Victor Hugo (Claretie)

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A. Quantin, imprimeur-éditeur (Célébrités contemporaines).

CÉLÉBRITÉS CONTEMPORAINES


VICTOR HUGO


PAR


JULES CLARETIE



PARIS
A. QUANTIN, IMPRIMEUR-ÉDITEUR
7, RUE SAINT-BENOIT, 7
1882




VICTOR HUGO

1802-1882



Une grande salle pleine de lumières. Dans le scintillement des cristaux et sous l’éclat des lustres, le bruit montant, grandissant des conversations de tout ce qui pense, de tout ce qui écrit, de tout ce qui porte un nom, de tout ce qui, au théâtre, dans le journal, dans le livre est une force, une mode ou une gloire. C’est un banquet. Au bout de la table, à la place d’honneur, un vieillard robuste, en cheveux blancs. Tous les regards vont à lui ; vers lui tous les enthousiasmes. Puis, à un moment donné, tout ce bruit tombe. Un silence respectueux se fait. Un homme s’est levé, à côté du vieillard, un homme qui, lui-même, est une des renommées du pays. Émile Augier a levé, en l’honneur du poète, son verre de cristal et devant tous ces gens qui écoutent, tête nue, il porte d’une voix claire, vibrante et mâle, un toast à celui qu’il nomme respectueusement le Père.

C’est le banquet du centenaire d’Hernani. Victor Hugo, ce soir-là, a vu s’incliner devant lui la France qui pense.

Maintenant, regardez cette foule. Une houle humaine. Des cris, des vivats, des fleurs. Sous un ciel gris de février, tout un peuple défile sous la fenêtre d’un poète. Les cheveux blancs se mêlent aux cheveux blonds dans ce fleuve d’hommes et de femmes qui passent par l’avenue d’Eylau, saluant, acclamant cet ancêtre debout au seuil de ses quatre-vingts ans, entre son petit-fils et sa petite-fille. Ce n’est plus le père de notre littérature moderne, c’est l’aïeul, c’est le grand-père que toute une ville — et quelle ville, Paris ! — que toute une nation, que des représentants de l’étranger viennent saluer en défilant devant sa demeure. Et le flot succède au flot, les bannières succèdent aux bannières, les couronnes s’entassent sur les couronnes ; c’est un tonnerre de vivats, et c’est une pluie de fleurs. Lui, de midi au crépuscule, se tient droit, regardant se dérouler cet immense cortège qui l’acclame.

C’est la fête de Victor Hugo. Ce jour-là, le poète a vu, baissant le front devant son front, la France qui travaille et qui lutte. Vivant, il est entré, comme on l’a magnifiquement dit, dans l’immortalité. Le banquet d’Hernani était la glorification par l’élite. La fête de février 1881 aura été l’apothéose par le nombre.

Maintenant, et aujourd’hui, comment juger un tel homme ? Je viens de l’écrire : il est l’Ancêtre. On ne discute pas un ancêtre, on le salue. À l’heure des crépuscules, le sommet des monts rayonne encore des éclats du soleil couché. Quand nous regardons autour de nous, dans la France de ce siècle finissant, et qu’attristés, nous voyons de l’ombre, il nous suffit de relever la tête pour apercevoir cette lumière, ce sommet blanc comme neige, encore illuminé de reflets d’aurore.

Victor Hugo aura reflété les passions, les rêves, les espoirs, les fièvres de notre xixe siècle, qui est aussi le grand siècle. Il est parti de la royauté vendéenne pour arriver à la république d’Athènes, avec l’idée d’émancipation sociale ajoutée à la passion de la liberté et de l’art. Ses fluctuations ont été celles de la pensée française, de 1815 à 1882, et il incarnera superbement pour l’avenir deux idées d’émancipation généreuse : en littérature, la révolte contre la convention au nom de la vérité ; en politique, la protestation au nom du droit.

Cette double vertu l’a conduit à la fois à la gloire et à l’exil. Il s’est, un jour, affranchi de l’exil pour voir, à Paris, grandir sa gloire. Quels souvenirs, datés déjà d’il y a presque douze ans !

J’ai assisté à la rentrée en France du poète de la Légende des siècles. Le lundi 5 septembre 1870, le lendemain même de la chute de l’empire, Victor Hugo, alors à Bruxelles, se présentait au guichet de la gare où l’on distribue les billets pour la France, et demandait, d’une voix malgré lui tremblante d’émotion, un billet pour Paris.

Je le vois encore.

En quittant le champ de bataille de Sedan, j’avais pris le chemin de Bruxelles ou j’avais passé, allant de la poste au télégraphe, dans une anxiété facile à comprendre, cette fiévreuse journée du 4. Le soir, à la nouvelle de la proclamation de la République, il avait été convenu que Victor Hugo partirait le lendemain pour Paris. Exilé volontaire depuis l’amnistie, il demeurait hors de France avec la résolution inébranlable de tenir le serment, par deux fois prêté, — dans ses Châtiments, d’abord, puis dans ses lettres rendues publiques, — lorsqu’il s’écriait : Quand la liberté rentrera, je rentrerai !

La France était, en apparence du moins, rendue à elle-même. Ce n’était plus sa liberté qu’on menaçait, c’était son indépendance. Victor Hugo pouvait et devait rentrer dans Paris assiégé. Pas un détail de cette journée ne m’est sorti de la mémoire.

Ce jour du 5 septembre, Victor Hugo, coiffé d’un chapeau de feutre mou, une sacoche de cuir à son côté, maintenue par une courroie, le visage pâle, très ému, regarda instinctivement sa montre lorsqu’il s’avança pour demander un billet. Il semblait qu’il voulût savoir l’heure exacte où devait finir sa proscription. Tant d’années — dix-neuf ans ! — avaient passé depuis le jour où il lui avait fallu abandonner, dans ce Paris dompté par son génie, tout ce qui faisait sa vie : sa demeure d’habitude, ses livres préférés, ses meubles, ses tableaux, et jusqu’aux feuillets à peine séchés de ses derniers vers !

Maintenant, tout était fini. Ce n’était plus par des mois, c’était par des minutes qu’il comptait le temps qui le séparait encore du moment où il allait s’écrier : — Voici la France !

Sur le quai d’embarquement, des amis fidèles accompagnaient Victor Hugo regagnant son pays. Il y en avait qui pleuraient. Le train partit, et Victor Hugo demeura assis en face de nous, regardant par la portière les horizons et les paysages, attendant que la frontière fût franchie et qu’il découvrît les arbres, les prés, le sol, l’air même et le ciel de la patrie.

Non, je n’oublierai jamais l’impression profonde et navrée que causa à cet homme, alors âgé de soixante-huit ans et blanchi dans l’exil, la vue du premier soldat français aperçu du fond de notre wagon.

C’était à Landrecies. Des troupes de ce corps de Vinoy, qui battait en retraite de Mézières sur Paris, — pauvres gens harassés, poudreux, boueux, blêmes, découragés, — des soldats vaincus avant d’avoir combattu, se tenaient assis ou couchés le long de la voie. Ils fuyaient les uhlans qui étaient proches. Ils se repliaient sur la grande ville pour n’être pas engloutis dans le désastre qui venait de faire, devant Sedan, de la dernière armée française une proie pour les citadelles prussiennes. On lisait la défaite dans leurs regards, l’affaissement moral dans leur attitude physique ; ils étaient mornes, sordides, roulés par la déroute comme des cailloux par l’orage. Mais quoi ! ils étaient des soldats de notre France, ils en avaient l’uniforme aimé, la capote bleue, le pantalon rouge. Ils emportaient, dans la débâcle, sains et saufs, leurs drapeaux aux trois couleurs

De grosses larmes emplirent soudain les yeux assombris de Victor Hugo et, se penchant à la portière, d’une voix claire, vibrante, éperdue :

« Vive la France ! cria le vieillard ; vive l’armée française ! Vive la patrie ! »

Les soldats, écrasés de fatigue, regardaient vaguement et d’un air morne, sans comprendre.

Lui, continuait à leur jeter des encouragements et des vivats, semblables à des coups de clairon : « Non, non, ce n’est pas votre faute, vous avez fait votre devoir, vous ! » Et quand le train repartit, les larmes tombèrent lentement de ses yeux sur ses joues et se perdirent dans sa barbe blanche.

Il avait vécu jusque-là avec cette fière et hautaine illusion que la France était invincible. Fils de soldat, il avait cru que les soldats de son pays étaient éternellement promis à la gloire. Patriote, il avait assigné à sa patrie le poste le plus périlleux et le plus beau : la première place, l’avant-garde. Et tout s’écroulait de ses espoirs ! Nous l’entendîmes alors murmurer sourdement, avec l’accent profond de la conviction et de la souffrance : « Plût à Dieu que je n’eusse jamais revu la France, si je dois la revoir partagée, diminuée et redevenue ce qu’elle était au temps de Louis XIII. »

I] y a plus de onze ans déjà que tout cela est passé, et je revois, comme alors, ces larmes du grand poète qui jaillissaient, comme le sang d’une blessure, du fond même de son cœur.

Victor Hugo, — et c’est une des gloires de son génie, — est profondément, ardemment, je dirais presque étroitement Français et patriote, s’il n’avait assigné lui-même les États-Unis d’Europe comme patrie à la société future. Mais cette grande patrie rêvée ne l’empêche pas d’adorer la chère et petite patrie dont il est le fils.

Patriote, pour Victor Hugo aussi, c’est un titre. Tel il était jadis, lorsque, tout enfant, il galopait en croupe avec son père, le général Hugo, à travers l’Espagne conquise, tel il est demeuré, aujourd’hui, à quatre-vingts ans, après tant de jours et tant d’épreuves. Son amour du peuple, cet amour tendre et profond, comme il dit, n’est jamais séparé de son amour pour la patrie.

L’humanité, c’est sa déesse ; mais la patrie, encore une fois, c’est sa mère.

Lorsque la France fut délivrée de l’occupation prussienne, lorsque Verdun, la dernière ville occupée, fut évacuée, quelle voix de poète fit entendre à notre pays la parole de consolation, d’espoir et d’amère joie ? Fut-ce un de ces jeunes gens qui ont reçu en don l’harmonie des vers, l’habileté de leur facture, le souci de la forme et l’accent musical des rythmes ? Fut-ce un homme de notre génération pleine de doute et d’accablement, quand elle n’est pas ironique et désespérée ? Non. Ce fut Victor Hugo, ce fut l’ancêtre de ceux qui chantent aujourd’hui, mais qui ne chantent plus ni la patrie ni l’espérance. Les Anacréons du Parnasse laissèrent jeter le cri d’affranchissement à ce Tyrtée septuagénaire, mais toujours robuste, et qui tient au sol comme un chêne gaulois.

L’expression absolue de la physionomie de Victor Hugo, c’est, en effet, la force. Sa devise, en toutes choses, pourrait être Robur. Les épaules sont larges, les muscles solides, la tête puissante. Ce n’est plus cette figure imberbe et pensive dont David (d’Angers) fit, il y a des années, un marbre vivant ; c’est la face barbue qui restera, en somme, la plus populaire, et qui exprime le mieux, à mon sens, le génie même de Victor Hugo, vigoureux et militant.

Jadis pâle, le teint de Victor Hugo est devenu rouge : le vent de l’Océan a coloré ses joues, entourées d’une barbe fine littéralement argentée. Des cheveux blancs et drus se dressent hardiment sur son front luisant et bombé, ce vaste front demeuré légendaire. Et sous ce front, des yeux bleus, tantôt irrités, passionnés, tantôt pétillants d’esprit, ou illuminés de bonté, s’ouvrent, tour à tour contemplatifs ou malicieux. Une voix gutturale, bien timbrée, un peu aiguë ; des gestes élégants, une politesse d’un autre temps, la politesse française avant les shaken-hands britanniques, une affabilité toute particulière ; quelque chose encore, malgré tant de gloire, d’une timidité naturelle, primitive, celle qui naît d’une juste fierté ; la bonne grâce unie au génie ; un grand charme se dégageant d’un grand homme : tel est Victor Hugo, accueillant ses hôtes et causant de ses souvenirs littéraires en jouant avec ses petits-enfants.

Les deux enfants de son fils Charles sont, en effet, comme le cadre où apparaissent, plus majestueux encore, les cheveux blancs de l’aïeul, et plus sympathique son sourire.

Entre petit Georges et petite Jeanne, qui ont déjà bien grandi, le grand-père que tout Paris a entrevu ainsi à sa fenêtre, semble rajeuni et comme entouré d’une auréole enfantine de vie ardente et de gaieté. Quel peintre essayera de rendre une telle antithèse : cette vieillesse géante et cette grâce lumineuse ? Le rire frais des petits répond aux paroles ardentes du grand-père, celui qu’ils appelaient encore hier, l’un et l’autre, dans leur babil aujourd’hui envolé, papapa (le superlatif de papa). Il les a toujours aimés, le poète, les enfants : un sourire des petits a toujours calmé ses colères et consolé ses douleurs. « Toute ma poésie, c’est vous, disait-il autrefois à ses fils. »

Victor Hugo, en effet, a chanté mieux que toute autre chose en ce monde, ces âmes qui s’éveillent et ces fleurs de chair qui s’ouvrent : les enfants. Il est le poète de la patrie glorieuse ou vaincue ; il est le poète du guerrier qui combat ou du soldat qui meurt ; il a célébré avec un éclat retentissant les légendes françaises qu’il a voulu ramener plus tard à des proportions plus humaines, celle de Napoléon entre autres ; il a été le poète de la couleur dans les Orientales, quelque chose comme un semeur de rubis et d’escarboucles ; il a été le poète du bonheur intime, profond, de l’amour loyal, dans les Feuilles d’automne ; il a été le poète de la rêverie et de la grâce juvénile dans les Contemplations ; il a été le poète de la vengeance, une sorte d’Isaïe républicain dans les Châtiments ; il a eu la grandeur dans Hernani, la pitié dans les Pauvres gens, la tendresse sacrifiée dans le dénouement des Travailleurs de la mer, le sourire dans la Coccinelle, la vaillance militaire dans Quatre-vingt-treize ; mais, par-dessus tout cela, il a exprimé, il a peint, il a chanté, il a immortalisé cette poésie vivante, courante, brillante, adorable, adorée : l’Enfant. Et, encore un coup, dans son œuvre immense, à côté de l’entassement de pensées des Misérables, de l’orgueil castillan de Ruy Blas, de la terreur de Lucrèce Borgia, de la grandeur de Notre-Dame, de la souffrance de Marion, de la sombre rêverie de Charles-Quint, du martyre de Gilliatt, on se sent attendri et gagné par ces petits êtres irrésistibles : Gavroche donnant à manger à son frère ou petite Jeanne souriant sous les bombes, dans les pages pleines de salpêtre de l’Année terrible comme Gros-Alain et ses deux compagnons dans le rouge incendie de la Tourgue.

Et ces enfants qui grandissent, qui seront demain l’un un homme, avec ce grand nom : Georges Hugo, l’autre une jeune fille, voilà la consolation du poète. Quant à ceux qui ne sont plus, il les fait revivre en écrivant ces pages qu’il appelle Mes Fils. Il a, d’ailleurs, pour maîtriser la douleur de tant de deuils, un aide précieux, souverain : le travail. Nulle journée sans une ligne, c’est aussi son mot d’ordre à lui. À six heures du matin, il est levé, dans ce petit hôtel de l’avenue d’Eylau (je me trompe et c’est moi qui ai demandé qu’on débaptisât l’avenue), il est à l’œuvre dans sa chambre de « l’avenue de Victor Hugo ». À onze heures, il fait ses ablutions, il déjeune avec ses enfants, il va et vient. Ses joies étaient, autrefois, dans les beaux jours, d’aller aux Tuileries, le matin, regarder les gamins creuser des trous dans le sable. Maintenant les Tuileries sont trop loin. Il prend le frais dans son jardin. Puis il rentre et travaille encore ou va au Sénat. Il aime le Sénat et le défend volontiers.

Le soir, il reçoit, il cause après dîner et se couche à onze heures. Dans son existence entière, on ne compterait pas un seul excès, si ce n’est le travail ; mais ce labeur, c’est sa vie même.

« Dans toute ma vie, qui est longue, nous disait-il un jour, je n’ai pas bu la valeur d’un verre à bordeaux d’alcool. »

Il pense toujours et à des œuvres multiples : théâtre, romans, poésie, la Fin de Satan, les Jumeaux ou Torquemada.

Lorsqu’une idée lui vient, il la jette, rapide sur le papier, sous forme de note ; c’est ce qu’il appelle ses copeaux. Il y a des copeaux de jour et des copeaux de nuit. Les nuits d’insomnies, Victor Hugo écrit, dans l’ombre, les pensées qui l’assaillent ; le lendemain, le jour venu, une seule lettre, un seul jambage lui suffit pour retrouver, parmi ces caractères en quelque sorte hiéroglyphiques, tracés sans lumière, la pensée qu’il a voulu fixer. Il a, de ces copeaux, notes, hémistiches, impressions, souvenirs sur de petits carnets, la valeur de plusieurs volumes qu’on pourrait appeler, qu’on appellera peut-être Victor Hugo au jour le jour. Ce sont les miettes du génie.

Cette continuelle préoccupation, les causeries quotidiennes, la pensée qu’il porte en lui, les souvenirs qu’il projette, si je puis dire, hors de lui, ne l’affaiblissent point. Tel qu’il est, à cette heure même, il marche rapidement comme un jeune homme, et monte ses escaliers lestement.

Physiquement, d’ailleurs, Victor Hugo a toujours été doué comme nul autre. Gustave Planche a écrit que la faculté de vision de Victor Hugo était telle que, du haut des tours Notre-Dame, il pouvait facilement reconnaître un ami qui passait. L’œil, chez le poète, est à la hauteur du cerveau.

Victor Hugo, — ce qui explique aussi sa robustesse, — est un fanatique de l’hygiène. Que de fois l’avons-nous vu, lorsqu’il habitait le no 55 de la rue Pigalle, la fenêtre ouverte, en plein hiver, se déshabillant, le soir, ou le matin, debout, en gilet de tricot, écrivant rapidement, sûrement, largement, et cela, en plein air, pour ainsi dire ! Il a composé Notre-Dame de Paris pendant des journées glaciales, se faisant allumer un grand feu dans la cheminée, et laissant entrer le vent froid par les fenêtres ouvertes à deux battants. Robuste et rustique, avec des goûts d’artiste savant et exquis, Victor Hugo couche volontiers dans un petit lit de fer, presque sur la dure, comme l’empereur d’Allemagne, en son château de Babelsberg, repose sur un matelas de soldat.

Aujourd’hui, Victor Hugo, déshabitué de l’exil, parle cependant quelquefois avec émotion, presque avec regret, de cette maison de Hauteville-House, à Guernesey, que les touristes vont visiter comme la curiosité de l’île. « J’y ai dormi d’un sommeil d’enfant ! » dit-il, comme s’il entendait encore sous les fenêtres de son logis le bercement de la mer. Logis somptueux ou le poète a réuni les débris du magnifique appartement qu’il occupait jadis place Royale, et les merveilles qu’il a pu se procurer depuis son exil. C’est dans cet intérieur splendide de Guernesey plutôt que dans le salon japonais au lustre de Venise de l’avenue d’Eylau, qu’il faudrait peindre Victor Hugo agissant et pensant. À Guernesey, les tapisseries, les meubles, les tableaux, les inscriptions s’harmonisent avec le génie même et le tempérament de l’homme qui les a choisis. Il a presque construit, aménagé tout cela lui-même, car — il le disait, un soir, en causant à Viollet-le-Duc, — c’est dommage qu’il soit poète. Quel architecte il aurait fait !

Et quel docteur !

À Hauteville-House, des inscriptions, par lui composées et dignes de l’école de Salerne, alternent avec des préceptes qui font penser, tantôt à la parole énergique d’un d’Agrippa d’Aubigné, tantôt au texte de la Déclaration des droits de l’homme. J’ai retenu ces quelques épigraphes :

Lever à six, dîner à dix

Souper à six, coucher à dix,
Fait vivre l’homme dix fois dix.

Gloria victis. Vœ nemini.

L’esprit souffle où il veut,
L’honneur va où il doit.

La bibliothèque d’Hauteville-House contint longtemps les manuscrits autographes de Victor Hugo que M. Paul Meurice, naguère, a rapportés pour les collationner et ajouter les variantes aux Œuvres complètes.

Ces manuscrits, je les ai touchés et feuilletés, les uns après les autres, en plein étonnement et comme en plein rêve. À Guernesey, ils dormaient, depuis des années, dans une immene armoire. Le manuscrit de Bug-Jargal ! le manuscrit d’Hernani ! le manuscrit des Châtiments ! Voir cela, parcourir cela, tenir cela entre ses mains, il y a quelque chose d’émouvant dans un tel fait. Le peintre Gleyre promenait, un jour, sa main sur un dessin de Raphaël en disant : « Il a mis là sa main ! ses doigts ont touché ce papier ! » C’est un peu le même saisissement respectueux qu’on éprouve en apercevant ces cahiers de papier, qui sont aujourd’hui des livres immortels.

M. Paul Meurice les a rapportés dans une de ces malles de métal que fabriquent les Anglais, et qui était prédestinée à un transport littéraire, puisqu’elle s’appelle The Waverley. Les manuscrits de Victor Hugo ont différents aspects : il y en a qui sont demeurés de simples cahiers, pas même reliés par un fil, — comme le manuscrit d’Hernani, — d’autres qu’un relieur de Guernesey a revêtus de parchemin, avec le titre de l’œuvre en grosses lettres rouges, — comme le manuscrit du Roi s’amuse. — Il en est d’illustrés par Victor Hugo lui-même, comme le manuscrit des Travailleurs de la mer, où la fantaisie puissante du poète a prodigué, à côté des pages écrites, des pages imagées, des marines, des vues du vieux Guernesey, extraordinaires avec leurs pignons et leurs dentelures, des figures de gnomes ou de personnages du roman, Mess Lethierry, avec ses favoris et sa pipe dans sa bouche tordue, des types de marins, études de mer, visions de pieuvres ou de tempêtes, d’un fantastique étonnant et d’un naturalisme bizarre.

Le manuscrit d’Hernani est un cahier de grand papier de fil, devenu jaune, couvert d’une écriture petite et pressée. Les repentirs, les vers effacés abondent. Les éditeurs actuels en ont rétabli plus d’un. Ce manuscrit original porte, sur la première page, cette épigraphe espagnole : Très para una (Trois pour une, trois hommes pour une femme).

Chaque acte est daté au commencement et à la fin. Le premier acte a été commencé le 29 août 1829. Le second acte, commencé le 3 septembre, terminé le 6. Le troisième acte, commencé le 8 septembre, terminé le 14. Le quatrième acte, commencé le 15 septembre, terminé le 20. Le cinquième, commencé le 21, terminé le 25.

Victor Hugo a donné à ses actes non pas un numéro mais une lettre spéciale : a, b, c, d et e. Des annotations courent sur le papier, des adresses d’amis, comme par exemple : Alphonse Royer, rue Neuve-de-la-Ferme, 16, au-dessus de l’entresol. Des dessins : l’aigle impériale à deux têtes, avec un écusson au milieu du corps et ce vers :

À la place du cœur il a son écusson !

Des notes historiques, des renseignements pris pour servir à la pièce, pour lui donner de la couleur locale : Privilège des Hijar de dîner avec le roi d’Espagne le jour de l’Épiphanie. Ou : Je suis petit comme Alexandre, qui doit être dit par Charles-Quint.

Ce qui est intéressant, bon à recueillir, ce sont les vers inutilisés, que Victor Hugo écrit à en marge, soit pour Hernani même, soit pour un recueil de poésies, et qu’il a comme oubliés ensuite ou dédaignés. Il en est de superbes. Il en est de spirituels. Il en est de pittoresques.

À l’acte II, sans doute Charles-Quint ou Hernani raillait ou devait railler Ruy Gomez en lui disant :

· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · La tête d’un vieux
Devient donc plus légère en perdant ses cheveux ?

Et plus loin, une définition de l’amour, qui est

Pour les jeunes aveugle et borgne pour les vieux ;

Le vers qui suit, mélancolique et d’une pensée admirable, était sans doute destiné à Ruy Gomez, qui souhaite — le vieillard — une femme aimée venant :

Dérider d’un baiser un sourcil qui se fronce !

Ces vers ne sont pas recueillis dans les Œuvres complètes, mais M. Paul Meurice les groupera sans doute tous à la fin de l’édition, ces alexandrins solitaires, miettes du génie, encore une fois, et qui suffiraient à nourrir une gloire.

Un de ces vers inédits a une importance capitale pour l’histoire des idées mêmes du poète. Je relève en marge d’Hernani ce vers tout personnel qui montre ce que pensait, dès 1829, le futur auteur des Misérables : …

                                         Moi, Poète trop longtemps près du trône attardé !

Victor Hugo a tracé le titre d’Hernani en grandes lettres figurant l’imprimerie et très séparées l’une de l’autre, à peu près ainsi :

H   E   R   N   A   N   I

Le titre de Marion Delorme est écrit en lettres anglaises, mais sur une première feuille ancienne du manuscrit, on lit : Un duel sous Richelieu ! C’était le titre primitif de la pièce ; Victor Hugo l’abandonna et depuis M. Lockroy père composa, sous ce titre délaissé, un drame qui eut du succès.

Le manuscrit de Marion Delorme n’est point relié. Celui du Roi s’amuse, en revanche, est magnifiquement habillé de parchemin. La pièce est tracée sur grand papier à lettres bleuté, de couleur passée, et d’une écriture plus large qu’Hernani. La page du titre porte : « Commencé le 3 juin 1832, fini le 23 juin. » Il y a des actes, le premier et le cinquième, qui ont pris deux jours au poète, rien de plus. À la fin de la pièce, je trouve un dessin à l’encre : c’est une façon de sinistre personnage, à large bouche, les coudes sur les genoux, et de larges pieds chaussés de souliers à la poulaine. Victor Hugo a écrit au-dessous : le dernier bouffon songeant au dernier roi. Puis, dans le courant du manuscrit, des indications de mise en scène, la plantation des décors indiquée par des croquis, par exemple l’Hôtel de Cossé avec des murailles, de petits arbres, des arcades, la maison de Blanche, la rue, et, au dernier acte, la cloche du bac, dont Victor Hugo, toujours précis, indique la forme.

Tous ces manuscrits ont été envoyés à l’imprimerie. On a composé d’après eux les volumes. Des noms de compositeurs s’y retrouvent, tracés au crayon : Suidey, par exemple.

Victor Hugo écrit parfois — chose curieuse — sur le premier papier venu qui lui tombe sous la main : par exemple, Ernest Fouinet, qui était un orientaliste, lui envoie des notes sur l’Orient pour les Orientales. Sur la lettre même, Victor Hugo jette les Têtes du Sérail. Le marquis du Vidal de Montferrier (cousin des Hugo) adresse des lettres de faire part du mariage de sa fille avec le vicomte Abel Hugo. Victor Hugo trace dessus une pièce de vers. Il y a des pièces des Feuilles d’Automne sur des invitations à dîner signées Antony ou Émile Deschamps.

Quelles heures curieuses, enfiévrées, heureuses, on passerait dans l’atmosphère de ce glorieux passé ! Chaque feuillet est un souvenir et une gloire. J’étais comme enivré en touchant ces pages. Tous les manuscrits de Victor Hugo sont là, sauf celui de Han d’Islande, qui a été perdu, et celui d’Amy Robsart, qui a été détruit. Amy Robsart, la première pièce de Victor Hugo, contenait pourtant un admirable dénouement, supérieur à celui du roman de Kenilworth dont le drame était tiré. Victor Hugo avait laissé son beau-frère, Paul Foucher, mettre son nom sur cet essai. Il ne se nomma que le lendemain, en écrivant : « Ce qu’on a sifflé hier est de moi ! »

Tous ces manuscrits seront légués à la Bibliothèque nationale.

Hauteville-House, où ces feuillets immortels ont reposé si longtemps, est le Ferney de Victor Hugo, et le poète des Quatre vents de l’esprit, qui a présidé au centenaire de Voltaire, aura eu justement, au siècle où nous sommes, la même gloire, la même destinée que l’auteur de Candide au xviiie siècle. Vivant, on lui aura élevé une statue. Il aura eu, sans y succomber, son couronnement comme Voltaire à la représentation d’Irène. Sa gloire, c’est la gloire de Voltaire multipliée par toutes les forces réelles du xixe siècle.

Lui-même ne nous disait-il pas un soir :

— Je suis né à temps pour ma gloire, je suis à cheval sur deux siècles.

— Quand j’étais pair de France, ajoutait-il, et que je siégeais à gauche, avec Montalembert, Wagram, Eckmühl, Boissy et d’Alton-Shée, j’avais à ma droite un soldat qui était maréchal de France deux ans après ma naissance et qui, lorsque j’arrivais au Luxembourg, me disait : Jeune homme, vous êtes en retard ! C’était Soult, maréchal en 1804. À ma gauche, chose plus extraordinaire, j’avais un homme qui avait jugé Louis XVI, neuf ans avant ma naissance (c’était Pontécoulant), et en face de moi, un homme qui avait défendu Beaumarchais dans le procès Goezman, vingt-cinq ans avant ma naissance. C’était le chancelier Pasquier.

Victor Hugo met ainsi de la coquetterie à rappeler qu’il a assisté à la fin d’un monde évanoui. Et il faut l’entendre alors évoquer cette société boudeuse dont faisait partie sa mère et qui contestait les victoires impériales, tandis que son père allait donner son sang dans ces combats ! Il faut l’entendre peindre, d’un trait, ces gentilshommes attardés qui haussaient les épaules à la nouvelle d’Austerlitz et disaient en ricanant :

— Peuh ! J’ai des détails ! La vicomtesse a reçu une lettre. Austerlitz ?… Rien du tout ! Une anecdote ! Une pure affaire d’avant-garde !

Ces conversations et ces souvenirs expliquent d’ailleurs profondément le génie même de Victor Hugo, son éclosion entre les murailles espagnoles et son grandissement avec les préoccupations et les admirations militaires, soldatesques.

Puis, après les images des camps, ce sont les souvenirs littéraires et avec eux le poète retrouve dans sa mémoire les traits, les noms, les œuvres mêmes de ceux qui ne sont plus ; c’est tout un monde disparu qui revit avec lui, c’est Nodier, Chateaubriand, Lamennais, Rabbe, Béranger ; c’est Théophile Gautier jeune, Louis Boulanger, Charlet, Gérard de Nerval ; puis les hommes politiques, 1830, 1848, le 2 Décembre, la proscription, le retour, les premières soirées du siège dans le petit hôtel de la rue de Navarin, les réceptions à l’hôtel du pavillon de Rohan, Bruxelles, la rue de Clichy, l’avenue d’Eylau.

On fera certainement, quelque jour, pour les menus propos de Victor Hugo, ce que le scribe Eckermann a fait pour les Conversations de Goethe. De jeunes écrivains, M. Rivet, M. Talmeyr et M. Barbou déjà ont commencé, avec succès, mais n’ont pu tout dire. Je ne sais point d’homme, en ce temps où la parole des gens ressemble si peu à leurs écrits, qui soit dans ses propos, comme dans ses ouvrages, aussi identique à lui-même que Victor Hugo. Il a des mots qui ne sont qu’à lui, des figures d’une fulgurance étrange. Je lui ai entendu, un soir, comme il affirmait la vie éternelle, s’écrier avec un accent passionné :

— Oui, je sens que je ne serai complet que là-haut ! Ce que je dirai plus tard, je le balbutie maintenant. Je me continuerai en me sublimant. Je suis le têtard d’un archange !

Imaginez un autre de nos contemporains poussant un tel cri, je vous en défie.

Quel livre ce sera, s’il est jamais écrit, que celui où l’on trouvera mêlés l’immense érudition du poète — qu’on lui a contestée — et ses trouvailles de mots et d’inventions, ses vastes idées, aux envergures larges. Je voudrais définir les propos de Victor Hugo que je n’y réussirais guère qu’en montrant un étonnant mélange de saillies rabelaisiennes et de visions dantesques.

— Je ne lis guère, nous disait-il un jour, que les livres qu’on ne lit pas, les vieux bouquins dépareillés. D’un écrivain moderne, un livre caractéristique me suffit pour connaître tout son génie, comme un os suffisait à Cuvier pour reconstruire un mastodonte !

Qu’on réfléchisse à cette profession de foi : toute l’érudition étrange et écrasante de Victor Hugo dans l’Homme qui rit, dans l’Âne, sera expliquée, comme la divination même avec laquelle il comprend un homme, romancier ou poète.

Il admire, d’ailleurs, sur la foi d’autrui ceux qu’il aime. Il adorait Gustave Flaubert et n’en avait pas lu une ligne. La conversation de ce grand lettré lui suffisait.

— De George Sand, je n’ai lu qu’une nouvelle, la Marquise, nous disait-il encore, il y a bien longtemps.

D’un homme qu’il aime, Victor Hugo dira plus volontiers : « Il est bon » que « il est grand. » « Je mets, répète-t-il, la bonté au-dessus de tout. » Cette mansuétude patriarcale ne va point, au surplus, sans traits satiriques. Il a sur ceux qui le raillent des mots qui valent de longs articles. Il disait de M. Thiers : « Ce n’est pas l’homme du siècle, c’est l’homme de la minute ».

Quand on lui donne à entendre qu’un article désagréable a pu paraître dans un journal : — Laissez-moi croire pour mon amour-propre, répond-il en souriant, qu’il n’y a pas aujourd’hui un journal seul qui m’éreinte, comme on dit. J’aime à penser qu’il y en a plusieurs !

Il faudrait un volume tout entier pour peindre Victor Hugo, — l’ancêtre, le père, — dans l’intimité de sa vie et, pour bien préciser, pour le mieux caractériser encore, dans l’affabilité de son génie. À celui-là nous devons tous quelque joie profonde, quelque émotion noble, quelque souvenir frémissant d’admiration superbe ou de douceur. Oui, tant qu’il sera là, comme il l’a dit, un jour, il y aura du génie debout sur notre France.

Il hoche la tête parfois en parlant de ses œuvres à venir qu’il achèvera, Deo volente ! comme il dit. Puis, souriant et dans ce style plein d’éclairs et d’images qui est à lui et qui, encore une fois, n’est qu’à lui : — Il est peut-être temps, ajoute-t-il, de désencombrer mon siècle !

Désencombrer ! Il l’a rempli, il l’a fécondé, il l’a fait pleurer, palpiter, soupirer, chanter, il l’a fait vivre, ce siècle grand par la science, par le progrès matériel, par le télégraphe, la vapeur, l’invention qui décuple l’existence ou qui la défend contre la mort, — mais plus grand peut-être encore, oui plus grand, par le cri, par le soupir d’un Hugo qui amène aux yeux une larme et par l’ode, par son ode immortelle, — hymne de la patrie et de la famille, — qui fait les croyants, les amoureux, les pères et les héros !