Vie et opinions de Tristram Shandy/4/13

La bibliothèque libre.
Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 33-40).



CHAPITRE XIII.

Auxerre.


Tout ce qu’il y a à vous dire sur Fontainebleau, en cas que vous le demandiez, c’est qu’il est situé au milieu d’une vaste forêt, à quinze lieues au sud de Paris. — La ville a un certain air de grandeur ; le château est antique et noble. — Le roi a coutume d’y passer les automnes avec toute sa cour, pour le plaisir de la chasse. Là, tout Anglois d’une certaine façon, et surtout, milord, s’il est fait comme vous (pourvu qu’il ait deux, ou trois coureurs) peut prendre sa part de ce divertissement, avec la seule attention de ne pas courir plus vite que le roi.

Il y a pourtant deux raisons pour que vous ne répétiez pas bien haut ce que je viens de vous dire.

L’une, c’est que cela pourroit faire renchérir les chevaux de chasse en Angleterre. —

L’autre, c’est qu’il n’y a pas un mot de vrai. Continuons. —

À l’égard de Sens, on peut l’expédier en un seul mot : C’est un siége archiépiscopal.

Quant à Joigny, je crois que le moins que l’on puisse en dire est le mieux.

Mais pour Auxerre ! — je pourrois en parler jusqu’à demain. Je n’en finirois pas si je voulois. — Lorsque je fis mon grand tour de l’Europe, sous la conduite de mon père, qui ne voulut s’en fier qu’à lui-même pour m’accompagner, et qui se fit suivre de mon oncle Tobie, de Trim et d’Obadiah, et de presque toute la famille, excepté de ma mère ; — nous nous arrêtâmes à Auxerre deux jours entiers. — « Mais, monsieur, pourquoi madame votre mère ne fut-elle pas du voyage ? — Monsieur, c’est qu’elle avoit entrepris de tricoter pour mon père un grand pantalon de laine grise, et qu’elle avoit à cœur d’achever sa tâche. » —

Mon père qui faisoit la sienne de tirer parti des choses les plus ingrates, et qui trouvoit partout à faire son profit, m’en a laissé de reste à dire sur Auxerre. — Dans tous ses voyages, mais principalement dans celui dont je parle, il suivoit une route si différente de celles que tous les autres voyageurs avoient parcourues avant lui ; — il voyoit les rois et les cours, et toute leur magnificence, sous un point de vue si original ; — ses remarques sur les caractères, les mœurs et les coutumes des pays que nous traversions, étoient si opposées à celles de tous les autres hommes, et particulièrement à celles de mon oncle Tobie et du caporal, pour ne rien dire des miennes, — les hasards et les accidens qui nous arrivoient, ou que les systèmes et son opiniâtreté nous attiroient journellement, étoient d’un genre si varié, si étrange, si tragi-comique ; — en un mot, l’ensemble de ses aventures et de ses réflexions, forme un tout si différent de tout ce qu’on a jamais vu dans aucun récit de voyageur, — que ce sera ma faute, et uniquement ma faute, si les voyages de mon père ne sont pas lus et relus par tout voyageur et tout amateur de voyages, tant qu’il y aura des voyages et des voyageurs.

Mais ce riche ballot ne doit pas s’ouvrir encore. Je ne veux en tirer que ce qui m’est nécessaire pour débrouiller le mystère de notre séjour à Auxerre. — Je vois l’impatience du lecteur, et je m’empresse de la satisfaire.

— « Frère Tobie, dit mon père, voulez-vous, en attendant le dîner, que nous allions voir ces messieurs dont monsieur Séguier a parlé avec tant d’éloge ? — J’irai voir qui vous voudrez, dit mon oncle Tobie, dont la complaisance étoit inépuisable. — Mais ces messieurs sont des momies, reprit mon père. — Est-il nécessaire de se raser, dit mon oncle Tobie ? — Non, parbleu ! frère, s’écria mon père, — au contraire, une longue barbe nous donnera un air de famille tout-à-fait convenable. — » Là-dessus nous nous mîmes en marche, mon oncle Tobie, appuyé sur le caporal, et formant l’arrière garde, et nous nous acheminâmes vers l’abbaye de S.-Germain.

— « Tout ce que nous voyons, dit mon père au sacristain, qui étoit un jeune frère de l’ordre de St.-Benoît, est vraiment très-beau, et très-riche, et très-magnifique. — Mais ce n’est pas là le but de notre curiosité. Nous voudrions voir ces corps desquels monsieur Séguier a donné au public une description si exacte. »

Le moine s’inclina, et prenant dans la sacristie une torche consacrée à cet usage, il nous conduisit au tombeau de St.-Héréhald.

— « Voici, dit le sacristain, en posant la main sur la tombe, — voici un prince célèbre de la maison de Bavière, qui, sous les règnes successifs de Charlemagne, de Louis le Débonnaire et de Charles le Chauve, jouit d’une grande autorité dans le gouvernement. Il contribua, plus que personne, à rétablir partout l’ordre et la discipline. — Il faut donc, dit mon oncle Tobie, qu’il ait été aussi grand dans le champ de Mars que dans le cabinet. C’étoit, à coup sûr, quelque preux et vaillant chevalier. — C’étoit un moine, dit le sacristain. »

Mon oncle Tobie et Trim se regardèrent pour chercher quelque consolation dans les yeux de l’un de l’autre ; — ils n’en trouvèrent point. — Mon père frappa des deux mains sur ses cuisses ; c’étoit son geste ordinaire quand il voyoit ou qu’il entendoit quelque chose de très-plaisant. — Il ne pouvoit souffrir les moines, ni tout ce qui y avoit rapport ; mais la réponse du sacristain portant plus à-plomb sur mon oncle Tobie et sur Trim que sur lui, ce fut pour lui un triomphe relatif qui le mit de la plus belle humeur du monde.

— « Et comment, je vous prie, appelez-vous ce gentilhomme-ci, demanda mon père en riant ? — Cette tombe, dit le jeune bénédictin, en baissant les yeux, contient les os de Ste.-Maxime, qui vint de Ravenne exprès pour toucher le corps… — De Ste.-Maxime, dit mon père, coupant la parole au sacristain ! — Ce sont, ajouta mon père, les deux plus grands saints de tout le martyrologe. — Excusez-moi, dit le sacristain ; — c’étoit pour toucher les os de St.-Germain, fondateur de l’abbaye. — Et qu’est-ce qu’elle gagna par-là, dit mon oncle Tobie ? — Parbleu ! dit mon père, ce qu’une femme gagne ordinairement quand elle va en pèlerinage. — Elle gagna le martyre, répliqua le jeune bénédictin, en s’inclinant jusqu’à terre, et disant ce peu de mots d’un ton de voix à-la-fois si modeste et si assuré, que mon père en fut désarmé pour un moment. — On croit, continua le bénédictin, que Ste.-Maxime repose dans cette tombe depuis quatre cents ans ; et il n’y en a que deux cents qu’elle est canonisée. — On est long-temps à faire son chemin, frère Tobie, dit mon père, dans cette armée de martyres. — Hélas ! dit Trim ! dans quelque corps que ce soit, quand un pauvre diable n’a pas le moyen d’acheter… »

« Pauvre Sainte-Maxime, dit mon oncle Tobie à demi-voix, en s’éloignant de sa tombe ! — Elle étoit, continua le sacristain, une des plus belles et une des plus grandes dames de France et d’Italie. — Mais qui diable est enterré-là, à côté d’elle, dit mon père, montrant du bout de sa canne une grande tombe près de laquelle il passoit ? C’est St.-Prosper, monsieur, répondit le sacristain, — Peste ! dit mon père, St.-Prosper est fort bien placé là. Et quelle est l’histoire de St.-Prosper, continua-t-il ? — St.-Prosper, répliqua le sacristain, étoit évêque — Par le ciel ! s’écria mon père en l’interrompant, je m’en doutois. — St.-Prosper ! l’heureux nom ! — Comment St.-Prosper eût-il manqué d’être évêque ou cardinal ? » — Il tira son journal de sa poche, le sacristain tenant sa torche pour l’éclairer, et il écrivit St.-Prosper, comme un nouvel appui à son système sur les noms de baptême. — Et j’oserai dire que, vu le désintéressement qu’il apportoit dans la recherche de la vérité, il auroit trouvé un trésor dans le tombeau de St.-Prosper, qu’il ne seroit pas cru si riche. C’étoit la visite la plus heureuse, la plus utile qu’on eût jamais rendue à la mort. Enfin, mon père fut si charmé de sa découverte, qu’il se décida sur-le-champ à passer un jour de plus à Auxerre.

« Je verrai demain le reste de ces bonnes gens, dit mon père, comme nous traversions la place. — Et pendant ce temps-là, frère Shandy, dit mon oncle Tobie, le caporal et moi nous visiterons les remparts. »