il des années d’initiation à présent, pour voir peu à peu, derrière l’obscurité des mots, s’élargir et s’éclairer les ineffables abîmes.

Ils sembleraient, plus que personne, capables de comprendre encore, ces Sages de Bénarès, puisqu’ils sont les descendans des philosophes merveilleux par qui ces livres furent écrits ; puisqu’ils sont de la même race, héréditairement épurée, de la même race qui ne tue pas et dont la chair n’a jamais été nourrie i d’aucune autre chair. En eux, la matière du corps terrestre doit être moins lourde que chez nous et moins opaque ; par un long atavisme de méditation et de prière, ils doivent avoir acquis des délicatesses et aussi des subtilités de perception à nous inconnues. Et cependant ils disent avec modestie : « Nous ne savons rien, nous comprenons à peine, nous cherchons seulement à nous instruire. »


Une femme, une Européenne échappée au tourbillon occidental[7], a pris place et s’est hautement imposée parmi eux. Charmante encore de visage, sous sa chevelure blanche, elle vit là détachée du monde, pieds nus, frugale comme une épouse de brahme et austère comme une ascète. C’est sur son bon vouloir que j’ai compté surtout pour entr’ouvrir un peu à mon ignorance les portes redoutables du Savoir, car il y a moins de barrières entre elle et moi ; jadis elle a été quelqu’un de mon espèce, et ma langue natale lui est familière.

Avec quel doute cependant, avec quelle méfiance je viens à elle ! Et tout d’abord, pour lui tendre un piège, je lui parle d’une autre femme[8] qui l’a précédée ici même, qui a vécu de longues années parmi ces Sages et dont le souvenir tristement célèbre suffirait à me rendre sceptique, puisqu’on prétend qu’elle fut convaincue d’imposture et de jonglerie.

— Ne pensez-vous point, lui dis-je, qu’elle est excusable d’avoir joué du miracle, pour essayer de convaincre ?… L’intention était si excellente !…

— On n’est jamais excusable de tromper ; rien de bon ne peut advenir par le mensonge, me répond-elle, en me regardant d’un franc regard. Alors je prends soudainement confiance en la sincérité de mon initiatrice.

— Nos dogmes, me disait-elle un moment plus tard, nos dogmes ?… Mais nous n’en avons point. Parmi les « théosophes » (puisque tel est le nom qu’on nous donne), vous trouverez des bouddhistes, des brahmanistes, des musulmans, des protestans, des catholiques, des orthodoxes, ou même des gens comme vous, s’il vous plaît de vous faire recevoir des nôtres…

— Alors, pour être des vôtres, que faut-il ?

— Prêter serment de considérer tous les hommes comme vos frères, sans distinction de caste ni de couleur ; de traiter avec les mêmes égards les plus humbles ouvriers ou les princes. Prêter serment de chercher par tous les moyens possibles la vérité, dans le sens antimatérialiste. Il ne faut rien de plus. Chez nos amis de Madras, que vous avez visités en passant, on incline au bouddhisme, dont la froideur, je le sais, a rebuté votre âme mystique. Nous, c’est dans le brahmanisme ésotérique, sous sa forme la plus ancienne, que nous trouvons l’apaisement et la lumière. Il nous paraît contenir la plus haute expression de vérité qu’il soit donné aux hommes de connaître.

Nous voulons bien vous guider dans la voie que nous, essayons de suivre. Mais vous connaissez la vieille allégorie des « gardiens du seuil, » qui, à l’entrée des sanctuaires, ou au commencement des initiations, rôdent pour effrayer les néophytes ; le sens véritable en est celui-ci : les débuts de la Connaissance ne vont pas sans épouvante. Nous professons, vous le savez, que toute individualité humaine est éphémère et presque illusoire, et, pour quelqu’un d’aussi intensément individuel que vous l’êtes, c’est là un point bien difficile. Nous professons quantité de choses qui seront le renversement de toutes vos idées héréditaires. Ne nous maudirez-vous pas, si nous achevons de vous enlever d’inconsciens espoirs qui, peut-être, à votre insu, vous soutiennent encore ?

— Non. En fait d’espoirs, je n’ai plus rien à perdre.

— Alors, c’est bien ; venez auprès de nous.


PIERRE LOTI.

  1. Épouse de l’empereur Shah-Jehan, elle mourut en 1629, en donnant le jour à son huitième enfant, après quatorze ans de mariage.
  2. Le Taje avait jadis de grandes portes en argent, qui furent enlevées lors du pillage d’Agra par Suraj-Mall.
  3. La tour de Kutb.
  4. Obélisque de vingt pieds de haut, élevé, dit l’inscription, par Raja Dhava pour célébrer sa victoire sur les peuples Valhikas, probablement vers le IIIe siècle de l’ère chrétienne ; l’unique monument en fer que l’antiquité nous ait légué.
  5. Tour de 240 pieds de haut, l’une des merveilles classiques de l’Inde.
  6. Restaurée en 1827.
  7. Madame Annie Besant.
  8. Madame Blavatzky, à laquelle il serait injuste, malgré tout, de ne pas rendre hommage, car elle a été à peu près la première à nous révéler l’existence de doctrines admirables, qui avaient dormi pendant des siècles dans certains livres sacrés de l’Inde. S’il est vrai, comme on l’affirme, et comme ses disciples mêmes ne redoutent pas de l’avouer, que, sur la fin de sa vie, grisée par son initiation, elle ait voulu jouer du miracle pour frapper certains esprits, cette faiblesse humaine n’infirme point ses mérites de révélatrice, et surtout n’entache en rien une théosophie vieille comme le monde, qui est tout à fait au-dessus de sa personnalité et à laquelle on a le tort, en général, d’associer trop étroitement son nom.