Vie de Bill Sharp

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La Revue blancheTome VIII (p. 251-261).

Vie de Bill Sharp

M. William-Michael-Edwin Sharp est né le 15 mai à Ernestville, dans le Minnesota (U. S. A.) ; du moins il était né dans le Minnesota jusqu’au mois de juillet 1875, mais à cette époque une épidémie de typhus ayant désolé la contrée, tout Ernestville (composé de maisons démontables) émigra d’un seul coup, église en tête, dans le Michigan. M. Sharp est donc né dans le Michigan depuis 1875.

Sa famille ne comptait pas parmi les plus considérables ; son arrière-grand-père, lors de son établissement dans le Minnesota, avait refusé énergiquement et à plusieurs reprises de donner son état civil et sa nationalité ; les gens en conclurent que le vieil homme fuyait une ingrate patrie pour des raisons que la probité ne connaît pas. Le passé est le passé, n’est-ce pas ? On n’inquiéta plus le digne gentleman avec des questions saugrenues. Le fils du premier Sharp fut convoyeur de bestiaux comme son père ; enfin l’ascendant direct de notre ami exerçait la profession de cabaretier, aidé de sa femme Mary-Anne Thorp, qu’il avait emmenée de New York sans le consentement de ses parents.

Le père de M. Sharp mourut malheureusement (peut-on dire que l’on meure autrement que par malheur ?). En effet, un jour de marché, ayant bu plus que de coutume, il fit le pari de rester cinq minutes dans la rivière sans remonter à la surface ; il gagna parfaitement son pari, car il resta deux bonnes heures sous l’eau, et l’on eut toutes les peines du monde à retrouver son corps. En conséquence, sa veuve et son orphelin héritèrent de vingt dollars que l’infortuné défunt n’aurait à coup sûr pas laissés sans cette circonstance fortuite.

M. Sharp ne m’a jamais parlé de son père avec une bien vive émotion ; ajoutons, pour l’excuser, qu’il avait huit mois lorsque l’événement fatal arracha son « gouverneur » à sa tendresse ; mais je crois que s’il avait eu huit ans et plus, il n’aurait pas montré une émotion proportionnée, car il n’estimait pas les gens qui boivent jusqu’à la perte de la raison.

Sa mère reprit la gérance du cabaret ; M. Sharp me l’a toujours citée comme une femme de tête, fort énergique et douée de cette intelligence pratique dont les femmes manquent trop souvent. Dès que son fils put se tenir debout, elle l’envoya à l’école ; elle ne le battait pas lorsqu’il était le dernier de sa classe, ce qui arrivait assez fréquemment. Néanmoins les études de mon éminent ami furent fortes et, comment dirai-je ? essentielles.

Il fit rapidement, à défaut de ses humanités, son humanité. Ainsi, il vit qu’il était plus profitable de se taire et de partager les pénalités avec la classe entière que d’avouer noblement ses fautes et d’en assumer seul le châtiment ; qu’il était bon, dans toutes escapades, de s’adjoindre un complice un peu gauche et un peu niais, qui se laissât prendre et châtier sans trahir ; que, s’il était bon de donner au mensonge les apparences de la vérité, il était encore meilleur de donner à la vérité les apparences du mensonge. Il connut que l’on économisait beaucoup de temps et de vains efforts en se servant des traductions et corrigés qui exécutent les thèmes, versions ou discours mieux que ne le pourrait un pauvre petit écolier avec ses simples forces et sa piètre intelligence. Bref, comme il le déclarait plus tard, il parvint à extraire la maxime primordiale de la vie pratique, qui est : « Faites aux autres ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fit », qu’il commentait à l’aide de cette seconde maxime : « Garde-toi, je me garde », et de cette tierce : « Il faut toujours tirer parti des choses ».

En foi de quoi il dérobait dans les vergers, donnait toujours le premier coup de poing et vendait les souvenirs de famille lorsqu’il avait besoin d’argent. Néanmoins, il chérissait sa mère et la vénérait, et s’abstenait de la battre comme font les mauvais enfants — au cas qu’elle lui refusât quelque menue monnaie pour jouer. Ainsi grandit-il en force et en subtilité ; Mme Sharp comptait le placer dans une maison de banque, et ne doutait pas que par son sens pratique il ne parvînt à une situation avantageuse.

M. Sharp avait un peu plus de quatorze ans lorsque la veuve, cédant aux sollicitations réitérées d’une hydropisie, se décida enfin à quitter ce monde ; son fils liquida les affaires du cabaret ; il trouvait qu’il n’y avait pas de place pour lui dans ErnestVille, et, saisi du désir de dépayser un peu ses idées, il s’en fut à New York, où il resta trois ans.

Ici, nous perdons sa trace ; il a refusé de s’expliquer sur l’emploi de ces trois années. Le commencement de son séjour fut assez heureux ; il dépêcha son héritage le plus vite qu’il put, « acheta de l’expérience » chez les gens qui tiennent cette denrée : les filles et les escrocs ; il s’obstina à jouer contre les grecs jusqu’à ce qu’il eût surpris tous leurs secrets ; il parvint à connaître les divers moyens de tricherie, « et, me disait-il, à partir de ce moment, nul doute que je n’eusse plus perdu un penny si ces messieurs m’avaient laissé quelque chose à jouer : c’est à cette efficace que se borne en général l’utilité de l’expérience ».

M. Sharp tomba petit à petit dans la plus déterminée misère. Toutefois, il réfléchissait qu’il avait encore environ quarante-cinq ans à vivre, et que, n’ayant plus rien à perdre, il avait tout à gagner. Les premiers temps de gêne lui parurent pénibles. « J’avais, au jour de ma richesse, acheté une superbe chaîne de montre en or jaune, d’une pesanteur de cent dollars ; et comme j’espérais sans cesse une série meilleure, je n’avais pas voulu m’en séparer. Vint un jour de pénurie telle qu’il me fallut renoncer à ma chaîne ; j’essayai de la revendre : mais nulle part on n’en voulut. Des marchands receleurs auxquels je m’adressai, les uns crurent que mon bijou était faux, les autres s’imaginèrent que la police leur envoyait un faux voleur pour les prendre en flagrant délit ; je ne pouvais m’exposer à me faire arrêter chez les grands marchands. Je restai fort embarrassé du précieux câble, lorsque j’imaginai un ingénieux moyen de le négocier. J’allai au bureau des objets perdus et, profitant d’un moment où le sergent était seul, je dis : « Voilà une belle chaîne d’or que j’ai trouvée au coin de la Ve avenue ». Le sergent me répondit : « Ça va bien, posez ça là ; donnez vos noms et qualités, et revenez dans six mois et un jour : si le propriétaire ne l’a pas réclamée, la chaîne vous sera rendue ». Le surlendemain je retournai au bureau et je demandai si on avait réclamé la chaîne. L’officier de police m’annonça sans sourciller : « Oui, c’est un M. Harris qui l’a reconnue ; il a laissé dix dollars de récompense ». Et il me tendit l’argent. Ai-je besoin de vous dire que je n’avais jamais eu de montre ? À cette époque, je ne dînais pas et je n’achetais pas de gants, et je n’ai jamais prétendu, en soupirant, que ce fût le bon temps ! »

M. Sharp trouva enfin un emploi honorable et s’engagea, comme figurant, dans un théâtre ; mais un soir, encore que le livret le spécifiât, il refusa de remplir ses fonctions de garde et d’arrêter en scène le jeune seigneur, innocent et trahi : sa sensibilité s’y opposait ; il jeta donc sa hallebarde aux pieds de Marguerite de Bourgogne en s’écriant : « Non, vraiment, je ne peux pas, c’est plus fort que moi : demandez-moi autre chose. » Et, au milieu du tumulte, il sortit, entraînant avec lui ses fidèles soldats : Buridan était sauvé !

M. Sharp devint aboyeur d’élections, puis courtier de popularité ; et, certainement, il aurait conquis une position splendide, si un jour, mis en fureur par les sottises que débitait son candidat, il n’avait eu l’idée de monter à la tribune et de le combattre. De nouveau réduit aux expédients, il suivit une secte religieuse en qualité de « converti », c’est-à-dire qu’il sautait sur l’estrade à la fin de chaque séance, et confessait publiquement ses erreurs. Il eut des dissentiments avec le patriarche de la secte, et la quitta pour fonder une secte rivale, dite des « Indifférents », dont il s’intitula le grand-prêtre. Déjà les dons affluaient en foule et la nouvelle religion prospérait, quand le vice-grand-prêtre fonda à son tour une troisième secte concurrente « Les Vagues », qui rallia presque tous les fidèles de l’Indifférence. M. Sharp rentra dans le siècle et accepta de servir dans un bar.

La vie des hommes de talent n’est point uniforme ; il semble que la destinée les promène de métier en métier afin de leur montrer le monde sous ses aspects les plus divers. M. Sharp devint ensuite conducteur d’ascenseur dans un hôtel. « Cette période, avouait-il, me fut très profitable. La position de conducteur d’ascenseur est propre à la méditation, en ce qu’elle comporte beaucoup de hauts et de bas ; elle vous permet de saisir l’humanité sur le vif ; les voyageurs en ascenseur détendent leurs traits et prennent leur expression vraie. Enfin elle vous apprend à vous arrêter à temps. Entre temps, je rédigeais des articles incendiaires pour une feuille avancée. Cela vous étonne ! J’ai même écrit des romans. Ce qui fait la supériorité de l’homme bien organisé, c’est qu’il peut être successivement cloutier et psychologue. »

Ses articles lui valurent d’être initié à la franc-maçonnerie ; on le chargea de fonder une loge dans la Terre de Feu. Il partit, muni de subsides et de lettres de recommandation ; au bout de six jours, il avait dépensé les subsides et perdu les lettres ; à ce moment, il réfléchit et conclut que les Fuégiens n’avaient rien à gagner dans la maçonnerie.

Il erra de ville en ville, créant des métiers bizarres ; ici, il fonda une fromagerie qui prospéra ; là, il établit une fabrique de café où il se ruina. Enfin, appelé à Pernambouc par une compagnie sanitaire anglaise, il gagna de quoi payer son passage sur un navire à destination de Bordeaux, via Loango et Dakar.

En route, il survint des difficultés entre le capitaine et M. Sharp qui s’obstinait à placer des carafes frappées auprès du Sud de la boussole pour l’induire en erreur, qui s’amusait à faire aux navires rencontres une foule de signaux extravagants en arborant des pavillons au hasard, sous le prétexte que c’était la « Saint-William » ou la « Saint-Michael » et qu’il voulait pavoiser ; il charma la traversée par une telle quantité de facéties que le capitaine lui offrit de le débarquer à mi-chemin. M. Sharp demanda à être déposé sur la côte africaine, à proximité des possessions anglaises.

Lorsqu’il se vit abandonné sur le rivage, M. Sharp se rappela qu’il fallait tirer parti des pires situations ; la traversée l’avait beaucoup amaigri ; son poil avait poussé ; et ses vêtements, usés et brûlés par l’eau de mer, tombaient en lambeaux. Il gagna le poste anglais le plus voisin et déclara qu’il se nommait William-Edwin Sharp, sujet anglais, et qu’il arrivait exténué, après une traversée de l’Afrique dans toute sa largeur depuis Zanzibar ; ses porteurs et son escorte avaient été massacrés par les derviches ; lui seul s’était échappé sain et sauf, abandonnant ses plans, ses armes et ses collections ; mais il se faisait fort de reconstituer la carte du Centre, à tête reposée.

Cette fable trouva créance ; M. Sharp fut accueilli à merveille, réconforté ; on le munit d’argent et de recommandations ; et on le rapatria par le premier paquebot. Son arrivée à Liverpool, annoncée télégraphiquement, dépassa les splendeurs d’une simple apothéose ; M. Sharp saisit cette occasion de dîner à sa faim dans quelques banquets, où il se montra très réservé sur l’explication de sa mission ; il reçut des autorités une médaille d’or, et des espèces ; puis il rentra dans la vie privée, où, par la suite, on le chercha vainement.

M. Sharp ne se sentit en sûreté qu’à Londres. Là, commença sa véritable vie d’homme. Selon son habitude, il avait vite répandu les argents dont on l’avait muni. Mais, puisque la nature l’avait créé fort, agile et adroit, il ne crut point déroger en s’engageant dans un cirque en qualité de clown ; il ne rougit jamais d’avoir rempli ce rôle, encore que ses adversaires le lui aient reproché : « Ils ne comprennent pas, me disait-il, ce qu’il y a de vraiment esthétique et de profondément philosophique dans les attitudes du clown. Un seul homme, chez vous, s’est haussé jusqu’à cette noble conception, c’est Banville. Car il faut une grâce et une souplesse rares, une fertilité d’imagination, un sens critique et un naturel parfaits pour être clown. Et je pense qu’on ne saurait faire plus d’honneur à un littérateur qu’en l’assimilant à un de ces êtres d’élite. Pour ma part, je m’estimais plus glorieux de telle mimique expressive que ne l’est un écrivain de ses meilleures pages. Rappelez-vous l’étymologie du mot clown ; il signifie paysan ; on trouve en effet chez le clown quelque chose de naïf et d’étonné, mais aussi de rusé ; une gaminerie sans arrière-pensée : il raille l’emphase des gymnasiarques, la lourdeur suffisante des hercules, la fausse élégance des jongleurs et le fade maniérisme de l’écuyère ; vous n’ignorez pas que ces parodies d’acrobaties demandent plus d’adresse et de travail que les acrobaties elles-mêmes, ce qui explique pourquoi les bons clowns sont si rares. Et, si vous transposez mon raisonnement en littérature, vous le trouverez exact. La gaîté d’aujourd’hui est justement qualifiée de clownique ; elle réunit toutes ces qualités de souplesse, d’imagination, de critique et de virtuosité. Et donc, je ne m’offenserai pas d’être compté au nombre de ceux qui ont l’art de crever les vessies que tant de sots prennent pour des lanternes. »

M. Sharp serait resté dans le cirque toute sa vie durant, si des motifs d’un ordre tout intime ne l’eussent déterminé à fuir en compagnie de la femme de son directeur ; il renonça à l’art, et vint en France avec sa compagne.

Il vécut quelques mois au Havre, et se sépara à l’amiable de la femme adultère ; de nouveau réduit aux expédients, il chanta, dans un café-concert de Rouen, des chansons de minstrel. Il offrit ensuite ses services à une Agence de Voyages Pittoresques, qui le prit comme guide en Suisse. M. Sharp décrivait aux voyageurs le pays qu’il n’avait jamais visité, et leur nommait les montagnes par leur petit nom.

Il trouvait des anecdotes historiques à chaque tournant de route, et ne tarissait pas en « traits biographiques » sur Guillaume Tell, qui d’ailleurs n’a jamais existé.

On ne peut pas toujours voir la même Suisse ; après dix voyages circulaires, il en eut assez et se proposa comme précepteur à deux jeunes Danois qui l’emmenèrent à Lyon où il les abandonna ; il descendit le Rhône, poussa jusqu’à Marseille, pensant qu’il ne manquerait pas de trouver un emploi, malgré la fainéantise dont il souffrait depuis peu. Il s’assit à la terrasse d’un café, en face de la Bourse, demanda un bock ; sans doute, il « marquait » somptueusement, bien habillé, bien fourni de linge brillant, comme en porcelaine. Un individu s’approcha de sa table et lui tendit une petite boite ronde où il avait placé une dizaine de gros grains de blé ; « Etes-vous acheteur ? »

M. Sharp crut à quelque demande d’aumône ; son interlocuteur était pauvrement vêtu ; il acquiesça et déjà il portait la main à son gousset ; mais l’autre l’arrêta, et lui tendit une fiche à signer : « Le paiement à 30 jours, n’est-ce pas ? quand la Junon livrera. Vous avez de la chance, car les cours vont remonter ; la baisse de ces jours derniers est à bout. »

Alors seulement, M. Sharp comprit qu’il venait d’acheter la cargaison de blé d’un navire qui partirait de Tunis deux semaines après ; et il aperçut confusément que la destinée lui voulait du bien. Etant donné qu’il ne possédait rien, il n’avait rien à risquer ; il signa donc d’une main ferme et indiqua pour adresse le premier hôtel de la ville ; le cours des blés était à 90. L’individu s’éloigna ; M. Sharp resta paisible à fumer par devant la petite boite ronde, et se distrayait à contempler — l’éminent suavemarimagniste ! — l’activité infatigable des passants. Une heure, puis deux, puis trois ; les gens d’en face montraient une inquiétude croissante ; les accapareurs de blé tentaient d’effectuer une rafle sur le marché ; et soudain les cours montaient comme un thermomètre plongé dans l’eau bouillante. Un individu bien vêtu s’approcha de mon digne ami et, visant de l’index la petite boîte, demanda : « Combien ? » M. Sharp, comme en rêve, répondit : « 130 ! » L’autre : « Je prends : Navire ? — La Junon. — Vendeur ? — W.-M.-E. Sharp. » Il tendit le bout de papier laissé par le premier individu, accepta en échange une autre fiche. Il venait de gagner une vingtaine de mille francs ; il entrevit que le commerce consistait à acheter des choses (navires ou chiffons, peu importe) à des individus mal mis et à les revendre à des messieurs bien mis, et il souriait à l’idée de ce blé, qui n’était pas encore chargé, qui se gâterait ou naufragerait peut-être en route, et qui serait vendu vingt fois, avant d’être rendu au port. Cependant, durant les 30 jours qui le séparaient de l’échéance, il dut pour subsister, débarder des couffins d’oranges. Il en conçut un grand mépris de l’argent ; et c’est toujours une consolation que de profiter des choses et des gens que l’on méprise.

Il continua ses spéculations de la manière que j’ai dit, laissant faire le Hasard et ne se mêlant jamais de le contrarier. Il fumait à la terrasse de son café ; si on lui offrait du blé, il l’achetait ; si on achetait, il vendait ; il se trouva que la fantaisie du cours justifia la tactique de M. Sharp. Il s’acquit ainsi la renommée d’un habile négociant, qui flairait les affaires de loin et prévoyait immanquablement les coups de bourse. Sans intervenir, il s’enrichit dans un moment où d’opulents marchands, gens d’expérience et d’astuce, se ruinaient.

Averti par une première perte légère, il n’insista pas ; il réalisa sa fortune et vint à Paris, où il mena d’abord une vie dissolue. Il choisit, tout spécialement pour y commettre des actes de luxure, un rez-de-chaussée à deux issues ; il lança une annonce ainsi conçue ;

J
ne étranger, bien constitué, intell. dist. paierait notes j. femme adultère, jolie. Rien des Agences. Éc. W. M. E. Sh, bur. 15.

Il obtint 127 réponses ; de concert avec deux secrétaires, il rédigea 127 demandes de rendez-vous.

En dix jours il vit 115 correspondantes. Il en élimina 25 vieilles, lubriques attardées, décrépites et recrépies ; une trentaine de filles, autant d’adultères hystériques, et quand il eut achevé d’écarter encore une douzaine de modistes, petites ouvrières, et un certain nombre d’institutrices anglaises, il lui resta juste 15 jeunes, jolies femmes de bonne classe, qui, par ennui ou besoin d’argent, souhaitaient entrer en liaison suivie avec le premier venu. Il leur assigna à chacune un jour par semaine, se bornant à changer chaque fois la garniture de cheminée (la seule chose qu’une femme remarque).

Au bout de quelques mois, M. Sharp n’était point las de ce manège ; grâce à la régularité quasi administrative de cette vie sensuelle, aucun accroc ne s’était produit. L’esprit du pratique gentlemen ressentit le fâcheux contre-coup de ces débauches ; il tomba fol amoureux d’une ballerine, et pour liquider d’un seul coup ses 15 faux ménages, sans les prévenir, il loua le rez-de-chaussée à un pasteur méthodiste de Suisse. L’homme de Dieu qui avait payé d’avance dut se charger des ruptures successives ; mais il hérita des pendules.

M. Sharp s’était épris d’une danseuse de ballet. Elle ne pouvait le souffrir ; elle avait un amant très riche, qu’elle aimait. Lorsqu’elle apprit cela à William-Michael, il pensa mourir de douleur. Il se fit conduire près du lac du Bois, à minuit, un soir d’hiver ; il congédia son fiacre et s’apprêtait à se jeter à l’eau ; en ôtant sa pelisse, il sentit que le froid pinçait terriblement ; en outre l’eau était gelée à une forte épaisseur. Or, M. Sharp qui n’avait pas peur de la mort avait peur du froid. Il leva les yeux vers le ciel et, considérant la brave figure indulgente de la Lune, il conclut soudain que la vieille chère Taânit avait raison, et qu’une peine d’amour ne valait pas la peine de casser la glace. Il remit sa pelisse, s’éloigna d’un pas pressé. Il erra, une grande partie de la nuit, à travers bois, s’égara et fut attaqué par des rôdeurs, contre lesquels il défendit gaillardement la vie qu’il voulait jeter à vau-l’eau quatre heures auparavant. Et cela le fit réfléchir sur l’instabilité des décisions humaines. Il sortit sain et sauf de cette aventure.

Il mena ensuite la vie de clubman ; chaque soir, il revêtait un habit, plaçait une fleur dans le sourire de sa boutonnière et se rendait au théâtre ; aux soirs de première, il imaginait d’applaudir bruyamment aux phrases insignifiantes, semait le désarroi parmi les amis de l’auteur, égarait la critique ; aux revues de fin d’année, il ajoutait, de son crû, une scène dans la salle, au désarroi des acteurs. Ensuite, le digne jeune homme s’en allait au cercle où il prenait un plaisir d’enfant à déjouer les ruses des Grecs et découvrir les portées, à signaler les filages. Puis il allait souper avec des créatures qu’il induisait à la mélancolie sentimentale, lorsqu’arrivait le dessert ; et, rentré chez elles, il les faisait délicatement pleurer au souvenir de leur vieux père.

On voulut l’arracher à cette vie de débauches et le marier ; l’ironique gentleman décourageait les meilleures marieuses par son obstination à la « gaffe volontaire » qui lui procurait une sadique jouissance. D’ailleurs, il déclarait qu’il n’épouserait qu’une « jeune fille avec tâche » parce que, disait-il, il est bon qu’une jeune femme ait une occupation. » On lui remontra qu’il importait à un homme tel que lui de faire un mariage de convenance, et au plus tôt. — M. Sharp, qui était aux eaux, télégraphia : « Choisissez jeune fille à ma convenance. »

Il ne s’occupa plus de cette affaire et se livra tout entier aux grands soucis de sa vie, qui étaient de lâcher des grenouilles vivantes sur le tapis du baccarat, et d’insérer un jeu de petites souris dans les tabatières de la cagnotte.

On lui répondit, au bout d’un mois : « Avons trouvé jeune fille blonde, jolie, instruite, toute à votre convenance ; 500 000 francs de dot. » Il envoya son acceptation ; et sans quitter les eaux, donna ses ordres aux bijoutiers, dentelliers, combla de cadeaux sa future, loua un entresol, qu’un tapissier meubla richement. On n’attendait plus que son retour pour le marier ; les bans étaient publiés. Dès l’arrivée à Paris, il se rendit chez sa fiancée, et se nomma : « M. Sharp, vous savez, le fiancé ; je n’ai pas de temps à perdre. Je voudrais voir la jeune personne et commencer ma cour ; dans huit jours, nous partons pour l’Italie. » On lui amena sa fiancée, qui était bien conforme à la description, sauf qu’elle avait une chevelure couleur châtain-foncé. Ce détail n’échappa pas au jeune homme qui dit : « Mais… mais… elle n’est pas blonde ! » et, tirant un bout d’étoffe bleue de son gousset : « Mademoiselle, j’ai entendu faire un mariage de convenance ; voici la teinte de votre chambre, vous n’allez pas avec elle. » Les parents laissèrent percer un certain étonnement : « Nous ne savions pas. — Il faut savoir ; je ne prends pas chat en poche, moi. Croyez que je regrette ; Mademoiselle ne remplit pas les conditions. » Il se retira ; pourtant il dut se battre avec le père de sa fiancée. Mais pouvait-il avouer qu’il s’était de nouveau complètement ruiné ?

M. Sharp, réduit aux expédients, se souvint à propos de ses débuts dans le journalisme à New York. Grâce à ses relations mondaines, il entra dans un journal conservateur, pour faire du reportage. Il s’efforça d’accomplir son métier avec conscience ; il courait, durant la journée, à la recherche des sinistres et des crimes ; mais comme il ignorait les ficelles dont usent ses confrères, il arrivait après eux et n’avait plus que les restes, les petits noyés, les suicides obscurs et les pochards écrasés dont nul ne voulait. M. Sharp, avec cette assurance qui ne l’abandonnait jamais, économisa du temps et des frais d’omnibus en inventant des faits divers sensationnels, des drames de la jalousie, des captures de bandes, des assassinats enrichis de détails féroces. C’est à lui que l’on doit : « la capture du petit garçon de dix ans » chef d’une bande de voleurs qui terrorisait les Épinettes ; les « égorgements de Lisa-la-Belle-Rousse » qui attirait les passants dans des coupe-gorge ; et aussi « la découverte du cadavre mystérieux » près des fortifications, dans un terrain vague ; et aussi « les faux-monnayeurs » qui fabriquaient — les dilettanti ! — de fausses pièces du pape. Chaque jour, il apportait un événement dramatique ; même le 14 juillet, où il imaginait des brûlures horribles causées par des pétards. Il se fit donc une belle place dans le monde du reportage. Doué d’une inlassable fantaisie, il transporta dans le domaine de l’interview les procédés qui lui avaient si bien réussi ; il écrivait de chic des conversations, ayant soin de prêter (à fonds perdus) des idées ingénieuses à ses collaborateurs ; et toujours des mobiliers luxueux ; excellent moyen d’éviter les rectifications.

Le directeur d’une feuille bien parisienne, mis au courant de ces subterfuges, manda M. Sharp et lui dit : « Quel humoriste vous seriez, si vous vouliez ! — Je veux », répondit l’autre. Et tout de suite il obtint un traité. Mais alors, il se produisit l’inverse de ce que nous avons raconté ; M. William-Michael, qui signait Bill Sharp (nom sous lequel il est connu aujourd’hui), n’avait plus le temps d’imaginer les fantaisies qu’on lui demandait ; il perdait trop d’heures précieuses à s’éparpiller dans le monde. Quand le temps le pressait, il se bornait à raconter des choses vraies, des événements actuels, des drames arrivés, qu’il déformait à peine.

Aussitôt on s’écria : « Quelle fertilité d’imagination vous avez ! Où allez-vous chercher tout ce que vous racontez ? » Bill Sharp se garda de dire qu’il l’allait chercher dans la vie de tous les jours, plus fantastique et plus ironique que l’on ne saurait l’imaginer ; mais il conclut qu’il y avait entre la réalité et les fictions un double phénomène d’endosmose, et qu’il appartient au seul humoriste de l’observer profitablement.

C’est de ce temps que date la notoriété de M. Sharp. J’eus l’honneur de lui être présenté par mon éminent ami, M. José-Maria de Heredia, qui l’avait connu au Mexique, et je nouai avec lui des relations dont la cordialité s’affirme chaque jour plus grande. Je veux tracer ici son portrait. Il avait, au dernier recensement, 1 m. 698 de haut sur 0 m. 62 de large ; une figure osseuse, un nez pointu insidieux ; des lèvres fermant bien ; des yeux noirs très enfoncés dans les orbites et très mobiles, et saisissant les observations « comme le fourmilion happe les insectes au fond de son trou » (Rev. Sam., ch. II). Deux ou trois poils de moustache roides ; un menton carré, des pommettes comme des rotules d’enfant ; un menton rosé, où les poils en repoussant lèvent de petites taupinières roses ; des cheveux blonds, roides et gros coupés en brosse : le tout semblant mal assemblé ; le corps non campé mais dandinant sans cesse sur les jambes ; la tête roide dans le faux-col comme s’il craignait qu’on ne lui glissât des cailloux dans la nuque.

Hiver comme été, M. Sharp porte un costume brun foncé, avec une redingote vert-bronze et de gros souliers carrés.

En métaphysique, M. Sharp pense que le monde est le kaléidoscope d’un Dieu fou, et qu’il faut se tenir sans cesse sur ses gardes, de peur d’être pris à l’improviste par la fantaisie de ce démiurge dément, lequel a pour jeu de changer brusquement le cours des choses dès que le spectacle le lasse. Cette conception lui est d’un grand réconfort dans l’existence ; et s’il lui survient un événement fâcheux, M. Sharp dit, avec un sourire de dédain : « C’est encore quelque lubie du Vieux-Toqué d’En-Haut. » Comme il sait que tout cela n’a pas le sens commun, il se borne à en souligner discrètement l’inconséquence. Il en fut jadis conduit à l’individualisme le plus anarchiste ; n’est-il pas vrai, en effet, que chacun doive se tirer de cette aventure de la façon qui le satisfasse le mieux ?

En littérature, M. Sharp ne marque pas de préférence, sauf peut-être pour Pierre Larousse dont la prodigieuse variété d’érudition le ravit ; il goûte aussi Léon Kerst, ce maître de la pensée belge. En poésie, Lacenaire ; en peinture, la maison Crespin et Dufayel.

Bill Sharp est aussi connu en Amérique qu’en France, quoi qu’il ait écrit plus de livres en français qu’en anglais. Il fit partie du premier mouvement humoriste français, avec Alphonse Allais, Jules Renard, Courteline, Grosclaude, Tristan Bernard et Parsmagna lui-même. Quels que soient les moyens employés (Pincer-sans-Rire, Rires-sans-Pincer, Pincer et Rire), c’est toujours une entreprise malaisée que d’amuser les « honnêtes gens ». Il est rare que la gaieté désopilante ne s’accompagne pas d’une certaine grossièreté ; or, la gaieté vraiment littéraire, la gaieté des « honnêtes gens » est à ce point délicate et discrète, qu’elle ennuie et déconcerte les sots ou les épais ; ceux-ci nièrent la gaieté de l’école humoriste. Ils s’écrièrent : « Ça, de la gaieté ? Des histoires de croque-mort, des aventures macabres, des plaisanteries américaines. Ah ! ce n’est pas là le rire de nos pères, le rire à ventre déboutonné, la vieille gaieté française, le rire de Rabelais et de Voltaire. Ohé ! ohé ! »

Or, 1° la vieille gaieté française, qu’il ne faut pas plus confondre avec le rire de Rabelais qu’avec le hideux sourire de Voltaire, la gaieté de nos pères et d’Armand Silvestre est parmi les choses les plus fétides qui soient, étant donné qu’elle trouve ses meilleurs effets dans la scatologie, la pornologie, ou la gynécologie. — 2° Les gens qui rient franchement, largement et puissamment, sont des rustres mal élevés ; et plus mal élevés encore s’ils vont jusqu’à se déboutonner. — 3° Les croquemorts sont très gais. — 4° Les Américains sont corrects, pratiques et judicieux, qui dépassent rarement le sourire et encore faut-il que les choses en vaillent la peine. — 5° Le rire de Rabelais, très différent du rire de Voltaire, a de frappantes analogies avec le rire de Grosclaude ou celui de Tristan Bernard. — 6° Rien n’est aussi américain et-pince-sans-rire que la gaieté de Voltaire.

Les ennemis du rire revinrent à la charge : « Les écrivains gais ne sont pas sérieux ! Tandis que tant de passionnants problèmes se dressent, à cette heure fiévreuse où les classes sociales, prêchi, prêcha… tandis que l’avenir s’annonce gros d’orages, et allez donc, et allez donc… Tandis que le peuple gronde et menace, et patati et patata… que font les auteurs gais ? Ils s’amusent. » Ah ! je vous écoute, qu’ils s’amusent ! Il ne leur paraît pas qu’il y ait aujourd’hui plus ou moins de problèmes qu’autrefois ; et comme ce sont les mêmes qui se posent depuis que Caïn a tué Abel, pour lui démontrer expérimentalement la loi de la concurrence vitale, comme il n’y a aucune raison pour que ça change, les écrivains gais s’égaient aux dépens des gens sérieux. Possédant la plus grande indulgence, ils ont aussi la plus grande clairvoyance ; ils savent ce qu’il faut penser des indignations de celui-ci, du socialisme de celui-là, de la charité de ce troisième. En outre, étant assurément libres, ils n’ont point le sens du respect qui humilie. Leur très vive sensibilité, qu’ils protègent sous l’ironie, les garde de toute sensiblerie ; enfin, on ne peut citer aucune chose belle ou noble qu’ils aient attaquée.

Les vrais écrivains leur font l’honneur de les considérer comme leurs égaux ; en effet, on leur doit les seuls progrès accomplis dans l’évolution de la langue française depuis une dizaine d’années ; ils ont admis les tournures populaires, les mots empruntés à l’argot des ateliers ou à la langue usuelle ; des trouvailles d’expression venues au hasard de la plume sont devenues officielles ; ils ont beaucoup contribué à assouplir et dégourdir le langage. Au demeurant, ils sont des littérateurs.

Je viens d’exposer les opinions de M. Sharp touchant la querelle dite « des auteurs gais ». Il les compléta en m’exposant comment il comprenait l’humour.

Il disait que l’humour était une façon originale et vive, et fort commode pour les moralistes, de considérer les choses et d’en exprimer le caractère ; tantôt l’humoriste déforme la réalité de manière à en manifester quelque partie ; tantôt il imagine quelque aventure fabuleuse où, soit par symbole, soit par schéma, soit par hyperbole, se développe l’idée ; mais il apporte à son travail « de la bonne humeur », une ironie dépouillée de méchanceté ; car, de ce que l’on rit de l’humanité, il ne faut pas conclure qu’on ne l’aime pas ou qu’on ne la comprenne pas ; au contraire, il faut un esprit plus subtil, plus varié et plus ample pour cette critique sans aigreur qu’est l’humour, que pour toutes les déclamations clichées des sociomanes quémandeurs de réclame ; force reste toujours à ceux qui savent mettre les rieurs de leur côté.

Il (M. Sharp) estimait aussi la logique être la chose la plus folâtre qui fût au monde ; il jugeait en outre que les lois — qui sont les extraits concentrés des sagesses accumulées d’un peuple, jointes aux sagesses des peuples anciens — les lois semblent l’œuvre d’un concile d’aliénés ; que le devoir de l’humoriste est de se servir de la logique pour jouer aux quilles avec les lois ; qu’il ne fallait pas se flatter d’améliorer le monde (où nous sommes d’ailleurs locataires pour un bail de quelques milliers d’années à peine) ; en somme, qu’il ne convenait pas de prêcher les hommes, mais de les égayer avec leurs propres travers.

M. Sharp a écrit un essai historique sur d’art de dérober en société (1875), suivi de la biographie édifiante du père françois (1877), les réflexions sur l’évangélisation des jeunes vauriens (1882), où se trouve le célèbre chapitre « des Devoirs de Dieu envers les hommes ». En 1888, traité du calembour, son rôle dans l’association des idées.

Ces ouvrages n’ont pas encore été traduits. Mais M. Sharp met la dernière main à une édition en français de son « roman cynique », le révérend samuel, qui est populaire là-bas.

Pierre Veber.