Vie de Salluste

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VIE
DE SALLUSTE,
PAR LE PRÉSIDENT DE BROSSES.
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Caius Sallustius Crispus naquit à Amiterne, ville considérable du pays des Sabins, dont on voit aujourd’hui quelques restes près de San Vittorino, dans l’Abruzze, l’an de Rome 668, sous le septième consulat de Marins, et le second de Cornelius Cinna. Ce fut au milieu du temps le plus affreux de la république, où tout ce qu’on peut imaginer d’horreurs et de barbaries était devenu familier à ce peuple romain qu’un préjugé presque général élève ordinairement si haut. L’habitude qu’on a contractée de juger favorablement cette nation, sur l’excellente constitution de son gouvernement par rapport aux nations étrangères, et sur les grands exemples de vertu fournis par les premiers siècles de la république, empêche la plupart des gens de faire attention que, dans tous les temps, la discorde a régné dans le sein de Rome ; que depuis que la république eut acquis une certaine étendue, presque tous ces personnages qu’on nous vante, ne sont pas moins fameux par des vices énormes que par de brillantes vertus, rassemblés très communément dans les mêmes sujets ; et que leur basse cupidité avilissait au dedans la majesté de l’état qu’ils relevaient eux-mêmes au dehors par les talents qui éblouissent le vulgaire. Salluste se ressentit autant que personne de ce mélange de vices et de vertus qui fit le caractère particulier de son siècle. Il était né dans un climat dur et sauvage, son esprit en retint toute l’austérité ; il fut élevé dans une capitale où le luxe triomphait, son cœur en prit toute la mollesse. Les exemples de corruption dont sa jeunesse fut entourée, la séduisirent sans l’aveugler. Il eut toujours des lumières très justes sur le bien et sur le mal ; mais réservant toute sa sévérité pour ses discours, il mit une entière licence dans ses actions. Censeur éternel et impitoyable des vices d’autrui, il se permit à lui-même des choses très malhonnêtes, s’il en faut croire les gens qui nous ont laissé quelques détails sur sa vie. Mais il faut remarquer que ces leçons si aigres et si mal pratiquées de sa part, ayant, avec justice, révolté tout le monde, lui attirèrent une foule d’ennemis de qui nous tenons la plupart des mémoires qui nous restent sur son compte, satires passionnées, où l’animosité a fait aussi souvent régner l’exagération que la vérité. Telle est la déclaration du faux Cicéron sur lui : tel encore le fragment de Lénœus, et divers autres écrits dictés par l’esprit de parti qui divisait Rome alors, et qui ne permettait pas qu’il y eût d’honnêtes gens dans la faction contraire. Convenons néanmoins de bonne foi que plusieurs actions de Salluste autorisent sa mauvaise réputation, qu’il manqua souvent de probité, et toujours à connaissance de cause ; et que, par un malheur commun à grand nombre de gens à talents, il ne fut guère moins méprisable par son cœur qu’estimable par son esprit.

La maison Sallustia ne commence à paraître dans l’histoire qu’à la fin du septième siècle de Rome. On y trouve alors, outre l’historien dont j’écris la vie, deux autres Salluste, ses contemporains, et probablement ses parents ; l’un et l’autre amis de Cicéron et de Pompée. Cette famille a subsisté fort longtemps et a formé diverses branches, distinguées par les surnoms de Crispus, de Lucellus et de Secundus. Mais les mémoires qui nous restent sur ce qui la concernent sont trop décousus pour pouvoir suivre la filiation de cette maison. On peut seulement assurer, malgré le sentiment de quelques auteurs, que les Salluste n’étaient pas d’origine patricienne, mais plébéienne seulement. Leur maison était bonne, quoique sans illustration : du moins ne voit-on pas qu’aucun des ancêtres de l’historien ait avant lui possédé quelques-unes des grandes magistratures de Rome, qui seules donnaient la noblesse romaine aux familles souvent fort anciennes et fort nobles d’ailleurs. Il est probable cependant que le temps nous a dérobé la connaissance de ce fait, puisque Salluste se glorifiait assez de sa noblesse pour se croire en droit de mépriser par là les hommes nouveaux. « Il a mauvaise grâce à me reprocher ma naissance, dit le faux Cicéron ; ne dirait-on pas, à l’entendre parler, qu’il descend des Scipions ou des Métels ? S’il en était ainsi, ils auraient bien à rougir d’un pareil successeur. » Peu après il ajoute : « Sont-ce ses ancêtres qui le rendent si insolent ? beau sujet de vanité s’ils ont vécu comme lui. »

Je ne rechercherai point si le nom de Salluste vient du mot sel ou du mot salut ; ni si ce nom doit s’écrire par une ou par deux l. L’une de ces questions me parait trop mal fondée, et l’autre trop frivole pour les agiter ici. On peut consulter ici Jerôme Wolf et Gérard Vossius. Je dirai seulement, sur la seconde question, que toutes les inscriptions antiques autorisent l’orthographe par deux l, entre autres une inscription trouvée depuis peu dans les fossés de la ville de Modène ; ce qui n’empêche pas qu’anciennement ce nom n’ait dû s’écrire par une seule l, puisque les Romains n’ont jamais fait usage des consonnes doubles jusqu’au temps d’Ennius, qui le premier les introduisit dans l’écriture latine, à l’imitation des Grecs. D’autres ont mis en doute si Salluste était le vrai nom de notre historien, et Crispe son surnom, ou au contraire ; car on le trouve indifféremment nommé Salluste Crispe, ou Crispe Salluste, chez tous les anciens qui parlent de lui. M. Leclerc semble pencher vers cette dernière opinion ; et Cortius l’embrasse formellement dans son édition de cet auteur ; mais ils n’ont pas fait attention l’un et l’autre que les Latins ne se faisaient aucun scrupule de renverser les noms propres lorsque l‘harmonie de la phrase le demandait, et que d’ailleurs le nom de Crispe (frisé) porte tout à fait avec lui le caractère d’un surnom, selon la méthode commune aux Romains de tirer leurs surnoms de quelque habitude du corps. Le fait semble d’ailleurs assez décidé par la terminaison en ius du mot Sallustius, qui est celle de tous les noms de famille chez les Latins ; les autres terminaisons étant celles des surnoms qui distinguent les branches. Elle est patronimique, répondant au mot semblable de la langue grecque υἱός (filius) ; selon l’usage commun à presque tous les peuples, de former les noms propres et de famille sur celui du père et de l’auteur de la race.

Salluste fut fils de Caius Sallustius. On ignore le nom de sa mère ; et, quoiqu’on ne sache rien de particulier sur son père, je crois pouvoir annoncer qu’il était homme de mérite et de probité, puisque le satirique, qui s’est caché sous le nom de Cicéron, très-résolu à n’épargner à Salluste aucun genre d’amertume, ne reproche rien autre chose à son père, que d’être inexcusable envers l’état, pour lui avoir engendré un si mauvais citoyen. « Je ne veux rien dire de votre enfance, ajoute-il, car ce serait peut-être accuser votre père qui en a dû prendre soin. » Ce fut dans Rome qu’il la passa ; son père le fit élever dans cette grande ville, et le détail qu’il nous a laissé de la vie qu’il y mena pendant sa jeunesse, ne respire nullement la régularité des mœurs ; c’est-à-dire, en un mot, qu’il poussa à l’extrême le genre de vie assez ordinaire aux jeunes gens, surtout dans une capitale peuplée et corrompue. Excessif dans sa dépense, licencieux dans ses discours autant que dans ses actions, adonné aux femmes avec emportement, poussant même au-delà le raffinement de la débauche, après avoir commencé par porter lui-même la complaisance assez loin, je ne déciderai pas s’il est plus blâmable d’avoir mis à profit la beauté de sa jeunesse, ou d’avoir poussé ses passions au-delà du temps où l’on pourrait les excuser sur la fougue de l’âge. La satire l’épargna moins encore sur cet article que sur aucun autre. « Elle lui reprocha que tout le gain que, dans sa jeunesse, il pouvait tirer de ses débauches, ne pouvait suffire à ses excessives dissipations ; mais quand il eut passé l’âge de servir aux passions d’autrui, il voulut avoir sa revanche sur les autres ; et qu’ainsi, de quelque côté qu’il se soit présenté, il n’y a pas eu moins d’infamie dans son gain que dans sa dépense, et qu’il a rendu comme il avait pris. »

En même temps que Salluste se jetait dans de folles dépenses, il négligeait le moyen le plus honnête d’acquérir, qui est celui de prendre soin de son bien, et traitait les occupations qui peuvent y avoir rapport, d’emploi servile. Son extrême avidité pour amasser de l’argent n’avait pour but que l’envie de le dépenser avec profusion. Il avait pour maxime que « l’argent qu’on garde dans un coffre ne vaut pas mieux que celui qui est dans une mine inconnue. » Sa fortune n’était pas assez opulente pour être longtemps soutenue contre un pareil genre de vie. Il se vit contraint à vendre sa maison paternelle, du vivant même de son père, qui mourut peu après. « Ce fut de regret d’avoir vu son fils s’emparer de sa succession de son vivant, » dit le même déclamateur que j’ai déjà cité ; et cette réflexion maligne, qu’il ajoute de son chef, et qui d’ailleurs est destituée de toute vraisemblance pour ceux qui savent ce que c’était que la puissance paternelle chez les Romains, montre assez le fiel et l’excès qui règnent dans sa narration, où j’ai puisé la plupart des faits ci-dessus. S’il faut l’en croire, Salluste n’eut pas besoin d’apprentissage pour mal faire. En entrant dans le monde, il commença à se mettre en société avec la plus mauvaise compagnie de Rome, et surtout avec Négidianus, homme tout à fait décrié sur l’honneur ; mais quelque méchants que fussent ses camarades, bientôt il les surpassa tous, et débuta de manière à ne pouvoir lui-même devenir à l’avenir pire qu’il n’était. Pour être convaincu de la fausseté de ceci, il suffit de remarquer qu’il ne trempa point dans la conspiration de Catilina, qui éclata pour lors, et dans laquelle entrèrent tous les jeunes gens qui menaient une vie criminelle et débordée. D’ailleurs nous allons voir que sa jeunesse ne fut pas toujours aussi mal occupée qu’on voudrait nous le faire croire ; et que l’ivresse des plaisirs ne déroba rien aux occupations sérieuses qui lui acquirent depuis une si haute réputation.

Le génie de Salluste se tournait naturellement vers la politique et les affaires d’état, où il était en même temps porté par l’ambition et par le désir de se faire un nom. Mais il ne paraît pas qu’il ait pris la route la plus frayée de parvenir aux honneurs ; je veux dire celle d’acquérir des suffrages et des clients, en défendant au barreau les affaires des particuliers. C’est ce que donne lieu de juger le silence de Cicéron, qui ne fait aucune mention de lui dans son livre des orateurs. Certainement, ce n’est ni par haine contre Salluste, ni par vengeance des querelles qu’ils eurent ensemble ; puisque dans cet ouvrage il rend indifféremment justice à ses ennemis, comme à ses amis, et toujours d’une manière fort impartiale. Ce ne fut pas non plus à défaut de talent que notre historien négligea cette voie usitée. On voit assez combien il en était rempli, par la quantité de harangues directes, si fières et si nerveuses, qu’il a semées dans ses histoires, dont elles font un des principaux ornements : et, quoiqu’elles soient pour la plupart, à ce que je pense, originales et non factices, il en reste encore assez de sa propre composition, pour donner à juger ce qu’il savait faire. Mais il sentit sans doute que son style rapide et coupé n’était pas propre à un genre de discours qui demande plus d’abondance et plus d’emphase. Aussi Quintilien, en même temps qu’il admire sa façon d’écrire, fait un précepte aux orateurs de ne la point suivre. Quoique ce style précis, qui dit tout en un mot, soit, selon lui, le genre d’écrire le plus parfait, il exige un lecteur également attentif et pénétrant. La force trop rapide échappe à l’auditeur : à plus forte raison n’est-il pas propre à être employé en parlant à des juges, dont l’esprit est souvent inappliqué, et la tête toujours remplie de différentes affaires.

Les exercices du corps ne furent pas non plus de son goût. La chasse, les armes, les chevaux, occupations si remplies d’agrément pour les jeunes gens, n’en eurent aucun pour lui. Il reconnaît lui-même que la nature lui avait donné trop peu de vigueur pour s’y livrer. De là vint peut-être son espèce de mépris, assez mal fondé, pour des exercices qu’il regardait, ainsi que le goût de l’agriculture et des autres soins économiques, sinon comme trop bourgeois, du moins comme plus propres à la vie privée qu’à l’ardeur qu’il avait de se faire un nom dans la postérité. « Dès l’âge où l’homme commence à se développer, me sentant, dit-il, plus de vigueur d’esprit que de force de corps, je voulus employer ce que la nature m’avait donné de mieux. Je m’adonnai aux sciences plus qu’aux armes ou aux autres exercices pareils. Mes lectures, mes études historiques, m’ont unanimement appris ; etc., etc., etc. » L’étude des belles-lettres fut son objet principal ; en particulier celle de l’histoire, nécessaire surtout à ceux qui veulent s’entremêler des affaires publiques. Ayant ainsi fixé son choix sur ce moyen d’acquérir de la réputation, et de servir utilement sa patrie, en lui remettant devant les yeux de grands exemples de vertu, il y appliqua toutes les forces d’un esprit naturellement nerveux et opiniâtre au travail, non pour charger sa mémoire de dates et de faits, mais, ce qui est le vrai but de l’histoire, pour s’instruire à fond de la constitution du gouvernement de son pays, pour pénétrer le caractère d’esprit des personnages qui y avaient joué les grands rôles, et démêler les vrais ressorts des principaux événements. Il reconnut bientôt que les plus grands effets n’étaient pas toujours dus à de grandes causes ; qu’enchaînés les uns aux autres par de petites circonstances, le hasard en détermine le plus souvent le cours et la suite ; et que c’est en vain qu’on s’épuise à chercher aux événements politiques des raisons subtiles ou fort éloignées, tandis que dans l’occasion chaque homme se laisse aller au mouvement intérieur du caractère naturel qui le domine. On peut donc dire de Salluste que ce n’est qu’après avoir connu l’histoire par les hommes, qu’il les a fait connaître eux-mêmes par l’histoire ; et qu’en appliquant aux personnes et aux événements cette méthode approfondie, il a mieux que nul autre éclairé la postérité sur le caractère de sa nation et de son siècle. En même temps il n’omit pas de faire servir aux vues de son ambition un art devenu nécessaire à un homme qui, voulant s’élever dans un état républicain, avait négligé les deux moyens ordinaires de parvenir aux honneurs, l’éloquence et les armes. « À dire vrai, les anciens, dit Saint-Évremont, avaient un grand avantage sur nous à connaître les génies par ces différentes épreuves où l’on était obligé de passer dans l’administration de la république ; mais ils n’ont pas eu moins de soin pour les bien dépeindre ; et qui examinera leurs éloges avec un peu de curiosité et d’intelligence, y découvrira une étude particulière et un art infiniment recherché.

En effet, vous leur voyez assembler des qualités comme opposées, qu’on n’imaginerait pas se pouvoir trouver dans une même personne ; animus, audax, subdolus ; vous leur voyez trouver de la diversité dans certaines qualités qui paraissent tout à fait les mêmes, et qu’on ne saurait démêler sans une grande délicatesse de discernement ; subdolus, varius, cujuslibet rei simulator ac dissimulator.

Il y a une autre diversité dans les éloges des anciens, plus délicate, qui nous est encore moins connue. C’est une certaine différence dont chaque vice ou chaque vertu est marquée par l’impression particulière qu’elle prend dans les esprits où elle se trouve. Par exemple, le courage d’Alcibiade a quelque chose de singulier qui le distingue de celui d’Épaminonas, quoique l’un et l’autre aient su exposer leur vie également ; la probité de Caton est autre que celle de Catulus ; l’audace de Catilina n’est pas la même que celle d’Antoine ; I. l’ambition de Sylla et celle de César n’ont pas une parfaite ressemblance ; et de là vient que les anciens, en formant le caractère de leurs grands o iKjmmes, forment, pour ainsi dire, en même " temps le caractère des qualités (pi’ils leur donnent, alin (|u’ils ne paraissent pas seulement ambitieux.. et hardis, ou modérés et prudents ; mais ipi’on • sache plus particulièrement (pielle était l’espèce • d’auiliilion et de courage ou de modéiation et de prudence qu’ils ont eue.

Salluste nous dépeint Catilina comme un homme o de méchant naturel ; et la méchanceté de ce natiuel est aussitôt exprimée:fi’d ingénia inatoque pravoque. L’espèce de son ambition est disiin•> guce par le déiéglemenl de ses manus, et le dérèglement est maripié, à l’égaiil du caractère Il de son esprit, par des imaginations trop vastes et • trop élevées; vastus uniinus immoderata, ini > credibilia, niinis alla semper cupiebat. Il avait l’esprit assez méchant pour entreprendre toutes u choses contre les lois, et trop vaste pour se fixer à " des desseins propres aux moyens de les faire réussir.

L’esprit hardi d’une fenune voluptueuse et 1’impudique, telle qu’était Sempronia, eut pu faire « croire que son audace allait à tout entreprendre eu faveur de ses amours ; niais, comme cette.sorte)’de hardiesse < st peu propre pour les dangers où l’on s’expose dans une conjuration, Sallusle ex » plicpie d’abord ce qu’elle t>l capable de faire par ce qu’elle a fait auparavant:nnti inulta sa’ve virilis audaviw fcuinura commiserat. Voilà l’esIl pèce de son audace exprimée. Il la fait chanter et Il danser non avec les façons, les gestes et les mouvements ipi’avaient à Rome les chantemset les ba-il ladines, mais avec plus d’art et de curio>ilé qu’il n’était bienséant à une honnête femme; psatlere Il et saltarc clegantiùs qiiàni neces.te sit probœ. Il Quand il lui attribue un es|)nt assez otimable, il dit en même temps n quoi consistait le mérite Il de cet esprit:ccvlerum ingen’nmi rjus haxid abIl surdtim, versus facere, jocos movcre, scrmone Il uti vel modesto, vel molli, velprucaci.

Vous connaîtrez, dans l’éloge de Sylla, que son naturel s’accommodait heureusement à ses desseins. La républicpie alors étant divisée en deux factions, ceux qui aspiraient à la piùssaiiee n’avaient point de [ihn grand intérêt que de s’acquérir des amis; et Sylla n’avait pas de plus grand plaisir Il que de s’en faire. La libéralité est le meideur Il mi.yen pour gagner les affections:Sylla savait donner touies choses. Parmi Us choses ciu’on Il donne, il n’y a rien (jui assujettisse plus li-s houunes, classiu-e tant leurs services, que l’argent Il qu’ils reçoivent de nous; c’est en (pini la libéralité Il de Sylla était particulièrement exercée : rcnim Il omuiinn, pecuniat maxime largilur. Il était libéral de son naturel, libàal de son argent par Il intérêt. Son loisir était voluptueux ; mais ce n’eût Il pas été donner ime idée de ce grand homme que Il de le dépeindre avec de la sensualité ou de la « paresse ; ce qui oblige Salin te de marquer le Il caractère d’une volupté d’honnête homme, soiiIl mi.se à la gloire, et par qui les affaires ne sont Il jainais retardées, de peur tpi’on ne vînt à soupçonner Sylla d’une mollesse où languissent d’ordinaire les efféminés : voliiptatum cupidus, gloriœ cu-II pidior, otio luxuriuso esse, tamen ù negotiis Il nunquam voluptas remorata. Il « lait le plus Il lieuiux homuie du monde avant la guerre civile ; Il mais ce bonhemn’était [las un pur effet du ba-il sard ; et sa fortune, queUpie grande qu’elle fût Il toujours, ne se trouva jamais au-dessus de ion industrie : a/guc illifclicissimo omnium ho}nimn)^ Il ante civilem victoriam, 7iunquam super indus-II triam forluna fuit. »

On devient aisément maître des hommes pénétrés. Ainsi on peut présumer qu’avec un pareil talent, Salluste, peu retenu d’ailleurs par les motifs de scrupule et de probité, se serait élevé peut-être au delà de ses espérances, si son cœur n’eût été nuisible h son esprit, et s’il n’eût eu lui-même autant que personne le faible (pi’il connaissait si bien eu autrui, île se laisser trop entraîner à son caractère. D’im autre côté, l’état actuel du gouvernement, lorsqu’il entra dans le monde, ne lui fut pas un moindre obstacle. Lorsqu’il naquit, Rome était divisée par les factions de.Marais et de Sylla, qui, l’une sous le nom du peuple, l’autre sous celui des grands, déchiraient à l’envi la république par des cruautés dont on ne trouve pas d’exemples chez les peuples les plus féroces. Peu après Sylla, ayant enfin écrasé son rival, dominait plus despotiquement, sous le titre de dictateur, que Tarquin n’avait jamais fait avec le nom de roi. À sa mort, en 675, Salluste n’avait, à la vérité, que sept ou huit ans ; mais la supériorité que le dictateur avait fait prendre à la faction des nobles, par l’abaissement du tribunat, subsistait après lui, sans (pie les tentatives de Lépide, en Italie, ni les efforts de Sertorius en Espagne, eussent encore pu lui donner atteinte. On avait conservé toutes ses lois, aussi bien que la forme nouvelle qu’il avait donnée au gouvernement ; et cependant Salluste, que son origine plébéienne et son caractère aigre révoltaient toujours contre les grands, soit qu’ils eussent tort ou raison, se jeta dans le parti du peuple si ouvertement, et avec si peu de ménagement, qu’il joua le personnage de celui que, dans les factions, on lâche pour parler haut et pour ameuter la cabale. II portait ses vues dans l’avenir plus loin qu’un autre : la connaissance de l’histoire lui faisait prévoir quelle serait la fin de la querelle. Il savait que cet équilibre des deux puissances, qui, à vrai dire, n’a subsisté dans un étal de repos que pendant les neuf premières années de la république, n’avait cessé depuis d’être balancé dans une agitation dont le progrès s’était incessamment augmenté jusqu’à son temps ; et (pi’à chaque mouvement le sénat, toujours injuste en particulier, toujours faible en corps, avait laissé emporter quelque chose au peuple, toujours entreprenant et toujours insatiable. Il voyait les choses venues au point (pie le gouvernement allait totalement changer de forme, et n’avait pas de peine à deviner quelle était la faction dont le poids entraînerait l’autre.

Les circonstances continuèrent pendant quelque temps à lui eue contraires ; la puissance de Pompée, son ennemi, ayant succédé à celle de Sylla. Aussi Salluste réussit-il d’abord médiocrement de ce côté. Il nous en diniiic lui-même d’autres raisons, où, maigre l’apologie (pi’il tache de faire de sa conduite, ou voit qu’elle ne continuait que trop à lui nuire. " Pour moi, dit-il, quand j’entrai dans le monde, je cherchai comme les autres à m’élever aux di1) gniti s de l’état. J’y trouvai bien des écueils. L’impudence, les brigues, la corruption, avaient pris la place du mérite et de l’intégrili’. Mon cœur dédaignait ces pratiques odieuses ; mais la jeunesse est imprudente, et l’ambition ne peut se résoudre à lâcher prise. Je m’acipiis (piel(|iic n’piilation, on en conçut de la jalousie ; maigre le peu de rapport de mes nifrurs avec celles de mes concurrents, la calomnie me confondit avec eux. »

Le cœur de Salluste avait assez de passions pour les remplacer l’une par l’autre. Si le temps n’était pas assez favorable à son ambition, son âge était à l’amour, où son tempérament le portait avec excès. Ses tentatives en ce genre lui réussirent assez souvent, pour le rendre redoutable aux mères vigilantes et aux maris jaloux. Mais, ingénieux pour imaginer des moyens de voir ses maîtresses, autant que hardi à les mettre en pratique, il trouva le moyen de duper les mères et les époux. Sa teuK’rilé fut au-dessus de leurs précautions, et leur vigilance ne tint pas contre son adresse. Il en acquit à bon droit le titre d’homme à bonnes fortunes ; il est vrai qu’il lui en coûta, dit-on, quelquefois des complaisances du genre de celles dont j’ai parlé plus haut, et qui ont fait dire de lui, comme de César, qu’il avait été le mignon et l’adultère de toutes les ruelles. Une aventure assez désagréable interrompit néanmoins le cours de ses prospérités, et le dégoûta tout à fait du commerce des femmes de qualité. Il était éperdument amoureux de Fausta, fille du dictateur Sylla, et femme de Milon. La daine ne lui était pas cruelle, non plus qu’à ses autres amants, cinij des ipiels nous sont encore connus. On s’attachait à elle par vanité d’avoir eu une femme de si haut rang, et pour l’honneur, dit Horace, qui s’en moque, d’être à son tour gendre du dictateur. Soit hasard, soit que Salluste n’eût pas usé pour cette fois de son adresse ordinaire, il se laissa surprendre par Milon dans un moment fort essentiel et tout à fait critique pour l’honneur du mari. Milon, à cette vue, sut conserver assez de flegme pour penser qu’un incident de cette espèce ne devait pas être traité tragiquement, et qu’il dégoûterait mieux Salluste du métier de galant, par un châtiment ridicule que par une peine plus grave. Il le fit dépouiller par ses domestiques, et charger de coups d’étrivières ; après quoi il le renvoya chez lui, en retenant une somme d’argent qu’il avait apportée, sans doute à une autre occasion. S’il est permis de hasarder une conjecture, les parents de Fausta, et en particulier P. Sylla, son cousin germain, eurent grande part, de façon ou d’autre, à la disgrâce que Salluste essuya. Ce pourrait être par cette raison que celui-ci, dans son histoire de la conjuration de Catilina, l’a iiiqjrKpie d’une manière di’cisive dans cet infâme eonqilot, lui il es ! douteux que P. Sylla ait eu part. Ce n’est pas (pie dans ce temps Sylla n’ait été accusé de complicité, et même poursuivi en justice à ce sujet par Torquatus. Mais Salluste ne pouvait ignorer comment Ciceron, inexorable ennemi des conjurés, l'avait défendu et fait absoudre ; ce fait s’elait passé sous ses yeux, en (> !) !, dans un temp- ; voisin de celui où il écrivit son histoire. L’on se iieisuadera diflicilemenl que ce soil sans dessein (pi’il ail omis d’en faire mention, ou de donner du moins ù l’accusation dont il charge Sylla, les mêmes adoucissements (pi’il apporte en parlant de Crassus et de César, sur lesquels le bruit public avait de même répandu des soupçons, Quant à Mi lon, Sallusle conserva contre lui de vifs ressentiments, dont il lui donna de funestes marques dans l’occasion. Mais l’accident qu’il venait d’essuyer le dégoûta tout à fait du commerce des femmes de qualité. Préférant moins d’honneur et plus de sûreté, il se rejeta sur des femmes d’un plus bas étage, c’est-à-dire sur des filles d’affranchis, près desquelles il espéra jouir d’un plaisir qui ne serait plus corrompu par la crainte ; et ne les aima pas avec moins de passion et de violence qu’il avait fait en plus haut rang, lorsque la gloire des conquêtes servait d’aiguillon à son amour.

Cependant Salluste avait atteint l’âge de parvenir aux charges. Nous ignorons en quel temps il obtint celle de questeur, qui donnait entrée au sénat et servait de degré pour arriver aux premières places. Mais certainement il l’exerça, puisqu’on n’en pouvait avoir d’autre qu’après avoir rempli celle-ci ; s’il l’obtint à l’âge de vingt-sept ans, fixé par les lois, ce fut vers l’an 695, sous le consulat de Pison et de Gabinius. On peut en douter, puisque ce n’est que huit ans plus tard que, pour la première fois, nous le verrons paraître dans les affaires du gouvernement. Mais ce fut probablement à cet âge, où la raison commence à mûrir, qu’il prit la pensée d’écrire l’histoire romaine, non pas d’abord en entier ni de suite ; mais par morceaux détachés, en choisissant dans le grand nombre des traits les plus mémorables. À ce dessein, il s’attacha au célèbre grammairien natif d’Athènes, Ateius Pretextatus, qui professait alors l’éloquence à la jeune noblesse de Rome, et que l’étendue de ses connaissances, ainsi que la variété de ses écrits ont fait surnommer le philologue. Ateius rédigea pour Salluste l’histoire romaine en abrégé, afin de lui présenter d’un coup d’œil les différents points qu’il voudrait choisir et traiter ; Salluste fut toute sa vie avec lui, dans une intime liaison. Après la mort de celui-ci, le grammairien s’attacha à Pollion, et devint son maître dans l’art d’écrire l’histoire, sur lequel il composa un traité exprès pour son élève. Je remets à parler des ouvrages de Salluste au temps où il les finit et les publia pendant sa retraite. De nouveaux troubles civils, de terribles émeutes populaires auxquelles il eut grande part, interrompirent le cours de ses études ; il avait alors trente-trois ans. C’est ici le temps de sa vie le plus intéressant pour l’histoire et celui où je m’arrêterai davantage. Les choses méritent d’être reprises de plus haut ; on verra quel esprit il y portait.

La conjuration de Catilina, quoique étouffée dans son principe, fut une de ces secousses violentes qui précipitent la chute d’un état. Le complot, tout horrible qu’il était, n’avait pas déplu à la faction populaire ; car la noblesse était détruite s’il eût réussi. Elle saisit avec avidité le prétexte du supplice des conjurés, pour perdre Cicéron, l’un des principaux appuis du sénat ; et réellement le consul les avait fait mourir avec plus de justice au fond que de régularité dans la forme. On trouva dans Clodius, ami de Salluste, un ministre impatient de servir cette iniquité. César se prêta volontiers à soutenir Clodius. Tous deux avaient leurs raisons, déjà rapportées dans cette histoire, où l’on a vu quelles avaient été les causes et les effets de cette fameuse dissension qui pensa porter le dernier coup à la république. Selon l’apparence, l’avantage en serait resté à Cicéron, s’il eût voulu pousser les choses à bout. Mais, moitié par faiblesse, moitié par amour pour sa patrie, il n’en voulut pas venir aux extrémités. Menacé par les consuls, lâchement abandonné par Pompée, il s’exila lui-même, laissant le champ libre à Clodius d’exercer sa rage sur son nom et sur ses biens. Clodius, resté maître du champ de bataille, redoubla de pouvoir et d’insolence ; il disposa souverainement de la populace ; tout ce qui osa lui résister fut dans l’instant sacrifié à sa furie ; il tint pendant plus d’un an le sénat dans l’oppression ; il saccagea la maison du préteur Cécilius, et suscita tellement la populace à crier contre lui, sous prétexte de la cherté du pain, pendant que ce préteur faisait célébrer les jeux apollinaires, que tous les spectateurs assis au théâtre furent obligés de prendre la fuite. Pompée lui-même ne fut plus assez fort pour s’en mettre à l’abri. Un incident vrai ou supposé fit grand bruit entre eux deux. Pompée étant entré au sénat, le 3 des ides du mois d’août, on apporta au consul Gabinius un poignard qu’on disait être tombé de dessous l’habit d’un domestique de Clodius. On crut reconnaître ce poignard pour avoir appartenu à Catilina, et on débita que le valet était venu avec commission de son maître de tuer Pompée. Celui-ci sortit du sénat comme effrayé, et se retira chez lui, où, à ce que portent les registres journaux, il fut encore guetté jusque dans sa maison par un nommé Damion, affranchi de Clodius.

Enfin Pompée, qui, le plus souvent, ne voyait clair que par l’événement, commença de sentir qu’il avait fait une faute grossière en abandonnant Cicéron. Haï du sénat, méprisé par le peuple, il voulut au moins regagner le premier par le rappel de l’exilé, et se servit pour cela du ministère de Milon, alors tribun du peuple, homme intrépide et entreprenant, à qui il promit de lui faire obtenir le consulat, s’il y réussissait. Milon convoqua les comices ; mais, au milieu de l’assemblée, Clodius fondit avec ses satellites sur cette multitude sans défense, en tua ou blessa plusieurs, et dispersa le reste. Les tribuns du peuple s’étaient partagés. Dans cette division, les uns tenaient pour Clodius, les autres pour Cicéron. Sestius, l’un des derniers, fut tellement blessé dans le choc, que la faction de Clodius le crut mort. Pour se tirer d’affaire sur ce fâcheux événement, elle imagina de tuer aussi l’un des tribuns de son parti, dans l’espérance que ce coup, claiil allribué iiii pailisans île iMiloii iiioiliiirait une espèce de coniijensalion. Cet étrange expédient allait être mis en pratique sur Nuinërius , si l’on ne se fût aperçu que Sestins n’était pas mort , comme on l’avait cru.

Cependant le consul Lentulus Spinther, dans la crainte ([u’un autre n’eiU l’Iionneur du retour de Cicéron, s’employa vivement à faire passer la loi du rappel. Clodius lit de vains eft’oris pour l’euipècher. Ce même peuple, dont peu auparavant il était l’idole, ne le reçut (|u’avec de grantles hutes.Trois jours après Ililon eut la hardiesse de l’arrêter lui-même, et de le Irainer au tribunal du prêteur. Les gladiateurs de Clodius y accoururent et le délivrèrent. Pompée envoya ses gens au secours de Milon , qui, avec ce renfort, chargea de nouveau Clodius, et, après un choc fort opiniâtre, lui fit enfin quitter la place. Alors la loi du rappel passa par acclamalion : Cicéron renlra comme en Irioiiqihe dans Rome Au moment de son arrivée, il moula au capitole ou , de sa pro[pre autorilê , il brisa les tables d’airain conlenant tous les actes faits [lar Clodius durant son tribunal. Vainement Clodius voulut lui en faire un crime ; le moment de sa grande puissance était passé. Il prit donc le parti de se retirer pour un temps ; mais sans entendre qiiiller la partie. Au contraire , on apprit qu’il allait bienlùt revenir disputer le pavé à Milon , et celui-ci ne dissiuuila pas qu’il le chargerait partout ou il le rencontrerait. Clodius et Poni[iée se réunirent de nouveau .sur l.i mauvaise volonté (juils portaient l’un et l’autre à Caton, dont la grande repiilatiou bles.sait la vauite de ce dernier et nuisait fort à son autorité. Pompée avait d’ailleurs une raison plus forte de se raccom moder. Depuis la cessation du triumvirat il voyait César prendre l’a.scendant au dessus de lui par le crédit de la faction populaire ; de sorte qu’il imaginait de se retourner aussi de ce côté, pour pouvoir, à la faveur des troubles, s’élever à la dictature. Ses [(artisans cimunencèrent à dire tout haut que , dans la situation présente des choses, Rome ne pouvait plus se pa.’serd’Lin maître tout-puissant, qui poss( d ;U également les coeurs du peuple et des soldats. Cependant Pompée paraissait mépriser et même détester cette dignité, en même tenq)s (pi’il se donnait .sous-main les plus grands mouvemenis piuir y parvenir. Dans celte vue, il laissait à dessein toutes les affaires aller en décadence. Elles ne |iouvaient guère être dans un plus grand dé.sordre. Rome .’ans mau’islrats toud)ait dans l’anarchie. Ce ne fut (pie le septième iriois (pie Calvinus et Messala furent nonuués consuls. Après eux, on nomma les autres magistral mis. Clodius , qui (tait di jà sur les rangs pour la préime, aurait pu l’avoir dès-lors ; mais voyant l’amice si avancée , il remit sa demande à la suivante , disant (pi’il n’avait pas trop d’un an tout entier pour toul ce qu’il projetnit défaire.

Ceci se passait en "0 ! . Ce fut cette même année et dans des circonstances si favorables à l’esprit ardent et ù l’animositê de Salluste , qu’il brigua la charge de tribun du peuple, dont le pouvoir le mettrait en état de contrarier Pompée , et de se venger de Milon. Il l’obiint en effet |)our l’année suivante, "02 ; en ceci |)lus heureux que Calon qui , à peu prés dans le même temps, sollicita [ihisieurs dignités sans les obtenir, n’y ayant employé que des moyens excellents au siècle de Fabricius et peu f.iils pour le .sien. Salluste n"a pas omis de tirer vanité de celte préférence. « Que l’on considère, dit-il , en » (piels temps j’ai ete (levé aux premières places " de l’état, et quels gens n’y ont pu parvenir. i> Comment n’a-t-il pas senti qu’il n’était guère moins honteux pour lui que pour la répu !ili(pie d’avoir pu parvenir aux honneurs dans un tenqis où on les refusait à Caton ?

Pompéius Rufiis, pelil-lils du dictateur Sylla par sa mère, allie mais non pasami de Milon ; T. Munatius Plancus , M. C(plius et Manil. Canianus, tous gens de la même trempe que Sallusle, lui furent donnés pour collègues. Selon l’usage ils entrèrent en exercice de leur charge dès le milieu de l’année "01 ; et ne tardèrent pas à manifester leur caractère à l’occasion des comices pour l’élection des consuls. Trois personnages considerablfs, Milon, llypsi’us et Scipion, .se disputaient le consulat ; « non seule- " ment, dit Plutai (pie, par corruption et distribution » de deniers, (pli étaient crimes tous communsctor- )) dinaires dans les brigues de dignités de la (^hose 11 publique , mais ouvertement , par armes , balleries et meurtres, tendant à la guerre civile : tant )> ils étaient tous trois audacieux et téméraires. ’i IMilon trouvait de grands obstacles à sa prétention. Il s’était fié sur la parole de Pompée qui, se piquant peu de la tenir, favorisait les deux autres concurreiils. Sa ! uste et Clodius traversaient aussi Alilon. Clodius voulait laprelure, comme Milon voulait le cousidat . et aucun des deux ne voidait voir en place un adversaire dont le crédit diminuerai !

inluiiment le sien. Tant d’intrigues auraient 

sufli pour tenir les affaires en suspens , quand même les tribuns ne .se seraient pas mis de la parlie. Ils travaillèrent de leur part à redoubler l’embarras. Ils relardèrent autant (ju’ils le [lurent l’asseniliU-c du peuple , en alléguant ([uehiuc fticheux auspices. De plus, Sallusle et Rufus prétendirent (|ue c’elail à un eux , non aux prêteurs à donner les s|)cclacles publics ; article qui, sans avoir de ra[i|iort à l’affaire de l’élection , était toujours un sujrt de divi- .sion de [)his ; même im sujet très ca[iablc d’attirer l’attention du [leuiile. lUifiis [lorla si loin l’obsliua lion sur ce [)oiul, (|iie le sénat fut oblige- de le coustiluer prisoimier ; et Milon .saisit habilement celte conjoiiclure, pour donner les spectacles lui-même , ce (|u’il (il avec une telle [irodigalité , ([u’il dcjien a le capital de trois successions considérables, tant à ces fêles qu’aux autres frais de sa poursuite. A la magnificence, il joignit la force. Ses deux concurrents l’imilèrent. Tous les jours on voyait trois camps sur la place romaine, et la guerre civile dans le sein de Rome. Les massacres ne finissaient point ; les personnnes les plus respectables n’étaient pas à l’abri de l’insulte : le consul Calvinus fut un jour blessé si grièvement que Messala , son collègue , et lui , déclarèrent qu’ils ne se mêleraient plus désormais de tenir l’assemblée oi’i leurs successeurs devaient être nonunés ; car il n’y avait encore ni consuls ni préteurs. Sur quoi Salluste et ses collègues proposèrent de nommer , comme autrefois, des tribuns niililaires au lieu de consuls. Celte proposition n’étant pas écoutée , on renouvela celle de créer Pompée dictateur. Pour ne point paraître y avoir part , il s’était retiré dans son jardin du faubourg, d’où il traversait sous mains l’ilection des consuls pendant que ses amis criaient (juil n’y avait que lui assez pui.-isant dans l’état pour mettre remède aux mallieurs présents. Mais Caton s’éleva vivement contre une telle entreprise. Son suffrage entraîna sans peine toute la nation, nouvellement frappée de la plaie que la tyrannie de Sylla venait de lui faire sous ce litre. Alors, Pompée, assuré de ne pas réussir, refusa ouvertement cette dignité ; modération dont les sots furent seuls les dupes ; mais c’était le grand nombre.

Huit mois s’écoulèrent dans celle agilalion. A la lin de janvier 702 la républi(|ue se voyait une seconde fois sans chefs, depuis le premier de l’an. Le sénat , pour frapper le peuple par un spectacle singulier, quitta son véleuient ordinaire, et s’assembla en habits de chevalier. Dans celle assemblée on décida que les magistrats qui seraient élus n’auraient des gouvernements que cinq ans après ; dans l’espérance de ralentir ainsi la chaleur des poursuites. On y proposa aussi de remettre à Pompée le droit de présider aux élections. Cette proposition fut encore combattue par Galon, « (|ni dit que les lois ne » devaient pas tirer leur protection de Pompée , » mais Pompée d’elles. » Le sénat revint donc à la oe ordinaire de nommer un entre-roi , comme en pareil cas on a aiicoutume de le faire, à défaut d’autres magistrats. Pompée , ne perdant pas encore de vue son premier projet , fut d’avis contraire. Munialius, qui lui était tout dévoué, y mit opposition formelle , en sa qualité de tribun. L’opposition était si fort dénuée de raison apparente , qu’il fut bieniot obligé de la lever. Lépide fut nommé entre-roi, sans (pie pour cela les choses fussent plus avancées ; car le premier entre-roi ne pouvait rien faire ; il fallait (piil laissât les opérations au second ou autre de ses successeurs , au même titre, tant on craignait l’abus d’ime magistrature unique et suprême , dont le nom sonnait encore la royaiUi.’.

Au milieu de ces incerliludes , le mal éclata puf un coup de hasard. Le 20 janvier, sur le soir, entie trois et quatre heures [circa huramnonam), Milon s’en allait à Lanuvium , sa patrie , oii il était dictateur, pour la cérémonie de l’installalion d’un prêtre llamine, qu’il devait faire le lendemain. Il élail enveloppé d’un gros manieau dans sa voiture , avec Fausta sa femme , et Fusius son ami , suivi d’environ trois cents domestiques. Au sortir de Rome un peu au-delà du faubourg des Bouvilles , il rencontra , près du petit temple de la bonne déesse , et du tombeau de Bazile , Clodius qui revenait à cheval d’Aricie où il était allé de Rome le matin du même jour voir ses ouvriers , accompagné de Cassinius Scliola , chevalier romain , de deux bourgeois, Pomponius et C. Clodius, et d’une trentaine d’esclaves armés ; ils passèrent réciproquement sans se rien dire. Mais deux gladiateurs de la suite de Milon, restés en arrière, eurent quelque prise avec les gens de Clodius. A ce bruit Clodius s’étant retourné d’un air mena(,anl , Byrria le renversa de cheval d’un coup d’epée d’escrime dont il lui perça l’épaule. Lu -dessus , la mèh e s’échauffa entre les domestiques des deux partis. Milon y accourut ; il apprit que Clodius élail blessé , et qu’on venait de le transporter tout sanglant dans une auberge du faubourg. Sur le champ il fil nflexion que cette aventure l’exposait plus que jamais aux fureurs de Clodius , qu’il ne risquerait guère plus à s’en défaire tout à fdit qu’à l’avoir blessé ; qu’alors , au moins , ce serait beaucoup que de n’avoir plus en tête un pareil ennemi. Il fit altaquer par ses esclaves, Sauféius Fusténus à leur tête , lauberge où Clodius était caché. Les gens de Clodius , trop faibles en nombre, furent bientôt tués ou mis en fuite. On tira leur maître de la maison, et on l’acheva à coups d’épée. Milon , après ce coup , reprit le chemin de Lanuvium , où il donna la liberté à ses esclaves , sous prétexte qu’ils avaient défendu sa vie ; mais , dans le vrai, pour n’être pas obligé de les représenter en justice. Le corps de Clodius resta sur le grand chemin jus(prà ce que le sénateur Tédius, passant sur celte roule à l’entrée de la nuit, le fit mettre dans sa litière et reporter à Rome.

La nouvelle de ce meurtre y redoubla l’agiiation. Celait pour les esprits échauffés une cause assez marquée de nouveaux troubles ; même les gens indifférents , touchés de la fatalité de cette aventure , ne l’apprirent qu’avec indignation. Le même peuple, et grand nombre d’esclaves s’assemblèrent autour du corps de Clodius , qu’on avait étendu tout nu sous le vestibule de la belle maison qu’il venait d’acheter de Scaurus, dans le quartier Palatin. Sa femme Fulvie animait les spectateurs par ses cris, en leur montrant les blessures de son mari. Cependant Salluste allait de rues en rues achever d’ainiuler la populace, déjà terriblement irritée du meurtre d’un lionme à qui elle croyait devoir beaucoup. Elle s’assembla toute la nuit dans le Forum et, vers le point du jour , counit en si grande foule à la maison de Clodius, qu’il y eut plusieurs personnes d’étouffées , entre autres le sénateur Vibiénns. Les tribuns du peuple , Munatius et Rufus, profilèrent de ce premier feu de la populace. Rufus proposait , entre autres choses , de déposer l’urne cinéraire de Clodius au Capitule, après ses obsèques. Ils étalèrent sur la tribune le cadavre nu et blessé de Clodius , à la vue duquel Salluste et Rufus prononcèrentcliacun contre Milon une harangue fulminante , qu’ils accompagnèrent de tous les gestes, de tous les cris capables de la rendre plus pathétique. Le peuple s’anima si cruellement à ce spectacle , que mettant à sa tête Se.xtus, secrétaire de Clodius, il enleva le cadavre , le transporta en pompe funèbre au milieu de la Curie hostilienne , où le sénat s’assemblait , entassa tous les bancs des sénateurs, les tribunaux, les bureaux , les registres, dont il forma un bûcher, au dessus duquel on plaça le corps, et on y mit le feu. Ce palais, si vaste et si magnifique, comme on en peut juger par les ruines qu’on en voit aujourd’hui, fut entièrement réduit en cendres, ainsi que la basilique Porcia qui le touchait. « V’oilà , » s’écrie là-de.ssus Ciccron , à quoi .se passent les » assemblées Améraires de ce tribun brûlé (parlant » de Munatius ou de Salluste), qui voudrait ptr^lla- ■> der au peuple (jue je suis le maître de toutes les a affaires : que le sénat n’ose pas dire son avis sur » tout ceci, et ne sait faire d’autres décrets que ceux » que je lui dicte. » Ce ne fut pas un premier mouvement du peuple dans sa fineur, mais une délibération prise. Les incendiaires se firent ap|iorter à manger sur la place, jusqu’à ce qu’ils eussent vu le palais entièrement consumé. Pendant ce temps-là, le secrétaire faisait voir aux assistants des tables de bronze , où son maître avait déjà fait graver chez lui plusieurs lois favorables aux gens du bas étage ; une entre autres qui donnait aux affranchis les droits de citoyen , et que Cicéron appelle, « cette noble » loi qui nous met au rang de nos valets. » Les incendiaires ne se levèrent de là que pour aller assiéger la maison de l’entre-roi Lépide, et brûler celle de Milon. Repoussés de toutes deux à coups de flèches par les gens de Milon, ils retournèrent prendre au bûcher de Clodius des tisons enflammés, qu’ils portèrent d’abord aux maisons d’Hypsniis et deScipion, puis au jardin (le Pompée, l’appelant tantôt leur consul , tantôt leur dictateur. De là ils retournèrent à la maison de Lépide, qu’ils tinrent assiégée pendant les cinq jours de son interrègne. Ils forcèrent enfin les portes , jetèrent par terre les images de ses ancêtres , déchirèrent tous les ouvrages de toiles et de broderies (|ue Cornélie , sa femme, faisait travailler dans son vestibule, et brisèrent même le lit de cette femme si respectable et si vertueuse. Ils auraient tout dt’truit, si les gens de Milon ne fussent venus à passer. Ce fut ce qui la sauva ; ils la lais- .sèrent, et les deux partis se jetèrent à grands coups les uns sur les autres. C’est ainsi que la fureur du peu|ile acheminait à grands pas Pompée vers l’objet de son ambition.

L’incendie du palais parut une action plus odieuse encore que l’assassinat de Clodius. Milon sentit tout l’avaniage qu’il en pouvait tirer. Ses adversaires venaient de se rendre aussi coupablesquelui ; ils’agissail donc de détourner l’atlcnlion du sénat de l’un des crimes, en la portant tout entièresur l’autre. Milon, loin de se montrer iniimidé et de .s’exiler volontairement , comme on lui en doiuiait le conseil et comme le bruit en courait, rentra dans Rome, suivi d’une multitude de valets et de paysans appelés de ses terres : il poussa l’audace jusqu’à se plaindre publiquement de l’affreuse pompe funèbre qu’on venait de faire au cadavre d’un séditieux. Il continua même à solliciter le consulat plus hautement que jamais. Il songea aussi à regagner Pompée par l’entremise d’un ami de Cicéron , Lucilius , proche parent de Pompée , dont la mère était de même nom , et qui fut charge de lui dire que Milon se désisterait de sa poursuite s’il le désirait ; à quoi répondit Pompée , 1) qu’il ne se mêlaitd’accepter ni de refuser personne, « et qu’il ne lui convenait pas de prévenir les volontés u du peuple romain. " Celle froide réponse fit comprendre aux partisans de Clodius qu’ils n’auraient pas de peine à les brouiller irrcmissibiement tous deux. On répandit le bruit que Milon voulait faire assassiner Pompée. Salluste alla prendre lui-même ce dernier , et , l’ayani amené sur la tribune en présence même du peuple , i lui ordonna de déclarer les indices qu’il avait là-dessus. Ponipte répliqua , u qu’un nommé Licinius lui était venu donner avis " que quelques esclaves de Milon étaient apostés « poiu- le tuer ; que néanmoins , lorsqu’il avait voulu i> demander justice à Milon de ces misérables, il 1) n’avait pu en obtenir auctme, Milon s’étant contenté de lui répondre qu’il avait donné la liberté à " une partie de ces gens-là , et que les autres ne I :ii 1’ avaient jamais appartenu ; qu’ayant porte plainte i> au juge, et traduit son dénonciateur Licinius, un » homme du peuple, qu’il ne connaissait que sous le u nom deLucius , avait fait des démarches directes Il pour gagner le juge. « Dès lors Pompée ne voulut plus voir Milon ni lui parler , continuant de feinilre beaucoup d’effroi du j» ril dont il se disait menacé. Milon même ayant encore été en personne (le 2(> janvier) à son jardin pour tâcher de lui parler , il lui fit refuser sa porte. Milon prit d’autres mesures ; il fit distribuer dans chatpie tribu 1000 as par lêle ; il gagna secrètement , par une somme d’argent con-sisidérable , deux tribuns ilu peuple , Cœlius et Manilius. Ces deux-ci , après avoir pris soin de rassembler im jour dans le Funu : tous les gens favorables à Milon, l’y traînèrent lui-même comme transportés de colère, au point de ne pas lui donner le moindre délai pour se défendre et de vouloir qu’il fût juge dans le même instant. Milon s’écria aussitôt « que le meurtre de Clodius était un pur accident auquel il n’avait aucune part ; qu’alors il passait par hasard sur le même chemin dans sa voiture, avec sa femme ; que ce n’est pas dans cet équipage qu’on va attendre un homme toujours entouré de satellites assez furieux pour mettre le feu dans le sanctuaire du sénat. » Cette partie jouée aurait réussi, si Salluste et les autres tribuns n’y fussent accourus, suivis de gens armés. Ils mirent en fuite les assistants : Cœlius et Milon furent réduits à prendre des habits d’esclaves pour s’échapper sans être reconnus. Dans ce tumulte il y eut beaucoup de gens massacrés, soit amis de Milon ou autres, surtout ceux qui portaient quelques habits distingués du commun. Une partie du peuple, armé ou non armé, se joignit aux séditieux. Leur troupe se jeta de force dans les maisons, sous prétexte d’y chercher les amis de Milon ; mais, soit qu’elle en trouvât ou non, elle ne laissait pas de les piller. Le tumulte dura plusieurs jours, pendant lesquels il se commit tant de meurtres et de cruautés, que, comme l’usage des Romains, personne n’osait plus aller sans armes par les rues. Alors, Cœlius et Manilius commencèrent à débiter que Clodius lui-même était l’assassin, et ne s’était porté sur le chemin que pour attendre Milon à son passage, et le tuer à l’entrée de la nuit. Ce fut le plan qu’adopta Cicéron dans sa défense de Milon.

Le sénat s’assembla de nouveau en habit de deuil pour ordonner qu’on ferait des levées de troupes par toute l’Italie, que l’entre-roi, Pompée, Salluste et ses collègues, seraient chargés de veiller à ce que la chose publique ne souffrît dommage. Dès qu’ils furent revêtus du pouvoir que donne ce décret solennel, qu’on n’employait que dans les occasions extraordinaires, les deux jeunes Appius, neveux de Clodius, leur demandèrent vengeance de l’assassinat de leur oncle. En même temps, pour faire une contre-batterie, le tribun Cœlius se rendit partie publique contre la famille de Clodius, et Manilius, autre tribun, contre Hypsœus et Scipion. Tous ces troubles emportèrent jusqu’au 25 février. Cependant les entre-rois se succédaient sans aucun fruit. On ne savait à quoi se déterminer. Pendant que les uns continuaient à parler d’élever Pompée à la dictature, Salluste et quelques autres amis de César proposaient celui-ci pour consul. Le sénat redoutait également l’un et l’autre de ces deux partis. Bibulus, pour les éviter tous deux, proposa d’introduire volontairement une espèce de monarchie, en nommant Pompée seul consul, plutôt que d’attendre que l’issue de cette sédition en produisît une forcée : « On verra, dit-il, revivre la république par le bon ordre qu’il y remettra, ou du moins, Rome servira un moins mauvais maître. » Alors Caton, contre l’attente de tout le monde, se détermina pour cet avis ; il soutint : « qu’il valait encore mieux qu’il y eût un magistrat dans la ville, quel qu’il fût, que de n’y en point avoir du tout ; que peut-être Pompée prendrait à la fin envie de conserver la république, quand il verrait qu’on l’aurait libéralement commise à sa foi ; et que si cette charge lui donnait autant d’autorité que celle de dictateur, du moins ne le mettrait-elle pas à couvert de recherche, s’il contrevenait aux lois. » Il ne restait donc plus d’opposition à craindre que de la part des tribuns. Salluste, quoique malveillant de Pompée, voulut d’autant moins y en mettre qu’il n’avait guère d’autre voie que l’élévation de Pompée pour parvenir juridiquement à son but dans l’affaire de Clodius ; car toutes les fois qu’il en avait été jusque-là question au sénat, il n’avait eu de son côté que quatre ou cinq suffrages ; la très-grande pluralité se trouvait du côté de Milon et de Cicéron. La haine qu’il portait à Pompée n’égalait pas en lui le désir de se venger de Milon. Animé comme il le voyait contre celui-ci, il en espérait tout pour sa vengeance et ne se trompait point dans ses vues. Ainsi Pompée fut nommé seul consul pour cette année, par l’entre-roi Sulpicius, nouveauté inouïe, qui seule, prouverait le bouleversement total du corps politique, si la nécessité où fut Caton d’y consentir n’en était une preuve plus forte encore.

Le nouveau consul, ramené dans Rome par Caton même, prit possession de sa charge avec tout le faste d’un homme vain. Le pouvoir immense qui en était naturellement une suite se trouvait encore augmenté par le dernier décret du sénat. Il pourvut d’abord à la sûreté de la ville, à la sienne propre, selon la commission qu’il en avait, avec un fonds de trois millions de rentes pour l’entretien des nouvelles levées. Peu de jours après il travailla à mettre un ordre plus exact et plus sévère dans la forme des jugements. De l’avis du sénat il rendit, le premier de mars, une ordonnance portant que les informations seraient parachevées dans l’espace de trois jours ; que les accusés seraient cités le jour suivant, et le jugement rendu le lendemain de la citation ; que l’accusateur ne pourrait parler pendant plus de deux heures, ni l’accusé pendant plus de trois ; que de quatre-vingt-un juges qui seraient tirés au sort, l’accusateur et l’accusé n’en pourraient réciproquement refuser que cinq de chaque ordre, de sorte que le nombre ne restât que de cinquante-et-un, qui se trouvèrent tous être des gens considérables et bien famés. Cependant la faction ne manqua pas de dire que Pompée n’avait pris que des amis de Cicéron ; à quoi Cicéron répliqua que cela ne pouvait être autrement, sitôt qu’on ne prenait que d’honnêtes gens ; puisque la base de son crédit portait sur ce que tous ceux qui, comme lui, aimaient l’état, l’aimaient aussi lui même. L’ordonnance portait de plus, que toutes sollicitations et attestations en faveur des accuses, qui par là échappaient souvent à la peine, étaient absolument prohibées ; que tout homme condamné précédemment pourrait même obtenir sa grâce, s’il en pouvait faire condamner deux autres ; et enfin que l’on ferait deux informations, l’une sur les brigues, l’autre sur les violences commises : celles-ci comprenaient le meurtre de Clodius, l’incendie du palais, et le pillage de la maison de Lépide. Torquatus fut nommé commissaire de l’une, Ænobarbus de l’autre.

Les partisans de Milon ne s’opposèrent pas d’abord à ces ordonnances qui, toutes redoutables qu’elles étaient pour lui, ne l’étaient pas moins pour ses adversaires. Mais Salluste, plus adroit, fit demander par Fusius qu’on eût à diviser le chef qui ordonnait l’information contre les violences ; et, dés que ce chef futdivisé, Munatius et lui formèrent opposition aux deux derniers articles. Alors Cœlius, autre tribun, toujours dévoué à Milon, déclara qu’il s’opposait en entier à la loi. Mais Pompée se mit en une telle colère contre Cœlius, jusqu’à le menacer de prendre les armes personnellement contre lui, qu’il fut obligé de se désister de son opposition. Celle de Salluste, au contraire, subsista jusqu’après le jugement de Milon, ainsi qu’on en peut juger par le plaidoyer de Cicéron, qui reproche même à Salluste de s’être fait payer bien cher pour former cette opposition.

Domitius et Torquatus travaillèrent dans le temps prescrit aux informations contre Milon. Il envoya ses amis au bureau de Torquatus, et se rendit en personne à celui de Domitius, où Cornificius s’écria, en s’adressant au sénat assemblé, que IMilon s’y trouvait avec une épée cachée sous ses habits. La dessus Milon se dépouilla nu, et fil voir que le fait était faux ; circonstance que Cicéron sut bien relever dans la suite, ainsi que la perquisition qu’on lit aussi sur les bruits qui couraient que Milon avait en divers endroits fait faire de grands amas d’aiines offensives et d’armures défensives ; qu’il en était venu un bateau chargé d’Oiricoli à Rome par le’J’ihre ; (pi’il n’y avait dans la ville aucune petite rue ou cul-de-sac dans les(|uels il n’cùl loué quelque maison ; ([u’il en avait rempli une de boucliers sur la colline du Capilole ; que toutes élaient pleines de Iciiches préparées pour mettre le feu ; faits qui se trouvèrent tous être faux. On débita aussi nn malin (|Me la nuit précédente on avait attaipié pendant plusieurs heures la maison de J. César ; mais personne du voisinage n’en avait rien oui dans ce quartier si habité, l’n cabarelier, nommé Licinius, logé près du trrand cirque, vint dire que des gens de Milon liaient venus boire chez lui ; que, s’élant pris de vin, ils avaient imorudemmenl parle entre eux de

tuer Pompée ; que, s’apercevant qu’il pouvait les avoir entendus, ils avaient voulu le tuer, de peur qu’il ne les décelât, et lui avaient porté un coup d’épée. Sur cet avis, Pompée manda Cicéron à i^on jaidin, et ensuite tout le.sénat. On lit venir le cabarelier, et le coup déliée qu’il avait reçu au cote se trouva être une egralignure faite avec une aiguille.

Les accusateurs de Milon furent les deux jeune.s Appius, les deux Valerius Népos, et les Herennius ffalbus, Marc-Antoine, Pétuleius, Cornificius et les trois tribuns. Ils demandèrent qu’on fit subir un interrogatoire aux domestiques de Milon et à ceux de Fausta sa femme. Ils posèrent en fait que l’assassinat de Clodius avait été commis de guet-apens ; que onze de ses domesticiues avaient été tués avec lui ; (pie Milon avait envoyé dans une métairie prèsd’Albe pour égorger un jeune enfant de Clodius qui y était ; que le fermier et deux esclaves avaient été tues eu voulant le défendre ; qu’un nommé Alicor, aulre domestique qui avait caché l’enfant, avait tté si cruellement tourmenté pour le découvrir, qu’on lui avait arraché It s jointures des doigts ; et enfin que Milon avait f.dl arrêter quatre citoyens romains qui passaient sur le grand chemin lors du meurtre de Clodius et les avait tenus renfermés pendant deux mois dans une de ses maisons de campagne. Ces derniers faits étaient contenus dans une deiionciaiion très vive donnée par Alélellus Scipiou. Par représailles, Cœlius demanda l’interrogatoire des gens del’homicide, et Manilius celui des domestiques d’IIyp.sœus et de Métellus. La faction de Clodius produisit pour preniitr témoin Cassinius Scliola, ce chevalier qui l’accompagnait au retour d’Aricie. Cet homme chargeait à tel point Milon, que celui-ci, de même ipie Marcellus et Cic(’ron qui l’assi.staient, n’aurait pas eu de peine à réfuter son témoignage, sans les clameurs de la populace, que les tribuns, [iartisans de Clodius, excitèrent lorsque Milon voidut répondre. Philemon, affranchi de Lépide, dépo, sa du fait des quatre citoyens romains passant sur le grand chemin lors du meurtre de Clodius, arrêtés par Milon, et tenus renfermés pendant deux mois dans une de ses maisons de campagne. On entendit ensuite plusieurs habitants de Bouvilles, (]tû racontèrent comment l’auberge de ce faubourg avait été forcée, le cabarelier massacré, et Clodius lire par violence de la maison. Les vestalesdépo.sèrentqu’nne femme inconnue était venue chez elles s’acquitter d’un vn-u fait par Milon, en expiation du meurtre de Clodius. Sempronia parut la dernière, tenant par la main sa fille Fulvie, veuve de Clodius. Ces deux fenunes n’épargnèrent ni les pleurs ni les gémissements pour émouvoir les spectateurs. On insista beaucoup sur ce que le meurtre de Clodius avait été commis sur la voie Appia, dont le peuple romain devait l’usage cl l’utilité aux ancêtres de Clodius.

Après qu’elles se furent retirées, Munatias reprit leur place, exhortant le peuple à se trouver en foule au forum le lendemain, à faire preuve de sa douleur et de son affection pour l’homicide, et à ne pas souffrir que son meurtrier put demeurer impuni. Salluste, tant que dura cette affaire, ne passa pas un jour sans haranguer contre Milon.

Celui-ci, malgré tant d’ennemis redoutables, ne rabattait rien de sa fierté. Il ne prit le deuil ni ne laissa croître ses cheveux et sa barbe, selon l’usage desautres accusés, bien résolu de faire téteà l’orage. Hortensius, Marcellus, Cœlidius, Sylla, Caton, Brutus, et deux tribuns, prirent parti pour lui. Favonius alla plus loin ; il avança que Clodius était lui-même l’auteur du guet-apens, et que, trois jours avant l’événement, il lui avait ouï dire que dans trois jours Milon ne serait plus vivant. Mais personne n’embrassa la défense de Milon avec plus de chaleur que Cicéron, qui lui devait son rappel. Il déclara hautement qu’il allait se charger de sa cause. Salluste, outré de voir que le crédit et l’éloquence d’un pareil défenseur allaient mettre sa vengeance an hasard, tourna toute sa colère contre Cicéron. Il se déchaina contre lui par mille invectives Cicéron, qui ne restait pas court sur l’article des injures, les lui rendit au double. Ils se mirent à se déchirer mutuellement, du moins s’il faut s’en rapporter aux satires qui parurent sous leur nom dans un temps peu éloigné de l’événement. Mais les pièces de ce genre, lorsqu’elles ne sont pas suspectes, et que les traits en sont réellement partis des mains offensées, ne sont pas des sources assez pures pour que l’histoire veuille y puiser la vérité. Si elle en fait usage, ce n’est qu’à défaut d’autres monuments, et avec la restriction qu’elles méritent. Ou ne peut admettre celles-ci comme originales, quoique peut-être écrites dans le même siècle où les faits se sont passés. Malgré quelques opinions d’un grand poids à cet égard, il est facile d’apercevoir qu’elles sont plutôt l’ouvrage d’un déclamateur oisif, à qui cette fameuse querelle a donné l’idée de les composer. On y lit que Salluste attaqua Cicéron sur sa naissance, sur ses mœurs, sur sa passion pour sa propre fille, sur la conduite de Térentia, sa femme, sur sa médisance, sa vanité, et les richesses qu’il avait acquises dans le gouvernement. Cicéron répliqua que sa jeunesse avait toujours été aussi éloignée de la débauche, que la vie présente de Salluste était éloignée de la pudeur ; que ce tribun serait bien heureux d’être autant à couvert de reproche sur l’article des hommes que l’étaient Tullie et Térentia. Il lâche de même à se justifier sur le reste, et ne manque pas de matière pour diffamer Salluste à son tour.

Salluste, peu satisfait de s’être répandu contre Cicéron avec la dernière aigreur, enflamma ses deux collègues du même courroux. Rufus n’était déjà que trop disposé au ressentiment contre Cicéron, car il était frère de Pompéia, femme de César, que Cicéron avait perdue de réputation lors de son intrigue avec Clodius. Munatius se joignit sans peine à eux, tous trois dans l’intention d’impliquer, s’ils le pouvaient, Cicéron dans le crime de Milon : ce que la haine déclarée entre Clodius et lui ne rendait pas hors de vraisemblance. Ils criaient au peuple : « C’est la main de Milon qui a commis l’assassinat ; mais le bras d’un homme plus puissant a conduit cette main. » Munatius le menaça m^’me de le mettre formellement en justice. Ce dernier s’opiniàtra avec plus de constance contre Cicéron qu’aucun autre, car il ciuirait le bruit, quoique |ieu fondé, que Salluste et Rufus se laissaient gagner. Mais ni ces menaces, ni les armes des satellites de Clodius, ni les clameurs du peuple, ni le dépit marqué de Pompée, ne purent ébranler la fidélité de Cicéron pour un homme auquel il devait sa reconnaissance. Pompée lui-même était fort aigri contre lui, et feignait toujours une grande crainte des violences de Milon, tellement qu il n’habitait plus sa maison, mais se tenait en quelque lieu élevé avec une grosse garde de foldats, ou dans son jardin, où il assemblait le sénat sous son portique, sous prétexte de n’avoir pas de sûreté ailleurs, faisant visiter et secouer les robes de tous les sénateurs qui entraient.

Le 11 avril était le jour marqué pour la décision de cette grande affaire. Toutes les boutiques furent fermées dans la ville, à la suggestion de Munatius (pii, la veille, avait exhorté le peuple à venir au forum, et à ne plus souffrir que Milon pût échapper. On s’assembla en foule sur les huit heures du matin, avec un si grand concours de spectateurs, qu’il y en avait jusque sur les toits des maisons éloignées, du haut desquelles on pouvait avoir vue sur le forum. Pompée, entouré d’un grand appareil de guerre, prit place au-devant du trésor. On se plaça dans li s rangs, on distribua les bulletins ; après quoi il se fit un silence dans l’a-ssemblée, tel du moins qu’on pouvait l’espérer d’une foule si nombreuse et dans un lieu si vaste. Appius l’ainé parla le prem er avec beaucoup de force. Salluste l’avait fait aider dans la composition de ce discours par son grammairien Pra ; textatus. Après lui, Marc Antoine et Vali rius Népos parlèrent aussi contre Milon. Ils employèrent entre eux trois les deux heures prescrites par la loi. Après eux Hortensius [larla pour Milon, et tint peu de temps, ayant pris pour son rôle la partie qui concernait les interrogatoires des domestiques. Ensuite Cicéron se leva. On lui avait conseillé de faire porter la défense sur le service louable et utile que Milon avait rendu à la républiiiue, en tuant un citoyen détestable et séditieux : c’est le plan que Brutus a pris dans le plaidoyer qu’il s’est amusé depuis à composer sur l’affaire, plan relatif à ses vues et à sa propre conduite ; mais Cicéron refusa de l’adopter, disant que véritablePage:Salluste, Jules César, C. Velléius Paterculus et A. Florus - Œuvres complètes, Nisard.djvu/29 Page:Salluste, Jules César, C. Velléius Paterculus et A. Florus - Œuvres complètes, Nisard.djvu/30 Page:Salluste, Jules César, C. Velléius Paterculus et A. Florus - Œuvres complètes, Nisard.djvu/31 Page:Salluste, Jules César, C. Velléius Paterculus et A. Florus - Œuvres complètes, Nisard.djvu/32 Page:Salluste, Jules César, C. Velléius Paterculus et A. Florus - Œuvres complètes, Nisard.djvu/33 Page:Salluste, Jules César, C. Velléius Paterculus et A. Florus - Œuvres complètes, Nisard.djvu/34 Page:Salluste, Jules César, C. Velléius Paterculus et A. Florus - Œuvres complètes, Nisard.djvu/35 Page:Salluste, Jules César, C. Velléius Paterculus et A. Florus - Œuvres complètes, Nisard.djvu/36 indignité des gens qui amassaient de l’argent par de mauvaises voies. Enfin, les neuf années de sa vie qui s’ecoulèrent dans ce repos, furent employées à mettre la dernière main à son histoire, et à jouir de la société des divers gens de lettres et de mérite, tels que Messala Corvinus, Cornélius Nepos, Nigidius Figulus, et Horace, qui avait comme lui une maison de campagne à Tivoli, dont Mœcénas lui avait fait don, et qui commençait alors à se distinguer par ses talents. Il mourut en 718, sous le consulat de Cornificius et du jeune Pompée, dans la cinquante et unième année de son âge, laissant veuve sa femme Térentia, qui se remaria au célèbre orateur Messala Corvinus, de sorte qu’elle a été femme de trois des plus beaux génies de son siècle. Elle survécut de beaucoup non-seulement à ce troisième mari, mais même à Vibius Rufus, qui fut le quatrième, et ne mourut, dit-on, qu’à l’âge de cent dix-sept ans.

Salluste avait une ligure noble et une physionomie marquée, qui répondait mieux à ses discours qu’à ses mœurs ; c’est du moins ce qu’on peut juger sur le buste que nous avons de lui. Les médailles qui portent son nom, et dont l’authenticité est douteuse, le représentent jeune et lui donnent un tout autre air. Je les ai toutes fait graver au devant de cet ouvrage, croyant en ceci faire plaisir au lecteur, qui aime naturellement à connaître les portraits des hommes célèbres, et s’intéresse plus volontiers aux actions de ceux dont il connaît le visage ; mais il faut convenir en même temps qu’il n’y a pas beaucoup de fond à faire sur l’authenticité de ces monuments. Le buste est au palais Farnèse ; l’ouvrage en est beau et du bon temps de la sculpture, c’est-à-dire qu’il pourrait être à peu près du temps de Salluste ; mais le nom n’y est pas, et ce n’est que par une tradition continuée, qu’il lui est attribué. Un autre buste, qui est à Dusse dorp, porte bien à la vérité le nom de Salluste, mais Richardson, qui les a vus tous les deux, parle de celui-ci comme d’une copie du premier. Quant aux médailles, elles paraissent fabriquées après coup dans le Bas-Empire, et se ressentent du mauvais goût de leur siècle. En effet, on commença à frapper de ces sortes de médailles dès le règne de Constantin, et surtout sous celui d’Honorius. J’ai tiré du cabinet du grand-duc la première que l’on voit ici. Fabricius regarde l’orthographe du nom de Salluste par une seule l, comme une preuve que la médaille n’a été frappée que long-temps après lui ; mais le mauvais goût de l’ouvrage en est seul une preuve suffisante. Je pense que la légende du revers, Petroni placeas, désigne le nom de relui à qui l’ouvrier l’offrait. Les deux suivantes ont été données par Fulvius Ursinus, sans qu’on sache d’où il les a tirées, Gronovius, au troisième tome de ses antiquités grecques, rapporte la quatrième ; elle provient de la collection de la reine Christin. Enfin, Charles Patin a donné la cinquième, avec le revers singulier d’un soleil levant sur son char. Il l’a tirée du cabinet de Morosini, à Venise, et l’attribue non à notre historien, mais à un Salluste consul eu 1095, auquel Patin, de son chef, donne le surnom d’autor, quoique aucun faste ni aucun historien ne le lui donne, ce qui suffit pour rendre le sentiment de Patin dénué de toute probabilité. Parmi les portraits ou images recueillis par Bellori, on en trouve un avec ce titre, Sallustuis auctor.

Salluste ne laissa point d’enfant naturel, mais seulement un fils adoptif, petit-fils de sa sœur ; il fut l’héritier de son nom et de ses biens, ainsi que de son goût pour la magnificence et les plaisirs. Il s’adonna même aux arts, et imita l’airain de Corinthe dont il fut l’inventeur ; on l’appela de son nom l’airain sallustien ; la base en était tirée de certaine mine des Alpes. Ce mélange eut d’abord une grande vogue, mais qui ne dura pas. Ce jeune homme, avec des talents supérieurs, et toutes les facilités pour parvenir, que donne la faveur du prince, ne voulut jamais monter plus haut que l’ordre des chevaliers, dans lequel il était né. Mais, à l’imitation de Mœcénas, qui fut son prédécesseur et son modèle en tout, il surpassa de bien loin en crédit les plus grands de l’état, et s’éleva réellement au-dessus d’eux, non par la pratique de ces vertus sévères, qui n’étaient plus de son siècle, mais en joignant le goût des plaisirs au luxe et à la somptuosité, sans jamais séparer les voluptés de la délicatesse ; mais en déguisant sous ces dehors peu dangereux une âme vigoureuse, un génie capable des plus grandes affaires, et d’autant plus pénétrant qu’il ne le montrait jamais que sous un extérieur langoureux et endormi. Il eut la seconde place dans la faveur d’Auguste tant que Mœcénas vécut, et devint, après la mort de celui-ci, le principal confident et l’intime ami de son maître. Cette intimité se ralentit néanmoins, à force d’avoir long-temps duré. Salluste en conserva plutôt l’apparence que la réalité. La même chose était arrivée à Mœcénas, et cette fatalité semble attachée aux amitiés qui se contractent entre les princes et les sujets. l’ne lassitude récipro(pie s’en empare presque toujours au bout d’iui certain temps , lorsque le prince s’ennuie de n’avoir plus rien adonner, ou le favori de n’avoir plus rien à désirer. Mais , à l’instant que Tibèreeul succédé à Auguste , Salluste reprit auprès de hn le même rang qu’il avait tenu près de l’autre. Tibère le chargea de l’importante conunissiim de portera un centurion, delà paît d’Auguste, un ordre d’aller tuer le posthume Agrippa dans son exil , soit ipie cet ordre fut reellenienl émané d’Auguste, ou <|uil fut supposé, comme il est pltis vraisemblable, n’y ayant guère d’apparence qu’Auguste, en mourant , ail voulu .sacrifier au fils de sa fenuue la vie même de son propre petit-fils. Cependant, lorsipie le centurion vint a|iprendre à Tibère (pic ses ordres étaient exécutés , Tibère lui répliqua que de pareils ordres ne venaient point de lui, et qu’il en répondrait au sénat sur sa tête. Salluste, effrayé d’une telle réponse, craignit d’être lui-même la victime d’une si impudente dissimulation. Il n’y avait pas moins de péril, dans cette circonstance, à mentir qu’à dire la vérité. Il se hâta d’aller trouver Livie, à laquelle il fit entendre « que la vraie prudence à employer lorsqu’il s’agissait de certains secrets de famille et des conseils que nos amis nous pouvaient donner là-dessus, était de les ensevelir dans le silence ; que d’ailleurs Tibère ruinerait sa propre puissance s’il se mettait sur le pied de tout rapporter au sénat, et qu’il n’y avait d’empire qu’autant que les affaires étaient dans les mains d’un seul. « Ce conseil fut suivi. On ne parla plus d’Agrippa, ni de sa mort, jusqu’à ce qu’un de ses esclaves, nommé Clémens, s’avisa de prendre le nom de son maître et de se donner pour lui. Cet esclave sut soutenir son imposture avec assez de force et d’adresse pour jeter l’Italie dans le risque prochain d’une guerre civile. Tibère, mortellement inquiet de ce danger, en fut encore délivré par Salluste. Il aposta près du faux Agrippa quelques gens adroits, qui surent si bien gagner sa confiance, qu’ils se rendirent maîtres de sa personne, et le livrèrent entre les mains de l’empereur.

Quatre ans après cet événement, Salluste mourut dans un âge assez avancé, sous le consulat de Valérius et d’Aurelius, l’an de Rome 773. On ignore s’il laissa des descendants, mais le nom de Salluste s’est perpétué plusieurs siècles après lui. Nous trouvons dans les fastes de Rome un consul de ce nom, en 1095 ; un autre, en 1115. Il est fait mention, dans les fragments de Jean d’Antioche, d’un Salluste, préfet du prétoire, sous le règne de Jullien. Suidas en parle, ainsi que d’un autre de même nom, et aussi préfet du prétoire sous le règne de Valentinien ; et enfin j’ai vu dans la bibliothèque de Médicis, à Florence, deux exemplaires de Tacite et d’Appulée, où se trouvent ces termes remarquables : « moi, Sallustius, j’ai revu le présent manuscrit sous le consulat de Probinus et d’Olibrius, » c’est-à-dire l’an de Rome 1147, de l’ère vulgaire 395. Au reste, ce nom est assez commun chez les Romains, surtout chez ceux des derniers siècles. Le dictionnaire de Suidas contient plusieurs articles de personnes ainsi nommées, auxquelles on ne voit aucun rapport avec la famille de notre historien.

Après ce qu’on vient de lire de Salluste l’historien, il ne reste rien de nouveau à rapporter sur son caractère et sou humeur. Nous en aurions des détails curieux et intéressants, si nous avions l’histoire de sa vie écrite par Asconius Pédianus. Par malheur, l’ouvrage de cet exact et savant écrivain est perdu depuis long-temps, aussi bien qu’une autre Vie du même auteur, écrite par un ancien dont le nom est inconnu, et de laquelle le grammairien Charisius Sosipater elle quelque chose.

Quoiqu’il soit dans le cas de quelques beaux esprits qui nous forcent à mépriser leur cœur en admirant leurs ouvrages, je ne laisse pas que d’être étonné qu’on se soit plus attaché à déchirer sa réputation que celle de beaucoup d’autres personnes de son temps qui ne valaient pas mieux que lui. Car enfin, s’il a été débauché dans sa jeunesse, ce n’est pas chose rare, et même on peut remarquer comme un préjugé favorable pour lui qu’il n’a point été au nombre des complices de Catilina. S’il a été turbulent à Rome et concussionnaire dans la province, ces procédés lui étaient communs avec presque tout ce qu’il y avait de Romains de son temps. Il faut donc dire qu’il a principalement du sa mauvaise réputation à son extrême impudence, rien ne révoltant davantage que les discours de vertu dans la bouche d’un homme vicieux. Celui-ci, dit Vopisque, ôtait par les mœurs toute autorité à ses leçons. Mais d’ailleurs sa façon de penser n’était ni tranchante ni déréglée sur le bien et le mal moral, sur la Providence et sur le prix qu’elle destine aux actions des hommes, tel qu’elles l’auront mérité. Il nous l’apprend lui-même en ces termes : « Je tiens pour une vérité constante, qu’une puissance divine surveille les actions des hommes ; que, bonnes ou mauvaises, elles ne sont pas sans conséquence, et qu’elles auront naturellement pour leurs auteurs des suites de même espèce. Sed natura, diversa præmia honos malos que sequi. Cela ne se manifeste pas toujours d’abord, mais, en attendant, la conscience de chacun lui apprend ce qu’il en doit attendre. » Ce n’est pas dans un écrit public qu’il s’exprime ainsi ; souvent on y affiche des sentiments et des opinions fort différents de ce qu’on a dans l’âme. C’est dans une lettre particulière à J. César, son ami, qu’il savait avoir une tout autre façon de penser, puisqu’il lui met à la bouche, ou plutôt puisqu’il répète d’après lui-même les paroles suivantes : « La mort, loin d’être une peine, n’est qu’un état de repos et la cessation de toutes nos misères. Elle met fin à tous les maux dont les mortels sont accablés ; au-delà de ce terme, il n’y a plus pour eux ni peine ni plaisir. (Ultra, neque curæ, neque gaudio locum esse.) »

Pour nous, qui ne possédons plus de Salluste que ce qu’il a eu d’excellent, nous n’avons qu’à louer l’élévation de son esprit qui lui a fait produire de si belles choses. Au moins ne dira-t-on pas que cette promptitude à se dépouiller, en écrivant, des préventions personnelles, ne porte avec soi la marque d’une grande âme. Chez ce sublime auteur, dit saint Augustin, la vérité s’embellit sans jamais s’altérer ; et c’est avec raison que Vivès met ses ouvrages dans le très-petit nombre de ceux qu’on peut toujours lire et relire sans jamais en être ennuyé ni Page:Salluste, Jules César, C. Velléius Paterculus et A. Florus - Œuvres complètes, Nisard.djvu/39 Page:Salluste, Jules César, C. Velléius Paterculus et A. Florus - Œuvres complètes, Nisard.djvu/40 Tlnicyiiide , ce n’est pas par bonne volonté pour ce dernier. Il loue celui qu’il ne craint pas, assuré île la prééminence sur l’iiistorien { ;rec ; il cherche par ce détour ù remporter une victoire plus douteuse sur l’historien latin. Voilà le sentiment de Sénèque. < Jn peut néainnoins dire en général sur cette dispute, (pi’elle ne parait pas fondce. Chacun d’eux aurait 1res mal fuit de suivre la méthode de l’autre, et inus deux ont pris la route convenable à leur objet. Salhistc, qui écrit un point d’histoire particulier , fait arriver son lecteur au but d’une action imique avec une force et une rapidité qui l’enlèveul. Tite-Live, au contraire, ayant à tcrire lliisioire générale de son pays , suit sa route d’un pas égal et majestueux. L’élégance de son style, la clarté de sa narration , font cheminer avec lui au milieu de tant de beautés qu’on se trouve toujours trop pronipleinent arrivé à la (in, et cpiau dire de Quinlilien, il a atteint celle admirable vélocité de Salluste, par un talent tout opposé ; mais que serait-ce si l’un eût enq]loyé dans de petits ouvrages toute l’abondance de l’autre ? Et (|ui pourrait soutenir la lecture des cent livres du second , s’il était aussi serré et aussi plein de pensées que le premier ? Aussi les jeunes gens doiveiit-ils commencer par lire Tite-Live avant Salluste , qui demande un esprit plus mûr et [ilus formé. C’est le précepte de Quinlilien. Au reste, Salluste a si bien senti qu’il fallait que le ton de l’historien fût convenable à son sujet, etréglé sur la matière , (lu’il a eu soin de le tenir, comme je l’ai dit , moins serré dans le Jngurtha que dans le Ciitifiiia, et beaucoup moins dans la grande histoire que dans les deux autres.

Si Tite-Live a été le plus dangereux ennemi de la gloire de Salluste, il n’a pas été le seul. L’envie a porté beaucoup de gens, même de beaux génies, à le critiquer avec amertume, mais souvent avec encore plus d’ignorance et de malignité. Ce n’est pas à dire néanmoins qu’il soit irrépréhensible en tout. Voici quelles sont les principales de ces critiques et ce qu’un y répond. Pollion l’a fort maltraité dans ses lellres, tantsur son aflectalion à employer de vieux mots, que sur la trop grande hardiesse de sa construction. Mais Pollion prétendait se donner pour le seul homme qui sût écrire. A l’en croire, son style triste et maigre était au-dessus de la richesse de Tite-Live et de la véhémence de Salluste. Trogue Pompée le blâme, ainsi que Tite-Live, d’avoir fait leurs harangues directes et tiop lon^jues pour la narr.Jtion. Sur ceci, il faut que Trogue Pompée n’ait pas fait attention (piela plupart de ces harangues étaient effectives et non imaginées à plaisir. Salluste n’a fait en cela que remplir ledevoird’un historien fidtle.Quint à Séneipie, on necomprend pas à p : opos de quoi il dit (ju’on ne lit ces discours qu’en faveur de la narration. ( )n n’est pasmoins porté, ce me semble, à rejeter une critique si peu judicieuse, que choqué de le voir repris d’avoir trnp coupé ses phrases, par ce même Sénèque, mille fois plus sujet que Salluste à ce défaut , qu’il a poussé au plus grand excès. Avant lui , le rhéteur Cassius Sévérus avait déjà avancé qu’il en était des harangues de .Salluste coiniiie des vers de Cicéron et de la prose de Virgile, voulant noter ainsi la partie faible de ces trois grands écrivains. J’avoue que je pense bien différemment, et que les harangues de Salluste me paraissent une des plus belles choses qu il y ait au momie. (Juant aux vers de Cicéron , quoique fort inférieurs à sa prose, et bientôt après eff.icés par les poèmes admirables de Lucrèce et de Virgile, c’est avec justice que Cicéron a tté regardé par ses contemporains comme le premier des poètes latins. Nul autre jusqu’alors ne lui était comparable , car il faut metlre à i)art Térence, qui a la poésie prosaïque et de conversation convenable à son genre. Et même, si dans la poésie de Cicéron on rencontre queUpiefois, comme dans celle du grand Corneille, quelques vers négligés, mal construits, on même plais, (|iii e.xcilent la risée des petits grammairiens puristes, qui tiennent plus aux niuls qu’aux choses, on ne peut nier qu’en général ses vers ne soient assez bons et qu’il ne s’y trouve quelquefois des morceaux dignes même d’Homère.

Quintilien n’approuve p.iS que Salluste ait commencé son Caiiliuu par une digression sur les mœurs de l’ancienne Rome. Scaliger, au contraire, loin de regarder ceci comme un ornement ambitieux, l’a jugé nécessaire, puisipie le projet de la conspiration étant un fruit de la corruption de S(in siècle, il a commence par en indiquer la source, et faire voir les causes de la décadence des mœurs anciennes. Au sujet de ses préfaces, qu’on peut critiquer, comme étant des discours philologiques d’une grande force de pensée , à la vérité, mais tout à fait généraux et trop peu liés aux ouvrages pour lesquels ils sont faits , en telle sorle qu’ils p :iurraient presque également convenir à d’autres. Muret dit que Salluste ayant à rendre raison de la préférence que , dans la nécessité où les hommes sont de se faire une occupation utile, il donnait aux travaux de res[)rit sur ceux lui corps, comme plus propres à faire passer son nom à la postérité, et, en particulier, au glorieux emploi d’écrire l’histoire, il dut re|)rendre de plus haut tous ces différents points, en présentant d’abord à ses lecleurs les propositions générales et les vues métaphysiques servant à les établir. Au reste, il ne paraît pas ipie les anciens aient pris assez à tache d’approprier leurs préfaces au corps même de l’ouvrage au devant duquel ils les [)lacent. Ils ne craignent point de leur donner la forme d’un discours général. C’est ce qu’on peut remarquer dans celles de Oiodore, d’un genre semlilable à celles de Salluste, et .•iusceplibles d’être presque aii.ssi bien placées en tête d’autres écrits. Vopisqiie l’acexcuse d’avoir inventé diverses choses pour l’embellissement de son histoire. C’est le seul homme qui lui ait jamais objecté de s’être écarté de la vérité. Mais comme il fait le même reproche à Tite-Live, à Tacite, à Trogue Pompée, et en général à tous les historiens, sans citer les exemples, on ne doit faire aucun cas du sentiment de cet écrivain, d’ailleurs fort peu capable de juger ses maîtres. Il faut convenir néanmoins que Salluste a été quelquefois mal informé sur quelques points de géographie, encore mal éclaircis de son temps. Enfin, parmi les modernes, Grutter voudrait qu’on eût supprimé beaucoup de digressions, et il est vrai qu’il y en a plusieurs, surtout des digressions géographiques, dans son histoire, mais je me suis déjà expliqué sur ce point. Le même Grutter y trouve encore, malgré le sentiment de Sénèque, plusieurs mots à retrancher à chaque phrase sans que le sens en souffrit, et Jules Scaliger, qui n’aimait pas toujours à penser comme un autre, s’est avisé de lui donner le titre du plus nombreux de tous les écrivains. Voyons si ce qu’il en dit est propre à faire adopter une telle épithète : « Pour moi, dit-il, je ne comprends pas ce qu’on veut dire par cette brièveté qu’on ne cesse de vanter dans Salluste. Je me suis toujours inutilement travaillé l’esprit, pour l’y trouver. Car, s’il semble avancer rapidement parce qu’il n’use pas de longues périodes, et que les ponctuations se trouvent chez lui à chaque ligne, il faudra donc dire aussi qu’un homme qui a fait cent milles de chemin par sauts interrompus, ne fait pas le même » trajet que celui qui parcourt le même espace d’une seule marche. Je trouve au contraire que Salluste, lorsqu’il a entrepris de dire quelque chose, s’y arrête, appuie fortement, etc., etc. » Ces dernières paroles sont plus judicieuses que les précédentes. En effet, Salluste aime à insister, surtout lorsqu’il s’agit de réflexions, et peut être trop à les répéter d’un endroit à un autre. Peut-être aussi les gens qui auront fait une lecture appliquée de ses ouvrages ne rejetteront-ils pas tout à fait l’opinion de Grutter, puisque souvent les phrases de cet auteur ne sont pas exemples de termes épisodiques, et que ses idées sont plus précises encore que ses discours. Mais aussi rien n’est si serré que sa pensée et que la tournure générale de son style. Ainsi, quoique le principal devoir d’un traducteur soit de représenter fidèlement le caractère de son original, il est dans le cas, si on ne lui trouve plus la même précision, d’espérer quelque indulgence de la part du lecteur, qui sait qu’on n’aurait pu la suivre dans une langue d’un génie si différent du latin, sans tomber dans une extrême sécheresse.

Les ouvrages de Salluste furent traduits en grec par le sophiste Zénobius, sous le règne d’Adrien, qui avait une prédilection marquée pour notre historien. Mais cet empereur, qui avec beaucoup d’esprit avait le goût extrêmement faux, l’estimait par ce qu’il a peut-être de plus blâmable, c’est-à-dire par son affectation à employer les vieux mots. C’est ainsi que le même Adrien préférait Enuius à Virgile. Plusieurs anciens grammairiens ont fait des notes grammaticales sur cet écrivain célèbre…… Ils nous ont conservé lui très-grand nombre de phrases plus ou moins courtes de sa grande histoire perdue. Arusianius Messus l’a seul admis comme prosateur avec Cicéron, et Térence et Virgile comme poètes, dans son quadrille, où il donne les exemples du beau langage…… Je ne puis omettre, à la gloire de Salluste, que la reine Elisabeth lui a fait l’honneur de le traduire en anglais……