Victor Duruy (Duc de Broglie)

La bibliothèque libre.
Victor Duruy (Duc de Broglie)
Revue des Deux Mondes4e période, tome 145 (p. 524-561).
VICTOR DURUY[1]


I

Le portrait de M. Duruy a été tracé, au lendemain même de sa mort, par des compagnons de sa jeunesse, dont l’amitié l’avait suivi dans toutes les phases de sa digne existence, et par des disciples de ses leçons entrés sous ses auspices dans la carrière où il était leur guide. Ils avaient accès dans son intimité, ils pouvaient reproduire au naturel les traits du modèle qu’ils avaient à peindre. En même temps que du mérite de ses écrits, dont ils étaient meilleurs juges que personne, ils pouvaient nous entretenir de la gravité douce de sa vie privée et du charme de son commerce. Appelé après MM. Jules Simon, La visse et Lemaître à remplir la même tâche, j’étais loin de l’aborder dans les mêmes conditions de compétence et de talent. N’ayant approché de M. Duruy que dans ses derniers jours, les seules de ses rares qualités qu’il m’eût été donné d’apprécier, c’était une sérénité aimable que n’avait assombrie aucune des tristesses de l’âge et de la retraite, un empressement plein de bonne grâce à oublier d’amers dissentimens, et à souffrir la contradiction même, sur des sujets où il aurait pu se croire en droit de ne pas laisser mettre en question son autorité.

C’est donc à des témoins plus autorisés que moi que je dois emprunter les détails intéressans qu’ils nous ont fait connaître sur les débuts de cette vie laborieuse. Rien de plus piquant que le tableau que nous a donné M. Ernest Lavisse de cette enfance passée dans le vieil établissement royal des Gobelins, où la famille de M. Duruy exerçait depuis sept générations une profession tenant de l’artiste autant que de l’ouvrier, propre par là à entretenir dans une condition modeste des goûts et des sentimens élevés. Le père ne songeait qu’à laisser sa situation à son fils quand on lui fit remarquer que le jeune apprenti, dans les rares momens de liberté qu’il pouvait se ménager entre deux bandes de tapisserie qu’on lui donnait à tisser, posait hâtivement son aiguille pour aller mettre son nez dans un livre. L’indication était claire : tous ses instincts appelaient une éducation plus littéraire. Mais le sacrifice à faire était lourd et dérangeait tous les calculs d’économie d’un intérieur dont les ressources pécuniaires étaient limitées. L’affection paternelle s’y décida pourtant et fut bientôt récompensée par les succès de l’enfant qui, dès ses premières années de collège, lui valurent la faveur d’une demi-bourse. L’établissement où il était placé, et qui est devenu aujourd’hui le collège Rollin, était dirigé par un ecclésiastique éclairé, l’abbé Nicolle, dont le nom est resté, je crois, justement honoré dans l’Université. C’était donc un prêtre et un ami personnel d’un des premiers ministres de la Restauration qui régissait l’institution après l’avoir fondée ; mais, malgré le caractère du maître et la nature de ses relations, tel était l’esprit général du temps qu’il s’en fallait bien que la majorité des élèves partageât en tout genre, et notamment en matière religieuse, les sentimens que professait souvent avec plus de zèle que de prudence l’administration royale. Un condisciple de M. Duruy, dont le nom a fait aussi quelque bruit dans le monde, Charles de Montalembert, affirmait que parmi ses camarades, il n’y en avait pas un sur vingt qui fût disposé à manifester hautement ses convictions chrétiennes, et qu’il fallait à ceux-là quelque courage pour y persévérer. Un jour, raconte également un autre élève du même établissement, étudiant à la même date en philosophie, pendant l’étude il nous prit fantaisie de discuter entre nous l’existence de Dieu. Nous eûmes la délicatesse d’engager le maître d’études à se retirer pour nous laisser plus de liberté et ne pas se compromettre. La discussion fut vive et approfondie, et, lorsqu’on passa au vote, l’existence de Dieu obtint la majorité d’une voix[2]. J’ignore si Victor Duruy faisait partie de cette assemblée délibérante : en ce cas, rien dans les opinions qu’il a toujours professées depuis lors, sur ce point en particulier, n’empêche de croire que son suffrage fut celui qui maintint le créateur en fonctions.

Mais, sur tout le reste, il était naturel qu’il suivît le courant général, et qu’entré à l’Ecole normale au lendemain de la révolution de juillet 1830, après avoir même essayé de prendre part au combat, il ait partagé dans toute leur effervescence les passions généreuses et aussi les illusions, et même les préjugés, de la jeunesse contemporaine. Il fut animé de bonne heure de cet esprit d’opposition qui fit un crime à la royauté nouvelle de ne pas pousser à ses conséquences extrêmes, et surtout de ne pas propager au dehors, le mouvement démocratique et libéral dont elle était issue. La sévérité de ce jugement que, plus tard, l’âge et l’expérience durent lui apprendre à tempérer, durait encore quand il fut rappelé inopinément, d’un poste de début où on l’avait placé en province, pour venir enseigner l’histoire à Paris, au collège Henri IV, dont le roi Louis-Philippe faisait suivre les cours à ses plus jeunes fils. On l’avait désigné pour cet emploi de confiance, uniquement parce qu’il était porté le premier sur la liste d’agrégation. C’était un choix qui montrait que dans l’entourage royal on tenait peu de compte de l’opinion quand la capacité était démontrée, et en tout cas, qu’on ne mettait aucun esprit d’inquisition à s’en informer. Les préventions de Duruy ne furent pourtant pas désarmées, si peu même, que les prévenances marquées dont il fut l’objet la première fois qu’il fut reçu aux Tuileries, loin de le toucher, paraissent, au dire de M. Lavisse, lui avoir causé une maligne surprise, comme s’il les eût jugées contraires à ce qu’il attendait de la dignité royale. Il resta, dès lors, malgré cet accueil bienveillant, sur le pied d’une froide réserve avec la famille de ses élèves : ce qui ne l’empêcha pourtant pas de concevoir pour eux un attachement sérieux, et plus tard, de suivre avec un intérêt constant, dans toutes les épreuves de sa destinée agitée et brillante, celui d’entre eux que la France et les lettres viennent de perdre.

Entré de bonne heure en ménage, le traitement d’un professeur-adjoint ne pouvait lui suffire pour subvenir aux besoins d’une jeune famille qui s’accrut rapidement ; un supplément indispensable lui fut fourni par la composition de livres classiques que lui confia la grande maison de librairie Hachette, alors comme aujourd’hui en possession d’une clientèle scolaire très étendue. Ce fut une série de manuels portant à peu près sur tous les sujets imaginables d’histoire et de géographie. M. Jules Simon en a fait une énumération vraiment effrayante : il n’en a pas compté moins de soixante. A la vérité, c’est un genre de productions qui ne donne pas en général grand’peine à composer. On emprunte à des ouvrages de seconde main des récits qu’on abrège, et qu’on fait suivre de quelques réflexions banales, en les entremêlant d’anecdotes connues d’une authenticité plus ou moins certaine. Mais tel n’est point, M. Jules Simon l’a fait justement remarquer, le caractère des livres élémentaires qui portaient le nom alors peu connu de M, Duruy : il n’en est aucun où l’on ne trouve la trace d’un travail et d’une pensée personnels. C’est un choix de faits puisés aux meilleures sources (même les plus récemment découvertes) par une érudition qui se cache. Les considérations qui les accompagnent sont, dans leur concision, marquées d’un coin d’originalité. On ne s’étonne pas que, pour étendre ses recherches à tant de sujets à la fois, puis pour tenir au courant de tous les progrès de la science les éditions nouvelles qui se succédaient rapidement, ce ne fût pas trop de quatorze heures par jour de ce travail acharné que M. Duruy définissait si bien quand il disait de lui-même : Je suis un bœuf de labour. Une comparaison permet d’apprécier tout ce que chacun de ces volumes in-douze représente d’étude et de réflexion. Tout le monde connaît (et il faudra bien en reparler tout à l’heure) la grande, la capitale Histoire des Romains qui a marqué le point culminant du talent de M, Duruy et de sa réputation. Mettez ce vaste travail en regard d’un court précis publié près de trente ans auparavant par le même auteur, à peu près sous le même titre, et malgré la disproportion des deux livres, vous serez étonné de la ressemblance ; non seulement les narrations s’accordent, mais les jugemens sont pareils, différant seulement par l’étendue des développemens qui les justifient. Évidemment, l’œuvre définitive était déjà contenue en germe dans la première, qui a l’air de n’en être que le résumé et la concentration faite après coup.

De longues années s’écoulèrent cependant, sans que ces publications, malgré leur nombre et la juste estime de tous ceux qui étaient en mesure de les apprécier, eussent répandu la réputation de M. Duruy en dehors du cercle limité du public des écoles. Quelques ouvrages plus étendus, un essai d’histoire grecque qu’il a depuis largement remanié, les premiers livres de l’Histoire des Romains dont il a fait également plus tard une refonte à peu près complète, attirèrent plus d’attention. Cependant, en couronnant l’un de ces deux ouvrages au nom de l’Académie française, le secrétaire perpétuel, M. Villemain, disait seulement que c’était une consciencieuse étude préparée par un habile professeur de lycée. L’avancement de leur auteur dans la carrière de l’enseignement n’était pas non plus bien rapide, puisque, parvenu à la pleine maturité de l’âge, il n’avait fait que monter de la seconde à la première classe du professorat. Il ne se plaignais pourtant de rien, laissait le temps couler dans des occupations qui lui étaient chères, sans impatience, sans regret, sans autre délassement que celui qu’il pouvait trouver dans le charme des affections de famille, quand lui advint ce que M. Jules Simon appelle la grande, l’inconcevable surprise de sa vie. Il entend par là les relations imprévues qui, établies sans avoir été recherchées entre le modeste érudit et le maître tout-puissant que la France venait de se donner, allaient devenir l’origine d’une fortune à laquelle il n’avait jamais songé. L’occasion qui y donna lieu n’avait pas par elle-même, en apparence, une grande importance. L’Empereur, dans les momens de liberté que lui laissaient les affaires de l’État, préparait cette Vie de César, dont, à travers les péripéties des dernières années de son règne, il n’a pu livrer au public que la première partie : il cherchait à s’aider des lumières de ceux qui passaient pour avoir étudié à fond l’histoire romaine : il était naturel qu’en cette qualité, M. Duruy fût un des premiers appelés. Mais ce qui l’était moins, c’est que non seulement ses conseils fussent bien écoutés, mais que le conseiller lui-même fût assez rapidement apprécié pour que le prince n’hésitât pas d’abord à lui faire franchir tous les degrés de l’enseignement en le nommant, en 1861, maître de conférences à l’Ecole normale et inspecteur d’académie, en 1862, chargé du cours d’histoire à l’Ecole polytechnique et inspecteur général, puis à l’attacher à sa personne en le faisant entrer dans son secrétariat et finalement (pour parler comme Saint-Simon) à le bombarder ministre de l’instruction publique en 1863 : le tout dans un espace de moins de quatre années.

M. Jules Simon a raison : l’étonnement fut grand et assez naturel, il en faut convenir, chez ceux qui connaissaient et qui partageaient les sentimens dont M. Duruy n’avait pas fait mystère. Bien qu’il n’eût jamais prétendu à un rôle politique, et qu’il n’eût aucune raison personnelle pour être attaché à la constitution républicaine de 1848, il n’avait pas caché sa déplaisance pour le coup d’État du Deux Décembre qui y avait mis fin : il avait opposé très ouvertement son vote négatif aux plébiscites qui fondèrent le nouvel Empire. De plus, la tendance générale de ses opinions différait assez de celle qui dominait dans les premières années du régime impérial pour avoir attiré, à plusieurs reprises, sur quelques passages de ses ouvrages, la censure jalouse à laquelle étaient soumis à cette époque les actes comme les écrits des membres du corps enseignant. Cette mesure comminatoire n’était pas sans gravité, puisque l’Empire avait retiré, même aux plus hautes situations de l’Université, avec le caractère de l’inamovibilité, la garantie de dignité et d’indépendance dont l’Assemblée nationale de 1871, à peine réunie, a tenu à honneur de leur restituer le privilège. Nullement agréable et même un peu suspect, comme son biographe nous le représente, aux directeurs officiels de l’enseignement, comment expliquer que ce fut le souverain lui-même qui fût venu le chercher dans sa retraite, pour l’admettre dans l’intimité d’un service personnel, et se décidât à lui confier cette part d’autorité dont les gouvernemens sont habituellement le plus jaloux, celle qui paraît disposer de l’avenir par la direction donnée à l’éducation de la jeunesse ? Et M. Duruy lui-même, cet opposant de la veille, comment s’était-il assez rapproché d’un pouvoir dont il avait combattu l’origine pour consentir à être associé à son exercice ? A la réflexion, il semble qu’on n’a pas besoin de chercher bien loin pour trouver sur quel terrain put s’opérer ce rapprochement inattendu.

Disons tout de suite que, quelle que soit l’injustice habituelle aux passions politiques, personne ne soupçonna alors M. Duruy d’avoir obtenu cette faveur au prix du moindre sacrifice de la dignité de son caractère et de la liberté de ses opinions. Je n’entendis faire, même aux plus malveillans (et il y en avait, j’en connaissais plus d’un), aucun commentaire de ce genre. Et ce que nous avons appris depuis lors montre qu’on eut raison de s’en abstenir.

On savait déjà qu’en consentant à être associé aux travaux du cabinet de l’Empereur, M. Duruy avait tenu à garder son poste d’inspecteur général et refusé de recevoir aucun titre auquel fût attaché un supplément de traitement. On remarquait également qu’invité aux fêtes de Compiègne, il s’était toujours abstenu d’y paraître. Nous savons de plus, aujourd’hui, que, dès sa première conversation avec l’Empereur, il saisit une occasion naturelle pour rappeler quelle avait été son attitude au moment du coup d’État et en expliquer les motifs. Son interlocuteur, ou les comprit, ou, pressé de l’entendre sur d’autres matières, ne crut pas convenable d’en prendre souci. Mais le même sujet ne pouvait manquer de revenir à plusieurs reprises sur le tapis, notamment quand, pour mettre M. Duruy au courant de l’esprit de l’œuvre qu’il méditait, l’Empereur crut devoir lui communiquer une préface où il établissait en doctrine qu’il y a des hommes privilégiés, destinés par la Providence à sauver les sociétés dans des jours d’épreuve, et en droit par là de s’élever au-dessus des règles communes. Bien que M. Duruy comprît sûrement que cette théorie avait une application personnelle et que toute réfutation aurait le même caractère, il n’en fit pas moins très nettement la critique, et venant à parler des atteintes qui, dans un intérêt de bien public, peuvent être portées à la légalité : « On fait quelquefois ces choses-là, dit-il, mais il vaut mieux ne pas les rappeler. » Ce n’était pas un blâme formel de l’acte lui-même, mais c’était un refus positif d’adhérer à l’approbation que l’auteur victorieux et couronné voulait imposer à ses lecteurs. Je ne sais si ce fut ce jour-là ou un autre que, sortant des Tuileries et traversant la place de la Concorde, M. Duruy se demandait si ses répliques n’avaient pas été trop vives et s’il n’avait pas risqué de blesser au lieu d’instruire. Il n’en était rien, l’Empereur avait dit seulement : « . Je ne partage pas toutes les idées de M. Duruy, mais c’est un homme intelligent. »

Il est clair pourtant que ces retours sur des souvenirs de politique contemporaine étaient rares et n’étaient abordés que par occasion et en passant, dans ces premières conversations. C’était pour être guidé dans ses recherches historiques que l’Empereur avait appelé M. Duruy en consultation. C’était donc d’histoire et en particulier du grand sujet qu’il voulait traiter qu’il dut avant tout l’entretenir. Or il dut avoir bientôt la satisfaction de reconnaître que, sur ce point qui lui tenait si fort au cœur, M. Duruy pensait comme lui. Sur le génie de César, sur le rôle que ce grand homme a joué et l’influence qu’il a exercée, le jugement de M. Duruy ne différait de celui de Napoléon III que par le degré d’intensité qui sépare une approbation réfléchie d’une admiration enthousiaste.

Autant, en effet, en France et en 1852, M. Duruy avait témoigné peu de goût pour le passage de la République à l’Empire, autant la même révolution faite à Rome, il y a dix-huit cents ans (dans des conditions qu’il jugeait avec raison fort différentes), paraissait justifiée à sa conscience d’historien. Le changement politique tenté par César, que la mort seule l’a empêché de mener à fin, et que son héritier accomplit, lui semblait avoir été, au moment où il eut lieu, non seulement nécessaire, mais désirable. L’Empereur, pour la gloire du héros qu’il voulait célébrer, ne pouvait demander davantage. L’accord fut donc complet entre le souverain et son futur ministre sur le premier et le principal objet qu’ils eurent à traiter en commun, et ce fut là l’origine d’une confiance mutuelle dont l’effet devait, par une transition qu’on pourra suivre, s’étendre en tout un ensemble de relations qui ne paraissaient pas devoir naturellement en dépendre. Par un fait dont il n’y a jamais eu, je crois, d’autre exemple, tandis que dans le présent tout les séparait, l’union naquit entre eux de l’étude et de l’appréciation pareille du passé : une sorte de collaboration littéraire précéda ainsi et prépara l’association politique.

Cet hommage rendu au génie de Jules César, et au caractère de l’œuvre dont le souvenir reste attaché à son nom, n’était pas chez M. Duruy une opinion de circonstance, encore moins de complaisance. Il l’avait déjà établie publiquement à deux reprises, bien avant qu’il fût question d’aucun rapport entre l’Empereur et lui. La première fois, c’était dans un des chapitres déjà publiés de L’Histoire des Romains où, racontant les tentatives impuissantes de Caius Gracchus, il appelait ce tribun : un précurseur de César, et regrettait qu’il n’eût pas établi à Rome une tyrannie civile, préférable à la tyrannie militaire, qui avait dû nécessairement suivre. Bien entendu, il prenait le mot de tyrannie (qu’il avait soin de souligner) au sens qu’on lui donnait à Athènes, et non dans l’acception française de l’expression. Puis, ayant à subir l’épreuve du doctorat, il avait pris pour sujet de thèse l’état du monde romain au moment de l’établissement de l’empire, et il avait résolument battu en brèche la vieille tradition classique, celle qui déplorait la victoire de César à Pharsale en s’associant aux regrets de Caton et de Cicéron, et pour qui Brutus et Cassius étaient les derniers des Romains. Il avait montré par de bonnes raisons (qui sont aujourd’hui, je crois, assez généralement acceptées) que, si le régime impérial, comme le soutenait une fausse rhétorique, n’avait amené à sa suite que honte et oppression, il n’aurait pu être accueilli (ainsi qu’il le fut en effet) par les populations du monde romain, non seulement sans résistance, mais avec une soumission empressée et reconnaissante. C’est, disait-il, que la république à laquelle César a porté le coup mortel, n’était plus que l’ombre d’elle-même, et une ombre sanglante. Déchirée à l’intérieur et dévorée par des factions qui se décimaient et se proscrivaient tour à tour, elle n’en continuait pas moins à exercer au dehors une domination tyrannique et corrompue, en sorte que le jour qui mit fin dans la capitale à une liberté devenue purement nominale fut, pour toutes les provinces, le signal d’une ère de délivrance saluée par une acclamation d’espoir. Chemin faisant, il avait mis sérieusement en doute plusieurs des horreurs ou des scandales légendaires imputés aux premiers empereurs, sur la foi des peintures sombres de Tacite ou des anecdotes cyniques de Suétone. Puis, après avoir établi que quelque bien s’était toujours mêlé même aux plus mauvais jours de l’empire, c’était avec une vive satisfaction qu’il devait saluer d’avance l’avènement des grands empereurs du second siècle, les Trajan, les Antonin, les Adrien, les Marc-Aurèle, ces administrateurs éclairés, ces législateurs philosophes qui, tenant le monde rassemblé sous leur main dans une unité pacifique, lui avaient, suivant lui, procuré de longues années de prospérité matérielle et de progrès moral ; il ne craignait pas plus tard de les compter au nombre des meilleures dont il ait été donné à l’humanité de jouir.

Cette apologie, ou, pour parler plus justement, cette explication d’un grand fait historique avait été peu goûtée, je dois le dire, de cette partie du public libéral qui faisait des dangers de ce qu’on appelait alors le césarisme le thème habituel de son opposition ; et à qui les plus fâcheux souvenirs de l’empire romain fournissaient un moyen commode et un voile transparent pour cribler l’empire français de mordantes épigrammes. On sait avec quel talent des hommes qui n’étaient dépourvus ni de science ni de goût, comme Ampère, Beulé et Prevost-Paradol se livrèrent, pendant toute la durée du règne de Napoléon III, à ce genre de polémique, le seul qui fût compatible avec la réserve imposée alors à la presse.

Le tableau de l’empire présenté par M. Duruy ne favorisait pas ce mode de discussion auquel un sentiment généreux, relevé par un tour piquant, avait rapidement acquis une grande vogue. Dans le milieu d’opposition où il vivait encore, on lui en exprima quelque regret ; mais il n’était pas dans sa nature d’esprit de mettre l’histoire au service même des idées les plus élevées et qui lui étaient le plus chères : il aurait craint d’en fausser le caractère. Il rendait témoignage à la vérité telle que par un examen loyal et réfléchi il avait cru la reconnaître, sans se soucier ni de plaire ni de déplaire à personne. Aussi ne fut-il pas très ému quand, le jour de la soutenance de sa thèse, le vénérable président M. Leclerc, fidèle à ses vieilles opinions de collège, lui reprocha assez aigrement d’avoir montré trop d’indulgence pour des criminels couronnés. Le trait aurait d’ailleurs passé inaperçu si un des assesseurs, M. Nisard, ouvertement attaché au régime nouveau, ne fût intervenu en qualité de défenseur officieux et, pour repousser l’accusation, ne s’était engagé dans des distinctions morales très compromettantes que M. Duruy se hâta de désavouer. J’ignore si l’Empereur avait eu connaissance de cet incident de séance, qui fit alors quelque bruit, et s’il l’eut présent à la mémoire quand il avait mandé M. Duruy. Ce n’est pas impossible, car, le monde littéraire étant alors, dans le silence de la tribune, le refuge de la vie politique, tout ce qui s’y passait avait pu appeler son attention. En tout cas, le point de vue auquel M. Duruy s’était placé était assurément celui qui répondait le mieux à ses sentimens : car c’était bien l’œuvre de César dont la légitimité et le bienfait étaient démontrés par ses résultats autant que par ses causes. Aussi quand le même thème dut être développé par M. Duruy lui-même, sous cette forme ample et sévère qui lui était propre, de ce ton grave auquel une conviction profonde ajoutait un accent d’émotion, aucun langage n’était mieux fait pour exercer un véritable charme sur son auditeur qui l’écoutait, tel que nous le peint M, Lavisse, en fixant sur lui ses yeux rêveurs et caressans.

Cette grande figure d’un empire populaire, salué par les acclamations de la foule, pansant les plaies des luttes civiles, opérant dans une unité puissante la fusion de tous les intérêts, cette action pacificatrice d’un pouvoir souverain, n’était-ce pas la vision idéale dont s’était nourrie, dans les loisirs de l’exil ou de sa captivité, l’imagination du neveu d’un nouveau César, devenu l’élu de cinq millions de suffrages ? Si une bouche qui n’était certainement pas flatteuse assurait que ce modèle avait été réalisé dans le passé, pourquoi ne pas se flatter de le faire renaître dans l’avenir ? Sans doute temps, mœurs, situation, tout avait changé et l’assimilation était trompeuse : M. Duruy le savait trop bien pour ne pas en avertir. De plus, tout en reconnaissant les heureux effets de l’institution impériale dans le monde ancien, il n’avait jamais déguisé les faiblesses et les vices qui en avaient trop souvent troublé et même déshonoré le cours, puis finalement causé la ruine, l’abaissement des caractères et l’affaissement des vertus civiques, les dangereux enivremens du pouvoir absolu et cette absence de toute régularité dans la transmission du pouvoir qui faisait de chaque changement de règne l’occasion d’une crise sanglante et laissait le possesseur d’une autorité éphémère en butte aux menaces constantes des conspirateurs et des assassins. Il lui échappa même une fois de dire : « A Rome, pour devenir un Dieu sur terre, il n’y avait qu’une poitrine à percer » et de rappeler que d’Auguste à Constantin, quarante poitrines impériales furent ainsi percées. C’était une remarque qui devait faire réfléchir celui qu’avaient menacé si récemment les bombes d’Orsini ; mais l’Empereur pouvait penser avoir pourvu aux chances de l’avenir en rétablissant le principe de l’hérédité monarchique. D’ailleurs l’illusion qui flatte l’amour-propre est complaisante et on la dissipe moins aisément qu’on ne la fait naître.

Il y avait surtout une phrase de M. Duruy qui, si elle fut redite à l’Empereur ou commentée devant lui, dut le toucher au point sensible et dont il aurait fait volontiers, j’en suis sûr, une devise à graver sur l’écusson impérial, c’était celle-ci : « L’humanité avance, suivant les temps, autant par l’autorité d’un seul que par la liberté de tous[3]. » Il pouvait trouver dans ces trois lignes la justification de l’acte qui l’avait rendu maître du souverain pouvoir, et l’indication de la voie à suivre pour en faire noblement usage. Puisque cette autorité suprême remise aux mains d’un homme pouvait, suivant les circonstances, suffire à elle seule pour hâter le développement d’une société tout entière, il n’y avait, pour celui qui s’en trouvait investi à l’heure présente, qu’une voie à suivre, c’était d’en garder le dépôt intact, non pour le plaisir et l’orgueil d’en jouir, encore moins pour l’associer à des idées rétrogrades ou réactionnaires, mais comme un instrument énergique et fécond à mettre au service de la cause générale du progrès. Quoi de plus conforme aux penchans naturels d’un esprit qui avait toujours mêlé à ses visées d’ambition personnelle de généreuses chimères ?

Mais du moment où M. Duruy reconnaissait et même définissait si bien quel service peut rendre au bien général l’autorité d’un seul maître, l’idée devait venir assez naturellement de le consulter sur l’accomplissement des devoirs imposés par cette grande tâche. Ainsi s’expliquent les longues conversations que M. Jules Simon nous dépeint, qui duraient souvent une ou deux heures par jour, et où l’Empereur et M. Duruy commençaient par parler de la vie de César pour finir par s’entretenir de tout autre chose. Au bout de quelques mois, César ne fut plus ni l’occasion, ni même le prétexte.

Les travaux du secrétariat amenaient d’ailleurs à traiter des sujets les plus variés, où M, Duruy faisait preuve en toute matière d’un rare mélange d’idées élevées et de sens pratique. Son avis donné avec une franchise qui contrastait avec la fadeur des louanges officielles, ne déplaisait pas. Sur quels points en particulier portèrent ces communications dues à une intimité croissante ? M. Duruy en profita-t-il pour appeler l’attention de l’Empereur sur un objet qui était tout à fait de sa compétence et qui lui tenait fort à cœur : sur les vices que son expérience lui avait fait reconnaître dans l’organisation de l’instruction publique en France et les moyens d’y porter remède ? Insista-t-il sur le devoir d’étendre plus largement les bienfaits de cette instruction aux classes populaires ? On peut le croire : car il y avait là toute une série de réformes à accomplir qui, bien qu’empreintes d’un esprit de libéralisme éclairé et même de hardiesse démocratique, ne portaient aucune atteinte au principe autoritaire de la Constitution de 1852 ; et l’Empereur dut, assez vite, reconnaître quel avantage il en pourrait tirer pour satisfaire ses aspirations de bien public et accroître la popularité de son règne, sans faire pourtant le sacrifice (auquel il ne se résolut qu’à regret quelques années plus tard) d’aucune de ses prérogatives personnelles. Dans ces termes, les projets de M. Duruy répondaient parfaitement à l’état présent de son esprit. Rien de plus simple, alors, que d’en confier l’application à celui qui les avait conçus. Ce fut le sens et le but de la nomination de M. Duruy au ministère de l’instruction publique.

De son côté, M. Duruy avait été de bonne heure très sensible à l’estime qu’on lui témoignait. Il s’étonnait d’être écouté avec une largeur d’esprit et une complaisance pour les idées généreuses auxquelles ne l’avait pas préparé le portrait qu’il s’était fait de l’auteur d’un coup d’État. Au bout de six mois de ce commerce journalier, il n’avait peut-être pas encore acquis toute la confiance qui lui faisait affirmer un peu plus tard aux jeunes lauréats du concours général que l’Empereur était l’homme le plus libéral de son empire, mais il était déjà disposé à faire tout ce qui serait attendu de lui. M. Lavisse dit qu’il croyait qu’après la retraite du titulaire, M. Mocquart, ce serait le poste de chef du cabinet qui lui serait offert, et il avouait qu’il ne se serait pas senti la force de le refuser. Et, au fait, pourquoi aurait-il cherché à s’y soustraire ? Est-ce qu’un des mérites de ces bons empereurs dont il célébrait les bienfaits n’est pas d’avoir admis dans leur confiance des ministres éclairés pris souvent parmi les lettrés du temps, qui, en les aidant à remplir leur tâche, ont assuré eux-mêmes à leur propre nom une juste considération dans la postérité. Quelqu’un s’est-il jamais étonné que Pline ait été le proconsul de Trajan, Papinien et Ulpien les préfets du prétoire de Septime et d’Alexandre Sévère ? Je ne crois pas que M. Duruy ait jamais pensé, comme le dit quelque part M. Renan, que « ce qui avait manqué à Marc-Aurèle pour faire un bien durable, c’était d’avoir pu donner une bonne direction à l’instruction publique[4]. » Ce mode de rapprochement semi-plaisant n’était pas dans le tour d’esprit de M. Duruy qui parlait toujours sérieusement des choses sérieuses. Mais, s’il pensa que pour introduire dans l’éducation de la jeunesse des réformes qu’il jugeait utiles et dont ses fonctions d’inspecteur général lui avaient fait plus que jamais reconnaître la nécessité, un pouvoir très étendu mis à sa disposition par la faveur du prince, était un moyen d’action qu’il ne fallait pas négliger et dont il saurait tirer parti, c’était une espérance très légitime, et l’événement a fait voir qu’elle était fondée.


II

Il ne s’attendait pourtant pas à sa nomination, dont l’avis vint le surprendre à Moulins, au milieu d’une tournée d’inspection. De retour rapidement à Paris, dès qu’il se fut convaincu que le choix était sérieux et que l’Empereur tenait à le confirmer, il se mit à l’œuvre, et on le vit, dès le premier jour, déployer dans l’action la même puissance de travail qu’il avait portée dans l’étude. Et ce qu’il y eut de particulièrement remarquable dans cette administration qui ne dura que six années (en ce temps-là on trouvait qu’un ministère de six ans était trop court), c’est qu’il aborda la tâche qu’il entreprit à peu près par tous les côtés à la fois, mais sur chaque point pourtant avec tant de méthode et de précision qu’aucune confusion ne résulta de ces essais simultanés : en sorte que, si on passe en revue toutes les branches de l’enseignement supérieur, secondaire et primaire, on trouve qu’il a laissé dans chacune une trace heureuse de son passage et imprimé une impulsion dont on se ressent encore aujourd’hui.

Chose au moins aussi remarquable, là où cette action de M. Duruy s’est trouvée en résultat le plus efficace, c’est sur le terrain où elle parut au premier moment le plus limitée et le moins directement exercée, dans l’enseignement supérieur. Là, on le sait aujourd’hui, tout était à faire. Notre savant confrère, M. Liard, a montré, par un exposé clair et complet, dans quel état d’imperfection et d’insuffisance vraiment regrettable était encore l’instruction supérieure en France à cette date de 1863. Non assurément qu’on puisse dire que ce haut degré d’enseignement eût été jusque-là sans fruit et sans éclat, et n’eût pas servi à maintenir le renom et à entretenir le mouvement de l’esprit français. Ce serait faire trop bon marché des souvenirs de Royer-Collard, de Guizot, de Villemain, de Cousin, d’Arago, d’Ampère, de Thénard, de Poisson, de Gay-Lussac, qui tous, à des degrés et sur des théâtres divers, à la Sorbonne, au Collège de France, ou dans des écoles spéciales, ont figuré dans les cadres de l’enseignement supérieur. Mais il est certain que ce développement, si brillant par intervalle, n’était, par suite d’un vice d’organisation, ni continu, ni général. Aucun service régulier ne pouvait être attendu d’un petit nombre de facultés éparses sur la surface du pays, et là même où elles étaient rapprochées, plutôt juxtaposées qu’unies, sans lien de collaboration entre elles, les études de science manquaient presque partout d’appareils matériels suffisans, et les études d’histoire et de lettres s’adonnaient plutôt à des considérations générales qu’à la recherche précise des faits et des textes. M, Duruy ne fut ni le seul, ni le premier, qui ait été frappé de cet état de langueur et d’incohérence. Plus d’un de ses prédécesseurs s’en était affligé avant lui, en particulier M. Cousin qui, trente ans auparavant, à la suite d’une visite qu’il avait faite aux universités allemandes, leur comparait tristement nos facultés de France éparpillées, disait-il, et « mourantes, ne formant nulle part un véritable foyer de lumières », et se montrait pressé de leur substituer « des centres scientifiques rares et bien placés ». Mais tous auraient été arrêtés, comme M. Duruy ne pouvait manquer de l’être, par l’insuffisance de ressources pécuniaires, nécessaires pour opérer une telle transformation, et par la crainte de mécontenter de petits chefs-lieux de département qui tiennent à leurs cours de sciences et de lettres comme à un titre d’honneur, une source de profits, et un moyen de fournir à des curieux de loisir un honnête et utile divertissement. L’idée vraiment originale de M. Duruy fut celle-ci : au lieu de porter la hache dans un système vieilli, mais encore assez résistant pour trouver des défenseurs, créer de toutes pièces, à des frais assez modiques et sur un cadre restreint, une institution nouvelle où il pourrait réaliser cette union entre toutes les branches du savoir humain, qui manquait aux facultés existantes. Ce serait un exemplaire et comme un modèle en réduction à leur proposer, auquel l’opinion publique les forcerait tôt ou tard à se conformer. Notre confrère, M. Gabriel Monod, a tenu de la bouche de M. Duruy lui-même, l’exposé du plan qu’il avait conçu et du succès qu’il s’en promettait. « Je me souviendrai toujours, dit-il, dans un récit intéressant que je me permets de lui emprunter, de l’entretien que M. Duruy me fit l’honneur d’avoir avec moi, au printemps de 1863, au moment où je revenais d’Allemagne, et où il m’exposa son projet d’Ecole des hautes études. Je lui disais que nous avions trop d’écoles spéciales et qu’au lieu d’en créer une nouvelle, il vaudrait mieux réorganiser les facultés en remaniant les cadres et y faisant entrer des élémens et un esprit nouveaux. — C’est impossible, me dit-il, on ne réforme pas les vieux corps malgré eux, et d’ailleurs je n’ai pas d’argent ; pour réorganiser les facultés, il faudrait beaucoup d’argent ; pour créer l’école que je rêve, il suffit d’une plume et d’une feuille de papier. J’obtiendrai pour elle l’argent qu’on ne me donnerait pas pour les facultés. Il faut, pour faire comprendre une idée aux Français, trouver un nom qui frappe l’esprit. Il suffira de créer une école nouvelle et d’y mettre des hommes dévoués à l’idée qui l’a inspirée pour que, si cette idée est juste, elle agisse et transforme tout autour d’elle. L’Ecole des hautes études est un germe que je dépose dans les murs lézardés de la vieille Sorbonne ; en se développant, il les fera crouler ».

« On "sait, ajoute M. Monod, ce qu’il advint : l’École des hautes études n’a pas cessé de grandir et de prospérer... Et quant à la vieille Sorbonne, elle est si bien transformée qu’on a de la peine à la reconnaître aujourd’hui. » Jamais prévision n’a donc été mieux réalisée. Je ne crois pas qu’il y ait eu d’occasions où M. Duruy ait mieux fait voir que, au tour d’esprit spéculatif et élevé dont il était doué, se joignaient une véritable habileté pratique et l’art de tourner les obstacles qui empêchent trop souvent le passage de la théorie à l’application.

Ce fut cependant à propos d’une question relative à l’enseignement supérieur que M. Duruy eut affaire à l’opposition la plus vive que son administration ait rencontrée et qu’il fut amené à aborder la tribune dans un conflit parlementaire dont l’issue était incertaine. Je crois même que c’est la seule fois que cette épreuve, à laquelle sa carrière l’avait peu préparé, lui fut imposée. Peu de choses, on le sait, ont fait plus de bruit, en leur temps, que la discussion engagée au Sénat de l’Empire sur une pétition qui réclamait la liberté d’enseignement supérieur ; mais il est aussi peu de souvenirs sur lesquels il y ait moins d’intérêt à revenir parce que, cette liberté étant aujourd’hui établie et très paisiblement pratiquée, la plupart des argumens échangés alors, soit pour l’obtenir, soit pour la refuser, ont perdu leur opportunité. Il suffit de rappeler que l’enseignement supérieur était, à ce moment, la seule partie de l’instruction publique qui fût encore soumise au monopole de l’Université. L’enseignement primaire en avait été affranchi depuis 1833 par la loi libérale de M. Guizot. L’assemblée législative de la seconde République avait ouvert la même facilité à la concurrence dans l’enseignement secondaire par la loi de 1850 et, par le dernier article de cette même loi, elle avait clairement annoncé l’intention d’en étendre le bienfait à l’instruction supérieure ; mais le temps lui avait manqué pour remplir cet engagement qui, resté depuis lors sans exécution, était, il faut bien en convenir, tombé en oubli. C’était le tort de ceux que cette liberté devait principalement intéresser, et en particulier de l’épiscopat français qui, entraîné dans un mouvement général de réaction, avait préféré, pour la défense et la propagation des vérités qui lui sont chères, aux épreuves de la concurrence, l’appui bienveillant du gouvernement. Quand divers indices lui firent croire que le temps de la confiance était passé, il était tard pour rappeler un engagement qu’on paraissait avoir laissé prescrire.

Pour réveiller l’opinion, on crut bien faire d’appuyer la demande de la liberté sur le caractère fâcheux des doctrines professées dans quelques-uns des cours de l’Université et qu’on signalait comme dangereuses pour la morale et pour la paix publique. Plusieurs de ces imputations étaient appuyées sur des textes mal interprétés, d’autres très exagérées, et toutes émises sur un ton acerbe et passionné peu convenable à la nature élevée du sujet. Eussent-elles été d’ailleurs mieux justifiées et mieux présentées, ce n’était pas au nom des motifs de ce genre qu’il fallait réclamer la liberté. Les abus du pouvoir sont assurément au nombre des causes qui peuvent rendre, à un moment donné, la liberté désirable et même nécessaire ; mais, si on veut qu’elle reste digne, sûre et durable, il faut la faire dériver d’une source plus élevée et reposer sur de plus solides fondemens. En matière d’éducation surtout, ce qu’il faut invoquer, c’est le droit pour la conscience et pour la famille de ne pas être contraintes à laisser le plus cher de leurs intérêts à la discrétion plus ou moins favorable d’un pouvoir humain. Faute d’avoir été placée sur le terrain du droit, la question, mal posée, fut mal débattue de part et d’autre. La discussion dévia même jusqu’à porter sur des théories métaphysiques, et même médicales, qui n’étaient assurément pas de la compétence d’une assemblée délibérante. La confusion fut telle que, quand le vote eut lieu, sa vraie signification était impossible à reconnaître, et c’est ainsi que M. Sainte-Beuve, qui faisait ce jour-là son début au Sénat par une apologie retentissante de la liberté de penser, finit par adhérer à un ordre du jour qui la refusait à ceux qui ne pensaient pas comme lui.

Le rôle de M. Duruy dans ce débat fut assez ingrat ; mais je ne crois pas que, la circonstance donnée, aucun ministre en eût pu jouer un meilleur. Il devait défendre les professeurs qu’il croyait injustement attaqués, mais il devait aussi rassurer la majorité du Sénat que les reproches faits à l’enseignement universitaire avaient visiblement troublée. Il crut ne pouvoir remplir ce double devoir sans débuter par une profession de foi spiritualiste, faite au nom du corps enseignant tout entier, et comme la condition obligatoire de son existence : il y comprenait, avec l’existence de Dieu, les devoirs religieux, la liberté morale et même l’immortalité de l’âme. C’était un très noble corps de doctrine, tout à fait conforme à la sincérité de ses convictions personnelles ; mais ce n’en était pas moins une sorte de philosophie d’État, qu’à ce titre plusieurs de ceux qu’il voulait protéger n’auraient pas consenti à souscrire ; ce qui fait que ce mode d’apologie ne les contenta qu’à moitié. Combien il se fût mieux trouvé, et combien il eût été plus conforme à sa nature droite et fière, d’accepter franchement la liberté et de relever au nom de l’Université le défi de la concurrence ! Mais il faut croire que l’autorisation de suivre ce qui eût été son penchant lui fut refusée, car il finit par opposer à la pétition le refus le plus positif et alla jusqu’à demander à l’assemblée d’écarter le sujet même du débat par la voie qu’on appelle, dans le langage parlementaire, la question préalable. Cette forme blessante, qui enlevait tout espoir, même à l’avenir, irrita vivement les amis de la liberté qui lui imputèrent la rigueur de ce déni de justice : en sorte qu’il descendit de la tribune n’ayant, au fond, satisfait personne. Une majorité obtenue par complaisance plutôt que par conviction ne raffermit nullement sa situation ministérielle, qui fut très compromise, au contraire, par la malveillance visible de ses collègues, dont aucun ne s’était soucié de lui venir en aide et ne lui tendit même la main quand il regagna son banc.

La vérité est qu’il était absolument seul dans le conseil dont il faisait partie, ses velléités libérales ne trouvant d’appui que dans la faveur et l’amitié personnelle de l’Empereur. Nous eûmes dans cette circonstance même la preuve de cet isolement. Pour nous consoler, nous autres défenseurs éconduits de la liberté d’enseignement supérieur, il consentit à laisser organiser, sous son bienveillant patronage, une série de conférences publiques, qui, par leurs sujets et leur caractère, pouvaient ressembler à des cours de facultés libres. Je m’inscrivis pour prendre part à une d’entre elles, celle qui fut inaugurée avec un certain éclat par M. Saint-Marc Girardin, et nous avions préparé et même publié, notre regretté confrère et mon cher ami, M. Cochin et moi, un programme de plusieurs leçons que nous comptions faire alternativement. Aucune objection ne nous était venue du ministère de l’Instruction publique ; mais, à la dernière heure, le ministère de l’Intérieur envoya une interdiction formelle, et nos affiches déjà posées furent impitoyablement lacérées. M. Duruy eut l’obligeance de nous faire venir pour nous expliquer ce revirement qui, effectivement, nous avait surpris. « Que voulez-vous, messieurs ? nous dit-il avec un aimable embarras, l’absolu n’est pas de ce monde. » A quoi M. Cochin lui répondit : « Excusez-moi, monsieur le ministre, il me semble qu’il y a encore quelque chose d’absolu ici-bas, c’est l’autorité de la police. »

Quatre ans après, la police elle-même devait laisser passer la liberté. L’Empire étant décidément entré dans les voies constitutionnelles, une de ses premières concessions fut d’accorder le principe de la liberté à l’enseignement supérieur, et une commission fut nommée pour en régler les conditions. M. Guizot, quoique octogénaire, consentit à en diriger les travaux, et j’eus l’honneur d’y prendre part avec les membres les plus éminens de l’Université et du clergé : M. Dubois, ancien directeur de l’Ecole normale, M. Bersot, M. Boissier, M. Franck, le Père Perraud aujourd’hui cardinal. Ce souvenir est même pour moi plein d’émotion, car j’étais assis à côté de Prevost-Paradol, si près de sa fin funeste, et en face de l’aimable Père Captier, tombé l’année suivante sous les balles de la Commune. On put voir alors combien avait été factice l’émotion suscitée et entretenue si peu de temps auparavant, et combien, du moment que le terrain de la liberté était loyalement accepté, l’entente sur les moyens de la pratiquer était, entre hommes consciencieux, facile à établir ; car je puis attester qu’aucune parole désobligeante, ni même aucune contestation un peu trop vive, ne vint troubler le cours de nos discussions, et ce fut en commun, dans un vrai sentiment d’accord, malgré quelques divergences inévitables, qu’on aboutit à un projet dont les dispositions étaient plus libérales que celles dont l’enseignement supérieur jouit aujourd’hui. La cause était désormais assez bien gagnée pour que M. Duruy lui-même prît plaisir à constater que les obstacles qui avaient motivé son vote négatif avaient disparu. Le 28 juin 1870, devenu simple sénateur, il prenait l’initiative d’un projet de loi sur le même sujet, dont l’exposé était rédigé dans un véritable esprit de conciliation, mais qui, malheureusement, ne parut au Journal Officiel que la veille des désastreuses nouvelles annonçant la chute de l’Empire.

J’ai dit comment M. Duruy a réussi à modifier heureusement l’enseignement supérieur en fondant, à côté des facultés existantes, un établissement nouveau, l’Ecole des hautes études. Est-ce un succès du même genre qu’il recherchait dans l’enseignement secondaire, en créant, là aussi, à côté de l’instruction donnée dans les lycées et dans les collèges, un nouvel ordre d’enseignement qu’il qualifia d’enseignement spécial ? Nullement ; ni le but n’était analogue, ni le résultat n’a été pareil. Il ne s’agissait cette fois, en aucune manière, de remplacer l’instruction classique par un programme différent de connaissances et d’études. M. Duruy n’a jamais autorisé personne à croire qu’il ait méconnu ou regretté la place élevée et prépondérante que l’instruction classique a toujours tenue dans le développement intellectuel de la France. Il avait trop vécu lui-même dans la familiarité et l’admiration des grands modèles de l’antiquité pour ne pas savoir à quel point leur inspiration partout répandue a pénétré la substance même de l’esprit français, en sorte qu’on ne peut dire de quelle langueur il serait atteint, si cet élément vital venait à disparaître de l’atmosphère qu’il respire. Mais M. Duruy n’était pas le premier qui se fût demandé si ces études précieuses pouvaient continuer à faire l’occupation exclusive de toutes les années de l’enfance et de la première jeunesse, en présence de toutes les connaissances nouvelles dont les progrès de la science ont enrichi le savoir humain, et si même une préparation uniforme, quelle qu’elle soit, pouvait convenir aux besoins divers de la vie commerciale et industrielle des temps modernes. Le problème une fois posé, il en avait entrepris la solution avec sa résolution accoutumée. Son enseignement spécial devait, comme le nom l’indique, pourvoir, par une application d’une souplesse pratique, à former des sujets propres à toutes les vocations, pendant que l’enseignement classique continuerait à maintenir dans une sphère plus restreinte une culture plus délicate dont le bienfait se ferait sentir en exerçant une influence générale sur la société tout entière.

L’effet a-t-il pleinement répondu à cette espérance ? Il serait difficile de le soutenir, puisque à l’épithète de spécial on a déjà substitué celle de moderne, dans une autre intention à coup sûr que de faire seulement un changement de nom. Cette nouvelle forme de la même pensée sera-t-elle la dernière ? On peut en douter, puisqu’elle est déjà très vivement attaquée de deux côtés à la fois, et par ceux qui trouvent qu’elle a imposé trop de sacrifices à l’enseignement classique et par d’autres qui se plaignent au contraire qu’elle lui ait encore réservé trop de privilèges. La vérité est qu’on est là en face d’un problème dont il faut laisser le temps et l’expérience trouver une solution qu’on est encore loin d’apercevoir. Les études classiques sont essentiellement désintéressées, c’est-à-dire qu’elles ont principalement pour but non de préparera telle vocation en particulier, mais de former dans l’esprit des qualités générales de justesse, d’étendue et d’élévation qui, une fois acquises, sont applicables à tout et également précieuses, quelque emploi qu’on en veuille faire. Mais c’est une supériorité qui ne se manifeste que lentement et que reconnaît et apprécie difficilement une société démocratique où chacun est pressé d’arriver et personne n’a le temps d’attendre. S’applique-t-on alors à rechercher quel avantage immédiat et surtout quel profit on peut tirer de la culture littéraire pour telle ou telle profession déterminée ? Le résultat de ce calcul, étroitement utilitaire, peut toujours être contesté, et, pour ne pas vouloir reconnaître que les études classiques sont bonnes à tout, on court risque d’être amené à conclure qu’elles ne sont bonnes à rien. On ne peut vraiment pas reprocher à M. Duruy de n’être pas arrivé du premier coup à un but que personne n’est encore aujourd’hui sûr de pouvoir atteindre.

Suivis d’un heureux succès dans l’enseignement supérieur et d’un résultat insuffisant dans l’enseignement secondaire, les efforts de M. Duruy ont eu dans l’enseignement primaire une fortune très différente. Le mouvement qu’il a imprimé n’a pas seulement dépassé le but qu’il poursuivait : cette expression serait inexacte, il faut dire qu’il a de plus notablement dévié de la direction qu’il comptait lui donner. La première institution d’un plan général d’instruction primaire remonte à cette loi dont j’ai déjà parlé, et dont le souvenir est l’un des plus justes titres de la renommée de M. Guizot. Mais le développement en avait été continu et le progrès constant pendant les années de la monarchie constitutionnelle, puisque le rapport présenté par M. de Salvandy à la veille de 1848 constatait qu’en moins de quinze ans, il y avait eu trente-trois mille écoles ouvertes sur la surface de la France. Cet essor, un peu ralenti pendant les premières années de l’Empire, reçut une forte impulsion du ministère de M, Duruy par la construction de très nombreuses maisons scolaires, l’ouverture de beaucoup de cours d’adultes, et une organisation régulière donnée à l’enseignement primaire des filles.

Cependant la loi que M. Duruy proposa et fit voter en 1867 ne s’écartait pas encore du plan primitif, dont elle ne faisait qu’étendre les principes et perfectionner l’application. Seulement, en la présentant, il ne laissait pas ignorer qu’il avait voulu y introduire deux innovations importantes : étendre à tous la gratuité (dont le bienfait n’était jusque-là réservé qu’aux indigens) et imposer également à tous l’obligation de l’instruction. Si ces dispositions ne figuraient pas dans ce projet, c’est que l’Empereur, après y avoir donné son assentiment, avait dû le retirer devant l’opposition unanime du Conseil des ministres, à laquelle, assure M. Jules Simon, se joignit celle de l’Impératrice.

Le double vœu de M, Duruy est, on le sait, aujourd’hui rempli. L’instruction primaire a été déclarée, par la loi de 1881, à la fois gratuite et obligatoire. La gratuité est effective, l’obligation à peu près nominale. Mais aux deux épithètes de cette formule consacrée, une troisième a été ajoutée à laquelle M. Duruy n’avait pas songé et, au moins dans l’interprétation abusive qu’on lui a donnée, n’aurait pas consenti. L’instruction laïque consistant dans la suppression de l’enseignement religieux du programme de l’école ; dans l’interdiction faite au prêtre d’y pénétrer à un titre et à une heure quelconques ; dans le refus de laisser aux populations l’éducation chrétienne là même où elles l’appellent, la réclament et la regrettent, n’aurait pas figuré dans une loi présentée en son nom. Quand un projet de ce genre lui fut connu, il en porta le jugement qui fut exprimé avec une émotion éloquente à la tribune du Sénat par votre secrétaire perpétuel, M. Jules Simon, et qu’a reproduit en son nom, dans votre dernière séance publique, le digne successeur que vous lui avez donné, M. Georges Picot.

Les sentimens de M. Duruy à cet égard étaient si positifs qu’il aimait à les faire connaître même à ceux qui auraient eu le moins de droit à en attendre de lui la confidence. C’est ainsi qu’il voulut bien m’en faire part dans une occasion qui n’amenait pas naturellement une explication de ce genre. Je m’étais permis, dans un écrit que je lui adressais, de présenter quelques observations sur le portrait qu’il avait tracé de l’empereur Constantin dans le dernier volume de l’histoire des Romains et dont des études personnelles me faisaient contester sur certains points la ressemblance. Il me répondit, dans une lettre que j’ai précieusement conservée, qu’au moins avait-il rendu à Constantin la justice de reconnaître qu’il avait opéré une grande révolution religieuse sans troubler la paix publique, et qu’il avait ainsi justifié le titre mis sur son arc triomphal : quietis custos. « Nous, ajoutait-il, qui sommes les témoins désolés de la laïcisation à outrance et de la guerre religieuse, avec quel bonheur ne verrions-nous pas un gouvernement qui prendrait pour devise : quietis custos ! » Puis la correspondance continua entre nous sur un point où j’avais tant d’intérêt à connaître son avis, et il m’apprit, ce que j’ignorais, que dans une circulaire adressée par lui aux quatre-vingt-neuf préfets de France, se trouvait cette recommandation : « Quand un conseil municipal vous demandera de changer le caractère de son école, usez de tous les moyens dont vous disposez pour vous assurer que le conseil municipal exprime bien les vœux des pères de famille. »

On peut juger par là ce qu’il devait penser du procédé qui consiste à passer outre, sur un tel sujet, au vœu de communes entières, même appuyées par leurs représentans. J’étais de plus en droit de conclure que, s’il lui était arrivé de qualifier par un trait un peu vif (ce qu’on lui avait fort reproché) les faveurs faites à tort ou à raison par la loi de 1850 au froc du religieux ou à la robe de la sœur, il n’aurait au moins jamais consenti à faire de ces insignes de la charité et du dévoûment une cause d’incapacité et même d’indignité légales.

A la vérité, il me faisait remarquer en même temps, non sans quelque tristesse, que ces intentions étaient bien différentes de celles que lui avaient prêtées ses contradicteurs catholiques, et en particulier le plus éloquent de tous, Mgr Dupanloup, évêque d’Orléans. C’était certain : et l’illustre prélat n’aurait pu manquer de le reconnaître. A la vérité, il aurait pu répondre que les sentimens exprimés par lui dans cette franche déclaration ne différaient pas moins de ceux que lui supposaient, au cours des polémiques alors engagées, des apologistes très chauds, qui n’étaient pas toujours désavoués et dont beaucoup sont pourtant les mêmes à qui il a reproché d’avoir dénaturé son œuvre en prétendant la continuer, — ce qui rendait peut-être la méprise excusable ; et il pourrait ajouter que si, en ce qui touche les mesures elles-mêmes, alors si vivement débattues, ses critiques étaient peut-être excessives, on n’en peut dire autant de ses craintes pour l’avenir et de ses pressentimens.

Quoi qu’il en soit, nos communications sur ce grave sujet étaient devenues si familières que, le jour où l’Académie française eut à se prononcer sur la désignation du membre de l’Institut qui devait siéger au Conseil supérieur de l’instruction publique, ayant inscrit, comme tout le monde, son nom sur mon bulletin, je m’approchai de lui en souriant : « . Monsieur Duruy, lui dis-je, nous ne nous en serions peut-être pas doutés, il y a quinze ans, ni l’un ni l’autre, mais il faut que vous en preniez votre parti : j’ai voté pour vous, en votre qualité de clérical. » Il eut le bon goût de prendre la plaisanterie en bonne part, et il me sut gré d’ajouter que tous les amis de la justice et de la liberté comptaient sur lui pour défendre leurs droits devant ce tribunal élevé contre les préventions d’un esprit sectaire.

M. Duruy dut quitter le ministère en juillet 1869, lorsque, à la suite de nouvelles élections législatives, un cabinet fut constitué dont l’existence passagère était destinée à marquer le pas dans la marche que devait suivre l’Empire pour entrer dans les voies libérales et constitutionnelles. Il n’y avait pas, à première vue, de raison pour l’écarter d’une combinaison qui n’avait rien de contraire à ses tendances naturelles ; aussi l’Empereur, en demandant la démission de tous ses collègues, semblait-il avoir fait exception pour lui, car il ne lui avait fait aucune invitation semblable. Il est probable que les membres appelés à former le nouveau ministère, avertis des difficultés très graves qui les attendaient, ne voulurent pas en accroître le nombre en prenant à leur compte l’opposition que M. Duruy s’était attirée de la part du haut clergé, dont l’influence pouvait se faire sentir dans l’entourage de l’Impératrice et dans une fraction modérée du Corps législatif. Toujours est-il qu’à peine arrivé dans sa maison de campagne de Villeneuve-Saint-Georges, où il comptait se reposer quelques jours, il reçut de l’Empereur, sans aucun avertissement préalable, une lettre pleine d’assurances d’amitié et de regrets, mais qui lui faisait savoir qu’il était contraint de renoncer à ses services. L’écriture de la missive impériale était illisible au point qu’il dut appeler ses secrétaires à son aide pour déchiffrer le nom de son successeur. Quand il le connut (c’était un nom honorable, mais dépourvu d’éclat), il le répéta à plusieurs reprises, sur des tons différens, avec une surprise mêlée de contrariété ; car ce n’était pas le continuateur qu’il aurait choisi pour prendre la suite des nombreuses entreprises qu’il laissait inachevées. Cette impression dura peu. Dès le lendemain, en entrant dans son cabinet, on le trouva assis devant son bureau, au milieu d’une liasse de papiers qu’il venait de tirer d’une armoire où ils avaient été relégués pendant six ans : c’était l’ébauche manuscrite d’un des volumes de l’Histoire des Romains, et l’ensemble des notes et des documens réunis pour les compléter. Il ne songeait déjà plus qu’au travail.

Malheureusement, il ne lui fut pas donné de s’y concentrer longtemps. Je crois que c’est Montesquieu qui a dit qu’il n’est point de chagrin qu’une heure de travail ne lui eût fait oublier. M. Duruy, malgré sa fermeté d’âme, n’affectait pas cette stoïque indifférence. Et peut-être aussi, en parlant ainsi, l’auteur de l’Esprit des lois n’avait-il jamais éprouvé, ni même pressenti, rien de pareil aux malheurs qui vinrent fondre sur la France pendant l’année 1870. A la douleur qui lui fut commune avec tous les Français, se joignit, pour M. Duruy, le regret d’avoir prévu, sans pouvoir les conjurer, l’imminence et la gravité du péril. Non que, dans le Conseil où il avait siégé, les questions de politique extérieure eussent été jamais sérieusement débattues. L’Empereur ne confiait à personne ses desseins, ou plutôt ses rêves, pas même à ceux, on le sait, qu’il associait à leur exécution : aussi la pente fatale suivie par la politique française, à partir de la guerre d’Italie, put échapper pendant longtemps aux yeux de M. Duruy ; mais il les ouvrit avec effroi, le lendemain de la victoire des Prussiens à Sadowa. La conséquence de cette journée apparut à l’instant à son imagination éclairée de tous les souvenirs de notre histoire. Il comprit tout de suite que souffrir, sur une frontière mal défendue par la nature, une agglomération unie et armée de plus de quarante millions d’hommes (quelque nom qu’elle portât, Autriche ou Prusse), c’était livrer au hasard d’un combat ce qui avait été l’âme, le but, et le fruit de tous les efforts de courage et de génie de la France pendant huit siècles de monarchie. Il adressa à l’Empereur une lettre dont il montrait volontiers la minute et où il le conjurait d’envoyer cinquante mille hommes sur le Rhin pour préserver l’héritage d’Henri IV, de Richelieu et de Louis XIV : « Nous sommes, lui disait-il, en présence d’un État jeune, ambitieux, qui ne sera sûr de garder ce qu’il tient et de prendre ce qu’il désire qu’après avoir humilié la France comme il a humilié l’Autriche... Pour une époque rapprochée, la guerre est inévitable : non que je prétende que les Prussiens attaqueront Strasbourg ou Metz, mais leur remuante ambition les jettera dans quelque entreprise où ils nous auront nécessairement devant eux. »

C’était parler en politique. Quand le jour de l’épreuve fut venu, il aurait voulu agir en soldat. Son âge ne lui permettait pas de suivre dans l’armée active son fils, parti l’un des premiers, ce généreux Albert Duruy, dont le talent naissant était alors l’objet d’espérances qui ne sont plus aujourd’hui que des regrets. Tout au moins voulut-il prendre rang dans la garde nationale, et on le vit, à plus de soixante ans, faire son service jusqu’au dernier jour du siège avec une activité infatigable et persévérante. Il fut de ceux qui, ne voulant jamais cesser d’espérer et n’étant jamais las de souffrir, conseillèrent à la vaillante cité de pousser l’énergie de la défense jusqu’à l’épuisement de sa chaleur vitale.

Ce fut alors seulement, quand les armes furent tombées des mains des combattans, que l’étude reprit possession de lui, et depuis lors, il n’a plus cessé de lui appartenir tout entier. Les vingt années qui lui furent encore réservées et que traversèrent de douloureuses épreuves domestiques, furent employées à porter à un point de perfection et d’achèvement son Histoire de la Grèce et celle des Romains, ces deux grandes œuvres auxquelles son nom reste attaché et que l’estime générale a placées dans un rang dont rien ne les fera descendre. Elles resteront comme des modèles de l’art d’appliquer à des tableaux historiques d’une grande étendue les recherches consciencieuses et le soin des moindres détails qu’exige l’érudition moderne. Si, dans l’appréciation de ces rares mérites, à des témoignages d’une juste admiration, j’ose mêler quelques observations critiques, comme ces réserves portent sur des points dont j’ai eu l’occasion d’entretenir M. Duruy lui-même avec une liberté qui ne l’a pas offensé, l’Académie ne voudra pas être plus sévère que lui, et me permettra d’exprimer ma pensée avec la même franchise que s’il était encore là pour m’entendre.


III

Le caractère le plus remarquable du vaste travail dans lequel M. Duruy a embrassé à peu près toutes les annales du monde ancien, c’est qu’on y trouve réunies, à un degré à peu près égal, les qualités de l’historien et celles de l’érudit. On sait que ce sont là deux professions et deux habitudes d’esprit qui, à une époque encore assez récente, bien que faites pour se venir en aide, vivaient pourtant d’ordinaire et travaillaient chacune de son côté et pour son compte. La tâche de l’érudition était d’établir la certitude des faits passés, en réunissant les témoignages dont elle discutait l’authenticité. L’histoire les prenait alors avec confiance de sa main en se chargeant seulement de les présenter avec art, par une narration intéressante, éloquente même à l’occasion, et d’en faire ressortir la suite et l’enchaînement.

Mais de nos jours, pas plus érudition qu’histoire ne s’accommodent de ce partage de rôles. Il y a plus d’un érudit qui, joignant le talent d’exposer les faits à la sagacité qui les découvre, tient à communiquer lui-même au public lettré le résultat de ses recherches et, d’autre part, on ne trouverait plus d’historien qui se croie dispensé de vérifier lui-même les fondemens sur lesquels repose la réalité des faits qu’il raconte et ne regarde cette étude directe et personnelle, faite sur les textes primitifs, comme nécessaire pour bien déterminer le caractère des événemens. Une œuvre historique dont l’auteur n’a travaillé que sur des matériaux préparés par autrui est qualifiée d’ouvrage de seconde main, et à ce titre jugée et condamnée par avance. On ne saurait assurément se plaindre de la condition, imposée à cet ordre d’écrivains comme à tout autre, de se bien rendre compte de ce qu’ils disent et de ne rien affirmer dont ils ne soient sûrs. L’effet en a été aussi heureux pour constater l’exactitude matérielle des faits que pour en donner l’intelligence. Bon nombre de légendes qui passaient, hier encore, comme monnaie courante, ont disparu de l’histoire ou ont été rétablies dans leur vrai jour, depuis qu’elles ont été soumises au crible d’une vérification nouvelle par ceux qui autrefois se seraient bornés à les enregistrer, telles qu’on les leur avait apprises. Puis, quel aspect différent ont pris aussi, regardées de près, les choses mêmes qu’on croyait connaître ! Rien ne vaut, pour faire revivre les temps passés, une heure d’entretien avec des documens originaux. Cela s’appelle remonter aux sources, par une expression qui est devenue si familière qu’on ne remarque plus même la justesse de la métaphore : car ce sont bien des sources, en effet, dont on ne goûte la saveur et la pureté, que si on y vient puiser soi-même au point où elles sortent du sol avant qu’aucun mélange les ait altérées.

Mais quel que soit le bon résultat qu’ait produit cette nécessité imposée à l’historien de faire ses recherches lui-même, sa tâche n’en est pas moins devenue par là plus laborieuse, et — ce qui n’est pas indifférent (la vie et les forces humaines étant limitées) — c’est un temps bien plus considérable qui est exigé pour l’accomplir. La charge même semble s’accroître tous les jours par l’abondance des élémens d’information qui se produisent de toutes parts et dont il ne lui est permis de négliger aucun. S’il traite de l’histoire moderne, l’ouverture des archives et des bibliothèques de tous les pays multiplie les documens inédits qu’il ne peut consulter sans des déplacemens souvent incommodes. Si c’est l’histoire ancienne qu’il aborde, des fouilles bien dirigées font à toute heure sortir de terre des monumens et des inscriptions qu’il faut interpréter. La conséquence est que, se sentant vraiment débordé, sa tendance naturelle est de restreindre le cadre de ses tableaux et, pour ne pas être accusé d’embrasser plus qu’il ne pourrait étreindre, de concentrer toute son attention sur un point unique. Ce sera telle révolution de tel pays, ou telle guerre, ou le règne de tel souverain, ou même la vie de tel personnage. Chacun se fait sa part, s’y cantonne et s’y étend à son aise.

Nous avons ainsi des monographies qui, lorsqu’elles portent sur des sujets qu’il est intéressant de connaître à fond, sont des travaux historiques de premier ordre : mais d’autres consacrent des volumes là où quelques pages, à la rigueur, pourraient suffire. On assiste ainsi en quelque sorte à une sorte de divisibilité indéfinie de la matière historique dont on ne sait pas bien quel sera l’atome. Faut-il croire cependant que c’est là la forme définitive réservée à l’histoire et que des aspirations plus élevées et des plans plus vastes lui soient désormais interdits ? Doit-elle renoncer à suivre à travers les siècles toutes les évolutions politiques ou sociales d’un peuple ou d’un État en lui assignant par là sa place dans le développement général de l’humanité ? Ce serait une abdication regrettable dans la patrie de Bossuet et de Montesquieu, et la vérité, au fond, ne gagnerait rien à n’être jamais regardée que d’un point de vue rétréci et abaissé : car les fragmens d’un miroir brisé ne réfléchissent jamais que des images dénaturées et confuses.

M. Duruy avait des visées plus hautes, et il les exprime avec une certaine fierté au début d’un de ses écrits les plus éloquens, une Introduction générale à un projet d’histoire de France qu’il n’a pas pu réaliser : « L’histoire qui raconte, dit-il, est un art. L’histoire qui explique, classe les phénomènes sous des lois, je veux dire les faits sous leur cause, est une science. J’ai cette ambition pour l’étude à laquelle j’ai consacré ma vie qu’elle peut monter à ce rang[5]. »

Cette ambition, M. Duruy Ta pleinement justifiée, en se plaçant volontairement, pour atteindre ce but, dans les conditions les plus difficiles, par ses deux histoires de la Grèce et des Romains. S’il s’était proposé de faire voir aux futures générations d’écrivains que l’activité bien employée d’un seul homme peut suffire pour remplir les cadres historiques les plus étendus, sans que rien ne manque aux multiples soins de détail et à l’examen scrupuleux des documens que réclame la critique moderne, on peut dire que la preuve est faite. Le problème est résolu par deux récits qui, à ces deux points de vue, ne laissent rien à désirer, et qui embrassent pourtant, mis à la suite l’un de l’autre, plusieurs milliers d’années : en sorte que toute autre entreprise du même genre étant nécessairement moins considérable, ceux qui hésitent ou ne réussissent pas à suivre cet exemple ne peuvent alléguer aucune impossibilité, pour excuser leur découragement ou expliquer leur impuissance.

C’est l’Histoire des Romains surtout qui peut servir de modèle. Les origines de la Grèce sont enveloppées de trop d’obscurités, trop de légendes y figurent, que la poésie a embellies sans les éclairer, pour que la méthode historique puisse y être rigoureusement appliquée ; et quelque effort intelligent que M. Duruy ait fait, soit pour démêler dans ces traditions celles qui se rapportent à des souvenirs de faits véritables, soit pour en dégager des symboles qui représentent l’état des mœurs et des croyances de ces temps reculés, les assertions auxquelles il s’arrête sont mêlées de trop d’hypothèses pour ne pas donner lieu à beaucoup de contestations. Il en est autrement de l’Histoire des Romains où, à partir de la fin de la période royale (dont M. Duruy emprunte le récit à Tite-Live sans le garantir, faute d’élémens d’information suffisans pour le discuter), les faits se présentent avec le caractère de la certitude. Le récit s’avance alors sur ce terrain solide, depuis la chute de Tarquin le Superbe jusqu’à la mort de l’empereur Théodose (huit cents ans pour le moins), d’un pas ferme et continu.

Une qualité principale, entre beaucoup d’autres, a permis à M. Duruy de mener à fin ce voyage à travers les siècles : c’est une rare sagacité pour choisir parmi les faits de toute nature, qu’il a dû rassembler, ceux qui peuvent donner leur signification au caractère des événemens qu’il raconte, ou des personnages qu’il met en scène. Cette sobriété est nécessaire pour laisser son intérêt au récit, mais quelle habileté ne faut-il pas pour la concilier avec la satisfaction que réclame la curiosité exigeante du lecteur d’aujourd’hui, et pour ne pas se laisser encombrer, comme c’est trop souvent le cas, par un trop lourd bagage de notes, de citations et de textes à discuter ? C’est l’inconvénient, toujours à craindre, que M. Duruy a su éviter. Pour le moindre des incidens de quelque importance, il compare et combine heureusement les témoignages, souvent assez différens entre eux, dont il se sert ; mais ce travail, qu’un petit nombre de renvois bien placés indiquent, disparaît dans l’exécution, et c’est ainsi qu’il a pu donner à la description de quelques-unes des grandes journées de la république — les batailles de Cannes, de Pharsale et d’Actium, par exemple, — cette rapidité de marche et cette vivacité d’allure dont Voltaire, dans l’Histoire de Charles XII, a seul donné le parfait modèle.

Mais l’art de la narration qui, bien qu’un peu négligé de nos jours, demeurera toujours le mérite principal de l’historien, n’est pas le seul, ni à soi seul ne serait suffisant. La simple suite des faits ne donne qu’une idée très imparfaite des modifications que le temps amène dans les mœurs, dans l’état d’esprit, souvent dans les institutions d’un peuple, ou du moins dans leur application. Quelques temps d’arrêt sont donc nécessaires pour jeter un regard en arrière, mesurer le terrain parcouru et constater les changemens produits par les progrès ou la décadence d’une société qui se développe ou qui décline. Les recherches deviennent ici plus laborieuses, parce qu’elles ne sont plus guidées par la succession des événemens comme par un fil continu : ce sont des notions éparses qu’il faut recueillir dans des documens de toute espèce et de toute provenance, pour les grouper ensuite dans un tableau d’ensemble. C’est à quoi M. Duruy s’est appliqué avec succès en plaçant, soit en tête, soit au terme de chacune des périodes dans lesquelles se divisent les phases de cette longue histoire, des résumés qui font apprécier les résultats de celle qui s’achève, et attendre ce que doit amener celle qui va suivre. Un volume entier est ainsi consacré à présenter un tableau général de l’état de l’empire et de la société romaine au début du second siècle, aux divers points de vue politique, administratif, littéraire, religieux même et philosophique. Cette revue forme à elle seule une œuvre complète : et on peut citer comme la partie la plus remarquable, par la nouveauté et la justesse des aperçus, celle qui est consacrée à décrire l’intérieur d’une cité impériale. On n’a jamais mieux fait comprendre par quel système de décentralisation, habilement pratiqué sur une large échelle, l’empire ouvrait dans chaque province un champ à l’activité et même à l’ambition de tous ces sujets dont il avait fait des citoyens. C’est ainsi que se maintenait en paix, sans effort, avec une force militaire qui n’a jamais dépassé quatre cent mille soldats, une étendue de territoire où l’ordre est, de nos jours, assez mal assuré par plusieurs millions d’hommes tenus constamment sous les armes.

Grâce à ce mélange de récits animés et de tableaux pleins de vie, l’Histoire des Romains ne languit pas un instant ; on en suit les développemens avec le même genre d’intérêt qu’on peut prendre à la biographie d’une grande personnalité humaine. On voit Rome naître, croître et s’étendre en prospérité et en puissance, puis s’affaiblir et vieillir ; et ce sont les phases de l’existence d’un seul et même être auquel M. Duruy semble porter une sorte d’affection filiale. Il n’admire pas seulement, il aime ce gigantesque héros dont il relève les grandeurs avec complaisance, confesse avec douleur les fautes et même les crimes ; et quand enfin le jour du déclin arrive, quand, après la mort de Théodose, le partage de l’empire est consommé, et qu’il n’y a plus de Rome parce qu’il y en a deux, la plume lui tombe des mains, et il arrête son récit sur cette réflexion mélancolique : « L’ancien monde est bien mort, et il ne reste plus à son historien attristé qu’à coucher le génie de Rome au sépulcre, où le moyen âge le retiendra pendant des siècles. »

Le chagrin rend aisément injuste ; et c’est un sentiment très naturel que de rechercher avec plus de passion que d’équité les causes auxquelles on croit devoir attribuer la perte d’un objet d’affection, puis de les relever avec amertume quand on croit les avoir découvertes. C’est ainsi que M. Duruy, au nombre des faits qu’il regarde comme ayant précipité cette défaillance du vieux génie romain dont il s’afflige, compte l’existence et la propagation d’une race d’hommes « qui agissaient et pensaient en regardant le ciel et non la terre, en se préoccupant de la vie d’outre-tombe et non pas de l’existence d’ici-bas, pour qui la société romaine était la grande prostituée que les livres saints avaient condamnée, qui en fuyaient les honneurs, ne voulaient pas en remplir les devoirs, que ses malheurs laissaient indifférens, et qui, ne voyant pas dans les Barbares des ennemis, refusaient de les combattre[6]. » Ce sont les chrétiens qui sont dépeints par ces rudes expressions et avec ces sombres couleurs, et c’est parce qu’il les juge sous cet aspect que M. Duruy arrive, non pas à justifier, assurément, mais à comprendre et à expliquer la rigueur croissante des persécutions qu’ils ont subies. L’irritation populaire était, suivant lui, constamment excitée contre ces citoyens, qui vivaient, dit-il, en étrangers au sein de la patrie, « sans souci d’elle et de sa fortune », et une méfiance que rien ne venait dissiper inspirait à des princes, d’ailleurs dignes du trône, mais chez qui la raison d’État faisait taire tous les scrupules, la résolution d’extirper du corps social, « un mal intérieur qui le minait. » L’accusation est donc assez claire, c’est le christianisme qui a, sinon perdu l’empire, au moins l’a laissé périr, faute d’avoir pris souci de le défendre. Ce jugement, on le sait, quand il fut connu, excita quelque surprise, et l’éloquent prélat qui reçut M. Duruy à l’Académie française lui fit part à lui-même de cette impression, tout en lui rendant de grand cœur l’hommage dû à tous ses mérites. On a peine, en effet, à reconnaître les premiers disciples de Jésus sous les traits d’une secte tout à la fois ascétique et béate, absorbée dans une contemplation égoïste, et n’élevant ses regards vers le ciel que pour se dispenser de faire attention et de porter secours aux maux et aux souffrances de la terre. Comment concilier ce portrait maussade avec des passages d’autres écrits, où M. Duruy avait traité de la foi chrétienne avec une touche plus fine et en appréciant avec plus d’équité son action sociale ? Ceux en particulier qui gardaient en mémoire la thèse si remarquable dont j’ai parlé n’oubliaient pas l’éloquente péroraison qui la termine et où le jeune docteur, rappelant que Jésus était contemporain de Tibère, peignait le divin maître étendant ses bras du haut de la croix sur l’humanité tout entière, afin, disait-il, que, le jour où périssait la liberté de la cité, la liberté de l’âme fût rendue à tous les hommes (Christus cruci affixus universum terrarum orbem amplexus erat, ut, quum periret libertas civium, animorum libertatem inter homines restitueret)[7].

Comment expliquer, comment faire concorder deux jugemens en apparence si différens ? Comment la même doctrine aurait-elle pu à la fois assurer à l’humanité un large avenir de liberté et d’honneur, et pourtant causer la ruine de toute une société civilisée en livrant le monde pour des siècles à la domination barbare ? C’est l’un des points que j’ai indiqués, sur lesquels M. Duruy trouvait bon qu’on discutât avec lui, et souffrait même qu’on ne se laissât pas convaincre.

La question pouvait lui être posée de deux manières différentes. On pouvait lui demander sur quels documens il s’appuyait pour imputer aux chrétiens vivant sous l’empire cet abandon de tous les devoirs civiques et militaires, et comme nous dirions aujourd’hui, cette émigration à l’intérieur, qui aurait, non seulement facilité, mais appelé et reçu avec complaisance la venue des Barbares. Puis, en admettant, comme il faut bien le faire en une certaine mesure, qu’un malentendu cruel empêchât la foi nouvelle et le vieil empire de s’unir dans une défense commune, il y aurait lieu d’examiner si cette incompatibilité d’humeur ne doit pas être expliquée par de tout autres motifs que ceux qu’il allègue.

Sur le premier point, il semble que M. Duruy, s’écartant cette fois des égards qu’il témoigne en général aux scrupules de ses lecteurs, n’ait pas voulu tenir compte des objections qu’il devait prévoir, tant il a pris peu de peine pour les prévenir. Pour accuser cependant l’Église chrétienne, cette mère commune de toutes nos sociétés modernes, d’avoir fait défaut, dans un jour néfaste, à la cause de la civilisation et de l’humanité, il faudrait apporter des faits et des textes, et il les faudrait nombreux et précis. On les cherche sans les trouver dans les sept volumes de M. Duruy. Des textes, il n’y en a point d’autres que quelques phrases éparses d’écrivains inconnus, comme Hermias ou Commodianus, ou bien les invectives outrées d’un orateur assurément très puissant, mais que l’excès même et l’amertume de son zèle ont fait sortir de l’Église et qui a fini par l’hérésie, Tertullien. Mais des grandes apologies du second siècle, de Justin, d’Athanase ou de Méliton de Sardes dont le ton est à la fois conciliant et digne et où des victimes marchant au martyre prennent leurs bourreaux à témoin de leur fidélité aux institutions de la patrie, à peine s’il est fait mention. De faits, il y en a moins encore que de textes. Pas un seul exemple n’est cité de cette insouciance coupable reprochée aux chrétiens en face des malheurs publics, et ce sont leurs persécuteurs mêmes qui témoignent en leur faveur. Nous avons conservé les actes de ces comédies judiciaires, où il n’est sorte de crimes, complots, meurtres, rébellions, sortilèges, infâmes débauches, qu’on n’impute aux accusés ; il n’y a qu’un seul genre de reproches qui ne leur soit jamais fait, c’est ce qui ressemblerait aux faits que M. Duruy met à leur charge. On ne les poursuit ni pour s’être dérobés aux charges municipales, devenues pourtant si onéreuses que les pénalités les plus sévères étaient nécessaires pour contraindre les citoyens aisés à les exercer, ni pour avoir manqué aux obligations militaires auxquelles les Romains dégénérés avaient tant de peine à s’astreindre qu’il fallait combler les vides des armées avec des recrues levées à prix d’argent chez les Barbares. Bon nombre de légionnaires sont, à la vérité, cités devant les magistrats chargés de faire exécuter les édits de persécution : mais deux ou trois tout au plus pour avoir refusé de servir ; tous les autres, seulement pour s’être abstenus de prendre part aux cérémonies païennes exigées, en certaines occasions, dans les camps. Quant à la défection d’une cohorte, ou même d’un seul soldat chrétien, dans un conflit avec les Barbares, le soupçon n’en apparaît nulle part. Enfin, à la veille de la persécution de Dioclétien, la place des chrétiens était devenue si importante dans l’armée qu’une véritable épuration fut nécessaire avant de sévir, et des chefs appartenant aux grades de commandement les plus élevés durent y être compris.

Ce ne fut donc ni l’oubli des devoirs, ni même le mépris des honneurs civiques qui donna aux chrétiens une apparence de singularité suspecte, motif ou prétexte d’abord de la prévention populaire, puis de la persécution légale. Il faut chercher ailleurs quelque autre cause ; et il semble que M. Duruy ait été un instant sur la voie de la découvrir quand il décrit en quelques lignes les effets de surprise produits par la première apparition des envoyés du Christ dans une contrée où, inconnus la veille, ils venaient fonder une chrétienté nouvelle : « Rien n’arrêtait, dit-il, ces missionnaires de la foi, ni la longueur du chemin, ni la colère des populations blessées par ces contempteurs des dieux, dans leurs habitudes publiques et privées. Si jamais hommes ont paru à leurs contemporains d’irréconciliables ennemis de l’ordre établi, ce furent assurément ces chrétiens qui se heurtaient à chaque pas contre une coutume qu’ils regardaient comme sacrilège. »

Rien de plus vrai, et cette fois la peinture est aussi exacte que vive. C’étaient bien, en effet, des regards étonnés et irrités qui s’attachaient, partout où ils passaient, sur les prédicateurs de la foi nouvelle. Qui donc étaient-ils, ces hommes qui se disaient seuls possesseurs d’une vérité dont ils sentaient le droit et le prix au point de se regarder comme tenus de la professer hautement et de combattre l’erreur contraire comme le mal suprême ? Pareille idée ne venait à personne, pareil langage n’était tenu nulle part dans l’empire. Sur cet immense territoire qui obéissait à une seule autorité politique, régnaient des religions aussi différentes et aussi nombreuses que les peuples qui l’habitaient. Mais une chose leur était à toutes également inconnue, c’était l’esprit de prosélytisme et de propagande dont le moindre chrétien était animé. Chaque province d’ordinaire avait gardé son culte national, que la conquête impériale avait eu le bon sens de lui conserver. Si un autre culte en honneur ailleurs y était importé par des émigrans ou des voyageurs, on lui faisait facilement sa place, les cadres du polythéisme étant et assez larges et assez élastiques pour que la divinité nouvelle fût admise au cénacle des anciens dieux : on pouvait garder les deux cultes ensemble ou passer de l’un à l’autre, sans qu’aucune abjuration fût nécessaire, et sans être accusé d’apostasie. A Rome même où, les cultes étrangers étant longtemps l’objet d’une interdiction nominale, les superstitions orientales durent recourir, pour s’introduire, à des initiations clandestines, jamais les mystères murmurés dans l’ombre ne demandèrent à leurs adeptes de rompre avec le culte officiel, public ou domestique. Isis, Cybèle ou Mithra ne songèrent point à déposséder Jupiter, ni à bannir les Lares et les Pénates des foyers d’aucune famille. Il y avait ainsi entre toutes les religions de l’empire une sorte de compromis tacite qui leur interdisait de s’attaquer mutuellement et de se faire tort l’une à l’autre.

L’administration impériale, loin de songer à rompre ce pacte de support mutuel, le favorisait au contraire, et l’aurait imposé s’il n’eût pas été conclu naturellement, car elle y trouvait un excellent instrument de règne. L’accord de la multiplicité des cultes était ce qui pouvait le mieux convenir pour les maintenir à la fois dans l’ordre et dans l’obéissance. Leur imposer à toutes un même symbole eût été une entreprise au-dessus des forces humaines, mais leur diversité, si elle eût abouti à une lutte entre elles, n’eût pas rendu non plus la tâche du gouvernement facile. C’était déjà une difficulté et presque un tour de force que de faire vivre dans une soumission commune l’unité composite de tant de nationalités différentes. Mais quelle difficulté nouvelle n’y eût pas été ajoutée s’il y avait eu un conflit entre toutes les formes de la pensée religieuse ! Des controverses et des prédications contraires partout engagées, des temples, des autels, des idoles se disputant partout les fidèles, les victimes et l’encens, toutes les superstitions et tous les fanatismes ainsi mis aux prises, c’eût été une discordance, une cacophonie qui aurait assourdi les oreilles des magistrats et ne leur aurait pas permis de maintenir même la tranquillité matérielle. C’eût été en permanence le spectacle que dépeint Virgile sur le bouclier fatidique donné à Enée par sa mère :


Omnigenumque Deum monstra et latrator Anubis
Contra Neptunum et Venerem contraque Minervam,


Mise à une telle épreuve, que serait devenue la fameuse paix romaine ? Elle ne subsistait que parce qu’une sage politique avait amené des déités d’humeur complaisante à s’incliner en se donnant la main devant la majesté suprême, la divinité par excellence, Rome, elle-même, incarnée dans la personne ou la mémoire de ses empereurs. La condition essentielle et vitale de cette paix, à d’autres égards si bienfaisante, c’était, non pas la tolérance (c’est un mot qu’il ne faut pas profaner), mais la promiscuité de tous les cultes. C’était la garantie de ce que M. Duruy appelle, dans le langage qui était probablement celui des conservateurs du temps, l’ordre établi.

Mais c’était celle-là justement à laquelle à aucun prix, sous aucun prétexte, sous aucune forme, les chrétiens ne voulaient se prêter. Il est à croire pourtant que, s’ils eussent consenti à prendre place dans ce conciliant éclectisme, on ne les en aurait point exclus : on les aurait laissés ouvrir un sanctuaire à leur maître juif à côté de ceux qui étaient déjà consacrés à tel sage ou à tel magicien de Perse, de Chaldée ou d’Egypte. On prétend même qu’Alexandre Sévère, élevé par une mère qui avait suivi en Asie les leçons d’Origène, plaça dans son oratoire particulier l’image du Christ entre celles d’Orphée et d’Abraham. Mais l’idée seule d’un tel voisinage aurait soulevé une conscience chrétienne. Bien qu’affranchis des formalités étroites de la synagogue, les chrétiens n’en étaient pas moins toujours les adorateurs du Dieu jaloux, de celui qui, du haut du Sinaï, au milieu des foudres et des éclairs, avait fait entendre ce commandement : « Ecoute, Israël, je suis le Dieu vivant : tu n’auras pas d’autre Dieu devant ma face », et, s’il leur apparaissait aujourd’hui dans l’éclat voilé de son humanité, ce n’était pas pour souffrir qu’aucun autre nom fût associé au nom divin qu’il avait porté. Jésus pas plus que Jehovah n’admettait ni mélange, ni partage. Passe encore si ce Dieu insociable se fût contenté des hommages silencieux de ses serviteurs ; mais que des envoyés inconnus vinssent en son nom chercher tous les autres dieux dans le domaine propre qui leur était réservé, afin de les en déposséder, c’était une agression inattendue, contraire à l’entente généralement acceptée et qui aurait ébranlé par là un des fondemens sur lesquels reposait l’équilibre moral de l’empire.

Rien d’étonnant dès lors que les pouvoirs publics se soient de bonne heure alarmés et mis en défense. Inquiétude d’autant plus naturelle que l’effet de cette infraction à la paix commune ne tarda pas à se faire sentir par une perturbation générale, car tout était païen dans l’empire. Par la souplesse de ses transformations constantes, le polythéisme avait su se rendre présent partout, et marquer son empreinte sur tous les faits de la vie publique ou privée. Point de famille dont le foyer ne fût consacré par un génie domestique ; point de hameau solitaire où ne s’élevât un autel rustique ; point de cité populeuse qui ne s’enorgueillît de la majesté de son temple et de l’éclat de ses cérémonies, et ne comptât même, parmi ses industries les plus fructueuses, le commerce des statues, des idoles, des victimes et des offrandes. Les missionnaires chrétiens ne pouvaient faire un pas sans blesser un intérêt, une croyance, sans susciter un trouble et provoquer une résistance. C’était bien ce qu’avait prédit le divin maître quand il annonçait qu’il apportait non la paix, mais la guerre. Oui, la guerre de l’inflexible vérité contre la paix achetée entre toutes les formes de l’idolâtrie, au prix de l’honneur divin et de la dignité humaine. Comment s’étonner que l’accord qui avait laissé si longtemps tous les dieux vivre et régner en amis sur leurs autels divers se soit changé en une coalition passionnée contre l’ennemi commun qui venait inopinément les troubler ?

La question, maintenant, est de savoir si une religion fondée sur le culte d’un Dieu unique, contraire, par là, à l’un des principes fondamentaux qui avaient présidé à la formation de la domination romaine, était compatible avec son maintien ; et si ce n’est pas ce dogme même de l’unité divine qui fut la liqueur nouvelle dont, suivant la métaphore de l’Evangile, la fermentation a fait éclater le vieux vaisseau ? C’est possible, mais alors, due à une telle cause, la chute de l’Empire est un malheur dont peut se consoler l’histoire moderne ; le tort de ceux qui l’ont amenée ne doit pas lui paraître irrémissible ; en tout cas, ils le payaient de leur vie et leur mémoire n’en a pas souffert.

Il semble que cette considération aurait dû leur valoir, de la part de M. Duruy, une justice plus complète, car cette grande doctrine de l’existence et de l’autorité d’un Dieu unique, c’est celle-là même qu’à tous les momens de sa vie et dans tous ses écrits, il a constamment professée. S’il hésitait à la rattacher aux croyances révélées et surnaturelles qui pour des chrétiens en sont inséparables, s’il persistait à l’appuyer sur des preuves exclusivement rationnelles, il a du moins toujours tenu à lui rendre un public hommage. Déiste, il l’a toujours été sans réserve et sans ambage. C’était à ses yeux la foi naturelle de l’humanité, et si elle l’avait perdue un jour, tôt ou tard elle avait dû y revenir. Aussi s’est-il toujours appliqué à en retrouver la trace dans les plus mauvais jours des temps dont il a écrit l’histoire, et il croyait la reconnaître à des indices qui, pour un observateur moins perspicace ou moins favorable, n’auraient pas semblé si apparens. Il trouvait déjà les vestiges d’un monothéisme latent, flottant (c’est son expression même) dans les vagues effusions du lyrisme grec. A plus forte raison se plaisait-il à en suivre le développement dans les divers systèmes philosophiques de la Grèce et de Rome, prêtant même à leurs plus illustres représentans, à Socrate, à Platon, à Cicéron, à Marc-Aurèle, plus de courage pour combattre l’erreur commune qu’ils n’en ont réellement fait voir. Enfin, dans un autre de ses écrits que j’ai déjà signalé, son Introduction générale à l’Histoire de France, appelé à traiter des théories en cours sur l’origine des temps préhistoriques, il laisse voir sa préférence pour celles qui admettent que « le pouvoir créateur, après avoir jeté sur la terre les premiers germes de vie », loin de se reposer, reste toujours en activité : « tout en respectant, nous dit-il, le secret que Dieu s’est réservé[8]. »

Ce n’est donc point s’écarter de l’inspiration générale de ses écrits, c’est bien plutôt s’y associer, que d’applaudir sans réserve à la révolution religieuse, qui a rendu familière aux moindres esprits une doctrine longtemps méconnue par les plus grands, et dont lui-même sentait tout le prix. Réduite ainsi à ce point unique, quelle que soit son importance, la contradiction n’atteint pas l’ensemble de son œuvre. C’est y rendre hommage, au contraire, que de reconnaître à tous ses jugemens une telle autorité que ceux qu’on laisserait passer sans appel seraient enregistrés par l’histoire.


DUC DE BROGLIE.

  1. D’après une coutume assez récemment adoptée par l’Académie des sciences morales et politiques, chaque membre nouvellement admis doit lui présenter une notice sur la vie et les travaux de celui qu’il remplace. Appelé à succéder à M. Duruy, M. le duc de Broglie a dû s’acquitter de ce devoir et veut bien nous faire part de l’étude qu’il a consacrée à la mémoire de cet homme éminent.
  2. Souvenirs du vicomte Armand de Melun, t. I, p. 20.
  3. Thèse sur l’état du monde romain, p. 236.
  4. Renan, Marc-Aurèle, p. 52.
    L’attachement à la religion d’État n’entretenait que la superstition et empêchait l’établissement d’une bonne instruction publique, mais ce n’était pas la faute de l’Empereur ; il faisait le bien qu’il pouvait.
  5. Introduction générale à l’Histoire de France, p. 62.
  6. Histoire des Romains, t. VII, p. 540-541.
  7. Thèse De Tiberio imperatore.
  8. Introduction générale à l’Histoire de France, p. 55 et suiv.