Vie et opinions de Tristram Shandy/2/46

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 122-126).



CHAPITRE XLVI.

La Promenade nocturne.


Je l’ai déjà dit, Trim n’imita point mon oncle Tobie ; il n’étoit pas homme à quitter une si belle partie.

Cependant il étoit trop attaché à son maître pour ne pas craindre de lui déplaire en retournant dans une maison où il n’alloit plus, et il changea de batterie. Au lieu d’un siège en forme qu’il avoit commencé, il se contenta d’un simple blocus. Cette métamorphose lui coûta, il n’aimoit pas à faire moins quand il pouvoit faire plus : mais enfin, il s’y accoutuma.

Sa chère Brigite sortoit de temps en temps pour aller faire ses provisions dans le village : elle s’échappoit même quelque fois le soir quand la belle veuve étoit couchée.

Quel plaisir lorsqu’il la rencontroit ! Comme il lui sourioit ! avec quel air de tendresse il la considérait !

Eh bien ? ma chère, comment te portes-tu, lui disoit-il, en lui serrant la main ?

Fort bien.

J’en suis charmé : que je t’embrasse !

Eh ! eh ! tout doux ?

Ah ! oui, c’est du miel.

Mais, si l’on nous voyoit !

Tu as raison, les méchantes langues en jaseroient.

Et Trim, qui n’auroit pas voulu pour le plus gros de ses canons que l’on pût dire la moindre chose de sa chère Brigite, la quittoit.

Les choses restèrent à-peu-près ainsi pendant cinq ans. Elles remplirent tout le temps qui s’écoula entre la démolition de Dunkerque en 1713, et la fin des campagnes de mon oncle Tobie sur le Boulingrin, en 1718.

Trim étoit dans l’habitude, après avoir couché mon oncle Tobie, d’aller voir s’il ne s’étoit rien passé d’extraordinaire aux fortifications ; et souvent, quand il faisoit clair de lune, il s’embusquoit dans la haie du Boulingrin, pour guetter sa chère Brigite et observer ses mouvemens.

Il pensoit, comme de raison, qu’il n’y avoit rien dans le monde qui méritât mieux d’être vu, que les glorieux ouvrages qu’il avoit faits sous les ordres de mon oncle Tobie. Un soir que la lune brilloit dans tout son plein, que l’air étoit calme, que tout dormoit, excepté lui et sa chère Brigite ; (du moins ils le croyoient) il l’excita à venir voir les fortifications. Elle s’en défendit d’abord : mais l’idée de n’être point vue, qui influe toujours si vivement sur l’esprit des femmes, seconda les instances de Trim, et la voilà qui entre avec lui dans le Boulingrin.

Cela ne se fit pas assez secrètement pour que la renommée, avec ses cent trompettes, n’en portât la nouvelle de tous côtés. Elle vint frapper les oreilles de mon père dès le lendemain matin à son réveil ; et sans compter les conjectures malignes, on y joignit la circonstance lamentable de la destruction complette du pont-levis curieux que mon oncle avoit fait faire sur le fossé, d’après la méthode hollandaise. Il étoit tellement fracassé, qu’il n’en étoit pas resté deux morceaux dans leur assemblage.

Mon père, ainsi qu’on aura pu le remarquer, n’avoit pas une prodigieuse estime pour la marotte de mon oncle Tobie, et il ne lui arrivoit jamais d’échec dans ses entreprises, que ces accidens ne chatouillassent son imagination outre mesure. Cependant, à moins que mon oncle Tobie ne le vexât par quelque explosion guerrière, ils n’excitoient jamais que son sourire. La triste aventure du pont-levis semblait plus analogue que toute autre à son humeur. Il s’en faisoit un fonds inépuisable de plaisanterie et d’amusement.

Eh bien ! disoit-il, mon cher Tobie, dis-moi donc sérieusement comment ce désastre est arrivé ? Peux-tu m’en taire ainsi toutes les circonstances ?

Mais je vous ai déjà dit vingt fois, répliquoit mon oncle Tobie, oui, vingt fois pour le moins, et mot pour mot, tout ce que Trim m’en avoit raconté.

À toi donc, caporal, disoit mon père en se tournant vers lui : tu étois le héros de la pièce, et tu sais mieux ce qui s’est passé qu’un autre.

Ah ! monsieur, ce ne fut que par accident… Je montrois nos fortifications à mamselle Brigite.

Et vous étiez trop près du fossé ?

Oui, monsieur, et je glissai dedans.

Fort bien, Trim.

Et comme mamselle Brigite et moi étions bras-dessus, bras-dessous, je l’entraînai malgré elle avec moi. Elle tomba à la renverse.

Et sur toi ?

Oui, monsieur, parce que j’étois tombé le premier.

Et le pied de Trim, s’écria mon oncle en saisissant l’intervalle du dialogue, se dirigeant vers la cuvette, il ne put se retenir, et il y roula. Le choc fut si rude contre les fondemens du pont, que l’édifice ne put résister. Il y avoit à parier mille contre un, que le pauvre diable devoit se casser la jambe.

Oui vraiment, disoit mon père, une jambe, frère Tobie, est bientôt cassée dans une pareille rencontre.

Et c’est ainsi, reprenoit Trim, que ce pont, monsieur, que vous aviez vu, que vous aviez trouvé si beau, a été détruit, et réduit, pour ainsi dire, en miettes.

Ce qui m’en console, disoit mon oncle, c’est qu’il ne t’en est point arrivé de mal.

Je n’en avois pas moins de chagrin, moi, monsieur. Il n’a diminué que quand j’ai su que la contusion que mamselle Brigite avoit reçue au haut de la cuisse ne lui faisoit plus de douleur.

Ah ! bon Dieu ! frère, vous voyez, s’écrioit mon père, que seroit devenue cette pauvre fille, si elle fût tombée la première ?