Vie de Benjamin Franklin/Volume 1/16

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PROJET ÉCONOMIQUE,
ADRESSÉ
AUX AUTEURS D’UN JOURNAL[1].

Messieurs

Vous nous faites souvent part de nouvelles découvertes. Permettez que je me serve de la voie de votre journal, pour en communiquer au public une que j’ai faite moi-même, et qui, je crois, peut être d’une grande utilité.

Je me trouvai, il y a peu de jours, dans une maison où il y avoit nombreuse compagnie, et où la nouvelle lampe de MM. Quinquet et Lange fut présentée et beaucoup admirée à cause de son éclat. La société demanda, en même-temps, si la quantité d’huile que cette lampe consumoit, n’étoit pas proportionnée à sa lumière, auquel cas il n’y auroit aucune économie à s’en servir. Aucun de ceux qui étoient présens ne put nous satisfaire sur ce point ; mais tous convinrent qu’il méritoit d’être connu, et qu’il étoit à désirer qu’on pût rendre moins cher le moyen d’éclairer les appartemens, puisque tous les autres objets de dépense d’une maison étoient considérablement augmentés.

Je fus extrêmement flatté de voir ce désir général d’économie ; car l’économie me plaît singulièrement.

Je me retirai et me mis au lit à trois ou quatre heures après minuit, la tête encore remplie du sujet, dont on venoit de s’entretenir. Un bruit accidentel me réveilla vers les six heures du matin. Je fus surpris de voir ma chambre très-éclairée. Je crus d’abord qu’on y avoit transporté un grand nombre de lampes de Quinquet. Mais après m’être frotté les yeux, je m’apperçus que la lumière venoit à travers les fenêtres. Je me levai, je regardai dehors pour découvrir qu’elle pouvoit en être la cause ; et je vis que le soleil s’élevoit précisément au-dessus de l’horizon, d’où ses rayons pénétroient dans ma chambre, parce que mes domestiques avoient eu la négligence de ne pas fermer les volets.

Je regardai ma montre, qui va très-bien, et je vis qu’il n’étoit que six heures. Pensant encore qu’il étoit un peu extraordinaire que le soleil parût de si bonne heure, je pris mon almanach, où je trouvai que c’étoit l’heure marquée, ce jour là, pour le lever du soleil. Je tournai quelques feuillets, et je vis qu’il devoit se lever chaque jour encore plus matin jusqu’à la fin de juin ; et que dans aucun temps de l’année il ne se levoit pas plus tard que huit heures.

Vos lecteurs qui, comme moi, lisent rarement la partie astronomique de l’almanach, et n’ont jamais apperçu avant midi, aucun signe du lever du soleil, seront aussi étonnés que je l’ai été moi-même, quand ils apprendront qu’il se lève de si bonne heure, et sur-tout quand je les assurerai qu’il éclaire aussitôt qu’il se lève. J’en suis convaincu, j’en suis certain. Personne ne peut être plus sûr d’aucun autre fait. Je l’ai vu de mes propres yeux ; et après avoir renouvelé l’observation trois jours de suite, j’ai chaque fois trouvé précisément le même résultat.

Cependant il arrive que quand je parle de cette découverte à quelques-uns de mes amis, je m’apperçois aisément à leur air, que quoiqu’ils ne me le disent pas expressément, ils ont de la peine à y ajouter foi. L’un d’entr’eux, qui, certes, est un très-savant physicien, m’a assuré que je dois sûrement m’être trompé quant à la lumière qui a pénétré dans ma chambre ; parce qu’il est, dit-il, bien connu que comme il ne pouvoit pas y avoir de lumière dehors à cette heure là, il ne pouvoit pas en entrer dans l’appartement ; et que puisque mes fenêtres étoient accidentellement ouvertes, elles devoient, au lieu de laisser entrer la lumière, faire sortir l’obscurité. Il a employé plusieurs argumens ingénieux, pour me prouver combien je pouvois à cet égard m’être fait illusion. J’avoue qu’il m’a un peu embarrassé : mais il ne m’a point satisfait ; et les observations que j’ai faites, et dont je vous ai rendu compte plus haut, m’ont confirmé dans ma première opinion.

Cet événement m’a fait faire plusieurs réflexions sérieuses et importantes. J’ai considéré que si je ne m’étois pas éveillé de si bon matin, j’aurois dormi six heures de plus, à la clarté du soleil, et qu’en revanche j’aurois la nuit suivante, passé six heures de plus à la clarté des bougies ; et comme la dernière est beaucoup plus coûteuse que l’autre, mon goût pour l’économie m’a induit à faire usage de tout le peu d’arithmétique que je sais, pour faire les calculs dont je vais vous faire part. Je vous observerai, pourtant, auparavant, que l’utilité est, suivant moi, le principal mérite des inventions, et qu’une découverte, dont on ne peut pas faire usage ou n’est pas bonne à quelque chose, ne vaut rien.

J’établis pour base de mon calcul la supposition qu’il y a à Paris cent mille familles, et que ces familles consument chaque soir une demi-livre de bougie ou de chandelle par heure. Je pense que c’est une estimation raisonnable ; car quoique je croie que quelques familles en consument moins, je sais que beaucoup d’autres en consument bien plus. Alors, si nous prenons six heures par jour pour terme modéré du temps qui s’écoule entre le lever du soleil et le nôtre, puisqu’il se lève durant six mois, depuis six heures jusqu’à huit heures avant midi, et qu’alors nous brûlions de la chandelle chaque jour pendant sept heures de suite, voici le compte qui en résultera.

Dans les six mois, qui s’écoulent depuis le 20 mars jusqu’au 20 septembre, il y a :

Nuits 
183
Heures de chaque nuit pendant lesquelles nous brûlons de la chandelle 
7
La multiplication donne pour nombre total d’heures 
1,281
Ces 1,281 heures multipliées par le nombre de 100,000 qui est celui des familles, donnent 
128,100,000
Ces cent vingt-huit millions et cent mille heures, passées à Paris, à la clarté de la bougie ou de la chandelle, font, à demi-livre par heure 
64,050,000 liv. pes.
Soixante-quatre millions cinquante mille livres pesant, estimées l’une dans l’autre à trente sols la livre, font la somme de quatre-vingt-seize millions soixante-quinze mille livres tournois 
96,075,900 liv. tour.


Somme immense, que la ville de Paris pourroit épargner tous les ans, en se servant de la lumière du soleil, au lieu de bougie et de chandelle.

Si l’on prétend que le peuple, étant opiniâtrement attaché à ses vieilles coutumes, il seroit difficile de l’engager à se lever avant midi, et que conséquemment ma découverte ne peut être que fort peu utile, je répondrai : nil desperandum. Je crois que tous ceux qui ont le sens commun, et qui apprendront par cet écrit, qu’il fait jour dès que le soleil se lève, essaieront de se lever avec lui. Pour y obliger les autres, voici les règlemens que je proposerai.

1o. Qu’on mette un impôt de vingt-quatre livres tournois par chaque fenêtre, où il y a des volets, qui font que les rayons du soleil n’éclairent pas les appartemens.

2o. Que pour empêcher de brûler de la bougie et de la chandelle, la police emploie le salutaire moyen, qui, l’hiver dernier, nous a rendus plus économes, dans la consommation du bois ; c’est-à-dire, qu’on mette des sentinelles, à la porte des épiciers, et qu’il ne soit permis à personne d’acheter plus d’une livre de bougie ou de chandelle par semaine.

3o. Qu’on ordonne aux gardes de la ville d’arrêter toutes les voitures qui passeront dans les rues après soleil couché, excepté celles des médecins, des chirurgiens et des sage-femmes.

4o. Que chaque jour, au lever du soleil, on fasse sonner toutes les cloches des églises ; et si cela ne suffit pas, qu’on tire le canon dans toutes les rues, afin d’éveiller efficacement les paresseux, et de les forcer à ouvrir les yeux, pour voir leur véritable intérêt.

La difficulté du succès de ces règlemens ne se fera sentir que dans les deux ou trois premiers jours. Après quoi la réforme sera aussi naturelle, aussi aisée, que l’est l’irrégularité actuelle ; car il n’y a que le premier pas qui coûte. Obligez un homme à se lever à quatre heures du matin, et il est plus que probable qu’il se couchera volontiers à huit heures du soir. Or, quand il aura dormi huit heures, il se lèvera volontiers à quatre heures du matin.

Mais la somme de quatre-vingt-seize millions soixante-quinze mille livres tournois, n’est pas tout ce qu’on peut épargner par mon projet économique. Vous devez observer que je n’ai fait mon calcul que pour la moitié de l’année ; et l’on peut épargner beaucoup durant l’autre moitié, encore que les jours soient beaucoup plus courts. En outre, l’immense quantité de bougie et de suif qu’on ne consumera pas pendant l’été, rendra la bougie et la chandelle moins chères l’hiver suivant ; et le prix en diminuera progressivement aussi long-temps qu’on maintiendra la réforme que je propose.

Quelque grand que soit l’avantage de la découverte que je communique si loyalement au public, je ne demande ni place, ni pension, ni privilège exclusif, ni aucune autre espèce de récompense. Je ne veux que la seule gloire de l’avoir faite. Malgré cela, je sais bien qu’il se trouvera de petits esprits envieux, qui voudront, comme de coutume, me la disputer, et qui diront que mon invention étoit connue des anciens. Peut-être même citeront-ils, pour le prouver, des passages de quelques vieux livres.

Je ne soutiendrai point, contre ces critiques, que les anciens ne savoient pas que le soleil devoit se lever à certaines heures. Probablement des almanachs, comme ceux que nous avons aujourd’hui, le leur prédisoient. Mais il ne s’ensuit pas que les anciens sussent qu’il fesoit jour aussitôt que le soleil se levoit.

C’est là ce que j’appelle ma découverte. Si les anciens connoissoient cette vérité, elle doit avoir été oubliée depuis long-temps ; car elle est ignorée des modernes, ou du moins des Parisiens ; et pour le prouver, je n’ai besoin de faire usage que d’un argument bien simple.

Les Parisiens sont un peuple aussi bien instruit, aussi judicieux, aussi prudent qu’aucun autre qui existe sur la terre. Tous les Parisiens professent, comme moi, l’amour de l’économie ; et d’après les nombreux et pesants impôts qu’exigent les besoins de l’état, ils ont certainement bien raison d’être économes. Je dis donc qu’il est impossible que dans de pareilles circonstances, un peuple aussi sensé se fût servi si long-temps de l’enfumante, mal-saine et horriblement coûteuse lumière de la chandelle, s’il avoit réellement su qu’il pouvait avoir pour rien autant de la pure lumière du soleil.

Un abonné.


Fin du premier Volume.
  1. En 1784, il parut une traduction de cette pièce dans un des journaux de Paris. Celle que nous donnons ici, est faite d’après l’original, auquel Franklin a fait, depuis, des corrections et des additions.