Vie et opinions de Tristram Shandy/1/9

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 23-26).



CHAPITRE IX

Annonce.


Mais je déclare solennellement que cette épître n’a été faite pour aucun prince, pape, prélat, potentat, duc, marquis, comte, vicomte ou baron. — Elle n’a point non plus été colportée. — Je ne l’ai offerte à qui que ce fût, grand ou petit, directement ni indirectement, publiquement ou secretement. — C’est une épître absolument vierge, et pas une ame vivante ne l’a lue.

J’appuie sur ce point, et j’ai mes raisons ; c’est pour prévenir toutes les tracasseries qu’on pourroit me faire sur la manière dont j’en veux tirer parti. — Paroissez, amateurs, elle est à vendre ; — je la mets à l’encan.

Il est bien permis, je crois, à un auteur, de faire tourner ses veilles et ses travaux à son plus grand avantage. — Mais je déteste de marchander sur ce point. — Et qu’est-ce que font quelques guinées de plus ou de moins ? — C’est ce qui m’a d’abord engagé à en agir ouvertement avec les grands dans cette affaire. — J’y trouverai peut-être mieux mon compte.

S’il y a donc dans le monde quelque prince, duc, marquis, comte, vicomte ou baron, qui ait besoin de mon épître, elle est à son service ; il peut parler. — Je la lui donne pour cinquante guinées ; — sans cela je la garde. C’est vingt guinées de moins que je ne pourrois la vendre à un homme de génie.

Examinez-là encore une fois, milord. Ce n’est pas un de ces morceaux de flatterie grossière qui insulte celui à qui on l’adresse. — Vous voyez que le dessin en est bon, le coloris transparent, le coup de pinceau passable.

On peut encore, vis-à-vis d’un homme scientifique, l’apprécier d’une manière plus précise. Mesurez-la, si vous voulez, sur l’échelle du peintre, divisée en vingt parties. Je crois, milord, que des lignes antérieures peuvent répondre à douze ; la composition à neuf ; le coloris à six ; — l’expression à treize et demie ; — le dessin… Oh ! pour cela, si l’on m’accorde que j’y aie mis du dessin… Je m’imagine, en ce cas, qu’on peut bien le comparer à vingt. — Mais ne mettons, si vous voulez, que dix-neuf. — N’y a-t-il pas encore autre chose qui vaut son prix ? — Les ombres de votre poupée favorite, quelque ridicule qu’elle soit, n’en sont qu’une figure accessoire, et donnent de la force et du relief aux jours qui frappent votre propre figure. — Ils la font paroître avec plus d’avantage ; — elle devient la figure principale. — D’ailleurs, il règne dans l’ensemble un air original qui mérite d’être observé.

Envoyez donc, milord, ces cinquante guinées à mon libraire. — C’est un galant homme, et il me les remettra. — Moi de mon côté, j’aurai soin, à la première édition, de supprimer ce chapitre. Alors vos titres, vos distinctions, vos amies, et même vos bonnes actions serviront de frontispice au chapitre précédent. Je les placerai au-dessous de la légende : De gustibus non est disputandum ; et tout ce que vous trouverez dans mon livre, qui aura quelque rapport aux califourchons, à la marotte en vogue, vous appartiendra. — Je vous le cède ; mais je ne vous cède rien de plus, milord. Je dédie le reste à la lune. — C’est peut-être, de tous les patrons et de toutes les patrones qui se présentent à mon esprit, celle qui donnera le plus de vogue à mon ouvrage.


Brillante Déesse.

Si vous n’êtes pas trop occupée des affaires de Candide et de mademoiselle Cunégonde, prenez aussi sous votre protection celles de Tristram Shandy.