Victor Cousin et son œuvre philosophique/03

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Victor Cousin et son œuvre philosophique
Revue des Deux Mondes3e période, tome 61 (p. 624-653).
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VICTOR COUSIN
ET
SON OEUVRE PHILOSOPHIQUE

III.[1]
LA DISGRACE. — COUSIN ET HEGEL : CORRESPONDANCE INÉDITE. — LE COURS DE 1828.


I

L’enseignement de Victor Cousin et le moment du plus grand succès de cet enseignement coïncident avec l’époque la plus brûlante et la plus heureuse de la restauration. En 1817, le roi Louis XVIII avait rompu avec la faction ultra-royaliste ; un homme éclairé et sage, M. Decazes, avait essayé de gouverner avec la charte et avait rattaché à lui le parti constitutionnel. Dans l’instruction publique, M. Royer-Collard avait imprimé aux études une direction moderne et libérale dont l’École normale devait être le principal organe. Un événement déplorable vint tout bouleverser, arrêter ce mouvement, et jeter la restauration dans une voie de réaction qui devait amener sa chute. Cet événement fut l’assassinat du duc de Berry en février 1820.

Quelle influence cet événement pouvait-il avoir sur la destinée du jeune professeur ? Le voici. Après la chute de M. Decazes, le parti constitutionnel se divisa. Une moitié, avec M. de Serre, passa du côté de la réaction ; l’autre moitié, avec M. Royer-Collard, resta fidèle à la ligne constitutionnelle. A la suite de je ne sais quelle discussion de la chambre des députés, où les doctrinaires, comme on les appelait déjà, avaient voté contre le ministère, M. de Serre se vit obligé de rompre avec ses anciens alliés, et MM. Camille Jordan, Royer-Collard et Guizot furent écartés du conseil d’état. Cette rupture avec les chefs de l’opposition constitutionnelle eut son contrecoup à la Sorbonne, et, à la rentrée des cours, M. Cousin fut invité à ne pas remonter dans sa chaire. Cette disgrâce fut constatée au Moniteur, sans aucun acte officiel, par une simple note du 29 novembre 1820, dont les termes calculés sont d’une politesse ironique et hypocrite : « L’annonce publiée par quelques journaux, y est-il dit, d’une suspension que le conseil de l’instruction publique aurait prononcée contre M. Cousin n’a aucune exactitude. M. Cousin, qui n’est pas professeur, n’aurait pu, même dans aucun cas, être l’objet d’une semblable mesure. Occupé de travaux importans sur d’anciens ouvrages grecs relatifs à la philosophie, il ne remplacera pas cet hiver M. Royer-Collard. » M. Cousin lui-même ne fut pas remplacé comme suppléant, et la chaire resta vide pendant huit années. L’année même de cette suspension déguisée, une chaire de droit naturel étant devenue vacante au Collège de France, Cousin fut présenté seul et à l’unanimité par le Collège. Le gouvernement refusa de le nommer et choisit son concurrent, M. de Portets, médiocrité de très mince valeur, qui occupa la chaire jusqu’à 1853 : ainsi, une grande chaire fut sacrifiée pendant plus de trente ans à l’arbitraire politique. Cousin avait gardé sa conférence à l’École normale ; mais cette école elle-même allait être supprimée en 1822, les professeurs ne devant continuer à toucher leur traitement que jusqu’en 1824. Si cette mesure eût été rigoureusement appliquée, Cousin en 1824 aurait pu se trouver sans aucune fonction ni traitement dans l’Université. Tel était le libéralisme de la restauration, que, par une illusion rétrospective, on se plaît quelquefois à rappeler comme l’âge d’or du régime parlementaire.

Quels étaient donc les griefs qui pouvaient autoriser le gouvernement à des mesures aussi sévères ? Cousin avait-il fait appel aux passions politiques ? Avait-il, comme plus tard Michelet et Quinet, ou d’autres professeurs, fait de sa chaire une tribune ? Il ne le parait pas. Cette même année 1820 avait été consacrée par lui à l’exposition de la philosophie de Kant et de la Critique de la raison pure. L’année précédente avait eu pour objet la philosophie écossaise et la philosophie sensualiste du XVIIIe siècle. Quoi de moins incendiaire ? Nous avons résumé le cours de 1818 : c’était, on l’a vu, de la métaphysique pure, sous sa forme la plus transcendante. Où donc était le danger, où donc était le venin de cet enseignement d’un caractère si spéculatif ? Uniquement dans trois ou quatre leçons de haute morale, où fondant la morale, comme Fichte, sur le principe de la liberté, il tirait de ce principe la justification des droits de l’homme, et toute une théorie du libéralisme. Ce furent surtout le leçon d’ouverture de la fin de 1818, et celle de 1819, ainsi que la douzième leçon du cours de 1820, qui purent paraître suspectes à un pouvoir de plus en plus ombrageux ; ces leçons qui contenaient la philosophie du libéralisme s’étaient pourtant maintenues à une hauteur toute philosophique, comme il convient à l’enseignement ; elles ne contenaient aucune allusion aux circonstances contemporaines, aucune amertume politique, aucun trait de polémique agressive. Que ce fût là cependant la vraie cause de la disgrâce de Victor Cousin, c’est ce qui résulte de tous les documens[2].

Dans cette retraite de Victor Cousin, nous pouvons saisir sur le vif à la fois et les rares qualités et les lacunes de son esprit et de son talent. D’une part, c’était sans doute une preuve de force et d’énergie chez un si jeune homme d’être capable de se retirer, comme il le fit alors, du monde des vivans et dans une absolue solitude pour se livrer à l’étude et à la publication des manuscrits de Proclus, en faveur desquels le gouvernement avait bien voulu lui faire des loisirs. Ce fut encore une marque de force que ce dévoûment exclusif et sans partage à la philosophie dans son sens le plus austère. Qu’un jeune homme de vingt-huit ans, qui venait d’obtenir par la parole un succès prodigieux et tout nouveau en France, et par là une grande popularité, qui venait d’être victime d’une iniquité injustifiable, qui était lié d’ailleurs avec tout ce qu’il y avait de plus éminent dans le parti libéral, qu’un tel homme eût été tenté de profiter de toutes ces ouvertures pour entrer dans la vie publique, si non au parlement, car il n’avait pas l’âge, au moins dans la presse, comme firent Dubois, Thiers, Carrelet Mignet, et s’ouvrir par là un champ d’ambition qui n’avait rien de disproportionné avec son talent, qui aurait eu le droit de l’en blâmer ou même de s’en étonner ? Il aurait pu, comme Lamennais plus tard, entretenir sa popularité et préparer sa revanche par des brochures à tapage et à sensation. Il aurait pu, au moins, s’il ne voulait pas toucher à la politique, se livrer à la littérature, pour laquelle il s’est pris plus tard d’une si vive passion et pour laquelle il avait reçu de la nature des dons si heureux et si brillans. En un mot, sevré tout à coup, dans l’âge qui en est le plus avide, de la gloire et du succès, il aurait pu les chercher par d’autres voies, sans que personne eût lieu de s’en plaindre. Que fait-il ? Rien de tout cela ; il se livre aux travaux les plus ardus, rendant à la philosophie des services inestimables, mais presque sans gloire. La publication désœuvrés complètes de Descartes, la seule édition qu’il y ait eu en France, la traduction des Dialogues de Platon, la publication de six volumes de Proclus, et cela en quelque sorte invita Minerva, car son talent pour la philologie n’était pas égal au goût singulier et passionné que lui inspirait cette science ; enfin quelques articles d’érudition dans des recueils savans, voilà les occupations de Cousin pendant ces années de détresse où la pauvreté et le silence venaient tout à coup interrompre une carrière ouverte sous les auspices les plus éclatans. La vraie raison d’une conduite aussi remarquable tient à une des plus rares qualités de Cousin, qui n’a pas, je crois, été signalée : c’est qu’il n’avait pas besoin de succès extérieur, il vivait de son propre feu. De quelque côté que ce feu le portât, vers Proclus quand il était jeune, ou vers Mme de Longueville quand il était vieux, il s’en nourrissait intérieurement sans se soucier du dehors. Cette indifférence au succès extérieur se montra plus tard, après sa retraite définitive, par le refus qu’il fit toujours d’être nommé directeur de l’Académie française. C’était cependant encore un moyen de se mettre en contact avec le public et de retrouver les applaudissemens de sa jeunesse. M. Guizot, si austère d’ailleurs, ne dédaigna jamais ce petit regain de gloire et de popularité, très légitime d’ailleurs : l’Académie se prêtait à son désir, et le public en savait gré à l’illustre vieillard. Cousin se contenta des succès de plume. Il était d’ailleurs indifférent aux éloges ; et quand on essayait plus ou moins gauchement de lui faire quelque compliment, il vous coupait la parole et parlait d’autre chose. Il avait donc le don de se suffire à lui-même, et j’en vois la preuve dans la retraite austère qu’il s’imposa pendant tout le temps de sa disgrâce.

Voilà les mérites ; n’hésitons pas aussi à signaler les faiblesses et les limites. Évidemment, si Victor Cousin eût été un métaphysicien créateur comme Descartes, Kant ou Hegel, cette retraite au moment de la plus grande force de l’âge et de l’esprit (de vingt-huit à trente-six ans) eût dû être pour lui l’occasion de reprendre et de rassembler ses pensées, de les ; poursuivre et de les enchaîner dans un grand système. C’était le moment ou jamais de faire un livre. N’eût-il fait que reprendre son cours de 1818, le rédiger, le compléter, lui donner une forme définitive, cela eût mieux valu que d’attendre trente ans pour le revoir et le remanier quand il en avait perdu le souvenir, quand les idées s’en étaient défraîchies pour lui, quand d’autres pensées et d’autres intérêts occupaient son esprit. Il aurait pu alors en faire son œuvre ; mais cette œuvre n’a pas été faite. La vérité, c’est que Victor Cousin a été avant tout un grand professeur, un grand remueur d’idées par la parole publique. Si c’est là ce qu’on a voulu dire en déclarant qu’il n’a été qu’un orateur, on a eu raison ; si on veut dire au contraire que cet orateur n’était pas un penseur, rien de plus injuste ; car peu d’hommes de nos jours ont mis plus d’idées dans la circulation ; seulement, pour penser, il avait besoin du coup du fouet de l’enseignement. Il retrouva toute sa verve en 1828 en remontant dans sa chaire. Mais lorsqu’il était seul en tête-à-tête avec lui-même, sa pensée se glaçait ; il lui fallait une matière et il aimait mieux l’érudition. Ses amis eux-mêmes, dans ce temps-là, ressentirent vivement ce regret, et Jouffroy l’exprime avec discrétion dans un article du Globe ; il justifie le maître et le loue même de sa sagesse ; mais on sent bien que le disciple voit le défaut de la cuirasse, tout en reconnaissant que M. Cousin a rendu plus de services à la philosophie en faisant connaître les grands systèmes qu’en y ajoutant lui-même un système de plus[3] !

Que si cependant, au cours de la période dont nous nous occupons, Victor Cousin n’a pas accompli l’œuvre que nous eussions désirée, il en a tracé l’esquisse dans un document remarquable, la Préface de la première édition des Fragmens philosophiques. Écrite du style le plus nerveux et parfois même le plus éloquent, mais toujours conforme à l’austérité philosophique, condensant en propositions hardies et énigmatiques toutes les idées de 1818 et 1819 avec quelque chose de plus, laissant entrevoir sous ces formules mystérieuses des profondeurs infinies, cette préface fit une très grande sensation et fut considérée comme un événement dans le monde philosophique. Elle consomma la ruine du condillacisme et fit de Cousin le véritable chef de l’école nouvelle. Pour nous, elle n’est que le résumé de ce que nous avons appris dans les cours précédens ; et beaucoup de choses qui parurent obscures dans cette préface se trouvent éclaircies dans les documens que nous avons analysés, mais que le public ne connaissait pas.

Nous retrouvons en effet dans la préface de 1826 toutes les doctrines précédemment exposées : la méthode d’observation acceptée comme point de départ, et par là la philosophie du XIXe siècle rattachée à celle du XVIIIe ; — l’ontologie ou la métaphysique défendue contre les partisans exclusifs du XVIIIe siècle, mais donnée comme conséquence de la psychologie ; — la méthode psychologique défendue à son tour contre les partisans exagérés de l’ontologie : « Si l’on trouve que partir de la nature humaine, c’est subjectiver la philosophie, il faut renoncer à toute ontologie : car il est impossible de partir d’autre chose que de la nature humaine ; » — le passage de la psychologie à l’ontologie, au moyen des principes absolus de la raison (principe de cause, principe de substance), qui nous forcent à dépasser l’enceinte du moi. Quelquefois cependant, comme dans l’Argument du Premier Alcibiade, Cousin allait plus loin et affirmait que la conscience, en pénétrant jusqu’au fond d’elle-même y trouve la substance et l’absolu[4] ; — la théorie des trois classes de faits, les faits sensibles, les faits intellectuels et les faits volontaires ; — toutes les idées réduites à deux catégories, celle de la substance et de la cause ; et surtout la doctrine de l’aperception pure ou de l’objectivité des données de la raison fondée sur son usage immédiat et spontané ; — la doctrine de la liberté absolue, que nous avons déjà rencontrée dans nos leçons inédites ; il s’y ajoutait ici quelques traits nouveaux. La liberté est l’idéal du moi ; le moi doit y tendre sans cesse sans y atteindre jamais ; il en participe, mais il n’est point elle ; en fait d’activité, la substance ne peut se trouver qu’en dehors et au-dessus de toute activité phénoménale, dans la puissance non encore passée à l’action, dans l’indéterminé capable de se déterminer par soi-même, dans la liberté dégagée de ses formes ; » — la doctrine de l’unité consubstantielle de l’homme, de la nature et de Dieu ; doctrine condensée dans une phrase célèbre, qu’il faut lire dans la première édition : « Le Dieu de la conscience n’est pas un Dieu abstrait, un roi solitaire… c’est un Dieu à la fois vrai et réel, substance et cause, infini et fini tout ensemble, triple enfin, c’est-à-dire à la fois Dieu, nature et humanité. En effet, si Dieu n’est pas tout, il n’est rien ; » — la doctrine remarquable d’une réconciliation de la philosophie et du sens commun, non pas dans le sens banal et un peu vulgaire de Reid, mais dans le sens poétique et profond de Vico et de Schelling : « L’humanité en masse est spontanée et non réfléchie ; l’humanité est inspirée ; le souffle divin qui est en elle lui révèle toujours et partout toutes les vérités sous une forme ou sous une autre ; l’âme de l’humanité est une âme poétique qui découvre en elle-même les secrets des êtres en des chants prophétiques qui retentissent d’âge en âge. A côté de l’humanité est la philosophie qui l’écoute avec attention, recueille ses paroles ; .. la philosophie est l’aristocratie de l’espèce humaine ; » — enfin, comme conclusion dernière, l’éclectisme, ou méthode d’impartialité, qui d’abord, dans la conscience, recueille et accepte tous les faits en les réunissant sous un principe unique, et qui ensuite, transportée dans l’histoire, accepte tous les systèmes en tant que chacun d’eux est l’expression d’un des points de vue légitimes de l’esprit humain ; en un mot, une doctrine « éclairant l’histoire de la philosophie par un système et démontrant ce système par l’histoire de la philosophie. »

Telle est la célèbre préface de 1826 ; et si on peut lui reprocher d’être trop vague, de trop rester sur les hauteurs, de manquer de développemens concrets et de suffisantes analyses, on ne peut nier qu’il n’y eût là assez de pensées profondes pour défrayer bien des écoles. Nous en avons fini avec la première période du développement philosophique de Victor Cousin ; cette période est plus ou moins dominée et commandée par l’influence de Schelling. Nous allons voir maintenant, dans le cours de 1828, l’influence de Hegel se substituer à celle de Schelling ; c’est le moment de revenir avec quelque détail sur les relations qui ont uni pendant de longues années le philosophe allemand et le philosophe français, Hegel et Cousin.


II

Nous venons de dire que, de 1818 à 1826, Cousin paraît avoir subi l’influence de Schelling beaucoup plus que celle de Hegel : c’est là un fait qui parait étrange ; car il était avec celui-ci dans des relations bien plus intimes qu’avec celui-là. Le fait cependant n’est pas difficile à expliquer. Il est vrai qu’en 1817, dans son premier voyage d’Allemagne, Cousin n’avait pas vu Schelling ; mais il n’avait entendu parler que de lui. Lorsqu’il le vit en 18Ï8, Schelling, par son éloquence naturelle, par la facilité de sa parole, le subjugua facilement. Il décrit l’un et l’autre maître d’une manière vive et saisissante : « On ne peut pas moins se ressembler, dit-il, que le disciple et le maître. Hegel laisse à peine tomber quelques rares et profondes paroles quelque peu énigmatiques ; sa diction forte, mais embarrassée, son visage immobile, son front couvert de nuages, semblent l’image de la pensée qui se replie sur elle-même. Schelling est la pensée qui se développe ; son langage est, comme son regard, plein d’éclat et dévie ; il est naturellement éloquent. » Il est facile de comprendre qu’en présence d’une nature aussi semblable à la sienne, enthousiaste et expansive, Cousin ait été sous le charme. Hegel lui imposait par sa profondeur ; mais il ne le comprenait pas bien, et causait rarement avec lui de métaphysique ; tout l’intérêt de leurs conversations portait sur l’art, sur l’histoire, sur la politique. Enfin, après 1818, leurs relations avaient été tout à fait interrompues. Une circonstance nouvelle et étrange vint les renouer d’une manière beaucoup plus intime.

Victor Cousin, voyageant en Allemagne à la fin de 1824 avec les jeunes de Montebello, qu’il avait été chargé d’accompagner, se vit tout à coup à Dresde ; arrêté par la police allemande, envoyé à Berlin et mis en prison sous l’inculpation de jacobinisme ou d’espionnage ; il y resta plusieurs mois. Cette arrestation devint un événement européen : la presse libérale de toutes les nations s’éleva alors contre cet attentat au droit des gens. Plus tard, sous île gouvernement de juillet, on se moqua de cette prison de Victor Cousin ; on dit qu’il s’en était fait un piédestal. C’est le contraire de la vérité. Il se refusa, au contraire, à son retour de Berlin, à toute protestation qui pût faire scandale. Dans tous ses livres, on trouve à peine la trace d’une allusion à cet événement. Pour ma part, je l’ai connu vingt-cinq ans ; et c’est seulement la dernière armée, quelques jours avant son départ de Paris, que je lui ai entendu raconter cette aventure. Après tout, la chose n’était pas si plaisante. Supposons aujourd’hui, par exemple, une personne importante de France, membre d’un parti libéral et populaire, qui serait arrêtée, mise au secret à Berlin, et maintenue en état d’arrestation sans aucune raison, — car on n’a jamais cité aucun grief, — demandez-vous quelle serait l’émotion et s’il pourrait y en avoir une plus légitime ? Hegel, qui avait quitté Heidelberg depuis 1818, était alors professeur à l’université de Berlin. Quoiqu’il eût cessé d’entretenir des relations avec Cousin, aussitôt qu’il apprit la mésaventure de celui-ci, il s’entremît avec zèle et générosité en faveur de son ancien ami. M. Rosenkranz, dans la Biographie de Hegel[5], raconte avec quelques détails cet épisode et ce qui s’ensuivit :

« Cousin, en 1824, se trouvait en voyage en Allemagne. Tout à coup, par suite des plus vagues soupçons et sur l’instigation du gouvernement prussien, il fut subitement arrêté comme suspect à Dresde et envoyé en prison à Berlin. A peine Hegel eut-il connaissance de cet événement qu’aussitôt, le 4 novembre, il adressa au ministre de l’intérieur et de la police un écrit étendu dans lequel il s’employait chaudement à la délivrance du philosophe français. Par l’intervention et la médiation de l’ambassade française, et, sur sa parole d’honneur, Cousin fut mis en liberté. Il resta encore quelque temps à Berlin, où il vécut avec Hegel et quelques-uns de ses disciples (Gans, Hotho, Henning, Michelet) dans un commerce amical et philosophiquement très fructueux. Depuis ce temps, il entretint une correspondance avec Hegel. En 1827, il fut le plus cordial et le plus remarquable des amis de Hegel à Paris, celui qui essaya de lui rendre son séjour le plus agréable possible, et Hegel, dans ses Lettres à sa femme, s’exprime sur lui dans les termes les plus affectueux et les plus reconnaissans. Ces rapports durèrent autant que la vie de Hegel et ne cessèrent pas même après la révolution de juillet, quand Cousin fut devenu pair de France et promu au ministère[6]. »

Ce récit est exact, sauf le dernier trait. En effet, de 1824 à 1832, malgré la différence d’âge (Hegel avait vingt-trois ans de plus que Cousin), malgré l’éloignement, il s’établit entre les deux philosophes un commerce de véritable affection. Cousin eut toujours pour celui qu’il appelait son maître une déférence et une vénération particulières ; et, par l’entrain de sa nature, quand ils étaient ensemble, il animait et égayait l’austère philosophe. On en voit la preuve dans les Lettres de voyage écrites par Hegel à sa femme[7], et où il parle souvent de Cousin. Ces détails, à la vérité, n’ont rien de philosophique, mais ils sont intéressans parce qu’ils témoignent de l’intimité des deux amis. On nous permettra d’en donner quelques extraits :


« 3 septembre 1827.

« Enfin, ma chère amie, je t’écris de cette capitale du monde civilisé, dans le cabinet de l’ami Cousin ; celui-ci, pour le dire tout d’abord, m’a remis ta chère lettre, et j’ai reçu enfin des nouvelles de toi et des enfans dont la lettre m’a fait grand plaisir. Arrivé ici vers onze heures. Descendu à l’Hôtel des Princes. Aussitôt visite de Cousin. Inutile de dire que nous sommes ensemble dans les termes de la plus affectueuse cordialité. Nous n’avons pas été longs à déjeuner (côtelettes et une bouteille de vin) ; car, dit-il, il a à veiller aux intérêts de Mme Hegel (en français), et il faut que cette lettre parte aujourd’hui pour la poste avant deux heures. »


« 9 septembre.

« Tout mon temps se passe à courir et à voir des choses merveilleuses, à bavarder et à manger avec Cousin, dont l’amitié dévouée prend soin de moi de toutes les manières ; si je tousse par hasard, le voilà aussitôt inquiet des responsabilités qu’il a envers Mme Egell[8]. — Il y a aujourd’hui une dédicace de chapelle à Saint-Cloud. Cousin me conseille de n’y pas aller. R… doit avoir cette après-midi une audience de Mlle Mars ; Cousin dit qu’il serait plaisant d’y aller. Il dit qu’il m’aurait conduit chez Talma et chez Mme Pasta s’ils eussent été ici. Nous avons avec Cousin des délibérations et des querelles au sujet du dîner. Quand nous dînons ensemble, c’est lui qui commande ; quand je suis seul, je ne comprends rien à cette énorme carte de restaurant. »


« 13 septembre.

« Dimanche dernier, après avoir déjeuné avec Cousin, et avoir fait une grande promenade au champ de Mars, après avoir traversé les Champs-Elysées, j’ai été pris la nuit de douleurs d’entrailles. J’ai payé mon tribut aux eaux de la Seine. Quoiqu’on m’assurât qu’on n’avait pas besoin de médecin pour se remettre, Cousin m’ayant trouvé l’autre jour un peu mal à l’aise, a insisté pour m’envoyer son médecin[9] ; c’est un jeune homme très intelligent, très prudent, et qui m’a traité à la manière française ; quelque confiance que j’eusse en lui, je ne pouvais m’empêcher de penser qu’avec les moyens allemands j’eusse été quitte beaucoup plus vite. »


« 20 septembre.

« C’est un grand plaisir pour moi que Cousin m’ait promis de m’accompagner à Bruxelles ; il viendra avec moi jusqu’à Cologne. C’est chose convenue (en français). »


« 26 septembre.

« Notre départ est fixé à lundi prochain ; mais il ne faut pas trop s’en rapporter à Cousin. Quand nous avons dit dix fois : Convenu, tout est de nouveau bouleversé. »


« 30 septembre.

« J’ai dîné hier avec Fauriel, l’éditeur des Chants populaires de la Grèce. Quelques jours auparavant, j’avais dîné avec Mignet, Thiers et Fauriel[10]. Ce soir, nous avons, Cousin et moi, pris nos billets pour la diligence de Bruxelles et nous nous sommes engagés à partir mardi. En trente-six heures nous serons à Bruxelles. »


« 7 octobre, de Bruxelles.

« Nous sommes donc partis le 2 octobre, à sept heures du matin ; nous étions seuls l’un et l’autre dans le coupé. C’est un grand plaisir pour moi, et dont je suis fort reconnaissant à Cousin, qu’il ait bien voulu partir avec moi. Je suis las de voyager avec des étrangers. »


« 12 octobre.

« L’ami Cousin ne pouvait rien faire pour moi de plus agréable que de m’accompagner à Cologne. Sans cela j’aurais pris le bateau à Rotterdam, et je serais allé par mer à Hambourg. — En bavardant, mangeant et buvant (car aucune de ces trois occupations ne nous a fait défaut), nous avons fait un tour charmant et des plus agréables, et j’en serai toujours reconnaissant envers Cousin, pour lequel j’ai pris plus d’affection que jamais. »


Lorsque Hegel écrivait cette dernière lettre, la séparation avait eu lieu, et on voit combien jusqu’au dernier jour, Hegel avait été satisfait de son ami. Dans la lettre qu’il lui écrivit quelque temps après, son retour (mars 1828), il rappelle « les agréables souvenirs que lui a laissés, son séjour à Paris et le voyage au Rhin ; » il se loue encore de son ami, « des agrémens et de l’hilarité que son esprit, sa gaîté, sa bonne humeur a répandus partout. »

Nous sommes ainsi amené à parler du commerce de lettres qui a existé entre Cousin et Hegel, commerce, à la vérité, assez intermittent, comme il arrive entre savans très occupés de part et d’autre, mais qui est sur un ton de cordialité et de sympathie réciproques, rare entre deux hommes d’âge si différent et séparés par la nationalité et par la langue. La correspondance est en français. Cousin ne savait pas assez l’allemand pour écrire dans cette langue ; Hegel, au contraire, maniait la langue française d’une manière quelquefois pénible, mais souvent heureuse et originale. M. Rosenkranz, dans sa Biographie de Hegel, a déjà donné, quelques extraits des lettres de Cousin ; mais nous devons à une confiance obligeante et généreuse la communication de la correspondance entière[11]. Nous en citerons les passages qui peuvent servir à éclairer l’histoire personnelle ou philosophique de Victor Cousin de 1824 à 1830. Les lettres de Cousin sont au nombre de douze ; mais un certain nombre ne sont que des billets. Nous n’en avons que cinq de Hegel ; mais elles sont longues et détaillées. Enfin, une dernière lettre du philosophe Gans, qui annonce la mort de Hegel à Cousin, nous apprend sur cette mort quelques détails dignes d’intérêt. La première en date est de Hegel. Elle est du 5 août 1818, en réponse à un billet de Cousin que nous n’avons pas, où il lui annonçait son prochain voyage à Munich et lui demandait des lettres d’introduction pour ses amis. Nous en extrayons tout ce qui a quelque rapport aux affaires de la philosophie et ce qui intéresse Hegel lui-même.


« M. Roth, historien et politique, habite la même maison que M. Jacobi, à qui je le prie de vous présenter et auquel vous ne manquerez pas sans cela de rendre visite : je vous prie de lui témoigner toute l’estime et l’amour que je ne cesse de lui porter, et encore de lui dire que je n’ai pas oublié que c’est lui qui ait donné la première impulsion à ma vocation pour Berlin[12]. Ensuite je vous prie de faire mes complimens à M. Méthamer, conseiller à la section des études… Pour la manière de penser de ces messieurs, vous les trouverez très libéraux, du reste avec des nuances que vous saisirez aisément, et qui tirent peut-être un peu vers ce patriotisme teutonique et antifrançais. Pour M. Schelling, je vous prie de le saluer de ma part ; vous trouverez sans doute auprès de lui un accueil ouvert et une façon de parler politique sans préjugés anti-français. Il est peut-être superflu d’ajouter que MM. Schelling et Méthamer sont bien ensemble ; mais que MM. Schelling et Jacobi sont sur un pied tel qu’il est plus convenable de, ne pas faire mention d’une liaison avec l’un dans la conversation avec l’autre… A Stuttgart, ma ville natale, où j’ai passé ce printemps quelques jours après vingt ans d’absence, il m’est bien resté quelques anciens amis, surtout M. Schelling, frère du philosophe et médecin. Pour des philosophes, il y a M. Fishaber, professeur au gymnase, qui vient de publier le premier cahier d’un journal philosophique où il y a plusieurs articles de M. Schwab, philosophe et antikantien, qui a remporté, je crois, en partage avec M. Rivarol, il y a trente ans, un prix à l’Académie de Berlin sur les causes de l’universalité de la langue française ; mais je ne connais aucun d’eux personnellement. Pour Tubingue, j’ai écrit une lettre pour vous à M. Eschenmaier, philosophe, surtout ami du magnétisme animal. Vous ne m’indiquez pas l’époque à laquelle vous pensez à peu près arriver ici : c’est Heidelberg qu’il vous plaît d’appeler votre patrie adoptive ; je l’échangerai cet automne contre Berlin, où j’ai été appelé. »


A la suite de cette lettre, Cousin alla à Munich ; dans ce voyage, il revit encore une fois Hegel à Heidelberg. Celui-ci passa à l’université de Berlin, et, comme nous l’avons dit, toutes relations furent interrompues pendant six ans. Elles reprirent en 1824 : à cette époque, Cousin passa six mois à Berlin, partie en prison, partie en liberté. La première lettre qui rouvre la correspondance est de lui. Il l’écrivit après son retour à Paris ; elle est, ce nous semble, du plus vif intérêt :


« Paris, 1er août 1825.

« Je vous écris, mon cher ami, le cœur navré de chagrin ; après un mois de la plus douloureuse incertitude, je reçois la nouvelle certaine que S. R. n’est plus[13]. Il est mort cherchant à donner l’exemple à des lâches qui ne l’ont pas suivi. Vous savez comment j’aimais S. R. J’ai perdu, Hegel, ce que je ne retrouverai de ma vie, l’alliance intime et profonde des deux seules choses que j’estime, la tendresse et la force. Pardon si je n’insiste pas ; mais, si je commence à parler de lui, je ne pourrai plus vous parler d’autre chose, et je veux vous apprendre tout ce qui m’est arrivé depuis notre séparation. »

Après avoir raconté les détails de son voyage et lui avoir nommé les personnes qu’il a vues sur sa route, entre autres Goethe, qui l’a reçu quoique malade, il lui rend compte de son arrivée.

« A Paris, un certain parti me préparait une sorte d’ovation que j’ai refusée pour plus d’une raison. J’ai trouvé tout le monde furieux contre la Prusse. On aurait voulu que je fulminasse un pamphlet contre elle et sa police. Assurément je n’aime pas cette police ; mais, après avoir été modéré contre elle à Berlin, il ne me convenait pas de m’aviser tout à coup de me mettre en colère à Paris, à trois cents lieues du péril. Je suis donc resté tranquille, libre dans mes propos, selon mes principes et mes habitudes, mais sans violence. Même j’ai osé dire que la vie, à Berlin, était fort supportable, et cela a fait jetter (sic) les hauts cris à un Prussien[14], plein de génie si l’on veut, mais méchant et tracassier, qui aurait été charmé que je tournasse tout Berlin en ridicule. Enfin, pendant quinze jours, j’ai surpris et mécontenté les amateurs de scandale. Puis tout a passé, comme tout passe à Paris.

« Cependant vous concevez que mes vrais amis, Humann et Royer-Collard, ont approuvé ma conduite, et, avec eux, le très petit nombre d’hommes d’état de l’opposition ; excepté les intrigans et les brouillons et quelques faux amis qui cherchaient depuis quelque temps des prétextes d’ingratitude et de trahison, le public, qui ne s’arrête pas aux bavardages, a compris l’ensemble de ma conduite. Toute cette affaire a prouvé deux choses : que j’étais invariablement attaché à la cause de la liberté, mais que m’entraîner dans aucune folie n’était pas au pouvoir de personne. Ceux qui, par leurs dénonciations, m’ont suscité cette persécution et ceux qui espéraient exploiter mes ressentimens sont découragés par la fermeté et la modération de mon attitude, et, en général, ma situation est à peu près celle que vous pourriez me désirer dans mon pays. »


Cette petite persécution à l’étranger, valut à Cousin une sorte de réparation à l’intérieur. On lui promit de remettre son nom sur l’affiche de la faculté[15] ; on lui rendit son titre et son traitement de l’École normale. Le gouvernement fît dans le Moniteur une déclaration décisive à son égard, et essaya ainsi de se disculper de toute complicité dans l’aventure de Berlin. Hegel, assez paresseux à écrire, on le comprend, dans une langue qui ne lui était pas familière, ne répondit pas à cette lettre. Cousin, la même année (décembre 1825), lui en adresse une autre par l’intermédiaire de Gans, qui venait de passer à Paris. Cette lettre est triste et fait allusion à des chagrins dont nous ne connaissons pas la cause. « Comment allez-vous ? écrit-il. Comment va la bonne Mme Hegel ? et vos enfans ? Votre âme est en paix, Hegel ; la mienne est souffrante. Je passe ma vie à regretter ma prison. Mais je n’oublie pas que je ne suis pas avec vous, seul, la nuit, assis sur votre canapé, et ce n’est pas à trois cents lieues de distance que nous pouvons causer intimement. — Le chagrin s’acharne sur moi, mais il n’a pas affaire à un lâche. Je supporte tout et je travaille… Vous connaissez ma vie comme si je vivais près de vous. Adieu. Aimez-moi toujours, et ne craignez pas que jamais je vous oublie. Je ne passe pas un jour sans penser à vous ; espérons que nous nous verrons encore. Adieu, mon ami, je vous embrasse de toutes les forces de mes bras et de mon cœur. »

En réponse à ces deux premières lettres si intimes et si affectueuses et aussi aux envois de livres (Proclus et Descartes) qu’il avait reçus de Cousin, Hegel lui adresse à son tour une très longue lettre remplie de détails intéressans. Il reconnaît d’abord sa négligence et sa paresse, qui tiennent, dit-il, à « une idiosyncrasie de sa part ; » il se fait mille reproches et avoue « sa culpabilité. » Mais enfin, prenant la plume, il le remercie et le félicite de ses nombreux travaux. Il signale notamment l’envoi d’un prospectus, prospectus que nous ne connaissons pas et que nous n’avons pas pu retrouver, mais qui, si l’on en croit le témoignage de Hegel, devait avoir un véritable intérêt. « Dans votre prospectus, dit-il, dont j’ai soigneusement distribué les exemplaires, j’ai apprécié la profondeur des vues et des rapports aussi vrais qu’ingénieux que vous y exposez, autant que la force et la netteté de l’exposition ; ce style vigoureux et expressif n’appartient qu’à vous. » Hegel exprime aussi son admiration pour l’immensité des travaux entrepris par Cousin, et il fait honneur à la France du goût que de telles publications supposent pour les hautes matières spéculatives. « Ayant ce grand travail sous mes yeux (Descartes et Proclus), je vous félicite de l’assiduité dont vous êtes capable ; je félicite aussi la France de ce que de telles entreprises de la littérature philosophique y puissent être faites, et, en comparant le dégoût de nos libraires pour l’entreprise des ouvrages philosophiques, je dois me persuader que le publique (sic) français ait beaucoup plus de goût pour la philosophie abstraite que le nôtre. » Cet étonnement de Hegel devant les trois grandes publications de Cousin (Descartes, Platon, Proclus) doit nous rendre plus attentif qu’on ne l’est d’ordinaire à l’immense service rendu par ces publications, service dû à Cousin, à lui seul, à son nom autant qu’à son travail. Que l’on y réfléchisse, en effet : quelqu’un croira-t-il que, sous l’empire, à l’époque de Laromiguière, on eût pu trouver des éditeurs et des lecteurs pour onze volumes de Descartes, treize volumes de Platon, six volumes de Proclus ? Et si de telles entreprises étaient devenues possibles, ne le devait-on pas au succès de l’enseignement de Cousin, à l’impulsion qu’il avait donnée aux études philosophiques, à sa propre popularité, à ses liaisons libérales, qui faisaient rejaillir sur la philosophie même la faveur de ses opinions ? Sans doute ce ne sont que des éditions, mais un éditeur quelconque eût-il pu les faire, et ne fallait-il pas un philosophe pour les rendre possibles et en assurer le succès ? Que le témoignage d’un étranger nous serve ici au moins à reconnaître le mérite d’un grand compatriote.

Cousin, en envoyant à Hegel ses publications, lui avait fait adresser en même temps l’œuvre d’un de ses amis et camarades de l’Ecole normale, la traduction développée des Religions de l’antiquité de Creuzer, par M. Guigniaut. Hegel, en remerciant M. Guigniaut, apprécie son travail de la manière la plus flatteuse : « Je vous prie de faire parvenir mes remercîmens à M. Guigniaut… C’est sans doute à votre amitié que je dois cette bienveillance, dont j’ai été vivement touché ; le travail de M. G… a fait un livre de l’ouvrage de M. Creuser, et en outre de ce mérite de la réfusion (sic), il l’a enrichi tellement par son érudition et par les développemens des idées, que je ne connaisse (sic) pas d’ouvrage qui puisse donner une idée plus nette et en même temps plus richement développée des religions ; aucun, surtout, qui me pourrait être plus commode pour l’espèce de mes études. » Viennent ensuite quelques appréciations et nouvelles politiques : « La marche publique de vos affaires a pris une couleur très décidément uniforme, de manière que je m’étonne même de la modération du parti dominant ; si, pour des cas particuliers concernant la liberté de la presse, il a succombé dans une cour de justice, il a pris non-seulement sa revanche dans la chambre, mais d’une manière qui cause mon étonnement qu’il s’est contenté d’une telle mesquinerie. Pour nous, nous allons notre train ordinaire que vous connaissez ; une lettre qui commence à circuler en copie et qui a été écrite par notre roi, de sa propre main, à sa sœur (naturelle), la duchesse d’Anhalt-Cöthen, lors de sa conversion à la religion catholique, en compagnie de son mari le duc, — très forte et très développée, — ferait un contraste singulier, si elle allait être imprimée, avec vos processions jubiliaires de Paris. »


La réponse de Victor Cousin est des plus intéressantes, et c’est même la plus intéressante du recueil. Il y exprime nettement la pensée d’introduire la philosophie allemande en France, mais en la proportionnant au tempérament français. Ce qui prouve l’importance de cette lettre aux yeux mêmes de Cousin, c’est qu’il en avait gardé copie ; elle existe à la fois en Allemagne et à Paris. M. Rosenkranz en a déjà donné un passage écourté dans sa Vie de Hegel ; nous le donnons ici tout entier :


« Je vous ai envoyé mes Fragmens, c’est-à-dire la Préface, qui seule est lisible, et sur laquelle seule je sollicite et j’attends votre opinion motivée. C’est un compte-rendu de mes essais en philosophie de 1815 à 1819. Descendez un peu des hauteurs et donnez-moi la main. Il y a quatre points dans ce petit écrit : 1° la méthode ; 2° l’application à la conscience, ou la psychologie ; 3° le passage de la psychologie à l’ontologie ; 4° quelques tentatives d’un système historique. Laissez tomber de votre bonne tête quelque chose sur ces quatre points. Soyez d’autant plus impitoyable que, déterminé à être utile à mon pays, je me permettrai toujours de modifier sur les besoins de l’état, tel quel, de ce pauvre pays, les décisions de mes maîtres d’Allemagne. Je l’ai dit fortement à notre excellent ami Schelling, et je crois l’avoir écrit aussi au docteur Gans[16] ; il ne s’agit pas de créer ici en serre chaude un intérêt artificiel pour des spéculations étrangères ; il s’agit d’implanter dans les entrailles du pays des germes féconds qui s’y développent naturellement et d’après les vertus primitives du sol ; il s’agit d’imprimer à la France un mouvement français qui aille ensuite de lui-même. Nulle considération ne me fera abandonner cette ligne de conduite. Par conséquent, de là-haut, nos amis peuvent être avec moi d’autant plus sévères qu’ils ne doivent pas craindre de m’entraîner ici-bas dans des démarches mal calculées. Je mesurerai la force du vent sur celle du pauvre agneau ; mais, quant à moi, qui ne suis pas un agneau, je prie le vent de souffler dans toute sa force. Je me sens le dos assez ferme pour le supporter ; je ne demande grâce que pour la France. Hegel, dites-moi la vérité, puis j’en passerai à mon pays ce qu’il en pourra comprendre. »


Dans la lettre suivante de Hegel, qui ne répond pas trop à ce qui précède, nous remarquerons son jugement sur Descartes, jugement inspiré par une sincère admiration, avec quelque retour sur lui-même : « C’est un beau présent que vous m’avez fait de votre édition complète de Descartes ; la naïvité (sic) de sa marche et de son exposition est admirable ; on peut regretter de n’être pas doué de la puissance à forcer les hommes à recevoir l’initiative de la philosophie par les études de ces traités si simples et si clairs. »

Cousin lui avait envoyé son troisième volume de Platon, précédé d’une dédicace à Hegel, dans laquelle il craignait d’avoir fait une allusion un peu trop vive à la police de Berlin. Hegel lui répond spirituellement que, « pour l’omniscience de cette police, Platon est un coin obscur dans lequel, probablement, elle n’a pas pénétré. » Nous rapprocherons de ce passage ce qu’il dit, dans la lettre suivante, des mérites de la traduction de Platon : « Mon cours pour l’histoire de la philosophie m’a conduit à consulter votre traduction et de regarder de plus près plusieurs morceaux ; c’est un modèle de traduction d’après mon sens : vous avez conservé la précision, la clarté, l’aménité originale, et on la lit comme un original français ; vous êtes maître de votre langue ; il se retrouve de même dans vos argumens la même originalité et force de tours de phrase. Dans quelques-uns de ces articles, je ne serais peut-être pas tout à fait de votre avis sur le mérite que vous attribuez à votre protégé Platon, — voir par exemple l’argument d’Euthydème ; — j’ajoute cela parce que vous voulez de ma critique, et je trouve très naturel que, n’étant pas satisfait de ce que vous avez trouvé dans un tel dialogue, vous y suppléez en donnant à attendre (sic) au moins où cela aurait pu être conduit. » Dans la même lettre, et en post-scriptum, il ajoute sur le même sujet : « Dans ce moment, il m’arrive un cahier du Lycée, je vois que je le dois à vous par un article dont vous êtes l’auteur ; je l’ai parcouru avec plaisir. Au reste, Kant tant au-dessous de Platon ! Les modernes au-dessous des anciens ! Sous beaucoup de rapports, sans doute ; mais pour la profondeur et l’étendue des principes, nous sommes en général sur une ligne plus élevée[17]. »

Voici enfin la grande année 1828 marquée par le triomphe du parti libéral en France. Nous voyons, par les lettres de Hegel, combien ce succès eut de retentissement en Europe, et quelle attente anxieuse l’avait précédé. « Mais comment ça va de votre travail et de votre assiduité ? Je n’ai rien appris de vous pendant tout l’hiver ; mais je me suis toujours figuré que vous ne vous êtes pas enfoui dans la solitude projetée au voisinage des vagues de la mer, et que vous avez préféré à leur brut rugissement d’être près de la musique du tocsin de l’énergie libérale dont Paris, toute la France et l’Europe retentissent. Je vous vois poussant de votre côté et rayonnant de satisfaction des victoires dont chaque jour de poste nous annonce une nouvelle ; je partage particulièrement avec vous la satisfaction de voir un professeur de philosophie à la tête de cette chambre dont la composition a si furieusement trompé les calculs des gens en place ; mais il reste encore beaucoup à faire, avant tout de rétablir vos cours. »

La rentrée de Victor Cousin à la Sorbonne fut, en effet, un des premiers actes de réparation obtenus par la victoire libérale. Les lettres de Cousin nous donnent quelques détails sur cet épisode intéressant de sa carrière. Après avoir parlé de la situation politique en général, et avoir caractérisé le ministère Martignac comme « un ministère de transition, » il disait :


« Je viens à moi. J’ai pris mon parti. Non, je ne veux pas entrer dans les affaires : ma carrière est la philosophie, l’enseignement, l’instruction publique. Je l’ai déclaré une fois pour toutes à mes amis, et je soutiendrai ma résolution. J’ai commencé dans mon pays un mouvement philosophique qui n’est pas sans importance ; j’y veux, avec le temps, attacher mon nom : voilà toute mon ambition ; j’ai celle-là ; je n’en ai pas d’autre. Je désire avec le temps affermir, élargir, améliorer ma situation dans l’instruction publique, mais seulement dans l’instruction publique. Qu’en dites-vous, Hegel ? En conséquence, je n’ai demandé à la nouvelle administration que ma réintégration dans ma chaire, mais avec un titre plus solide que celui de professeur suppléant. Pour rien au monde je n’eusse souffert que M. Royer-Collard donnât sa démission : son nom sur l’affiche de la faculté est pour la faculté un honneur et une force que je n’eusse jamais consenti à lui ôter. Voilà comment je ne suis ni suppléant, ni titulaire, mais adjoint, ce qui est miteux que l’un et moins que l’autre, et une caution d’indépendance et d’inamovibilité… Je recommence mes cours le 15 avril ; dans quelques jours je reparaîtrai sur mon ancien champ de bataille et ferai ma rentrée par des considérations générales sur l’histoire de la philosophie comme introduction. C’est maintenant que j’ai grand besoin de vos conseils. »


Le cours fini, Victor Cousin écrit à Hegel pour lui en raconter le succès et les péripéties : « Mes leçons viennent de finir, dit-il, et je m’empresse de vous écrire, mon très cher Hegel.. Entre nous, elles ont eu un peu de succès ; on leur a fait l’honneur de les sténographier, et elles ont couru le monde. Sont-elles venues jusqu’à Berlin et jusqu’à vous ? Dans le doute, je vous envoie un exemplaire complet, à la condition qu’il vous plaira, seigneur, d’en dire votre avis. Ce n’est qu’un début, une affiche, une introduction à mon enseignement ultérieur sur l’histoire de la philosophie. Il s’agissait de reprendre position, et pour cela, il ne fallait pas trop effaroucher le public. En somme, le résultat a été pour moi : j’ai eu jusqu’au dernier jour un immense auditoire ; j’ai provoqué des discussions animées et donné une certaine impulsion aux études philosophiques. Trois mille exemplaires de mes leçons ont été vendus. Voici maintenant le revers de la médaille. Il y a eu une vraie insurrection de tout le monde matérialiste. Les vieux débris de l’école de Condillac se sont soulevés en reconnaissant leur ancien adversaire. Faute de bonnes raisons, les accusations et les injures ne m’ont pas manqué. Mais je ne suis pas homme à me troubler beaucoup de tout cela. D’un autre côté, la théologie m’a fort surveillé ; et elle me regarde d’un œil inquiet. Elle ne me tient pas pour un ennemi, mais pour un suspect. J’ai tâché de ne lui fournir aucun prétexte[18] : mais la suprématie de la raison et de la philosophie ! Enfin l’autorité, tout occupée d’elle-même et de la chambre, n’a pas pris garde à moi, ni en bien ni en mal ; et c’est précisément le seul succès que j’ambitionne auprès d’elle. »

Cet envoi des Leçons de 1828 occasionna quelque refroidissement, et quelque interruption de rapports entre les deux amis. Hegel fut-il froissé de voir que Cousin s’était inspiré de sa philosophie sans l’avoir nommé et sans lui en avoir renvoyé l’honneur ? On lui attribue ce mot, à propos du cours de Cousin : « Il y a mis sa sauce, mais il m’a pris les poissons[19]. » Si ce sentiment a traversé un instant son âme, il ne fut pas durable ; car ce fut lui-même qui reprit la correspondance au commencement de 1830, dans une lettre des plus amicales, où il faisait allusion à ses griefs avec beaucoup de discrétion et de délicatesse, mais sous une forme des plus entortillées :


« La raison principale de ne pas vous avoir écrit quelques lignes de lettre, c’était la bonne volonté de vous adresser une grosse épître devant le public, c’est-à-dire : il était arrêté et même publiquement annoncé que je ferais dans notre journal critique une analyse de vos deux tomes de Fragmens en outre de vos cours. Je croyais devoir à vos travaux un remercîment motivé et public ; mais il était écrit dans le ciel que je ne devais pas exécuter ni les résolutions de ma volonté, ni les engagemens solennels. J’avoue que je n’étais pas libre d’un sentiment qui, a gêné ma promptitude de me mettre à la besogne. J’ai bien conçu votre position devant le public français ; mais je n’ai pas vu la nécessité d’entrer dans des rapports historiques ; voilà, pour en parler en passant, aussi la raison que je n’ai pu être mécontent par rapport à ce que j’ai travaillé dans la philosophie ; car lorsqu’il m’a paru superflu que vous parliez du tour que la philosophie ait pris chez nous en général, il me devait paraître encore moins nécessaire de vous étendre à une époque plus avancée… J’aurais dû dire que la philosophie de Schelling dont vous faites mention embrassait dans ses principes beaucoup plus que vous lui attribuez, et que vous-même deviez bien savoir cela. Je n’aurais pu blâmer votre silence ; mais j’étais dans l’embarras de noter un air de réticence. »


En d’autres termes, Hegel eût mieux aimé que Cousin ne parlât pas du tout de la philosophie allemande que de la limiter, comme il le fait, à la philosophie de la nature, c’est-à-dire de passer sous silence la moitié de la philosophie de Schelling et celle de Hegel tout entière. Le grief est fondé ; mais ici il faut dire que Cousin n’a jamais bien démêlé ce qui distinguait Hegel de Schelling, et qu’il les a toujours tous deux enveloppés sous la dénomination commune de « philosophes de la nature ; » ce qui est une erreur d’interprétation, non de conduite ; et Hegel lui-même ne paraît ici rien dire de plus. Quoi qu’il en soit, les relations amicales ont continué jusqu’à la mort de Hegel. Après 1830, Cousin, devenu conseiller de l’Université, fit un dernier voyage, mais cette fois officiel, en Allemagne ; il retourna à Berlin, et il revit encore Hegel et sa famille ; et, de retour à Paris, il lui écrit toujours sur le même ton d’affectueuse cordialité :

« Me voici, mon cher ami. Causons un moment comme si nous étions encore couchés l’un et l’autre sur votre sofa, à trois cents lieues des importuns et des affaires… Pour la carrière politique, je vous répète que je n’y veux pas entrer. La députation elle-même me tente assez peu, et je reste fidèle à la philosophie. Ma place au conseil de l’instruction publique m’est agréable par les services qu’elle me permet de rendre à la philosophie ; .. le jour où je n’aurais plus cette utile influence sur les études philosophiques, ce jour-là je me retirerais. Mettez-vous bien dans l’esprit, cher Hegel, que toute mon âme est toujours à la philosophie. C’est là le fond du poème de ma pauvre vie ; comme je vous le disais, la politique n’en remplit que les épisodes. » Telle est la fin de la correspondance, sauf un billet sans importance pour envoi de livres. Hegel ne répondit plus. Enfin, le 31 décembre 1831, une lettre du docteur Gans annonçait à M. Cousin la mort de son illustre ami. « Cher monsieur, j’étais sur le point de vous écrire lorsque j’ai reçu votre lettre. La nouvelle de la mort de notre cher et illustre ami nous a frappés, comme elle doit vous avoir étonné ! car elle est venue subitement, sans que beaucoup de ses amis sussent qu’il était tombé malade. Hegel a été malade à peu près deux jours. Il est tombé malade lundi 13 novembre, à cinq heures d’après-midi. Les deux médecins qui le traitaient ont répondu qu’il était mort du choléra ; mais c’est bien incertain, les symptômes qui accompagnent ordinairement cette maladie ayant tous manqué. Il est mort tranquillement, on peut même dire philosophiquement, travaillé et usé par une vie donnée tout à fait à des pensées qui vivront longtemps de toute la force de son esprit. Ses ennemis mêmes ont avoué que l’université de Berlin avait fait la plus grande perte qu’elle pût faire… Le nécrologue que j’ai fait de M. Hegel a été travaillé par les censeurs de la gazette d’état : je ne le reconnais plus moi-même. J’avais parlé de vous et de votre liaison ; tout a été rayé, et il n’est resté de tout ce que j’avais dit que votre nom, ajouté à d’autres qui n’ont jamais vu et connu M. Hegel : voilà comment on est imprimé dans ce pays. »


Après avoir résumé, à l’aide des pièces précédentes, l’histoire des relations personnelles de Cousin et du grand philosophe berlinois, nous sommes en mesure d’aborder directement l’étude de l’ouvrage où l’influence hégélienne s’est fait le plus profondément sentir.


III

Le cours de 1828 a été, comme on le sait, un événement dans l’histoire libérale de la France. On a si souvent rappelé le souvenir des trois grands professeurs, Guizot, Cousin, Villemain, qu’il est inutile d’y insister de nouveau. Signalons seulement le caractère de ce cours. Nommé à l’improviste à la fin de mars 1828, Cousin dut monter dans sa chaire le 15 avril, afin de ne pas laisser périmer son titre et son droit. Il n’eut devant lui que deux ou trois mois d’enseignement : point de temps pour commencer des études nouvelles. Il dut improviser un cours. Avec quoi ? Avec les idées générales qu’il remuait dans sa tête depuis plusieurs années et que son séjour à Berlin en 1824, les conversations d’Hegel en 1827 avaient ravivées et fécondées. Cela explique à la fois ce qu’il y a de brillant et d’enflammé dans le cours de 1828, et aussi ce qu’il peut y avoir de vague, d’arbitraire, de risqué dans des conceptions qui ressemblent plus quelquefois à des fusées de conversations qu’à des théories profondément mûries.

Arrivons à l’œuvre elle-même. Elle se compose de deux parties. Les six premières leçons contiennent une métaphysique ; les sept dernières une philosophie de l’histoire. La métaphysique de 1828 est celle que nous avons déjà plusieurs fois exposée et résumée. Nous en signalerons seulement les parties nouvelles et nous nous attacherons seulement à y démêler l’influence hégélienne. Voici les points les plus importans : 1° l’idée même de la philosophie ; 2° les rapports de la philosophie et de la religion ; 3° la réduction de toutes les idées de la raison ; 4° la théorie de la raison impersonnelle et de l’intelligence divine ; 5° la théorie de la création.

Sur l’objet même de la philosophie, Cousin adopte et expose la doctrine de Hegel ; c’est que la philosophie est en quelque sorte, selon l’expression d’Aristote, la pensée de la pensée : elle est la pensée qui se prend elle-même pour objet. « Les idées, dit Victor Cousin, sont la pensée sous sa forme naturelle ; .. elles ont cela de propre d’avoir un sens immédiat pour la pensée et de n’avoir besoin pour être comprises d’autre chose que d’elles-mêmes. Leur caractère est d’être la forme adéquate de la pensée, c’est-à-dire la pensée elle-même se comprenant et se connaissant. Or la pensée ne se comprend qu’avec elle-même. Ce n’était qu’elle encore qu’elle comprenait dans les sphères inférieures que nous avons parcourues (industrie, science, art, législation, religion) ; mais elle s’y comprenait mal parce qu’elle s’y apercevait sous une forme plus ou moins infidèle ; elle ne se comprend bien qu’en se ressaisissant elle-même, en se prenant elle-même pour objet. Arrivée là, elle est arrivée à la limite ; elle ne peut se dépasser elle-même, car avec quoi se dépasserait-elle ? Ce ne pourrait être encore qu’avec la pensée. La philosophie dégage la pensée de toute forme extérieure ; elle est l’identité du sujet de la pensée et de son objet, l’identité absolue de la pensée se prenant elle-même pour terme de son action… La philosophie est l’élément interne, l’élément abstrait, l’élément idéal, l’élément réfléchi, la conscience la plus vive et la plus haute d’une époque. »

Cette haute idée de la philosophie nous fait pressentir ce que sera pour Cousin la théorie de la religion. Si la pensée ne peut se dépasser elle-même, au-delà de la pensée il n’y a rien : la foi sera un degré de la pensée, mais un simple degré, et la philosophie sera supérieure à la religion. Déjà, dans plusieurs des cours précédens, Cousin avait plusieurs fois invoqué les dogmes chrétiens comme des symboles qui expriment des vérités métaphysiques ; mais ce n’étaient là que des rapprochemens accidentels. Ici il élève ces rapprochemens à la hauteur d’une théorie. « La philosophie et la religion ont le même objet ; seulement, ce que la religion exprime sous forme de symboles, la philosophie l’éclaircit et le traduit en pensées, en vérités pures et rationnelles. Le christianisme est la philosophie des masses : la philosophie est la lumière des lumières, l’autorité des autorités. — Ceux qui veulent imposer à la philosophie ou à la pensée une autorité supérieure ne songent pas que, de deux choses l’une : ou la pensée ne comprend pas cette autorité, et alors elle est pour elle comme si elle n’était pas ; ou elle la comprend, elle s’en fait une idée, elle l’accepte à ce titre, et alors c’est elle-même qu’elle prend pour mesure et pour règle, pour autorité dernière… Sœur de la religion, elle puise dans un commerce intime avec elle des inspirations puissantes ; elle met à profit ses saintes images et ses grands enseignemens, mais elle convertit ces vérités dans sa propre substance ; elle ne détruit pas la foi ; elle l’éclaire et la féconde, et l’élève doucement du demi-jour du symbole à la pleine lumière de la pensée pure… La philosophie est patiente ; elle sait comment les choses se sont passées dans les générations antérieures. Heureuse de voir les masses, le peuple, c’est-à-dire à peu près le genre humain tout entier entre les bras du christianisme, elle se contente de lui tendre doucement la main et de l’aider à s’élever plus haut encore. » Cette manière d’entendre les rapports de la philosophie et de la religion est évidemment hégélienne. Elle vient sans doute primitivement de Kant et de son traité : de la Religion dans les limites de la raison. Mais c’est Hegel qui a fait de cette méthode l’emploi le plus large et le plus systématique. Il a même réussi pendant quelque temps à constituer une sorte de religion d’état qui, tout en acceptant le symbole quant à la lettre, en interprétait le sens d’une manière toute philosophique. Ce mariage de raison dura jusqu’au moment où le docteur Strauss eut déchiré tous les voiles et rendu toute équivoque impossible. Si fragile que fût cet accord passager de la religion et de la philosophie, il était encore plus facile dans un pays protestant que dans un pays catholique, le dogme protestant se prêtant à une latitude d’interprétation que le catholicisme ne souffre pas. De là naquirent, en effet, plus tard entre Cousin et l’église beaucoup de difficultés.

En métaphysique pure, nous reconnaissons encore l’influence hégélienne dans l’application que fait Cousin d’une sorte de méthode trichotomique à l’analyse de la raison. Il y trouve, comme on sait, trois élémens essentiels, trois idées fondamentales : l’infini, le fini et le rapport du fini à l’infini. L’infini représente la thèse en ce que Hegel appelle l’état immédiat ; le fini représente l’antithèse ou l’état médiat ; et le rapport représente la synthèse, le moyen terme, le principe de conciliation. Cousin ne va pas jusqu’à enseigner la doctrine de l’identité des opposés ; il est probable que cette doctrine, dont il est impossible qu’il n’ait pas entendu parler, lui avait paru absurde et équivoque, il ne se sentait pas assez fort pour la défendre. Mais ce principe de la triplicité dans l’unité, qu’il rapproche de la trinité chrétienne, est certainement d’origine hégélienne. Ce qu’il y a de plus important à signaler, ce nous semble, dans les doctrines de 1828, c’est la théorie de la raison impersonnelle et celle de l’intelligence divine. Suivant lui, comme on sait, la raison qui fait son apparition en nous n’est qu’un fragment de la raison universelle et absolue : c’est pourquoi il l’appelle raison impersonnelle. Pour bien comprendre le sens de cette théorie célèbre, il faut la rapprocher de la polémique qui avait fait tant de bruit sous la restauration contre le principe de la raison individuelle. Lamennais soutenait que si l’individu est seul juge, juge absolu, il n’y a plus de critérium, l’unité intellectuelle de la société est brisée et c’est l’anarchie dans le monde de la pensée comme dans le monde politique. De là la nécessité d’une autorité extérieure qui fît loi. Pour échapper à cette conséquence, il fallait montrer que l’appel à la raison n’est pas l’appel à l’individu, qu’il y a quelque chose de commun entre tous les individus qui est la raison, que c’est cette autorité commune qui est juge suprême, que si on fait appel aux individus, c’est que tous possèdent cette raison commune, et que le droit d’examen est précisément l’appel à la raison commune. Sans raison impersonnelle, comment expliquer la société des esprits ? Et que serait une société des esprits qui ne reposerait que sur une autorité extérieure ? Cette autorité elle-même, comment la reconnaître d’ailleurs, si ce n’est au moyen de cette raison même que l’on commence par récuser ? Telle est l’importance historique de la théorie de la raison impersonnelle, qui était aussi le principe de l’éclectisme : car s’il y a une raison commune entre tous les hommes, il y en a une aussi entre les philosophes ; les divers systèmes ne doivent être que les diverses expressions de cette raison ; tous doivent être vrais à quelque degré ; et la critique n’a d’autre fonction que de chercher ce qu’il y a de commun dans tous les systèmes.

La doctrine de la raison impersonnelle n’était pas une nouveauté dans la philosophie de Cousin : nous l’avons déjà rencontrée dans les leçons de 1818 et de 1820 ; l’expression seule d’impersonnelle était nouvelle. Il n’en est pas de même de la théorie de l’intelligence divine. Suivant Cousin, les trois idées fondamentales qui sont le fond de la raison humaine sont aussi le fond de la raison absolue, puisque la raison humaine n’est que la raison absolue faisant son apparition dans l’homme. Or, cette raison absolue, par cela seul qu’elle possède ces trois idées, est une intelligence, et une intelligence n’est telle qu’en tant qu’elle est accompagnée de conscience. « L’intelligence sans conscience, c’est la possibilité abstraite de l’intelligence, non l’intelligence en acte. » Il est impossible de connaître sans se connaître. Mais « la conscience implique la diversité et la différence. » Il faut donc mettre la diversité en Dieu, c’est-à-dire le fini. C’est pourquoi l’intelligence divine comprend l’infini et le fini et aussi leurs rapports. Elle est une triplicité qui se résout en unité et une unité qui se développe en triplicité. Quelle est cette théorie ? « Pas autre chose que le fond même du christianisme. Le Dieu des chrétiens est triple et un tout ensemble, et les accusations qu’on élèverait contre la doctrine que j’enseigne doivent remonter jusqu’à la trinité chrétienne. »

Sans insister sur ce dernier rapprochement, remarquons un important changement de doctrine par rapport aux cours de 1818-1820. En effet, Schelling, dans sa première philosophie, que l’on a appelée tantôt é philosophie de la nature, » tantôt « système de l’identité, » ne voyait dans l’absolu que l’identité du sujet et de l’objet, le point indivisible où les deux termes s’unissent et se confondent. Il n’y avait donc rien à en dire ; et, pour déterminer cet absolu, il fallait considérer soit la nature, soit l’esprit ; l’absolu ne se manifestait que dans ses formes, on ne l’atteignait en lui-même que par une sorte d’intuition intellectuelle, voisine de l’extase alexandrine. Aussi voyons-nous dans Schelling une philosophie de la nature et une philosophie de l’esprit ; mais de l’absolu pris en soi il ne disait rien. C’est cette doctrine que Victor Cousin avait adoptée et exposée en 1818 et en 1820. Pour Hegel, au contraire, avant la philosophie de la nature, avant la philosophie de l’esprit, il y avait une science première qui concernait la pensée en soi : cette science est la logique. La pensée en soi n’est pas vide ; elle est riche de déterminations, et ce sont les déterminations idéales des choses. Sans doute ces déterminations sont bien abstraites : ce sont la quantité, la qualité, la mesure, la différence, etc. ; mais enfin ce sont les conditions éternelles de la pensée. Hegel n’admettait donc pas l’unité pure des alexandrins et de Schelling ; c’était pour lui la plus pauvre des idées ; il n’admettait qu’une pensée en mouvement. Il est vrai que Hegel n’a jamais dit, comme le fait Cousin en 1828, que l’absolu fût une intelligence et que cette intelligence eût conscience d’elle-même. Mais n’est-ce pas une question de mots ? Qu’est-ce, en définitive, que ce qu’il appelle la « notion » dont les trois termes sont le concept, le jugement et le syllogisme, si ce n’est pas l’intelligence en soi dans son essence pure ? Qu’est-ce que la notion absolue qu’il appelle idée, et dont le dernier terme est « l’idée de l’idée, » si ce n’est la conscience pure ? Qu’est-ce tout cela, si ce n’est le monde des idées de Platon, quelque chose d’analogue au Λόγος platonicien ?

En attribuant à la raison absolue les trois momens qui constituent toute raison, en essayant de déterminer la nature de la vie divine, tandis qu’en 1818, il avait affirmé qu’on ne peut dire de Dieu qu’une chose, c’est « qu’il est, » en substituant au principe de l’indifférence absolue celui de la pensée vivante, de la pensée en mouvement, Cousin donc, à ce qu’il nous semble, passait de Schelling à Hegel par un véritable progrès. Sans doute il ne s’en tenait pas au langage sec et aride de la Logique, il empruntait les couleurs de Platon et de Malebranche. C’est que Cousin a toujours été et restera toujours un platonicien : c’est là l’unité de sa philosophie, mais c’est Platon traduisant Hegel dans la langue de l’imagination et de l’enthousiasme. Ce qui est certain, par cette théorie de la vie intellectuelle en Dieu, Cousin modifiait déjà instinctivement le panthéisme primitif dans un sens plus ou moins théiste. Il était alors sur ce sommet où sont parvenus tous les grands philosophes, et qui est une sorte de terrain neutre où se rencontrent le théisme et le panthéisme sans qu’on puisse délimiter clairement leurs frontières. Lorsque les panthéistes, pour donner quelque vie à leur absolu, lui accordent l’essence pure de la personnalité et de la sainteté, et lorsque les théistes, d’autre part, pour échapper aux platitudes de l’anthropomorphisme, exaltent l’infinitude et l’unité absolue de l’être divin, lorsqu’ils disent, comme Platon, non-seulement que Dieu est bon, mais qu’il est le bien, avec Bossuet et avec l’Écriture, non-seulement qu’il est intelligent, mais qu’il est la vérité même : Ego sum veritas, n’y a-t-il pas là un fond commun aux deux doctrines, un acheminement réciproque de l’une vers l’autre ?

Cependant, à l’époque où nous en sommes, en 1848, Cousin était loin d’avoir renoncé au panthéisme, comme on le voit par sa théorie de la création, qui a été une des parties les plus attaquées de sa philosophie, et qui en est en même temps un des points les plus intéressans et les plus originaux. Cette théorie, il ne la tient pas de Hegel, elle lui appartient en propre. Tout au plus pourrait-on la rapprocher de la dernière philosophie de Schelling. Le point de vue original, dans cette théorie, est la comparaison établie par Cousin entre la création ex nihilo et l’acte libre. C’est qu’en effet l’acte volontaire lui-même est une sorte de création ex nihilo. Qui dit acte libre dit, comme l’a remarqué Kant, puissance de commencer le mouvement, ou de produire un mouvement qui ne dérive de rien d’antérieur, qui n’est la transformation d’aucun autre, qui, par conséquent, ne vient de rien, qui n’a pas de matière autre que la cause même qui le fait apparaître à l’existence : la liberté consiste donc précisément à produire quelque chose de nouveau non compris dans les événemens précédens. Cette assimilation de l’acte créateur et de l’acte libre était une vue profonde et vraie. — Reste à savoir cependant si la puissance créatrice peut aller jusqu’à produire un acte qui se détache d’elle-même et devienne à son tour une puissance productrice et libre ayant conscience d’elle-même ; autrement la doctrine de la création aura beau avoir son type et son exemple dans l’acte libre de la créature, elle n’en serait pas moins une doctrine panthéistique : si le monde est par rapport à Dieu ce que mes actes sont à ma volonté, le monde ne sera toujours que la modification de Dieu, le phénomène de Dieu ; car mes actes ne sont que mes phénomènes, et la volonté sans les actes n’est qu’une puissance nue. A la vérité, Cousin fait bien remarquer que l’âme ne s’épuise pas dans ses actes ; elle leur est donc supérieure, et elle est transcendante par rapport à eux ; mais elle n’est rien sans eux, et ils n’ont par eux-mêmes aucune existence propre. Enfin, après avoir assimilé la création à l’acte libre, Cousin, oubliant cette comparaison, disait : « La création n’est pas seulement possible, mais elle est nécessaire… Dieu, s’il est une cause, peut créer, et, s’il est une cause absolue, il ne peut pas ne pas créer… Dieu est une force créatrice absolue qui ne peut pas ne pas passer à l’acte. » Cette théorie de la création nécessaire, malgré le point de vue hautement spiritualiste dont elle partait, n’en a pas moins été une des plus combattues par la polémique religieuse, une de celles qui a paru la plus entachée de panthéisme.

Si nous passons à la seconde partie du cours, à la philosophie de l’histoire, nous y remarquerons les points suivans, dont la développement nous entraînerait trop loin et qui sont d’ailleurs passablement connus : la théorie de l’histoire en général ramenée à l’évolution des idées ; — la théorie des grandes époques de l’histoire (Orient, Grèce, temps modernes), chacune de ces grandes périodes résumant une idée, l’Orient l’idée de l’infini, la Grèce l’idée du fini, le monde moderne ou chrétien l’union intime de l’infini et du fini ; — la théorie des peuples ; — la théorie des grands hommes, chaque peuple, chaque grand homme étant l’expression d’une idée et toutes les grandes luttes de l’histoire n’étant que le triomphe d’une pensée plus avancée sur une pensée épuisée et finie : d’où la célèbre apologie de la victoire et du succès. En résumé, la philosophie de l’histoire contenue dans les leçons de 1828 se réduisait à une sorte d’optimisme fataliste, emprunté à Hegel et qui pouvait être trop facilement interprété en une apologie de la force.

Mais, sans méconnaître la valeur des objections qui ont été faites et peuvent l’être encore contre cette doctrine, tenons compte cependant du milieu historique d’où elle est sortie. C’était la première fois, dans le développement des siècles, que l’on avait été amené à remarquer l’influence de la pensée sur les événemens de l’histoire. De là à affirmer que cette influence était irrésistible et que tout événement est le résultat légitime de la victoire d’une idée, il y avait une pente naturelle. Aussi remarque-t-on à cette époque, en histoire, un courant fataliste chez les grands historiens de la révolution ; MM. Thiers et Mignet avaient été accusés aussi d’une tendance de genre. Déjà auparavant une accusation semblable avait été dirigée contre M. de Barante pour la doctrine exposée par lui dans son Tableau de la littérature du XVIIIe siècle. Il est certain que la révolution française avait produit sur les imaginations une impression analogue à celle du fatum antique, tant les événemens avaient paru au-dessus des forces des hommes, et ceux-ci emportés sans savoir où comme par une espèce de trombe insurmontable. Joseph de Maistre, en appelant ce fatum la Providence ou même le démon, n’avait fait qu’exprimer une pensée semblable. Indépendamment de l’influence exercée sur l’imagination par le spectacle de la révolution et des progrès qui, depuis la révolution, avaient si vivement frappé les esprits, l’idée d’une marche de l’humanité vers un but, l’idée même d’une philosophie de l’histoire impliquait des lois, un ordre, une direction dans l’évolution sociale, qui, pour peu qu’on exagérât, devait conduire au fatalisme et, par là, à l’apologie du succès. Par exemple, la doctrine du progrès ne suppose-t-elle pas que l’idée meilleure triomphe de l’idée moins bonne ? N’entend-on pas tous les jours condamner une certaine politique en disant qu’elle est la politique du passé, qu’elle est une cause épuisée, finie, perdue ? L’école démocratique ne se faisait pas faute d’admettre cette philosophie du progrès ; elle l’appliquait à l’histoire de France, et donnait raison dans le passé même à la royauté parce qu’elle avait triomphé : on l’appliquait aussi à Napoléon. L’événement du 2 décembre a changé sur ce point la doctrine des démocrates : on commença à trouver que la raison pouvait bien n’avoir pas toujours raison. La protestation contre cet excès d’optimisme en histoire se manifesta ici même, dans cette Revue, avec beaucoup d’éclat, dans un article mémorable sur la Philosophie de l’histoire de France[20]. Plus tard, la réaction alla plus loin encore, on alla jusqu’à mettre en question la théorie du progrès. Mais un nouvel ordre d’idées vint rendre à la théorie de Cousin une importance inattendue, en lui apportant l’appui et l’autorité de la science : c’est l’apparition de la doctrine évolutionniste et transformiste. Cette doctrine repose, en effet, sur un principe fondamental, fort analogue au principe de Cousin et de Hegel, à savoir le principe de la survivance des plus aptes, c’est-à-dire des plus avantagés. Cette théorie est elle-même, sous une autre forme, l’apologie de la victoire, de même que la thèse du combat pour la vie est aussi l’apologie de la guerre, au moins dans le passé.

Pour H. Spencer, comme pour Cousin, le plus puissant instrument de progrès a été la guerre, et le critérium du plus méritant, c’est la victoire. Seulement, dans Cousin et dans Hegel, l’évolution est interne et idéale ; le principe moteur est dans la pensée, qui n’est autre que Dieu lui-même ; tandis que, dans Spencer et Darwin, c’est simplement le conflit des forces matérielles d’où résulte le succès du plus fort. Dans la doctrine de Hegel, c’est la raison qui fonde la force ; dans la doctrine de M. Spencer, c’est purement et simplement le droit du plus fort qui assure la victoire. Seulement, quand il s’agit des hommes, M. Spencer fait entrer dans l’idée de supériorité celle des mérites intellectuels et moraux, ce qui rapproche les deux doctrines ; et réciproquement la doctrine de Hegel, entendue dans la pratique, se traduit facilement en un droit de conquête matériel et brutal. La mission de la divine Providence sert alors de prétexte à la violation de tous les droits. La doctrine de l’apologie de la victoire devient alors une sorte d’offense au patriotisme. Cela était vrai même en 1828. Cousin tourna la difficulté à l’aide d’un paradoxe célèbre, à savoir qu’il n’y avait eu à Waterloo ni vainqueurs ni vaincus, et que, ce qui avait triomphé, c’était la civilisation européenne et la charte. La monarchie paternelle et la monarchie militaire s’étaient brisées l’une contre l’autre, et de leur choc était sorti le code de la société nouvelle, la monarchie constitutionnelle, qui, victorieuse en France, devait se répandre ensuite dans toutes les parties de l’Europe. Aurions-nous aujourd’hui le droit d’invoquer le même genre de consolation ? Il serait trop délicat de discuter cette question. L’avenir seul peut nous dire si la liberté démocratique est la compensation suffisante d’une éclipse momentanée et le gage d’une résurrection future.

Le cours de 1828 a été le point culminant et le point final du développement de la philosophie théorique de Victor Cousin. L’histoire de la philosophie, à partir de cette époque, occupa tous ses efforts. S’il revint plus tard à la philosophie elle-même, ce fut pour refondre, remanier, corriger ses premières doctrines, dans un sens que nous indiquerons bientôt. Ce fut aussi pour travailler et faire travailler ses élèves à l’histoire de la philosophie. Mais avant d’exposer cette dernière phase de ses études, nous devons considérer à part une œuvre des plus importantes dans sa carrière, et qui va nous le présenter à un autre point de vue, à savoir l’organisation de l’enseignement philosophique en France.


PAUL JANET.

  1. Voyez la Revue du 1er et du 15 janvier.
  2. Voir les articles d’Augustin Thierry et de Kératry, rapportés comme pièces justificatives dans la publication de M. Vacherot (Introduction aux leçons de 1820, p. 135). Voir aussi, en sens inverse, Maugras, Cours de philosophie morale, p. 259.
  3. Voir cet article cité par Damiron dans l’Essai sur la philosophie du XIXe siècle, tome II, p. 176.
  4. « N’est-ce pas un fait, est-il dit dans cet Argument, que sous le jeu de nos facultés, et pour ainsi dire à travers la conscience claire et distincte de notre énergie personnelle, est la conscience sourde et confuse d’une force qui n’est pas la nôtre, mais à laquelle la nôtre est attachée ? .. Cette force antérieure, postérieure et supérieure à celle de l’homme, ne descend pas à des actes particuliers et, par conséquent, ne tombe ni dans le temps ni dans l’espace,.. cause invisible et absolue, substance, existence, liberté pure, Dieu. » Santa-Rosa, dans ses Lettres à Cousin, se refusait à cette doctrine et disait qu’il ne trouvait pas cette substance dans la conscience.
  5. Hegel’s Werke, t. III, p. 368.
  6. Cousin ne fut pas ministre après 1830 ; il ne le fut qu’en 1840, et Hegel était alors mort depuis huit années (1832).
  7. Hegel’s Werke, t. XVII, p. 600. Ces lettres sont très amusantes et nous reproduisent les impressions de Hegel, sur Paris. Nous n’avons dû en extraire que ce qui avait rapport à notre sujet.
  8. Plaisanterie sur la prononciation de Cousin, qui, à la manière française, ne faisait pas sentir l’aspiration dans Hegel, et mettait l’accent sur la dernière syllabe.
  9. Je suppose que c’était M. Andral, le gendre de Royer-Collard, et qui plus tard était encore le médecin de Cousin.
  10. Hegel dînant avec Thiers ! Quelle rencontre entre la spéculation et la pratique ! Et qui ne voudrait avoir plus de détails sur ce dîner, dont M. Mignet se souvient encore ?
  11. M. Karl Hegel, fils du philosophe et professeur d’histoire à l’université d’Erlangen, a bien voulu nous communiquer les lettres originales de Victor Cousin et nous en à laisser prendre copie. M. Barthélémy Saint-Hilaire nous a confié également les lettres de Hegel. Nous les prions ici l’un et l’autre de vouloir bien agréer tous nos remercîmens.
  12. Il veut dire que c’est Jacobi qui, le premier, a pensé à le faire appeler à Berlin.
  13. Il s’agit de la mort de Santa-Roaa, l’ami le plus cher de Cousin, celui pour lequel cette nature mâle et un peu dure s’était en quelque sorte attendrie, et qui a jeté un rayon de poésie sur sa jeunesse. Il était allé mourir en Grèce comme lord Byron. Voir, dans les Fragmens littéraires, l’article sur Santa-Rosa.
  14. Probablement Humboldt.
  15. Nous ne savons si cette promesse a été tenue. Le fait est qu’il n’est pas remonté dans sa chaire avant 1828.
  16. M. Ravaisson nous dit avoir lu, il y a quelques années, des lettres imprimées de Cousin au docteur Gans et à quelques hégéliens dans un recueil de pièces inédites ; seulement, il ne se souvient ni de la date de la publication, ni du nom de l’éditeur. Nous faisons chercher ces lettres, que nous, n’avons pas encore pu retrouver.
  17. Ce passage nous fait mesurer l’influence que Hegel exerçait sur Cousin. Cet article du Lycée fut réimprimé plus tard comme note à la traduction du Phèdre (tome VI) ; et le jugement qui mettait Kant au-dessous de Platon a disparu. Plus tard encore, réimprimé dans les Fragmens de philosophie, toute comparaison entre Kant et Platon a disparu.
  18. Cousin s’exagère ici sa prudence : car, il y a dans le cours de 1828, des phrases qu’on ne lui a jamais pardonnées, par exemple, lorsqu’il dit que la philosophie fait passer les âmes « du demi-jour de la foi chrétienne à la pleine lumière de la pensée pure. »
  19. Il s’agirait de savoir de quel ton et sous quelle forme cette parole a été prononcée, si toutefois elle l’a été ; car Roseokranz ne la rapporte pas dans son chapitre sur Hegel et Cousin. Il est possible que Hegel, qui était d’une nature bienveillante et élevée, eût dit au contraire : « Oui, c’est vrai ; il m’a pris les poissons, mais il y a mis sa sauce. » C’est-à-dire qu’en traduisant les logogriphes de Hegel en langage humain et intelligible, en les animant par l’éclat de la parole, en les faisant applaudir par mille auditeurs, en les répandant dans toute l’Europe, il a fait pour introduire dans le monde l’esprit de la philosophie hégélienne ce que n’aurait pu faire Hegel lui-même avec ses formules abracadabrantes. Que Cousin, d’ailleurs, ait méconnu même dans ce cours ce qu’il devait à l’Allemagne, c’est ce qui n’est pas exact, car il y disait : « Comme aujourd’hui la France ne croit pas sa gloire compromise pour demander des inspirations à la philosophie de l’Allemagne, de même, ce n’est pas une illusion patriotique qui me fait supposer que les plus illustres représentans de la philosophie de la nature s’intéressent aux progrès de la philosophie française, et que Munich et Berlin ne dédaignent plus Paris. » N’était-ce pas là une allusion évidente aux rapports qui l’unissaient à Schelling et à Hegel ? Que Cousin, d’ailleurs, qui affichait la prétention de réconcilier la philosophie allemande avec la philosophie expérimentale de l’Angleterre et de l’Ecosse, n’ait pas voulu se reconnaître comme un simple disciple de Hegel, et qu’il ait attribué à son éclectisme plus d’originalité qu’il n’en avait peut-être, c’est là un genre d’illusion, en supposant que ce soit une illusion, qui se rencontre chez tous les chefs d’école. Enfin il ne faut pas oublier que Cousin avait dédié son Proclus à Schelling et à Hegel, Amicis et Magistris, qu’il avait dédié à Hegel seul le troisième volume de la traduction de Platon. Plus tard encore, dans la préface de 1833, il a hautement et largement reconnu ce qu’il devait à l’un et à l’autre.
  20. 1er mars 1855. Cet article, bien connu, était d’Edgar Quinet.