Vie et opinions de Tristram Shandy/2/95

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 259-262).



CHAPITRE XCV.

À quoi l’attribuer ?


Apparemment qu’il étoit physiquement impossible qu’une demi-douzaine de mains fouillassent toutes à-la-fois dans la serviette.

Mais, peut-être aussi n’en fut-ce pas là la cause.

N’est-ce pas plutôt que celle des châtaignes, qui étoit destinée à faire une révolution si prompte dans l’existence physique et morale de Phutatorius, étoit plus ronde que les autres ?

C’est encore là une de ces choses dont on voit l’effet, sans savoir d’où il vient.

Enfin, je ne sais point ce qui imprima ce mouvement à la fatale châtaigne.

Mais la châtaigne, sortie de la serviette, roula sur la table, sans qu’on l’aperçût, et tomba…

Où ?…

Ah ! c’est là ce que je n’ose dire. Tout ce que je puis faire, madame, c’est d’aider votre imagination.

Figurez-vous que Phutatorius, les jambes écartées, étoit précisément à table au-dessous de la ligne que la châtaigne y avoit parcourue, et qu’en tombant, elle tomba perpendiculairement…

Elle tomba, dis-je, sans obstacle, et en suivant les lois de la gravitation.

D’autres ont dit que c’étoit en suivant celles de l’attraction.

Mais, c’est ce qui m’inquiète peu. Mon embarras est de vous dire qu’elle tomba dans cette espèce de baie, que les lois du décorum exigent qui soit strictement fermée comme le temple de Janus, au moins en temps de paix…

Eh mon Dieu ! falloit-il tant d’alentours pour dire une chose aussi simple ?…

Je sais qu’il étoit inutile que je les prisse pour vous, madame : mais je n’écris pas pour vous seule.

L’atitude de Phutatorius, sa négligence à observer un usage si familier, ouvrit la porte à cet accident.

Avis à tout le genre humain !

Autre avis ! mais celui-ci n’est que pour mes critiques.

Ils viennent de voir que j’ai rangé cette aventure dans la classe des accidens : je les préviens que je ne l’ai fait que par condescendance pour l’usage reçu, d’y mettre presque tous les événemens de la vie. Je n’entends point heurter par-là l’opinion de Mythogeras et d’Acrites. Ils prétendent que ce ne fut point par accident que la châtaigne prit cette route ; j’y consens. Ils soutiennent que le hasard ne dirigea, ni sa course, ni sa chûte ; je le veux bien. Ils assurent que si, avec toute sa chaleur, elle tomba directement plutôt dans cet endroit que dans tout autre, ce fut exprès pour punir Phutatorius d’avoir fait imprimer, il y a douze ans, son traité obscène de Concubinis retinendis ; j’en suis d’accord. Ils tiennent d’autant plus à cette opinion, que ceci arriva précisément et identiquement la même semaine que celle où Phutatorius alloit donner une nouvelle édition de cet ouvrage licencieux. Qu’ils y tiennent tant qu’ils voudront, je ne lutte point contre leur opiniâtreté.

Est-ce à moi à tremper ma plume dans l’encre de la controverse ? je sais qu’on pourroit beaucoup écrire sur chaque côté de la question. Mais je n’ai pas autre chose à faire ici que de présenter le fait comme historien. Je n’ai point d’autre tâche à remplir que celle de rendre croyable à mes lectrices, que l’hiatus, qui se trouva à la culotte de Phutatorius, étoit assez grand pour recevoir la châtaigne, et que la châtaigne y passa perpendiculairement et toute chaude, sans que Phutatorius, ni qui que ce soit, s’en fût aperçu.

Ai-je réussi à le faire croire ?…