Vie d’Homère (Plutarque)

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Vie d’Homère

Œuvres complètes de Plutarque -

Œuvres morales et œuvres diverses
Traduction par Victor Bétolaud.
Librairie Hachette et Cie (5p. 189-194).

VIE D’HOMÈRE.


1. But de ce petit ouvrage. — 2, 3. Patrie d’Homère et ses parents. — 4. Oracles qui lui sont rendus. Ses voyages. Inscriptions faites en son honneur. — 5. De l’époque à laquelle il a vécu. — 6. Des causes de la guerre de Troie. — 7. Ordre des événements avant et pendant la guerre de Troie. — 8. Pourquoi Homère n’a commencé son poëme qu’en prenant les événements à la neuvième année de cette guerre.

1. Quelques personnes regarderont peut-être comme une indiscrète curiosité les recherches auxquelles je vais me livrer sur Homère, sur ses parents et sur sa patrie. Il est bien vrai qu’il n’a pas daigné parler lui-même de sa personne, et il s’est observé si soigneusement à cet égard qu’il ne nous a pas même appris son nom. Cependant, comme les recherches multipliées ne peuvent que contribuer à l’instruction de ceux qui commencent à étudier, nous tâcherons de rassembler tout ce que les Anciens ont rapporté sur lui.

2. Éphore de Cumes, dans l’ouvrage intitulé : « Histoire de ma Patrie », cherchant à prouver qu’Homère était de Cumes, dit que cette ville vit naître trois frères, Atellès[1], Mæon et Dius. Ce dernier étant accablé de dettes quitta le pays, et alla s’établir à Ascra, bourg de la Béotie. Il y épousa Pycimède, et il eut d’elle un fils qui fut Hésiode. Atellès mourut à Cumes, laissant une fille nommée Critheïs, qu’il confia aux soins de l’autre frère qu’il avait, c’est-à-dire, de Mæon. Ce dernier séduisit sa nièce, et craignant que ses concitoyens ne s’en aperçussent et ne le punissent, il la donna en mariage à Phémius, maître d’école à Smyrne. Critheïs allant un jour laver son linge dans le fleuve Melès, fut surprise par les douleurs de l’enfantement, et accoucha d’Homère sur les bords de ce fleuve : ce fut pour cela qu’on le nomma Mélésigène. Par la suite, lorsqu’il eut perdu la vue, il changea ce nom en celui d’Homère, nom que les habitants de Cumes et les Ioniens en général donnaient aux aveugles, parce qu’ils ont besoin de « gens pour les conduire » (tôn homerevendôn). Voilà le récit d’Éphore.

3. Aristote dit, dans le troisième livre de sa Poétique, que vers le temps où Nélée, fils de Codrus, conduisit en Asie une colonie Ionienne, il y avait dans l’île d’Ios une fille qui ayant été rendue enceinte par l’un des Génies de la suite des Muses, eut honte de son état, et se réfugia, pour le cacher, dans un canton nommé Ægine. Des pirates qui parcouraient les mers l’enlevèrent de cet endroit, l’emmenèrent à Smyrne, qui était alors soumise aux monarques de Lydie, et l’offrirent, comme gracieux présent, à Mæon, roi des Lydiens, leur allié. Mæon, charmé de la beauté de cette fille, l’épousa. À très-peu de temps de là, sur les bords du Melès elle fut surprise par les douleurs de l’enfantement, et elle y accoucha d’Homère. Elle mourut aussitôt après ses couches, mais son époux adopta l’enfant et l’éleva comme le sien. Mæon mourut lui-même peu de temps après. Les Lydiens, à cette époque, se trouvant vivement pressés par les Æoliens, résolurent d’abandonner Smyrne. Leurs chefs ayant fait publier que ceux qui voudraient les suivre eussent à sortir de la ville, Homère, qui était encore enfant, dit qu’il voulait aussi les suivre (homêrein), et ce fut de là qu’on le nomma Homère au lieu de Melesigène.

4. Parvenu à l’âge viril, et s’étant déjà fait quelque réputation par son talent poétique, il alla demander à l’oracle d’où il était, et quels étaient ses parents. Le dieu lui répondit :

L’île où naquit ta mère, et qui se nomme Ios,
Est le sol où plus tard reposeront tes os.

Redoute, d’ici là, l’énigme malaisée,
Qui par des jeunes gens te sera proposée.

On rapporte aussi un autre oracle en ces termes :

Ton destin à la fois est funeste et prospère.
Tu cherches ta patrie : or celle de ton père
N’est pas la tienne ; il faut la demander aux lieux
Où ta mère naquit, cette île aux bords heureux,
Que de Crète et de nous sépare un même espace.
Maintenant, chez les morts quand dois-tu prendre place ?
Le jour où d’un propos dit par des jeunes gens
Tu n’auras pas compris le mystérieux sens.
Oui, double est ton destin : tu dois dans l’indigence,
Aveugle et mendiant, traîner ton existence ;
Mais tu dois, en retour, à jamais respecté,
Jouir, comme les dieux, de l’immortalité.

S’étant embarqué peu de temps après pour aller à Thèbes aux fêtes de Saturne, dans lesquelles on célèbre des jeux de musique, il aborda dans l’île d’Ios. Là, assis sur une roche, il regardait des pêcheurs qui revenaient à bord, et il leur demanda s’ils avaient quelque chose. Ceux-ci qui n’avaient rien pris, et qui s’étaient amusés à se chercher leurs poux faute d’avoir une autre chasse à faire, lui répondirent :

Ce que nous avions pris, nous l’avons laissé ; puis
Ce que nous rapportons, nous ne l’avons pas pris.

Ils voulaient dire que, ayant tué les poux qu’ils avaient pu prendre, il les avaient jetés, et que ceux qu’ils n’avaient pas pris, ils les rapportaient dans leurs vêtements. Homère n’ayant pu deviner cette énigme, se laissa aller au désespoir, et en mourut. Les habitants d’Ios lui firent des funérailles magnifiques, et mirent sur son tombeau cette épitaphe :

Cette terre renferme et la tête et les os
D’Homère, qui chanta les dieux et les héros.

D’autres disent qu’il était de Colophon. Ils s’autorisent de l’inscription en vers élégiaques qu’on a gravée sur sa statue, et que voici :

Pour immortaliser, fils de Mélès, Homère,
Colophon, ta patrie, avec la Grèce entière,
Un jour tu produiras, inspiré par les dieux,
Deux filles au front noble, aux attraits radieux,
Dont la gloire à jamais ne sera surpassée :
Car l’une est l’Iliade, et l’autre, l’Odyssée.

Nous croyons devoir rapporter aussi l’épigramme d’Antipater, laquelle ne manque pas d’agrément. Elle est ainsi conçue :

Smyrne, selon les uns, selon d’autres, Ios,
Selon d’autres encor, Salamine ou Chios,
Ou Colophon, ou bien l’altière Thessalie,
Divers séjours, enfin, te furent pour patrie,
Grand Homère, assignés. N’importe : quant à moi,
L’oracle de Phébus est ma suprême loi :
« Tu naquis dans l’Olympe, et non pas sur la terre,
« Et, fière d’un tel fils, Calliope est ta mère. »

5. Il vivait, suivant les uns, à l’époque du siége de Troie, et il en fut même spectateur. Il naquit, suivant d’autres, cent ans après cette guerre ; d’autres ne le placent que cent cinquante ans plus tard. Il a écrit deux poëmes, l’Iliade et l’Odyssée. Quelques-uns y ajoutent la Batrachomyomachie et le Margitès, qu’il écrivit, à ce qu’ils disent, pour s’exercer et se délasser : mais ils se trompent.

6. Certains auteurs disent que, suivant Homère, la cause de la guerre de Troie fut le jugement que rendit Pâris[2], au sujet de la beauté, entre les trois déesses Junon, Minerve et Vénus ; et ils citent, à l’appui de leur opinion, ces vers du poëte :

À Minerve, à Junon, qui briguent son suffrage,
Il préfère Vénus, et Vénus lui ménage,

Pour l’en récompenser, d’impudiques plaisirs,
Un amour adultère ......................

Mais il est contre les convenances de supposer que des divinités aient été jugées par des hommes ; d’ailleurs Homère n’en parle dans aucun autre endroit. C’est pourquoi on regarde avec raison ces vers comme supposés.

7. Voici ce qu’il y a de plus vraisemblable. Pâris, fils de Priam, ayant envie de connaître la manière de vivre des Grecs, s’embarqua et fit voile vers Sparte. Hélène lui donna l’hospitalité durant l’absence de Ménélas son époux, et il engagea cette princesse à venir avec lui. Ils abordèrent dans l’île Cranaé, et ce fut là qu’il s’unit pour la première fois avec elle. Il alla ensuite à Sidon et dans la Phénicie, et se rendit à Troie. Agamemnon et Ménélas ayant appris ce qui s’était passé, rassemblèrent une armée à Aulis, ville de la Béotie ; et tandis qu’ils y offraient un sacrifice, un serpent étant monté sur un arbre voisin de l’endroit où ils étaient, y dévora les huit petits d’un moineau et ensuite la mère : ce qui fut un présage que les Grecs feraient la guerre pendant neuf ans, et qu’ils ne prendraient Troie que la dixième année. Lorsqu’ils furent près du rivage de Troie et qu’ils voulurent débarquer, il y eut un premier combat dans lequel Protésilas fut tué. Ils envoyèrent ensuite Ménélas et Ulysse en ambassade pour réclamer Hélène. Comme les Troyens avaient refusé de la rendre, il y eut un autre combat. Les Grecs ayant eu l’avantage, laissèrent une portion de leur armée pour tenir la ville assiégée ; et l’autre portion, commandée par Achille, alla ravager les villes circonvoisines, afin de priver les Troyens des secours qu’ils auraient pu en tirer. Du nombre de ces villes était Chrysa. Les Grecs l’ayant prise donnèrent à Agamemnon Chryséis, fille de Chrysès, prêtre d’Apollon. Chrysès vint dans le camp pour racheter sa fille, et ayant été maltraité par Agamemnon, il pria Apollon de venger son prêtre en punissant les Grecs. Le dieu exauça sa prière, et envoya la peste dans leur camp. Achille alors ayant conseillé de rendre Chryséis, Agamemnon irrité le menaça[3] de lui enlever Briséis, que les Grecs avaient donnée au jeune héros. Achille pria sa mère Thétis de demander à Jupiter que les Grecs fussent vaincus : ce qui arriva. Patrocle, à la persuasion de Nestor, pria Achille de lui prêter pour quelques instants son armure, afin de repousser les Troyens qui étaient auprès des vaisseaux. Patrocle s’étant ainsi présenté au combat, s’y distingua par sa vaillance, et fut tué peu de temps après. Achille, affligé au dernier point de cet événement, se réconcilia avec Agamemnon, et après avoir reçu une armure fabriquée par Vulcain, il fit un grand carnage des Troyens, et tua enfin Hector, ce qui est la fin de l’Iliade.

8. Tel est l’ordre des événements, mais Homère ne fait commencer son poëme qu’à la neuvième année, parce qu’avant la colère d’Achille la guerre s’était un peu relâchée, et ne présentait point d’événements remarquables. En effet, tant qu’Achille combattit pour les Grecs,

Les Troyens, sans franchir les portes de leur ville,
Tremblaient devant sa lance, en désastres fertile ;[4]

mais lorsqu’il se fut retiré, ils reprirent courage et se présentèrent au combat. Les forces étant à peu près égales de part et d’autre, il y eut des traits de bravoure très-fréquents et très-variés.


  1. L’édition Didot donne : « Apelles. » Nous conservons le texte de Wyttembach.
  2. Le texte donne « Alexandre ». C’est le plus souvent en grec le nom de ce fils de Priam. En français, au contraire, « Pâris » a prévalu.
  3. Il y eut plus que menace, dit Wyttembach, il y eut effet. Ce qui laisse croire qu’il y a ici une lacune ; et elle serait à mettre sur le compte du copiste plutôt que sur celui de l’auteur même de cette petite biographie.
  4. Iliade ch. V, v. 789.