Vers d’amour (Rodenbach)/09

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Vers d’amourDans les bureaux de La Jeune Belgique (p. 23-26).
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IX

ADIEU


I



AINSI donc c’est fini ! mon beau rêve est défunt,
Celui de vous aimer comme une amante unique,
De sentir sur mon front vos mains de Véronique
S’appuyer comme un voile imprégné de parfum.

Il faut continuer, sans l’appui d’une femme,
À gravir mon Calvaire élégiaquement,
Et les hommes mauvais vont rire à mon tourment
Moi qui porte pour croix le fardeau de mon Âme.

Depuis longtemps déjà par vous j’avais souffert,
Au miroir de vos yeux se mirait ma tristesse ;
Mais pour vous abriter, l’arbre de ma Jeunesse
Redevenait vivace et redevenait vert.

J’aurais tant désiré dans un creux de vallée
Dans un grand paysage emporter notre amour,
Causer d’éternité dans la douceur du jour
Et revenir, — pensifs de la joie en allée !…


La nuit, dans mon sommeil, votre fantôme cher
Les cheveux dénoués, en peignoir de dentelle,
Me hantait, et parfois la chimère était telle
Que mes bras suppliants s’ouvraient vers votre chair !




II


J’aurais imaginé là-bas, dans les banlieues,
Une chambre propice aux rendez-vous d’amour,
Une chambre mignonne avec un demi jour
Dont l’ombre aurait glissé dans les tentures bleues.

Là des fleurs, des parfums — oh ! les plus violents ! —
Des parfums qu’on eût fait brûler dans de grands vases ;
Et, puisque la musique alanguit les extases,
Vous m’auriez ébauché des Nocturnes dolents.

Puis, pour interpréter notre âme, un Lamartine
Ouvert au plus ému des chants de Jocelyn,
Qu’on aurait lu, vers l’heure où l’amour est enclin
À regarder le Soir qui sanglote en sourdine.

De ces bonheurs divins je n’en évoque aucun
Sauf la minute rare et toujours poursuivie
Où réciproquement on se double sa vie
Car tous les deux alors sont Dieu — n’étant plus qu’un !




III


Vous n’avez pas voulu. Peut-être est-ce sincère,
Votre vie est un parc dont un grillage noir
Empêche qu’on approche et qu’on y puisse voir
Des massifs de verdure et des blancheurs de serre.

Vous voulez dans ce parc de jeunesse marcher
Seule, prêtant l’oreille aux tendresses lointaines,
Comme au sanglot confus de distantes fontaines
Qui pleurent tristement aux fentes d’un rocher.

Mais en avez-vous clos vraiment toutes les portes,
Et dans le brouillard bleu des soirs extasiés
Aucun n’est-il venu défleurir les rosiers
Qu’a fait germer le temps sur vos tendresses mortes ?

Peut-être en aimez-vous un autre ? Ô goûts pervers !
Dans l’étang de son parc, au lieu d’un calme cygne
Promenant la fierté de sa blancheur insigne,
On y met des canards parmi les roseaux verts !




IV


Adieu ! je ne suis pas de ceux qu’on humilie !
Vous m’avez repoussé, vous m’avez dédaigné ;
J’ai senti que mon cœur orgueilleux a saigné
Et longuement je meurs de ma mélancolie.


Et dire que ce soir tout est calme et joyeux !
Le vaste ciel couchant fait flamboyer ses marbres ;
C’est l’été ; les amants s’en vont sous les grands arbres
Et l’adieu du soleil se prolonge en leurs yeux.

Il est là, le soleil, qui roule au crépuscule ;
On croirait voir flamber sur la mer un ponton ;
Et moi je suis tout seul, dans mon morne abandon,
À le voir s’écouler comme du sang qui brûle.

Et, s’harmonisant tous dans un accord pareil,
Les carillons du soir tombent des clochers proches,
Et l’on entend pleurer la tristesse des cloches
Sur la mort de mon Âme et la mort du soleil !