Vie et opinions de Tristram Shandy/4/45

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 107-111).



CHAPITRE XLV.

Attaques de la veuve Wadman.


Et pour s’assurer des deux systèmes, mistriss Wadman se promit de n’allumer mon oncle Tobie ni par en haut ni par en bas, mais de le brûler, s’il étoit possible, par les deux bouts à-la-fois, comme la chandelle du prodigue.

Or, mistriss Wadman, aidée de Brigitte, auroit pu bouleverser pendant sept ans entiers, tous les magasins et arsenaux, depuis celui de Venise jusqu’à la tour de Londres. — Elle auroit pu choisir dans tout l’attirail de guerre et dans tous les ustensiles militaires destinés, soit à l’infanterie, soit à la cavalerie, sans y trouver blinde ni mantelet aussi propre à servir son dessein, que l’expédient que le hasard, joint à l’invention de mon oncle Tobie, avoit placé sous sa main. —

Je ne crois pas vous l’avoir dit ; — mais je ne voudrois pas en répondre ; il se pourroit que si…… Quoi qu’il en soit, c’est une des choses qu’il vaut mieux recommencer que de s’amuser à disputer contre. Il y a beaucoup de choses de ce genre. — Vous saurez donc que quelque ville ou forteresse que le caporal eût à exécuter pendant le cours des campagnes de mon oncle Tobie, mon oncle Tobie commençoit par en mettre le plan en dedans de la guérite à main gauche ; là ce plan s’attachoit par en haut avec deux ou trois épingles, et restoit flottant par en bas, pour donner la facilité de le rapprocher des yeux quand il étoit nécessaire. Si bien que dès que l’attaque fut résolue de la part de mistriss Wadman, les moyens en furent trouvés.

En effet, une fois avancée jusqu’à la porte de la guérite, mistriss Wadman, en étendant la main droite et glissant le pied gauche par le même mouvement, n’avoit qu’à saisir la carte ou le plan, et l’avancer vers elle en allongeant le cou, comme pour aller à sa rencontre ; — mon oncle Tobie prenoit feu sur-le-champ ; — sa passion favorite se réveilloit ; — il se hâtoit de prendre l’autre coin de la carte avec sa main gauche, et du bout de sa pipe qu’il tenoit dans sa main droite, il entamoit une démonstration.

Si-tôt que l’attaque en étoit à ce point, mistriss Wadman, en général habile, et par une seconde manœuvre, dont tout le monde sentira les raisons, faisoit tomber la pipe des mains de mon oncle Tobie tout le plutôt possible. — Elle se servoit pour cela de plusieurs prétextes, dont le plus commun étoit le besoin de désigner plus clairement sur la carte quelque redoute ou quelque parapet. — Mais, soit d’une manière, soit d’une autre, il n’étoit pas possible à mon pauvre oncle Tobie de parcourir plus de dix toises avec sa pipe. —

Mon oncle Tobie étoit alors obligé de faire usage de son premier doigt. —

Et voyez la différence qui en résultoit pour l’attaque ! en promenant son doigt sur la carte (comme dans le premier cas) vis-à-vis le bout de la pipe de mon oncle Tobie, la veuve Wadman auroit parcouru toutes les lignes de Dan à Bershabée (si les lignes de tnon oncle Tobie se fussent prolongées si loin) sans produire aucun effet. Le bout de la pipe n’ayant ni artère, ni chaleur vitale, n’étoit susceptible d’aucune sensation, et ne pouvoit ni communiquer la chaleur par attouchement, ni la recevoir par sympathie. Tout se passoit en fumée. —

Mais avec le doigt de mon oncle Tobie, tout changeoit de face. La veuve, en le suivant de près avec le sien à travers tous les petits détours et les zigzags des ouvrages, — le touchant de temps en temps par côté, — passant quelquefois sur l’ongle, — et quelquefois s’y accrochant, — le rencontrant tantôt à droite, tantôt à gauche ; — enfin, le harcelant sans cesse, la veuve ne pouvoit manquer d’exciter au moins un certain je ne sais quoi.

Ces escarmouches, quoique légères et encore assez distantes du corps de la place, ne laissoient pas que d’y conduire. Si au milieu de ces escarmouches la carte se détachoit et venoit à glisser le long de la guérite, mon oncle Tobie, simple comme la colombe, posoit aussitôt sa main dessus et à plat, pour contenir la carte, en continuant son explication ; et mistriss Wadman, par une manœuvre aussi prompte que la pensée, plaçoit sa main tout à côté de celle de mon oncle Tobie. Par ce moyen, elle établissoit une communication suffisante pour laisser passer et repasser toute sensation connue de toute personne un peu versée dans la partie élémentaire et pratique de la galanterie.

Alors elle recommençoit à promener son doigt à côté de celui de mon oncle Tobie ; le jeu de ce premier doigt amenoit celui du pouce ; — et sitôt que le pouce étoit engagé, toute la main s’en mêloit bientôt. — La tienne, cher oncle Tobie, ne pouvoit rester en place. Mistriss Wadman, par les efforts les mieux ménagés, par les pressions les plus équivoques, par les sensations les plus légères qu’une main puisse employer pour en déranger une autre, essayoit sans cesse de déplacer celle de mon oncle Tobie, ne fût-ce que de l’épaisseur d’un cheveu.

Pendant tout ce manège, la jambe de la veuve glissée au fond de la guérite, appuyoit contre le mollet de mon oncle Tobie ; et la veuve ne négligeoit rien pour empêcher mon oncle Tobie d’attribuer cette pression à toute autre cause. Voilà la chandelle allumée par les deux bouts ; — voilà mon oncle Tobie attaqué et poussé vigoureusement dans ses deux ailes ; — est-il surprenant que son centre fût à chaque instant mis en désordre ?

« C’est le diable qui s’en mêle, disoit mon oncle Tobie. »