Vie et opinions de Tristram Shandy/3/63

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 174-177).



CHAPITRE LXIII.

Mon père se décide.


Après que mon père eut ainsi débattu avec ma mère l’histoire des culottes, il consulta Albertus Rubénius ; mais ce fut cent fois pis. Quoique Albertus Rubénius ait écrit un in-quarto sur l’habillement des anciens, et que par conséquent mon père dût s’attendre à trouver chez lui l’éclaircissement de tous ses doutes, on auroit tout aussi facilement extrait d’un capucin les quatre vertus cardinales, que d’Albertus Rubénius un seul mot sur les culottes.

Sur toute autre partie de l’habillement des anciens, mon père obtint de Rubénius tout ce qu’il voulut. — On ne lui cacha rien. — On lui dit dans le plus grand détail ce que c’étoit que la toge ou robe flottante, — le clamys, — l’éphode, — la tunique ou manteau court, — la synthèse, — la pœnula, — la lacema avec son capuchon, — le paludamentum, la prétexte, — le sagum ou jacquette de soldat, — la trabæa, dont il y avoit trois espèces, suivant Suétone. —

« Mais quel rapport tout cela a-t-il avec les culottes, disoit mon père ? »

— Rubénius lui fit l’énumération un peu longue de toutes les sortes de souliers qui avoient été à la mode chez les Romains. Il y avoit : le soulier ouvert, — le soulier fermé, — le soulier sans quartier, — le soulier à semelle de bois, — la socque, le brodequin, — et le soulier militaire dont parle Juvénal, avec des clous par-dessous. —

Il y avoit : les sabots, — les patins, — les pantouffles, — les échasses, — les sandales avec leurs courroies.

Il y avoit : le soulier de feutre, — le soulier de toile, — le soulier lacé, — le soulier tressé, — le calcéus incisus, — et le calcéus rostratus. —

Rubénius apprit à mon père comment on les chaussoit, et de quelle manière on les rattachoit. — Avec quelles pointes, agrafes, boucles, cordons, rubans, courroies. —

« Laissez-moi tous ces souliers, disoit mon père, et parlons des culottes. »

— Mon père trouva encore que les Romains avoient différentes manufactures ; qu’ils fabriquoient des étoffes unies, rayées, tissues d’or et d’argent ; qu’ils n’avoient commencé à faire un usage commun de la toile, que vers la décadence de l’empire, lorsque les Égyptiens vinrent à s’établir parmi eux, et à la mettre en vogue. —

Il vit que les riches et les nobles se distinguoient par la finesse et la blancheur de leurs habits. — Le blanc étoit, après le pourpre, la couleur la plus recherchée ; les Romains la réservoient pour le jour de leur naissance, et pour les réjouissances publiques. — Le pourpre étoit affecté aux grandes charges. —

« Et les culottes, disoit mon père ? »

« Il paroît, poursuivoit Rubénius, — il paroît, d’après les meilleurs historiens de ces temps-là, qu’ils envoyoient souvent leurs habits au foulon pour être nettoyés et blanchis. Mais le menu peuple, pour éviter cette dépense, portoit communément des étoffes brunes, et d’un tissu un peu plus grossier. Ce ne fut que vers le règne d’Auguste, que toute distinction dans les habillemens fut détruite ; les esclaves s’habillèrent comme les maîtres. Il n’y eut de conservé que le lati-clave. »

« Et qu’est-ce que le lati-clave, dit mon père ? »

Oh ! c’est ici le point le plus débattu parmi les savans, et sur lequel ils sont moins d’accord. — Egnatius, Sigonius, Bossius, Ticinenses, Baysius, Budœus, Salmasius, Lipsius, Lazius, Isaac Casaubon, et Joseph Scaliger, diffèrent tous les uns des autres : et Albertius Rubénius d’eux tous. Les uns l’ont pris pour le bouton, d’autres pour l’habit même, — quelques-uns pour la couleur de l’habit. — Le grand Baysius, (dans sa garde-robe des anciens, chapitre douze) avoue modestement son ignorance. Il dit qu’il ne sait si c’étoit un clou à tête, un bouton, une ganse, un crochet, une boucle, ou une agrafe avec son fermoir.

Mon père perdit le cheval, mais non pas la selle. — « Ce sont des bretelles, dit-il. » Et il ordonna que mes culottes eussent des bretelles. —