Vie et opinions de Tristram Shandy/3/58

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 165-167).



CHAPITRE LVIII.

Calomnie.


Que ce monde-ci seroit joyeux et plaisant, sans ce labyrinthe inextricable de dettes, de soins, de procès, de soucis, de devoirs, de gros douaires et de charlatans ! —

Ce dernier mot me ramène au docteur Slop. — Il étoit vrai fils de sa mère (Sancho avoit une autre expression pour rendre la même idée). — Dès l’inspection du mal, il m’avoit condamné à mort ; — il falloit un miracle ou l’excellence de son art pour me tirer de là. — L’accident étoit aussi complet que mes héritiers collatéraux pouvoient le désirer. — Il le disoit ainsi : tout le monde le crut ; et, en moins d’une semaine, il n’y eut personne aux environs qui ne dît avec compassion : Ce pauvre petit Shandy est entièrement mutilé ! — La renommée en porta la nouvelle partout, et jura qu’elle l’avoit vu. — Enfin, il passa pour constant que la fenêtre de la chambre de la nourrice avoit non-seulement… mais encore…

— On ne peut guère prendre le public à partie, ni lui intenter un procès en corps ; autrement mon père n’y auroit pas manqué, tant il étoit irrité des bruits qui couroient à mon désavantage. Mais de tomber lâchement sur quelques individus, c’étoit avoir l’air de craindre les autres. D’ailleurs, la plupart de ceux qui avoient parlé de mon accident avoient témoigné toute sorte de pitié : les attaquer, c’étoit s’en prendre à ses meilleurs amis, et peut être en même-temps les confirmer, ainsi que le public, dans leur opinion. — D’un autre côté, se taire, c’étoit presque acquiescer à tous les bruits fâcheux qui se répandoient sur mon compte.

« — Y eut il jamais, s’écrioit mon père, en frappant du pied, — y eut-il jamais, frère Tobie, un pauvre diable aussi embarrassé que moi ? » —

« À votre place, frère, disoit mon oncle Tobie, je le montrerois à la foire. » — « Et qu’y verroit-on, s’écrioit mon père ? »