Vie et opinions de Tristram Shandy/2/99

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 266-268).



CHAPITRE XCIX.

Nouvelles conjectures.


N’est-ce pas une chose curieuse que d’observer le triomphe que les plus petits incidens remportent sur l’esprit ? quel poids n’ont-ils pas dans une infinité de circonstances ! combien de fois ne maîtrisent-ils pas l’opinion des hommes ! ils règlent presque tout. Une bagatelle suffit souvent pour porter la certitude dans l’ame, et pour l’y invétérer si fortement, que les démonstrations d’Euclide ne seroient pas assez puissantes pour l’en faire sortir.

Yorick venoit de ramasser la châtaigne. L’action étoit légère : il ne la ramassa que parce qu’il s’imagina tout simplement qu’elle n’en valoit pas moins, et qu’il tenoit qu’une bonne châtaigne méritoit bien d’être ramassée. Voilà quels furent les motifs d’Yorick ; mais cet événement, tout frivole qu’il est, se présenta sous un autre point de vue dans l’esprit de Phutatorius. —

Oh ! oh ! dit-il, quelle précipitation, quel empressement pour ramasser ce maudit brûlot ! Ah ! je vois d’où cela vient : c’est une indication que la châtaigne étoit à lui.

La table étoit longue et étroite. Yorick étoit placé vis-à-vis de Phutatorius, et la position étoit avantageuse pour lui jouer quelque tour.

Je n’en doute point, dit Phutatorius, il m’avoit sûrement jeté là sa châtaigne par malice.

Le coup-d’œil qu’il donna sur le champ à Yorick mit aussitôt tout le monde au fait de ce qui se passoit dans son esprit.

Lorsqu’il arrive des inconvéniens imprévus sur ce globe sublunaire, l’esprit de l’homme, qui est composé d’une substance très-avide de connoissance, se porte rapidement derrière la scène pour examiner ce qui la met en jeu.

La recherche ici ne fut pas longue. On savoit qu’Yorick méprisoit assez ouvertement le traité de Concubinis retinendis de Phutatorius.

Son action de ramasser la châtaigne passa tout d’un coup pour une satyre de cet ouvrage, dont la doctrine avoit, dit-on, blessé plus d’un galant homme au même endroit.

Cette idée réveilla Somnolentius ; elle fit sourire Argalastes.

Et si vous avez examiné l’air avantageux d’un homme qui vient de deviner le mot d’une énigme, c’est précisément celui que prit Gastriphères.

On se regarda, et en trois minutes l’action d’Yorick passa pour un chef-d’œuvre de satyre.

Mais tout cela, comme on le voit, étoit aussi raisonnable que les rêves d’Aristote et de Descartes.

Phutatorius ne put s’empêcher de lui montrer du ressentiment.

À peine eut-il mangé la châtaigne, qu’il le menaça en souriant, pourtant, et en lui disant qu’il n’oublieroit pas le service qu’il venoit de lui rendre.

Mais on distinguera sans doute aisément que la menace fut pour Yorick, et le sourire pour la compagnie.