Vie et opinions de Tristram Shandy/1/12

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 38-46).



CHAPITRE XII.


Il se nommoit Yorick. — Et ce qui est fort remarquable, c’est qu’il paroît, par une très-ancienne charte de sa famille, écrite sur du parchemin, et très-bien conservée, que ce nom a été écrit exactement de la même manière, pendant l’espace de… j’allois dire neuf cents ans ; — mais je ne veux pas ébranler votre confiance, par une vérité qui n’est pas probable, quoiqu’on ne puisse la contester. — J’aime mieux simplement vous dire qu’on l’a écrit ainsi de temps immémorial, sans la moindre altération, sans changer une seule lettre. — Eh ! quel est celui de nos plus grands noms qui se soit ainsi soutenu ? — Ils se sont aussi variés que ceux qui les ont portés. Est-ce orgueil ? est-ce honte ? — À vous parler vrai, je suis, à ce sujet, tantôt d’une opinion, tantôt de l’autre, selon la force ou la foiblesse de ce qui me tente. — Cela n’empêche pas que ce ne soit une chose indigne. — Elle nous mêle, elle nous confond tellement ensemble, qu’il n’y a presque personne aujourd’hui qui puisse se tenir debout, et jurer que c’est son bisaïeul qui fit telle ou telle action.

La famille Yorick avoit eu le soin prudent de prévenir cette confusion. — Elle avoit religieusement conservé la charte que je cite, et ce titre m’a appris qu’elle étoit originaire de Danemarck ; qu’elle passa en Angleterre sous le règne d’Horwendillus, roi de cette contrée du Nord, et qu’un des ancêtres de monsieur Yorick, et dont il descend en ligne directe, avoit eu jusqu’à sa mort une des charges les plus importantes de la cour. — Un autre parchemin, qui est joint à la charte, ajoute que cette charge n’existe plus, et qu’elle a été supprimée depuis deux siècles, et dans cette cour, et dans toutes celles du monde chrétien, comme inutile.

— J’ai souvent réfléchi sur la nature de cette charte, et j’ai cru pouvoir me persuader que c’étoit celle de principal bouffon du roi. — Est-il étonnant qu’elle ait été supprimée dans toutes les cours ? Les rois n’ont pas besoin d’avoir, en titre d’office, des serviteurs à gaines, quand tout ce qui les entoure s’empresse de faire un rôle dont ils payoient l’acteur qui en étoit spécialement chargé.

— Notre Shakespear prenoit souvent des faits authentiques pour sujet de ses pièces. — L’Yorick d’Hamlet étoit sûrement un des ancêtres de monsieur Yorick.

Je n’ai pas le temps d’examiner assez attentivement l’histoire de Danemarck de Saxo Grammaticus, pour m’assurer bien positivement de ce fait. — Mais vous, monsieur, qui êtes de presque toutes les académies du monde, qui vous êtes fait un nom en fouillant tant de décombres de l’antiquité, qui avez découvert tant de petites choses dont vous avez tant fait de bruit, qui êtes si profondément oisif, en paroissant si occupé, mettez-vous à débrouiller ce point historique. — Je ne vous demande qu’une grâce ; c’est de nous épargner l’in-folio et la pesanteur non moins assommante du style de vos dissertations ridiculo-comico-savantasses.

Que n’ai-je eu assez de temps dans le voyage que je fis en Danemarck, en 1741, en qualité de gouverneur du fils aîné de M. Noddi ! J’aurois peut-être fait cette recherche moi même, et j’en aurois orné l’agréable relation que je compte faire de ce voyage original dans le cours de cet ouvrage. — Mais je n’eus que le temps de vérifier une observation que quelqu’un avoit faite dans ce pays, où il avoit demeuré long-temps. — C’est que la nature n’avoit été ni avare, ni prodigue dans la distribution de génie et de capacité qu’elle a faite aux habitans. En mère discrète, elle ne les a tous que modérément favorisés. — Mais elle leur a en même-temps fait un partage si égal, qu’ils sont, sur ce point, presque tous au niveau les uns des autres. — On trouve peu de talens supérieurs en ce pays ; mais ils sont remplacés par un bon jugement, par beaucoup d’ordre. — Les rangs, les conditions diverses se trouvent à cet égard à l’unisson. — Il me semble que cela est fort agréable.

Quelle différence chez nous ! que de hauts ! que de bas ! — Vous êtes un grand génie, ou peut-être y a-t-il à parier cinquante contre un, monsieur, que vous n’êtes qu’un sot. — Ce n’est pas cependant qu’il n’y ait des degrés, des échelons intermédiaires. Le thermomètre ne s’élève et ne s’abaisse pas tout-à-coup ; mais les extrémités sont plus communes en Angleterre qu’ailleurs. — Il semble que la nature s’y joue également du génie et de la température de l’air. — La fortune n’est pas plus fantasque dans la distribution de ses présens.

C’est ce qui m’a fait hésiter sur les idées que j’avois de l’extraction primitive d’Yorick. — Ce que ma mémoire me rappeloit de lui, ce que j’en avois oui dire, me prouvoient que ses veines n’avoient pas conservé une goutte du sang danois. Il avoit effectivement eu le temps de s’écouler ou de s’évaporer pendant neuf siècles. — Je me défends de philosopher avec vous sur ce point. — Cela est arrivé, le fait est exact, et cela me suffit : qu’importe la manière ? — On ne trouvoit donc plus dans Yorick ce froid flegmatique, cette régularité précise d’esprit, de bon sens et d’humeur, qui sembloient devoir se trouver dans un homme de son origine. — C’étoit au contraire un composé d’élémens si subtils, si effervescens, si extraordinaires, si singuliers, si hétéroclytes même… Il étoit en même temps si capricieux ; il avoit tant de vivacité ; il avoit le cœur si gai, si ouvert, qu’on eût dit qu’il étoit né sous le climat le plus favorable. — Mais avec tant de voiles déployées, le bon Yorick ne portoit pas un once de lest. Il n’avoit pas la plus légère connoissance du monde. — Parvenu à ses vingt-six ans, il ne savoit pas plus y faire route, qu’un jeune chevreuil abandonné à lui-même. — Il s’étoit cependant embarqué sur cette mer agitée, et vous vous imaginez, sans doute aisément, que le vent frais de ses esprits ne manquoit pas de le faire donner contre quelque écueil. — Cela lui arrivoit dix fois par jour. — Les personnes graves, ces gens qui marchent à pas lents et mesurés, étoient ceux précisément qui se trouvoient le plus souvent sur son chemin. — C’étoit avec eux qu’il avoit eu le malheur de s’embarrasser. — Peut-être y avoit-il eu cela de sa part quelque petit mêlange de malice. — Je sais qu’Yorick avoit un dégoût, une aversion invincible pour la gravité. — Il ne faut cependant pas s’y méprendre. Ce n’est pas contre la gravité en elle-même qu’il avoit cette antipathie. — Il étoit, quand il le falloit, aussi grave et aussi sérieux qu’un autre, et il l’étoit, au besoin, des jours et des semaines entières ; mais c’étoit l’affectation de la gravité qu’il détestoit. Il lui avoit déclaré une guerre ouverte. Il ne pouvoit souffrir qu’elle servît de masque à l’ignorance, à la sottise, à la folie ; et dans quelque endroit qu’il la trouvât, quelque protégée et quelqu’appuyée qu’elle fût, il la poursuivoit avec feu : il étoit sans quartier, sans merci.

« La gravité, disoit-il quelquefois, dans sa façon sauvage de parler, est comme ces scélérats de l’espèce la plus dangereuse. Elle est toujours entourée ou accompagnée de la ruse, de la fraude et de l’artifice. » Il croyoit fermement qu’elle exerçoit plus de rapines en un an sur les honnêtes gens, par son langage faux, que la filouterie ne le peut faire en dix ans par sa subtile adresse. — Quel risque court-on, s’écrioit-il, avec un homme ouvert, et que la gaieté de son cœur fait d’abord connoître ? — Tout le danger est pour lui. — Mais la ruse, l’astuce, la fourberie, la duplicité sont l’essence même de la gravité. C’est un moyen étudié pour se faire une réputation d’esprit, de bon sens et de connoissances qu’on n’a pas. — Elle étoit pire, selon lui, que ce qu’un auteur françois, de beaucoup de mérite, ne l’avoit définie. Il disoit que c’étoit « un maintien mystérieux du corps, pour couvrir les défauts de l’esprit. » Ne cache-t-elle pas aussi la perversité du cœur ? — Yorick trouvoit cependant cette définition si belle, qu’il disoit assez imprudemment, sans doute, qu’elle méritoit d’être gravée, en grandes lettres d’or, sur des portiques élevés.

Il faut l’avouer : il s’étoit placé sur un théâtre qu’il ne connoissoit pas. Il étoit aussi indiscret, aussi imprudent sur toute autre chose. — C’est en vain que la politique exigeoit de lui de la contrainte et de la retenue : rien ne faisoit impression sur son esprit, que la nature même de la chose dont on parloit ; et sa coutume étoit de traduire sur-le champ, et sans périphrase, en bon anglois, ce qu’elle exprimoit. Les personnes, le temps, le lieu, tout cela lui étoit indifférent : il ne faisoit point de distinction. Un mauvais procédé venoit-il lui frapper l’oreille, il ne se donnoit pas le temps d’examiner quel étoit le héros de la pièce ; et si, par son état, si par sa place, il ne pouvoit pas lui nuire ; — si l’action étoit odieuse, il n’en falloit pas davantage ; … celui qui l’avoit commise étoit un infâme, etc. etc. Ses commentaires malheureusement se terminoient presque toujours par un bon mot, ou étoient aiguisés par quelque saillie satirique. — Quelles ailes pour son indiscrétion ! — Enfin il évitoit très-rarement de dire sans façon ce qui lui venoit à l’esprit. — Le monde lui fournissoit sans cesse l’occasion de répandre ses railleries et ses épigrammes, et l’on avoit soin de les recueillir. — Hélas ! on va voir quelles en furent les conséquences, et la catastrophe dont il fut frappé.