Vie et opinions de Tristram Shandy/3/32

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 95-98).



CHAPITRE XXXII.

Origine des fortifications.


« Les trente premières pages, dit mon père en retournant les feuillets, sont un peu abstraites ; et comme elles ne sont pas intimement liées au sujet, nous les passerons pour le moment. — C’est une introduction servant de préface, continua mon père, ou une préface servant d’introduction, — (car je n’ai pas encore déterminé le nom que je lui donnerai) sur le gouvernement civil et politique ; — et comme on en trouve l’origine dans la première association du mâle et de la femelle, je m’y suis trouvé insensiblement amené. — Cela étoit naturel, dit Yorick.

» Il me suffit, dit mon père, que l’origine de la société soit (comme nous le dit Politien) proprement conjugale, c’est-à-dire, consistant uniquement dans la réunion d’un homme et d’une femme, — auxquels Hésiode ajoute un esclave. Mais comme il est à croire que dans ces premiers commencemens il n’existoit pas encore d’esclaves, le premier principe de toute société se trouve réduit à un homme, une femme, et un taureau.

« Il me semble que c’est un bœuf, dit Yorick, citant le passage (οἶκον μὲν πρώτιστα, γυναῖκά τε βοῦν τ’ ἀροτῆρα.) — Un taureau eût été trop farouche, trop indocile. — Il y a encore une meilleure raison, dit mon père, en trempant sa plume dans l’encrier ; c’est que le bœuf étant le plus patient des animaux, et le plus propre à labourer la terre, d’où l’homme devoit tirer sa subsistance, il étoit à-la-fois l’instrument et l’emblême le plus convenable, que le créateur pût associer au couple nouvellement joint. » —

« — Mais voici, dit mon oncle Tobie, une raison en faveur du bœuf, plus forte que toutes les autres. — (Mon père ne put prendre sur lui de retirer sa plume du cornet, avant d’avoir entendu la raison de mon oncle Tobie). Quand la terre fut labourée, dit mon oncle Tobie, que les moissons eurent paru, et qu’il fut question de les renfermer, alors les hommes eurent recours aux palissades, aux murs, aux fossés ; et ce fut-là l’origine des fortifications. — Bien ! — bien ! cher Tobie, s’écria mon père ». — Il effaça le mot taureau, et mit bœuf à sa place.

Mon père fit signe à Trim de moucher la chandelle, et résuma ainsi son discours.

« Ce qui m’a amené à cette dissertation, poursuivit-il négligemment, et fermant à moitié son livre, c’est que je voulois montrer l’origine de cette relation que la nature a mise entre le père et son enfant ; aussi-bien que le principe du droit et de la jurisdiction que le premier acquiert, sur l’autre : par le mariage, par l’adoption, — par la légitimation, — enfin par la procréation.

« — Je considère chaque moyen à son rang ». —

« Il en est un, répliqua Yorick, qui ne me semble pas d’un grand poids. — C’est du dernier que je parle ; et en effet, si les soins du père se bornent à la procréation, je ne vois pas quels si grands droits il acquiert sur son enfant, ni quels si grands devoirs celui-ci contracte envers lui. — Quels devoirs ! s’écria mon père, ceux de la créature à l’égard du créateur ; — ceux de l’homme à l’égard de Dieu.

» — J’avoue, continua-t-il, qu’à ce compte l’enfant n’est pas autant sous la puissance et la jurisdiction de la mère. — Il me semble pourtant, dit Yorick, que les droits de la mère sont les mêmes. — Elle est elle-même sous l’autorité, dit mon père ; et d’ailleurs, ajouta-t-il, en secouant la tête, elle n’est pas, Yorick, le principal agent. — Comment cela ? dit mon oncle Tobie, en quittant sa pipe. — Cependant, dit mon père, sans écouter mon oncle Tobie, le fils est tenu au respect envers elle, comme vous pouvez le lire, Yorick, dans le premier livre des Instituts de Justinien, au onzième titre de la dixième section. — Je puis, dit Yorick, le lire aussi bien dans le catéchisme ».