Vie et opinions de Tristram Shandy/4/29

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 74-81).



CHAPITRE XXIX.

Nannette.


Je n’avois pas encore fait trois lieues et demie, que l’homme au fusil commença à regarder à son amorce. —

J’avois déjà fait trois pauses différentes, dont chacune m’avoit fait perdre un demi-mille au moins. La première avec un marchand de tambours ; la seconde avec deux Franciscains ; la troisième avec une vendeuse de figues de Provence.

Je voulois acheter son panier ; le marché fut conclu à quatre sols, et l’affaire alloit être consommée sur-le-champ ; mais il survint un cas de conscience. — Quand j’eus payé les figues, il se trouva dans le fond du panier deux douzaines d’œufs recouverts avec des feuilles de vignes. Je n’avois pas eu l’intention d’acheter des œufs, ainsi je n’y avois aucun droit. J’aurois pu réclamer la place qu’ils occupoient ; mais à quoi bon cette chicanne ? j’avois bien assez de figues pour mon argent.

La difficulté étoit que je voulois avoir le panier, et que la marchande vouloit le garder. — Sans le panier elle ne savoit que faire de ses œufs, — sans le panier, je n’avois que faire de mes figues ; — d’autant que celles-ci étoient déjà trop mûres, et que la plupart étoient crevées par le côté. Il s’éleva là-dessus une petite contestation, et après differens biais proposés, voici le parti dont nous convînmes. —

Ah ! je devine… — Vous devinez, monsieur. Oh ! je vous défie, tout habile que vous êtes, — je défierois le diable lui-même, (à moins qu’il ne se soit mêlé de cette affaire, ce que je croirois assez,) de former une seule conjecture approchante de la vérité, sur l’espèce de traité que nous conclûmes pour nos œufs et nos figues. — Vous le saurez un jour, mais non pas de sitôt. Il faut que je revienne bien vite aux amours de mon oncle Tobie. Vous le saurez si vous venez jamais à lire la relation des aventures qui me sont arrivées en traversant cette plaine, aventures que pour cette raison j’intitule :


Histoires de la plaine.


On peut croire que je ne m’y suis pas trouvé moins embarrassé que tous les autres écrivains ; et que ma plume a eu une aussi rude besogne que la leur. — Cependant les impressions qui me restent de ce voyage, et qui en ce moment se présentent toutes à mon souvenir, me disent que c’est l’époque de ma vie où j’ai été le plus occupé, et le plus utilement occupé. — En effet, comme mes conventions avec l’homme au fusil ne fixoient point le temps où je lui rendrois sa mule, j’avois conservé une liberté entière ; et Dieu sait comme j’en profitois ! M’arrêtant et causant avec tous ceux qui n’alloient pas au grand trot, joignant ceux qui cheminoient devant moi, attendant ceux qui venoient derrière, — hêlant ceux qui traversoient mon chemin, — arrêtant toute espèce de mendians, pèlerins, moines, ou chanteurs de rue, — ne passant pas auprès d’une femme juchée sur un mûrier sans lui faire un compliment sur sa jambe, et sans lui offrir une prise de tabac pour entrer en conversation ; — bref, en saisissant ainsi les occasions de toute espèce que le hazard m’offrit dans ce voyage, je vins à bout de peupler ma plaine, et d’y vivre comme au milieu d’une ville. — J’y eus toujours une société aussi nombreuse que variée ; et comme ma mule aimoit la société autant que moi, et qu’elle avoit toujours de son côté quelque chose à dire à chaque bête qu’elle rencontroit, — je suis assuré que nous aurions passé un mois entier dans Palmall, ou dans Jame’s Street, sans y trouver autant d’aventures, et sans

voir d’aussi près la nature humaine. —

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Ô que j’aime cette franchise aimable, cette vivacité folâtre, qui fait tomber à-la fois tous les plis du vêtement d’une Languedocienne ! — Sous ce vêtement je crois trouver, je crois reconnoître cette innocence, cette simplicité de l’âge d’or, de cet âge tant célébré par nos poètes. — Je m’abuse peut-être ; mais il est doux de s’abuser ainsi. —

— J’étois entre Nismes et Lunel. — C’est-là que croît le meilleur muscat de France ; lequel, par parenthèse, appartient aux honnêtes chanoines de Montpellier. Ils vous le donnent de si bonne grâce ! — Malheur à celui qui en auroit bu à leur table, et qui pourroit leur en envier une seule goutte !

— Le soleil étoit couché. — Tous les ouvrages étoient finis ; — les Nymphes avoient rattaché leurs cheveux ; — et les bergers se disposoient pour la danse. Ma mule fit une pointe — « Qu’as-tu, lui dis-je ? ce n’est qu’un fifre et un tambourin. — Je n’oserois passer, dit-elle. — Ne vois-tu pas, lui dis-je, en lui donnant un coup d’éperon, qu’ils courent à la cloche du plaisir. — Par Saint-Ignace, dit ma mule, en prenant la même résolution que celle de l’abbesse des Andouillettes ; — par Saint-Ignace de Loyola, et tous ses suppôts, je n’irai pas plus loin. À la bonne heure, dis-je, mademoiselle. Je ne veux de ma vie avoir rien à démêler avec vous et les vôtres. » En même-temps je sautai à terre, et jetant une botte dans un fossé, une botte dans un autre, « attendez-moi là, lui dis-je, car je prétends prendre ma part de la danse. »

Une jeune paysanne, brûlée du soleil, se leva et vint à moi comme je m’avançois vers le grouppe — Ses cheveux châtains foncés, tirant un peu sur le noir, étoient renoués sur sa tête en une seule tresse.

« Il nous faut un cavalier, me dit-elle. en me prenant les deux mains, comme si je les lui eusse offertes. — Et un cavalier vous aurez, lui dis-je, en prenant les siennes à mon tour. » —

Si tu avois, Nannette, été attifée comme une duchesse !

Mais ce maudit trou à ton jupon ! Nannette ne s’en soucioit guère.

« — Sans vous, dit-elle, nous n’aurions pu danser. » En quittant une de mes mains, avec cette politesse que donne la nature, elle me conduisit avec l’autre.

Un jeune homme boiteux, qu’Apollon avoit gratifié d’une flûte, et qui s’étoit appris à jouer du tambourin, préludoit doucement en s’asseyant sur la butte.

« Rattachez-moi bien vite cette tresse, me dit Nannette, en me mettant un cordon dans la main. » Elle me fit oublier que j’étois étranger. — Toute la tresse se défit ; il y avoit sept ans que nous nous connoissions. —

Le jeune homme commença enfin avec le tambourin ; — la flûte suivit : — nous nous mîmes en danse. — Maudit soit ce trou à ton jupon !

— La sœur du jeune homme, avec la voix qu’elle avoit reçue du ciel, chantoit alternativement avec son frère. — C’étoit une ronde gascone, dont le refrain étoit :


Vive la joie,
Et nargue du chagrin.


Les bergères chantoient à l’unisson, et les bergers les accompagnoient une octave plus bas.

— J’aurois donné un écu pour le voir recousu ! — Nannette n’auroit pas donné deux sous. — Vive la joie étoit sur ses lèvres ; vive la joie étoit dans ses yeux. — Une étincelle rapide d’amitié franchit l’espace qui nous séparoit ; elle me regardoit d’un air charmant. —

— Dieu tout-puissant, que ne puis-je vivre et finir mes jours ainsi ! — « Juste dispensateur de nos plaisirs et de nos peines, m’écriai-je, — qui empêcheroit un homme de se fixer ici au sein du contentement ? d’y danser, d’y chanter, de t’y rendre ses hommages, — et d’aller au ciel avec cette charmante brune ? »

La petite capricieuse se mit alors à danser en penchant sa tête de côté, et n’en fut que plus séduisante. — « Il est temps d’aller danser ailleurs, dis-je. » Ainsi, changeant seulement de partenaires et de tons, je dansai de Lunel à Montpellier, de-là à Pézénas et Beziers ; je dansai tout au travers de Narbonne, de Carcassonne et de Castelnaudary ; — jusqu’à ce qu’enfin je dansai tout seul dans le pavillon de Perdrillo, où tirant un papier rayé afin de pouvoir aller droit, sans digression ni parenthèse dans les amours de mon oncle Tobie,

Je commençai ainsi :