Vie et opinions de Tristram Shandy/4/15

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 41-44).



CHAPITRE XV.

Lyon.


« Après tout, dis-je, j’en suis bien aise ; » — c’étoit au moment où j’entrois à pied dans la ville de Lyon, suivant à pas lents une charrette qui portoit pêle-mêle mon bagage et les débris de ma chaise. — « Oui, continuai-je, je suis charmé qu’elle soit rompue, et j’y vois un profit tout clair. — Il ne m’en coûtera pas plus de sept francs pour descendre par eau jusqu’à Avignon, ce qui m’avancera de quarante lieues : là, dis-je, en continuant mon calcul économique, il me sera facile de louer deux mules, ou même deux ânes si je l’aime mieux, (d’autant que je ne suis connu de personne) — et je traverserai les plaines du Languedoc presque pour rien. Il est clair que l’accident de ma chaise me vaudra au moins quatre cents livres, et du plaisir ! — du plaisir pour deux fois autant. — Avec quelle rapidité, continuai-je, en frappant des mains, je vais descendre le Rhône, laissant le Vivarais à droite et le Dauphiné à gauche ! la vitesse du fleuve me laissera voir à peine les anciennes villes de Vienne, de Valence et de Viviers. Quelle nouvelle flamme pétillera dans mes esprits, lorsque j’arracherai une grappe pourprée sur les coteaux de l’Hermitage et de Côte-rotie, en passant au pied de ces vignobles ! et comme mon sang se trouvera rafraîchi et ranimé à l’aspect de ces anciens châteaux, semés sur les bords du Rhône, — de ces châteaux fameux, d’où partoient jadis de courtois chevaliers pour redresser les torts et protéger la beauté ! quand je verrai ces gouffres, ces rochers, ces montagnes, ces cataractes, et tout ce desordre de la nature, dont elle-même s’entoure au milieu de ses plus beaux ouvrage ! »

À mesure que je faisois ces réflexions, il me sembloit que ma chaise qui, au moment de son naufrage, avoit encore assez belle apparence, diminuoit insensiblement de valeur. — La peinture avoit perdu sa fraîcheur, et la dorure son lustre ; — et le tout ensemble me paroissoit si pauvre, si mesquin, si pitoyable, en un mot si fort au dessous de la calèche même de l’abbesse des Andouillettes, — que, j’ouvrois déjà la bouche pour donner ma chaise à tous les diables… quand un petit sellier qui traversoit la rue à pas précipités, vint me demander d’un air effronté : Si monsieur ne voulait pas faire raccomoder sa chaise. « Non parbleu, dis-je d’un ton d’humeur. » — Monsieur aimerait peut-être mieux la vendre. « Oh ! de tout mon cœur, lui dis-je — il y a du fer pour quarante francs, les glaces peuvent valoir autant, et je vous donne le reste pardessus le marché. »

« Que d’argent cette chaise m’aura rapporté, dis-je, pendant qu’il me comptoit la somme ! » C’est ma méthode ordinaire d’enregistrer les petits accidens de la vie ; je les estime un sou chacun, de quelque nature qu’ils soient.

Dis, ma chère Jenny, — dis à ces messieurs comment je me suis conduit dans un accident de l’espèce la plus accablante qui puisse arriver à un homme aussi fier de son sexe que je le suis et qu’on doit l’être. —

— C’est assez, me dis-tu, en te rapprochant de moi, tandis que je me tenois debout, les yeux baissés, mes jarretières à la main, et que je réfléchissois sur l’événement qui devoit avoir et qui n’avoit pas eu lieu. — C’est assez, Tristram, me dis-tu. — J’ai vu ta bonne volonté, et je suis contente. —

— Un autre eût voulu s’abymer dans les entrailles de la terre. —

« À quelque chose malheur est bon, répliquai-je, et l’on ne peut tirer parti de tout.

— « J’irai passer six semaines dans le pays de Galles, et j’y boirai du lait de chèvre, et mon accident me vaudra sept années de vie. » —

Oh ! j’ai le plus grand tort de me plaindre de la fortune, de lui reprocher ses rigueurs, et cette foule de petits chagrins dont elle n’a cessé de m’accabler ! — Si j’ai quelque reproche fondé à lui faire, c’est de ne m’avoir pas plus maltraité encore. Suivant ma manière de compter, une vingtaine de malheurs bien conditionnés m’auroient rapporté plus qu’une pension de cent guinées : — or cent guinées ou à-peu-près, c’est à quoi se borne mon ambition. Je ne me soucie pas d’avoir à payer les retenues d’une somme plus considérable.