Vie et opinions de Tristram Shandy/4/1

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 1-6).



LIVRE IV


CHAPITRE PREMIER.

Le pauvre et son chien.


Détestant, comme je l’ai dit, de faire des mystères pour rien, je dis mon secret au postillon, dès que nous eumes quitté le pavé. Il répondit à ma confiance, en appuyant un grand coup de fouet à ses chevaux : si bien qu’au grand trot de son limonier (son porteur galopant sur trois jambes), nous gagnâmes en assez peu de temps Ailly-le-haut-Clocher, ville jadis fameuse par les plus beaux carillons du monde. — Mais nous la traversâmes sans musique ; tous les carillons étant dérangés, non seulement là, mais bien encore ailleurs.

Faisant donc toute la diligence possible, d’Ailly-le-haut-Clocher, je gagnai Flixcourt ; de Flixcourt, Péquigny, puis enfin Amiens, — Amiens, où la belle Jeanneton avoit fait son apprentissage, mais où Jeanneton n’étoit plus, et où par conséquent rien n’étoit digne de m’arrêter. —

Mais en arrivant à la poste, on détela ma chaise, et l’on établit mes brancards sur des tréteaux. — Quelle est cette mode, dis-je ? prétend-on par-là me faire aller plus vîte ? — J’appris que le courrier d’une berline qui alloit arriver, avoit retenu tous les chevaux, et que je ne pourrois partir qu’après que les miens auroient mangé l’avoine.

« Mais si monsieur veut descendre en attendant ? » —

Monsieur préféra de rester dans sa chaise. — Mais pour l’amour de Dieu, garçon, qu’on se dépêche. — ......

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je n’ai rien, mon bon-homme, lui dis-je. — C’étoit à un vieillard couvert de haillons, qui s’étoit avancé jusqu’à deux pas de la portière, son bonnet de laine rouge à la main. — Son geste et ses yeux demandaient, sa bouche ne parloit pas. — Il avoit un chien qui tenait, ainsi que son maître, ses yeux fixés sur moi, et qui semblait aussi solliciter ma charité. —

Je n’ai rien, dis-je une seconde fois. — C’étoit à-la-fois un mensonge et un acte de dureté. — Je rougis de l’avoir dit. — Mais, pensai-je en moi-même, ces pauvres sont si importuns ! — Celui-là ne le fut pas. — Dieu vous conserve, dit-il ; — et il se retira humblement.

Ho-hé, ho-hé ! — vîte — les chevaux. — C’étoit la berline qui venoit d’arriver. Les postillons coururent. Le bon vieillard et son chien s’approchèrent, n’obtinrent rien, et se retirèrent sans murmure.

Celui qui vient d’avoir un tort, seroit fâché de rencontrer quelqu’un qui, à sa place, ne l’auroit pas eu. Si les voyageurs de la berline eussent donné au pauvre, je crois que j’en aurois senti quelque peine. — Après tout, dis-je, ces gens-là sont plus riches que moi ; et puisque… ; Bon Dieu ! m’écriai-je, leur dureté excuseroit-elle la mienne ?

Cette réflexion me mit mal avec moi-même. — Je cherchai des yeux le pauvre, comme si j’eusse voulu le rappeller. — Il s’étoit assis sur un banc de pierre, son chien vis-à-vis de lui, et la tête appuyée entre les genoux de son maître, qui le flattoit de la main, sans lever les yeux de mon côté.

Sur le même banc je vis un soldat, que ses souliers poudreux annonçoient pour un voyageur. Il avoit posé son havresac sur le banc, entre le pauvre et lui, et par-dessus son havresac il avoit mis son épée et son chapeau. — Il s’essuyoit le front avec la main, et paroissoit reprendre haleine pour continuer sa route. — Son chien (car il avoit aussi son chien) étoit assis par terre à côté de lui, regardant les passans d’un air fier.

Ce second chien me fit mieux remarquer le premier, qui étoit noir, fort laid et à moitié pelé ; et je m’étonnois que le vieillard, réduit à la dernière misère, voulût ainsi partager avec lui une subsistance rare et souvent incertaine. — L’air dont ils se regardoient tous deux, m’éclaira sur-le-champ. — « Ô de tous les animaux le plus aimable et le plus justement aimé, m’écriai-je en moi-même ! — C’est toi qui es le compagnon de l’homme, — son ami, — son frère. — Toi seul lui restes fidèle dans le malheur ! — Toi seul ne dédaignes pas le pauvre...... Si l’habitude de vivre auprès du riche ne t’a pas corrompu ! — Ce bon vieillard méprisé, délaissé, rebuté par le monde entier, trouve en toi un ami qui l’accueille, et qui lui sourit : et sur le lit de paille qu’il partage avec toi, sa misère lui paroît moins affreuse, il n’est pas seul au monde tant que lui restes encore. »

En ce moment une glace de la berline se baissa, et il en tomba quelques débris de viandes froides, avec lesquelles les voyageurs venoient de déjeuner. Les deux chiens s’élancèrent. — La berline partit : un seul chien fut écrasé. — C’étoit celui du pauvre.

Le chien jetta un cri, — ce fut le dernier. Son maître s’étoit précipité sur lui. — Son maître dans le plus sombre désespoir ! Il ne pleuroit point. Hélas ! il ne pouvoit pleurer. — Mon bon-homme, lui criai-je. — Il retourna douloureusement la tête. Je lui jettai un écu de six francs. — L’écu roula à côté de lui sans qu’il s’en mît en peine. Il ne me remercia que par un mouvement de tête affectueux ; et il reprit son chien dans ses bras. — Hélas ! son chien étoit mort, —

« Mon ami, dit le soldat, en lui tendant la main, avec les six francs qu’il avoit ramassés, — ce brave gentilhomme Anglois vous a donné de l’argent. Il est bienheureux ! Il est riche ! — Mais tout le monde ne l’est pas. — Je n’ai qu’un chien ; vous avez perdu le vôtre ; — celui-ci est à vous. » — En même-temps il attacha son chien avec une petite corde qu’il mit dans la main du pauvre, et il s’éloigna aussi-tôt.

Ô monsieur le soldat, s’écria le bon vieillard en lui tendant les bras ! — Le soldat s’éloignoit toujours, laissant le pauvre dans l’extase de la surprise et de la reconnoissance.

Mais les bénédictions du pauvre, mais les miennes le suivront par tout. — Brave et galant homme, m’écriai-je ! Eh ! qui suis-je auprès de toi ? Je n’ai donné à ce malheureux que de l’argent : tu viens de lui rendre un ami. —

Mais, ô ciel ! suis-je confiné à Amiens pour le reste de ma vie ? Le sommeil me gagne. — Oh ! garçon ! — Le garçon amenoit mes chevaux.